Pierre-François Moreau-Spinoza Et Le Spinozisme-Presses Universitaires de France - PUF (2014)

March 22, 2018 | Author: RicardoLuisMendívilRojo | Category: Baruch Spinoza, René Descartes, Spain, Portugal, Atheism


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ET LPl OZA Pl OZ ME IPie re-Fra1n ois Moreau QUE SAIS-JE ? Spinoza et le spinozisme PIERRE-FRANÇOIS MOREAU Professeur à l'École normale supérieure des Lettres et Sciences humaines Troisième édition 1oe mille ISBN 978-2-13-057548-1 Dépôt légal - l re édition: 2003 3° édition: 2009, août © Presses Universitaires de France, 2003 6, avenue R eille, 75014 Paris chez des marxistes (mais il souligne la va­ nité de toute révolution) . Si l'on ajoute que Spinoza est un des philosophes qui ont le plus d'audience hors des milieux professionnels de 3 . Exclu d'abord de la communauté juive d'Amsterdam. en politique. aristocratie et démocratie) . qui le décrète « ivre de Dieu ». Peut-être celui qui a tiré le plus radicale­ ment les conséquences de la révolution scientifique.INTRODUCTION Plusieurs images se superposent pour qui évoque le nom de Spinoza : . qui ne passe pas spécialement pour un hérault de la liberté politique) . puis condamné par les orthodoxes de toutes les religions. .Un des grands rationalistes du xvne siècle. pour sa conception de Dieu (assimilée à l'athéisme). . de l'éthique (qu'il refuse de fonder sur le libre-arbitre ou le péché). chez des démocrates (pourtant son dernier ouvrage pa­ raît tenir la balance égale entre monarchie. une référence qui réapparaît dans l'histoire de la psychanalyse (et cependant sa notion de l'imagination ne recouvre pas le concept d'incons­ cient) et dans celle des sciences sociales (qui n'existaient pas à l'époque où il écrit). de la Bible. Mais dont la pensée se fraie un che­ min souterrain avant de réapparaître au grand jour dans l'Allemagne de la fin du xvme siècle. un de ceux qui se sont avancés sur le terrain nouveau ouvert par Descartes.Un philosophe attaqué de toutes parts. puisqu'il a voulu établir more geometrico son analyse de l'homme.Une référence que l'on retrouve. chez des libéraux (mais sa défense de la liberté de philosopher s'appuie sur les raisonnements de Hobbes. celle d'Appuhn. Korte Verhandeling van God. Elles peuvent du moins faire le point sur ce que l'on sait de sa vie . par­ fois à partir de la traduction française : Tractatus de Intellectus Emendatione ( Traité de la ré­ forme de l'entendement) : TIE (parfois TRE) . Tractatus theologico-politicus ( Traité théologico-politique) : TTP. On cite habituellement la K V et le TP d'après leur di­ vision en chapitres et. Deux divisions qui ne remontent pas à Spinoza coexistent pour le TIE : celle de Bru­ der. Renati Des Cartes Principiorum philosophiae pars I et II. Compendium Grammatices linguae hebraeae (Abrégé de grammaire hébraïque): CGH. sur quelques-uns des problèmes d'interprétation . voire d'obscurité. L'usage s'est établi de désigner les œuvres de Spinoza par des sigles formés à partir de leur titre original. pour le second. en paragraphes . sur le contenu de ses œuvres . on mesure le nombre de paradoxes qui s'attachent à sa figure et à sa doctrine. alors qu'on lui fait volontiers une réputa­ tion de difficulté. Les pages qui suivent ne prétendent pas résoudre tous ces problèmes. 4 . d'après les numéros des parties et des théorè­ mes. sur l'his­ toire de la doctrine. reprise par Koyré (que nous suivons ici) . de Mensch en des zelfs wels­ tand ( Court Traité de Dieu. l' Éthique. de l'homme et de sa béati­ tude) : K V (parfois CT) . Ethica (Éthique) : E. Pensées métaphysiques) : PPD. Une division en paragraphes a été introduite dans l'édition PUF du TTP. Tractatus politicus ( Traité politique) : TP. Cogitata metaphysica (Principes de la philosophie de Descartes.la philosophie. CM. il faut aussi comprendre les enjeux des faits établis. pour revenir ensuite aux problèmes d'interprétation et d'évaluation. qui le raconteront à l'in­ quisition. Bento de Spinoza naît à Amsterdam. en tout cas. Le 27 juillet 1656. Entre août 1658 et mars 1 659. son père. dès lors. Hanna Debora. Il fréquente des protestants appartenant aux cercles de la « seconde réforme ». Juan de Prado. il est exclu de la communauté juive à laquelle il appartenait. Mi­ chael. en compagnie de son frère Gabriel. Vers la même époque. en 1654. il dirige la maison de commerce laissée par celui-ci. il s'initie au latin et à la culture classique dans l'école fondée en 1652 par l'ex-jésuite Van den Enden. Après la mort de son père. d'interprétations unilatérales et de contre­ sens dus à une mauvaise mise en perspective. Les faits Le 24 novembre 1 632. Sa mère. qui leur disent ne plus croire au Dieu de 5 . meurt en 1638 . deux Espagnols. rencontrent Spinoza et un autre hétérodoxe.Chapitre I LA VIE La vie et l'œuvre de Spinoza ont fait l'objet de nombre de légendes. Le problème ne consiste pas seulement à écarter les inventions . Il faut donc commencer par exposer sèchement ce que nous savons d'indubitable sur sa biographie. l'entreprise familiale sera désormais gérée par son frère seul et lui-même gagnera sa vie en taillant des lentilles optiques. dans une famille juive d'origine portugaise. de relations avec sa famille . Il semble qu'il n'ait plus. sou­ vent marqués par le cartésianisme. En 1672. il travaille à un Traité théologico-politique. en même temps que la Philo­ sophie interprète de !'Écriture sainte de Lodewijk Meyer. qui viendra le ren­ contrer quelques années plus tard. pour La Haye cette fois. qui paraît ano­ nymement en 1670 et est aussitôt attaqué de toute part . religion.qui se trouve être le centre intellectuel des collégiants. En 1 660 ou 1661. I l publie les Principes de la philosophie de Descartes (dont une traduc­ tion néerlandaise paraît en 1664). il sera interdit en 1674. Spinoza quitte Amsterdam pour s'installer à Rijnsburg . Spinoza déménage à Voorburg. qui n'a encore rien publié. Spi­ noza a-t-il songé alors à quitter le pays ? C'est ce que laisserait penser une allusion d'un écrit ultérieur de Lo­ renzo Magalotti. politique. 6 . com­ mence à être assez connu parmi les défenseurs de la « science nouvelle » pour que le secrétaire de la Royal Society. A cette date. qui di­ rigeaient le pays depuis quinze ans . l'invasion française a provoqué la chute des frères De Witt. Depuis au moins 1665. pour la professer. De retour à Londres il lui écrit .la Bible et chercher quelle est la meilleure Loi. Entre la fin de 1669 et le début de 167 1. Henry Oldenburg. En 1663. fasse le détour par Rijnsburg pour aller le visiter durant l'été 166 1 . en 1 67 1. Entre-temps. .c'est le début d'une correspondance qui durera quinze ans (avec une longue interruption) et où seront abordés tous les sujets : physique. . Spinoza. où il demeurera jusqu'à sa mort. en voyage aux Provinces­ Unies. Ce livre donne l'occasion d'une correspondance avec Willem van Blijen­ bergh. Spinoza aurait tenté d'afficher un placard contre les assassins : « Ultimi Barbarorum » (les derniers des barbares). où est abordé notamment le problème du mal. Spinoza a reçu une lettre de Leibniz. philosophie . Spinoza déménage de nouveau. après leur assassinat et la prise de pouvoir par Guillaume d'Orange. le Léviathan de Hobbes et la Bibliothèque des Frères polo­ nais (recueil de textes sociniens). Meyer. et la version la­ tine de L. L'ensemble est muni d'une préface dont la version néer­ landaise est sans doute de Jarig Jelles. où sont intégrés des éléments fournis par la préface de Kortholt . 7 . 2 /1697: l'article de Pierre Bayle dans son Diction­ naire historique et critique.En 1 673. Halma en 1 698. puisque « per­ sonne ne peut mettre en doute la vérité de ce qui y est consigné » : elles viennent des plus proches amis de Spi­ noza et sont écrites juste après sa mort. Elle contient (en français) des « Remarques curieuses pour servir à l'intelligence de ce livre » qui paraissent témoigner du travail de Spinoza en vue d'une nouvelle édition. Spinoza rencontre l'entourage de Condé dans le camp des Français à Utrecht. En 1 675. Spinoza meurt le 21 février 1677. Ces deux brèves pages. Ils contiennent l' Éthique. des lettres et trois traités inachevés : le Traité de la réforme de l'entendement. le Traité politique. Ses amis publient alors ses œuvres posthumes en latin (Opera posthuma) et en traduction néerlandaise (Nage­ late Schrif ten) . « restent la pierre de touche de tout ce qui a été écrit ultérieurement ». Sources et documents Longtemps la vie de Spinoza n'a été connue que par cinq documents principaux : 1/1677: la préface des Œuvres posthumes. une ten­ tative pour publier l' Éthique tourne court sous la me­ nace des pasteurs. C'est souvent à travers le résumé du système qui est fourni par cet article et par ses remarques que le xvme siècle connaîtra la pensée de Spinoza. l' Abrégé de grammaire hébraïque (ce dernier seulement dans les Opera). remanié dans la seconde édi­ tion. dit Meinsma. il fut traduit en néerlandais par le libraire F. L'année suivante paraît la traduction française anonyme (sans doute effectuée par le hugue­ not Gabriel de Saint-Glain) du Traité théologico­ politique. 5 /1719: la première partie du volume La vie et l'esprit de M. Herbert de Cherbury et Spinoza.L'article lui-même contient le récit de la vie de Spinoza. et. et qu'il publia en néerlandais en même temps que son sermon sur « La véritable résurrection de Jésus-Christ d'entre les morts. chez qui Spinoza avait passé ses dernières années. et non pas Moïse. Benoit de Spinosa texte qui circulait longtemps avant sa publication. Pasteur à La Haye. rédigée par le pasteur lu­ thérien Colerus. 3 /1700: la préface de Sebastian Kortholt à la réédi­ tion du Traité des trois imposteurs publié en 1680 par son père Christian Kortholt (les « trois imposteurs » y sont Hobbes.1 677. indiquent que cette - 8 . Il n'a pas connu Spinoza. le ton. surtout. Il s'appuie essentiellement sur les témoi­ gnages de Van der Spyck. il a pu interroger le peintre Van der Spyck. il ne par­ tage pas ses idées (au contraire il les réfute) mais il est fas­ ciné par le personnage et a cherché à s'informer sur sa vie et ses habitudes. En tout cas. sa relation est au contraire riche en détails vécus sur les années 1 67 1 .1 697). L'auteur en tout cas se présente comme ami et disciple de Spinoza. 4 /1704: la Vie de Spinoza. de Spi­ noza et ses disciples ». Il est difficile d'en dater la rédaction : écrit juste après la mort de Spinoza (Dunin-Borkowski) ou objet de remaniements qui le rendraient dépendant des autres sources publiées entre-temps (Francès). Brève et in­ certaine sur la période qui précède 1 67 1 . le «nous» des dernières pages. originaire de Rouen (1646. il a habité dans une maison où Spinoza l'avait précédé vingt ans plus tôt. Jésus et Mahomet comme dans la tradition libertine). complétés par ce qu'il a pu trouver chez Bayle ou Kortholt. La juxtaposition du refus de sa doctrine et de l'éloge de son comportement semble illustrer le schème baylien de l'athée vertueux. défendue contre B. et est attribué au médecin français Jean-Maximilien Lucas. telle que Bayle a pu la reconstituer à partir de diverses sources. On ne remarque pas assez qu'aucun de ces cinq documents principaux ne constitue une biographie autonome : chacun d'entre eux accompagne un texte théorique. deux en français : Bayle et la Vie de Spinosa. D'autres documents sont disponibles : les renseigne­ ments épars dans les œuvres de Spinoza lui-même. Spinoza. de Walther) 1 • Au xvrne siècle.biographie émane du cercle ou d'un des cercles proches du philosophe : « Elle correspond beaucoup plus que celle de Colerus à la Praefatio des Opera posthuma et elle pro­ pose souvent une meilleure chronologie des événements » (Meinsma). qu'il doit introduire. F. Hambourg. on voit ici comment l'apport du spinozisme renou­ velle la tradition clandestine. Dès lors. nouv. un exposé et une réfutation chez Bayle. deux textes en latin : la préface des Opera Pos­ thuma et celle de Kortholt . Carl Gebhardt. leurs pers­ pectives ne visent pas le seul récit des faits. d'ailleurs connu dans le reste de l'Europe à travers les remaniements d'une ver­ sion française. Lebensbeschreibungen und Doku­ mente. refondue par Man­ fred Walther. quelques indications sujettes à cau­ tion extraites de pamphlets (on les trouvera dans les recueils de Gebhardt et. une réfutation chez Kortholt et Colerus. dans le premier cas . une réécriture militante chez Lucas). 1 9 1 4 . Meiner. « L'esprit de Spinosa ». o n trouve quelques indications sur Van den Enden sous la plume de Willem Goeree . un en néerlandais. les affirmations biographiques sont à lire dans le cadre d'un tel couplage : leur ton. Il faut noter que la seconde partie du volume. plus récemment. mais en la transformant : la théorie spinoziste de l'imagination vient fonder la classique théorie de l'imposture des religions (qui n'est pas spino­ ziste) . éd. 1 998. illustrer ou nuancer (les œuvres elles-mêmes. le médecin 1 . leur choix. no­ tamment les lettres . 9 . reprend la tradition que détournait Kortholt. Donc. connue aussi sous le titre de « Traité des trois imposteurs ». Son livre est vite traduit en allemand et il s'insère dans les recherches de l'école féconde d'où émergent Freudenthal. Dunin-Borkowski. Vrin. Utrecht. 10 . Il découvre les actes du procès d'Adrian Koerbagh.d'où le titre de son livre : Spinoza et son cercle1• Il s'agit de montrer que Spinoza est immergé dans la tradition néer­ landaise des « esprits libres » et plus immédiatement dans les milieux des collégiants qui interprètent la Réforme dans le sens de l'individualisme et du rationalisme. 2000. 1 980). 1 995. analyse l'activité des autres amis de Spinoza et montre ainsi la fausseté de la légende d'un Spinoza ascète solitaire . Jacob Freudenthal. quelques pages émergèrent : de nouvelles lettres . franç. Vrin. Sur le travail de Gebhardt. C'est surtout avec Meinsma que la recherche bio­ graphique et documentaire prend son véritable essor. Die Lebensgeschichte Spinoza's in Quel­ lenschriften.. À la fin du xvme siècle. Juan de Prado. publié par S. Koenrad Œge Meinsma. 1 959 . des documents officiels et non officiels2• Carl Gebhardt souligne également l'impor­ tance des hétérodoxes juifs. Revah. Spinoza et le Dr. Uriel da Costa (dont il publie les œuvres) et Juan de Prado. on crut redécouvrir deux petits écrits scientifi­ ques. 1 899. Historisch-kri­ tische Studiën over Hollandsche vr(jgeesten. S. 1 984. rechercha d'autres documents . S. Trad. Murr avait découvert d'autres annotations au TTP. Van Ghert. voir le recueil Carl Gebhardt : Judaïsme et baroque. Paris-La Haye. Ansaldi. 3. Gebhardt. 2. Urkunden und nichtamtlichen Nachrichten. PUPS. Freudenthal entreprend la publica­ tion des sources manuscrites. ce fut en vain. l'abrégé du Court Traité puis le Court Traité lui­ même .Monikhoff rédige des notes biographiques. Leipzig. De 1. Spinoza en zijn kring. 1. 1 896 (réimpr. disciple et ami néerlandais de Hegel. La Haye. Au cours du x1xe siècle. Meinsma fait donc de Spinoza un jalon dans l'histoire de la liberté et de la libre pensée aux Pays-Bas. repris dans Des Marranes à Spinoza. Mou­ ton. Depuis. Revah a découvert dans les archives de l'inquisition les déposi­ tions des deux Espagnols qui ont rencontré Spinoza et Prado3• Gebhardt a aussi publié des extraits du journal 1 . van der Tak. Meinsma et Gebhardt font confiance surtout à Lucas. Madeleine Francès met en doute la réalité de ses relations proches avec le philo­ sophe et lui reproche son goût de l'hagiographie. Spinoza mercator et autodidactus. 11 . tout en voyant en lui « le véritable élève de Spi­ noza ». La Haye. M. et 1 . pour des rai­ sons parfois opposées . Cette étude et d'autres complémentaires ont été republiées en 1 982 par les Studia Rosenthaliana et les Meddedelingen vanwege het Spinozahuis sous le titre Spinoza merchant and autodidact. ainsi qu'une certaine tendance à imposer sa propre orientation philosophique au récit . Vaz Dias et Van der Tak ont publié des documents éclairants sur la famille et la jeunesse de Spinoza1• Comment évaluer les différentes sources ? Le pro­ blème principal vient du jugement sur les divergences entre Colerus et Lucas. Ce qui est certain. En fait.ceux qui veulent dénouer au maximum les liens entre Spinoza et le cercle de ses amis. G. 1 932. A. Vaz Dias et W. Martinus Nijhoff. évite cependant de toujours le suivre. Freuden­ thal. D'autres au contraire . c'est que l'ensemble des biographies nous renseigne plutôt sur les dernières années que sur la jeunesse de l'auteur. Gustave Co­ hen a trouvé les traces de la visite de 1 673 au camp des Français dans les archives Condé à Chantilly.mettent en doute la valeur de son témoignage : Dunin-Borkowski juge sa façon de penser très éloignée de celle de Spinoza . pour laquelle il faut avoir recours à d'autres documents . deux voyageurs alle­ mands qui interrogèrent au début du xvme siècle ceux qui avaient connu Spinoza trente ans plus tôt. les jugements portés par les historiens actuels sur les sources renvoient large­ ment à leurs propres positions concernant l'évolution et le contenu même du spinozisme. la « myope minutie » de Colerus lui assurerait au contraire une certaine supériorité malgré ses propres inexactitudes.de voyage de Stolle et Hallmann. en raison de sa proximité chronologique et intellectuelle avec Spinoza. Ce n'est que par la paix de Münster ( 1 648) que l'Espagne a reconnu l'indépendance des sept provinces néerlandaises. Voir aussi Theun De Vries. Cambridge UP. qui tient compte des découvertes effectuées depuis Meinsma (Spi­ noza. scien­ tifique. franç. 2003). sous la conduite d'abord de Guillaume d'Orange. 12 . Hambourg. Rowohlt. C'est la fai­ blesse de la plupart des biographies de ne pas en tenir compte1 • Nous allons donc maintenant reconstituer briè­ vement ces horizons pour situer les enjeux de la bio­ graphie de Spinoza. les Pays-Bas se pré­ sentent comme une exception dans le paysage européen.Les Pays-Bas ont conquis leur indépendance au cours de la guerre de Quatre-vingts ans menée contre l'Espagne. par rapport à d'autres philosophes du xvne siècle) ne peuvent se comprendre que si on les met en perspec­ tive avec les horizons où ils prennent sens. Il ne suffit pas de dire qu'il est néer­ landais.quels héritages et quelles contradictions masquent ces adjectifs en appa­ rence si simples. La meilleure biographie actuelle est celle de Steve Nadler. des États et un stadhouder général. chacune est dirigée par un gouverneur (stadhou­ der) et par une assemblée (les É tats) dont les rapports sont souvent sujets à tension . l'ensemble des Provinces­ Unies a. juif d'origine portugaise ou cartésien . et plus précisément dans leur riche capitale marchande..que les quelques faits connus (relativement peu nom­ breux. revêt une triple signification : politique. trad. Bayard. majoritairement monarchique : les Provinces sont souve­ raines. . 1 . de même. il faut encore expliquer ce que c'est que d'être néerlandais. Spinoza in Selbstzeugnissen und Bilddo­ kumenten. 1 999. A Life. Naitre à Amsterdam Venir au monde dans les Pays-Bas du xvue siècle. A l'issue de la guerre. religieuse. juif portugais ou cartésien au xvne siècle . 1 970. Les États prennent le dessus1 • Cette situation dure. parfois très violentes. En 1 663. À cette date. Rowen. sous la direction de Jan De Witt.Cette fonction représente une sorte de pôle monar­ chique . l'invasion française et la dé­ route néerlandaise provoquent la désignation de Guil­ laume III comme stadhouder et ébranlent la politique du Grand Pensionnaire. Beaucoup de pasteurs orangistes s'oppo­ sent à Jan De Witt à cause de cette décision. Mais jusque-là on a pu croire que les Pays-Bas étaient une république aristocratique. P rinceton UP. dont on trouve l'expression dans les ouvrages des frères de la Court (Van Hove)4• Cette ré1 . 1625-1672. une page est tournée2• La révolte contre la répression espagnole s'est d'abord justifiée au nom des traditionnels « privilèges » des Ci­ tés3. 3. Vrin. désormais. 1 937. Cf. Mais Spinoza va devenir adulte dans un monde sans stadhouderat : à la mort de Guillaume II (1 650). Catherine Secrétan. Le changement de régime n'instaure d'ailleurs pas une monarchie au sens strict . La première partie de leur livre principal a été traduite par Madeleine Francès : La Balance politique. Les privilèges. dont la force est liée à la prospé­ rité commerciale et maritime. Grand Pensionnaire depuis 1 653. 2. ce­ pendant. Les États représentent la bourgeoisie mar­ chande des « régents ». 13 . auréolée de son rôle dans la lutte de libération. 1 978. berceau de la liberté : la révolte des Pays-Bas aux sources de la pensée politique moderne (1566-1619). qui est assassiné avec son frère. Grand Pensionary of Holland. 1 990. John De Witt. Mais au fur et à mesure de la lutte et de l'affermissement du régime se développe une authentique pensée républicaine. 4. J. Cf. elle est exercée traditionnellement par la famille d'Orange-Nassau. jus­ qu'en 1 672. qui ne laisse qu'un fils pos­ thume. La rivalité entre le stadhou­ der et le pensionnaire (secrétaire) des États peut prendre différentes formes. les États instituent une formule de prière publique où ils se qualifient de « souverains » et où le nom de la famille d'Orange est supprimé. son parti est dans le désarroi. Ces conflits et les équilibres parfois précaires qu'ils engendrent impo­ sent une situation de tolérance de fait. et on les voit particulièrement lorsque le conflit religieux se double d'un conflit poli­ tique : en 1 6 1 8. Puis dans les rangs mêmes des calvinistes se dessinent des oppositions .1 6 1 9. défenseurs d'une stricte doctrine de la prédestination. qui s'étend aussi aux luthériens. Les gomaristes ont le soutien de la Maison d'Orange. Cette to­ lérance a des limites. la controverse s'accentue lorsque les arminiens adressent aux États une Remontrance pour protester contre les prétentions des synodes gomaristes (d'où leur nom de « Remonstrants » et celui de « Contre­ remonstrants » donné à leurs adversaires). et ceux d' Arminius. la « purge » des professeurs et ministres coupables d'arminianisme. le Synode de Dordrecht (qui marque la victoire des gomaristes. 14 . Dès les premières victoires.flexion s'appuie sur une tradition qui comprend notam­ ment l'héritage de Machiavel et celui de Hobbes. soutenus par le stad­ houder) se traduit par l'exécution du Grand Pensionnaire Oldenbarneveldt. Ou plutôt au nom de plusieurs protestantismes. on voit appa­ raître un clivage entre ceux qui veulent imposer un calvi­ nisme strict (y compris un contrôle de la vie sociale et des publications par les synodes) et ceux qui revendiquent la liberté de croyance et de culte pour les multiples sectes anabaptistes. qui font une plus grande part au libre-arbitre.C'est au nom du protestantisme que s'était déroulé le combat contre l'intolérance catholique espagnole. aux catholiques (qui ne disposent cepen­ dant pas de lieux de cultes publics) et aux Juifs. unis tant que la lutte durait. antitrinitaires. millénaristes. Les écrits politiques de Spinoza se situeront au moins en partie dans cet espace intellectuel (il cite d'ailleurs de la Court dans le Traité politique et possède dans sa biblio­ thèque à la fois les Discours politiques et les Considéra­ tions sur l'État). l'arrestation de Grotius. .entre les partisans de Gomarus. les arminiens plu­ tôt celui des régents . La tradition érasmienne. Cf. délaissée ailleurs en milieu protes­ tant. 1 954. Pour compléter ce tableau. . signé du pseudonyme Lucius Antistius Constans. les Provinces-Unies ont le prestige de leurs universités et de leurs publications2• Leur nom évoque la tradition érasmienne. Cf. 2. Elles ont en effet constitué un des foyers de l'huma­ nisme. Theocraty and Toleration. l'érudition et l'histoire.Pourtant. Elsevier. Les arguments de ceux qui donnent la primauté au Souverain se trouvent notamment chez Grotius (De imperio summa­ rum potestatum circa sacra. Cambridge UP. ce sera celle de Spinoza). 15 . l'organisation du culte. 1 647) et dans le De Jure ec­ clesiasticorum. la situation se redresse durant les années qui suivent. Paul Dibon. y de1 . les Pays-Bas se caracté­ risent par la multiplication des sectes et par une liberté de penser (effective bien que soumise aux perpétuelles pres­ sions des synodes calvinistes) et d'imprimer inconnue ail­ leurs en Europe. donc le contrôle sur l' Église (c'est la position des arminiens. Au milieu du xvne siècle. comme c'est à l'étranger celle de Hobbes . 1 938. La philosophie néerlandaise au Siècle d'or. Nobbs. ou bien l'on remet au Magistrat les décisions ultimes .Enfin. il faut tenir compte de la longue querelle sur le jus circa sacra (le droit des affaires religieuses) qui se mêle durant tout le siècle aux questions théologiques et politiques' : qui a le droit de gérer la nomination des pasteurs. la révolu­ tion scientifique et la philosophie qui lui est liée. dont on retrouvera le lexique et la probléma­ tique dans l'avant-dernier chapitre du TTP. mais alors il fau­ dra que le Magistrat laïque la seconde dans ses décisions (c'est la position des gomaristes). les règles de discipline ? La notion moderne de séparation de l' Église et de l' État est alors impensable . illustré notamment par Agricola et Érasme. combattue par la Contre-Réforme catholique. il faut nécessairement que l'un contrôle l'autre : ou bien l'on reconnaît l'autonomie de l' Église. avec Heereboord (et. Elle a été importée dans les universités néerlandaises par Mac­ covius et poursuivie par Burgersdijck (Institutiones meta­ physicae) . quelles que soient les limites de l'espace public néerlandais. comme le médecin use de tous les moyens pour conserver la santé au corps malade. sous la catégorie un peu hétérogène de « li­ bertins » . C'est donc cette scolastique néerlandaise qui lui fournit une partie de son vocabulaire de travail et de son champ d'argumentation quand il aborde des questions tech1 . malgré leurs différences. il cite Heereboord dans les Cogitata. Une autre caractéristique est la pratique de l'érudition et de l'histoire. Spinoza possède dans sa bibliothèque Kecker­ man et Clauberg .meure vivace. y compris sur les problèmes politiques et religieux. avec Clauberg). et quel­ ques autres. Il s'agit d'une « métaphysique de la méthode » (pour le dire vite : un aristotélisme revisité par Ramus). avec le bourgmestre d'Amsterdam Cornelis Hooft. Meinsma le range. coupe » : Juste Lipse signifiait ainsi le droit et le devoir qu'avait le souverain de maintenir par force l'unité du corps de l'Etat. C'est cette atmosphère qui explique que viennent s'installer aux Provinces-Unies ceux qui fuient la persécution. il existe une tradition philoso­ phique. seca1• Spinoza citera sa devise bene agere et laetari . Alsted et Keckerman. 16 . qui basculera assez facilement dans la scolastique carté­ sienne. défenseur de la liberté religieuse. ils ont contribué à créer une atmosphère de libre discussion. C'est pourquoi aussi sont imprimés aux Provinces-Unies les livres qui ne pourraient être publiés dans les pays où ils sont écrits. « Brûle. avant et après la Révocation de l'édit de Nantes. hors des Pays-Bas. Certes. Dirck Coomhert a polémiqué contre Juste Lipse à propos de la célèbre formule ure. avec ce qu'elle comporte d'irénisme et d'hostilité à l'intolérance. C'est le cas de beaucoup de huguenots français. marquée par l'héritage de la métaphysique sco­ laire calviniste de Goclenius. il est certain que. L a correspondance des frères Huygens montre d'ailleurs les discussions et les rivalités entre eux et Spinoza pour la fabrication de ces instruments. Secrétan. Cf. Cf. Hooft s'inspire de Tacite pour raconter l'histoire de la guerre de Quatre­ vingts ans. et mettent au point des règles de critique historique et textuelle1 • Lors de l'inauguration de l' École illustre d'Amsterdam. E. V. plus que des systèmes philosophiques. des grammaires et des dictionnaires des langues anciennes. les Heinsius publient des éditions des classiques latins. 1 985 . Keesing. From Stevin to Spinoza. P. l'optique. 17 . Jan De Witt lui-même sur la mécanique. 200 1 . Wiep van Bunge. Hudde. 4 . au service de l'armée et de la flotte3• Les travaux de Huygens. c'est là que se déroulent les grandes - 1 . deux conférences sont pro­ noncées qui en disent long sur la culture hollandaise de l'époque. les probabilités marquent l'essor d'une science proprement néerlandaise. Vossius traite de l'Ars historica . C.c'est la « technologie de pointe » à l'époque. Spinoza fait référence aux règles de l'art historique au cha­ pitre IX du TTP. Cf.niques de logique ou de métaphysique. 2. Les frères Huygens et Spinoza. Les Vossius. de même. Champion. l'échange de lettres entre Leib­ niz et Spinoza en 1 67 1 porte sur l'optique et les lentilles pandoches. les Pays-Bas produisent des philologues et des historiens. Cependant. Simon Stevin illustre bien le dé­ veloppement des sciences de l'ingénieur. du Mercator Sapiens le marchand cultivé qui forme le pu­ blic des humanistes2• Les Provinces-Unies sont aussi un lieu de culture scientifique et technique. comme le serait l'informatique de nos jours. Barlaeus. « Le marchand philosophe » de Caspar Bar­ laeus. Cahiers Spinoza. C'est aux Pays-Bas que Des­ cartes est venu vivre . C'est aussi dans cette perspective qu'il faut replacer le Spinoza tailleur de lentilles dont la tradition a fait une image d' Épinal4 : c'est un moyen de gagner son pain mais il s'agit aussi d'un travail à la limite de l'optique théorique et de la science appliquée . 3. 2002. Brill. C. An Essay on Philosophy in the Seventeenth-Century Dutch Republic. textes publiés par Theo Verbeek. thèse. que Spinoza pos­ sède dans sa bibliothèque. Utrecht. néerlandaise. Hans Bots et Françoise Waquet. The Correspondance between Descartes and Henricus Regius. Bos. J. E. La République des let­ tres. Un em­ blème : ce « cartésianisme » s'étend en fait à toute la nou­ velle philosophie : Lambert de Velthuysen. Voetius contre Descartes)' . Basnage. On trouve dans sa correspon­ dance nombre de lettres qui témoignent de l'intérêt par­ tagé pour les problèmes scientifiques . c'est dans les lettres que nous voyons Spinoza immergé dans la culture de son temps .la discussion avec Boyle et Oldenburg sur les réactions chimiques. Belin-de Boekh.querelles du cartésianisme (Descartes lui-même contre l'interprétation de Regius . celle-ci est à la fois un point de départ. et les lectures ou les solutions peuvent diverger. Jean Le Clerc. C'est 1 . mais en s'inspirant de sa méthode ou de ce que l'on considère comme tel . on traite des questions que Descartes n'avait pas abordées. les discussions sur les mathématiques. 2. Un point de départ : dans les milieux car­ tésiens. car les Pays-Bas sont alors le centre de la République des lettres2• C'est là qu'à la fin du siècle et au début du siècle sui­ vant travailleront Bayle. et. on n'hésite pas par exemple (contre la lettre de la doctrine de Descartes) à prendre la raison pour critère de lecture de !' Écriture sainte. L'essor de la science est assuré par la traduction et la continuation de Descartes par les mathématiciens de l' École hollandaise (F. elle ne peut qu'être internationale. Il ne signifie nullement une répétition pure et simple de la doctrine de Descartes. Un lieu de contradic­ tions : il s'agit de résoudre les difficultés des textes du maître. Plus que dans les livres publiés. un emblème et un lieu de contradictions. Au contraire. 18 . Cf. par exemple. Les Impressions nouvelles. la lettre à Van der Meer sur les probabilités. se réclame également de Hobbes. Cf. Il faut s'arrêter un instant sur le sens de ce terme. van Schooten). « carté­ sien ». La querelle d'Utrecht. 2002. 1 997. 1 988 . trad. surtout après les réactions violentes contre les tentations de l'érasmisme et de la Réforme2• Dans un tel contexte. 2. dans un premier temps. Désormais. 2001 . P. Ed.là aussi que Locke se réfugie et rédige l' Essai sur l 'entendement humain. constituent alors les Pays-Bas1• Juifs et marranes La communauté juive portugaise d'Amsterdam. selon d'autres. est formée pour l'essentiel d'anciens conversos qui ont fui l'inquisition. Oxford UP. Hazard. Érasme en Espagne. une double évolution commence. où Spinoza est né. La « crise de la conscience euro­ péenne » ou. Droz. Amsterdam. 1 935 . L'histoire remonte à la fin du XV' siècle. Paris. 1 937. Recherches sur l'his­ toire spirituelle du xvr siècle. qui connaîtra à son tour la persé­ cution quelques années plus tard. ira jusqu'à écrire : « Là-bas presque tous. malgré leurs limites. Radical Enlightenment. M.. La date de 1 492 n'est pas un hasard : c'est l'année de la prise de Grenade et. La coexistence religieuse parfois conflictuelle mais riche en transferts culturels qui avait caractérisé le Moyen  ge hispanique prend fin. 2005. n Israel. obtien­ nent des charges et se font une place dans la société espa­ gnole (Orobio de Castro. Bataillon. Jonath a . de la fin du dernier État musulman sur le sol de la péninsule. La crise de la conscience européenne. Cf. qui n'est pas unique dans l'histoire : les conversos. le début réel des Lumières auront leur point de départ dans ce creuset extraor­ dinaire que. tirent leur origine des Juifs qui ont 1 . franç. qui vient directement d'Es­ pagne. 19 . nobles et peuple. princes. un grand nombre d'entre eux pour aller au Portugal. l'Espagne va connaître à la fois une culture brillante (le Siècle d'or) mais une fermeture de plus en plus marquée. donc. Cf. Les rois catholiques ordonnent en 1492 la conversion des Juifs d'Espagne : ceux qui s'y refusent quittent le pays. Cette idéologie l'emportera au fur et à mesure du déclin de l'Espagne comme puissance européenne1 • Sur le plan religieux. Sicroff. Porto.apostasié ») . plus récemment A. qui accorde une confiance excessive à la documentation inquisitoriale . 20 . Didier. 1 960. 2. lnquisiçào e Cristàos novas. elle s'emploie donc plutôt à poursuivre les traces de judaïsme chez les chrétiens. l'inquisition comme fabriquant de toutes pièces un pseudo-judaïsme par des procès truqués2• Il est pro1 . l'inquisition ne pouvait défendre aussi nettement une théorie accordant si peu de place à la conversion . La première possibilité est celle de Revah. Ici se pose une question d'interprétation : doit-on faire confiance à la documenta­ tion inquisitoriale ? Selon la réponse (et selon l'idée que l'on se fait de ce qu'est une conscience religieuse). délations. au nom de la « macule » infa­ mante liée à l'origine juive des con versos : d'où la reven­ dication des « statuts de pureté de sang » excluant les « nouveaux chrétiens » d'un certain nombre de charges et faisant peser sur eux un soupçon perpétuel. Cf. la seconde est celle de Saraiva. Autrement dit : un Juif reste juif. réel ou supposé. elles fabriquent une idéologie du lignage. 1 969. en même temps des couches sociales moins favorisées leur sont de plus en plus hostiles et s'en pren­ nent à leur légitimité : ne pouvant les attaquer sur le plan religieux (ils sont désormais chrétiens). au con­ traire. Dès le début du xvue siècle. par­ fois plus affirmatifs que démonstratifs) . Sa pression s'accentue au cours du xv1e et du xvne siècle. ou. Les controverses des statuts de pureté de sang. bon nombre de ceux qui sont soupçonnés ou risquent de l'être s'enfuient et vont se réfugier à Ham­ bourg ou à Amsterdam. Poursuites. aveux sous la torture permettent de dénoncer le danger que les « marranes » (terme injurieux pour dé­ signer les nouveaux chrétiens) font courir au catholicisme par leur crypto-judaïsme. on aboutit à représenter la péninsule comme entièrement pé­ nétrée par un crypto-judaïsme rampant . même s'il est converti au christia­ nisme. les travaux classiques d'Americo Castro (éclairants. puisque. quand il y en a. 21 . la lecture directe de la Bible n'est guère conseillée aux laïcs) . Uriel da Costa dit que son père était « véritablement chrétien ». tirent peut-être de la comparaison des religions un scepticisme généralisé . Jean-Pierre Osier. quelques-uns. 1 984.et elles doivent s'étioler au fil des générations . tout simplement parce que la religion n'est pas au centre de leurs activités (c'est une illusion de théologien ou de militant anticléri­ cal de croire que tout le monde se soucie de la vérité reli­ gieuse. quelques érasmiens ont pu un temps espérer renouveler le christianisme de l'intérieur . enfin. Lorsque. dans son autobiographie. d'autres adhèrent à fond au crypto-judaïsme ou. aux dépens des intérêts de sa vie) . d'un autre côté. en outre. il fait sans doute allusion à une position de ce genre. Berg International. seules quelques traditions familiales.hable que la situation est plus complexe : au bout de plu­ sieurs décennies où aucun enseignement officiel du ju­ daïsme n'est possible en Espagne. on peut y apprendre quelque chose sur la Loi juive (mais non sur la loi orale et la tradition rabbinique).mais cette dernière position est devenue inte­ nable dès la fin du xv1e siècle1 • Il est probable que beau1 . D'Uriel da Costa à Spinoza. au contraire. beau­ coup se contentent d'un conformisme envers la religion établie sans se poser trop de questions. les livres sacrés des chrétiens eux-mêmes fournissent un accès à l'Ancien Tes­ tament (mais pas à tout le monde. la situation doit être diversifiée : sans doute quelques-uns conservent-ils des traditions plus ou moins bien compri­ ses plutôt qu'une véritable religion .. Cf. il est difficile à un chrétien de s'informer sur le judaïsme autrement qu'à travers le discours officiel ca­ tholique . Sous l'apparence d'uniformité religieuse. et où les livres juifs sont interdits (comme d'ailleurs les livres protestants et un grand nombre d'ouvrages publiés dans le reste de l'Europe). au catholi­ cisme (au Carmel et chez les jésuites notamment) . depuis le concile de Trente. peuvent en tenir lieu . coup partagent le mélange de religion. Une vie littéraire qui conserve un lien avec la péninsule existe (on publie des grammaires de l'espagnol. elle n'a pas abandonné l'Espagne comme référence cultu­ relle. la composante espa­ gnole de la mémoire tend à être valorisée. surtout au début : la po­ lémique autour d'Uriel da Costa se déroule en portu­ gais . à quelques exceptions près. et c'est donc à celui-ci que sont attachés les souvenirs récents de fuite et de persécution . de Porto et de Coïmbre.le portugais pour la vie quotidienne. le traité de Mortera sur la providence divine est en portugais) . Si la communauté d'Amsterdam a abandonné le catholicisme comme reli­ gion et considère l'Espagne comme « terre d'idolâtrie ». même si souvent leurs familles viennent d'Espagne. Héritages espagnols et portugais Pourquoi appelle-t-on « portugaise » une commu­ nauté dont l'origine remonte ainsi à une décision des rois d'Espagne ? Ce sont les Juifs portugais qui partent de Lisbonne. l'espagnol comme langue de cul­ ture (mais il y a des exceptions. les ex­ « marranes » ne viennent pas directement d'Espagne : leurs familles sont passées par le Portugal. d'indifférence et de superstition qui caractérise une conscience religieuse commune. Seuls les coups de l'inquisition les forcent à se préoccuper de cette sphère et à se découvrir une identité qu'ils ne cherchaient pas. des poésies en espagnol). la communauté qui s'est établie sur les bords de l' Amstel apporte avec elle une riche culture ibérique. D'où le souvenir mêlé qui en reste dans la mémoire collective. sauf lorsqu'un 22 . à quelques générations de distance. Spinoza n'a pas d'ouvrage portugais dans sa bibliothèque. En outre. par contrecoup. d'une dualité qui renvoie à l'histoire culturelle de la péninsule : elle continue à parler espagnol et portugais . Cet héritage est en fait double. En tout cas. événement contemporain rappelle qu'elle aussi est persé­ cutrice. « vieux-chrétien » converti au judaïsme par la seule lecture de !' Écriture sainte. qui cherche à imposer sa culture. à leurs homolo­ gues chrétiens néerlandais.1 640) à la puissance espagnole. le roi est censé être caché et devoir revenir un jour pour rendre la puissance à son peuple. martyrisé à Cordoue. Antonio Vieira illustre bien ces tendances. sous la férule notamment du conde­ duque d'Olivarès. Une révolte rétablit la dynastie portu­ gaise. Un tel héritage aura peut-être une influence sur d'autres messianismes ou mil­ lénarismes au xvne siècle. mais qui parviennent mieux à imposer leur autorité à leurs pasteurs. à beaucoup d'égards. Par exemple. rencontre un écho dans toute l'Europe (Spinoza le cite dans sa lettre à Albert Burgh). De même. On n'a sans doute pas assez étudié la dissymétrie de ce double héritage. L'œuvre du P. Ils construisent à Amster­ dam une communauté importante. Des règles assez contraignantes (les ascamot) 23 . régie par des notables qui ressemblent. la mort sur le bûcher de Lope de Vera. C'est un facteur de l'histoire des idées européennes que l'on néglige trop souvent à cause de la vision d'un âge classique unilatéralement « rationaliste ». Institutions et conflits Ces ex-catholiques connaissent mal le judaïsme auquel ils reviennent . Un millénarisme vigoureux est lié à la disparition jugée mystérieuse du roi Sébastien dans une bataille contre les Maures ( 1 578) . Le Portugal est soumis durant soixante ans ( 1 580. la communauté publie en 1 655 un volume d'Éloges à la mémoire d'Abraham Nuftez Bernai. il leur faut donc des rabbins venus d'ail­ leurs. les trois groupes s'unifient en une communauté unique (Talmud Tora). de Venise notamment. selon un schéma bien connu. En 1 639. fondateur de l'académie Ke­ ter Torah . 2. Saul Levi Mortera. Y. L'exclusion (herem. auteur d'un Traité de la Vérité de la loi de Moïse qui est une œuvre à forte consistance théorique1 . 1 969). l'édition procurée par H. plus tard Orobio de Castro2. enfin. De Veritate religionis christianae arnica collatio cum erudito judaeo. l'apologète Abraham Pereyra. P. les rabbins ne jouant qu'un rôle secon­ daire. même s'il est affiché à titre de justifica­ tion traditionnelle . Gouda. dont la connaissance est essentielle pour une confession qui prétend s'appuyer sur « }' Écri­ ture seule » (les études hébraïques se développent avec des savants comme Constantijn l'Empereur . Kaplan. Abraham Cohen Herrera. dans un registre plus rhéto­ rique .comme à Bâle avec la dynastie des Buxtorf) . La communauté a eu des idéologues importants et dont les positions. les millénaristes et les 1 . 1 989. le conseil qui dirige la commu­ nauté. C'est dans cet ouvrage que parut pour la première fois l'Exemplar humanae vitae d'Uriel da Costa. Le Collège Ets Haim (Arbre de vie) est fondé en 1 636. The Story of Isaac Orobio de Castro. que l'on transcrit parfois par « excommunication ») est une arme pour faire respecter les décisions du mahamad. Coïmbre. 3. Cf. From Christianity to Judaism. On a mis en place un système éducatif efficace. qui dialoguera avec le remonstrant Limborch3 . La vie culturelle est complétée par l'académie Keter Torah (Couronne de la loi). Salomon. Les Juifs sont objet d'intérêt chez les doctes chrétiens pour plusieurs raisons : le souci de les convertir n'est pas le plus important. Oxford UP. Gregg Inter­ national.donnent le pouvoir aux parnassim (notables cooptés chaque année). 24 . Philippe de Limborch. 1 998. Menasseh ben Israel. 1 687 (rééd. les références culturelles et le mode d'expression sont fort différents les uns des autres : Isaac Aboab de Fonseca . les calvinistes y voient le vecteur de la tradition hébraïque. Cf. auteur d'une inter­ prétation néo-platonicienne de la kabbale (La Porte du ciel) . quakers en attendent des révélations et. 1 993. où il critiquait ceux qui. Il faudrait ajouter la polémique au sujet de l'éternité des peines après la mort entre Isaac Aboab et Mortera ( 1 636) polémique où l'on doit sans doute voir un souci lié à la situation des ex-marranes : si le péché le plus grand est de se convertir à une autre religion. qui avait fait éclater la première communauté. qu'adviendra-t-il des âmes des parents qui n'ont pas eu la chance de fuir et ont vécu et sont morts en chrétiens ? Faut-il interpréter ces crises comme une mise en œuvre de la « mentalité marrane ». c'est pour une raison spécifique à leur doctrine : la conversion des Juifs doit marquer l'avènement des Derniers Jours.1 639). celle d'Uriel da Costa ( 1 633. 2. P. Les Nicodémites ». Salomon. dotée d'institutions fortes. qui remet en cause l'autorité de la loi orale. habituée par force à la dissimulation reli­ gieuse et au double langage ? Il est difficile de réduire tant de crises différentes à une unique causalité psycholo­ gique. bien que convaincus de la justesse des thè­ ses réformées. puis s'oriente vers une défense de la loi naturelle rendant inutile la Révélation1 . c'est-à-dire comme les effets d'une cons­ cience déchirée. enfin. demeuraient dans les rangs des catholiques en esti­ mant que certaines divergences rentraient dans les adiaphora et ne 25 . la com­ munauté portugaise semble avoir tous les atouts dans son jeu. Brill. Calvin avait publié une « Excuse à MM. Bien implantée. d'une cul­ ture brillante et d'intellectuels importants. Il faut souligner que la dissimulation religieuse est un phénomène assez répandu au xv1e et au xvue siècle (cf. si l'on retrouve chez eux le motif de la conversion. Pourtant sa vie intellectuelle connaît quelques crises : les plus importantes sont celles d'Abraham Far­ rar. comme on a cru pouvoir la caractériser. le nicodémisme2) . reconnue comme interlocuteur par les lettrés néerlandais. et que changer de confession - 1 . parce qu'il contestait certains rites . celle de Prado et Spinoza (1656). L'Exame das tradiçoes phariseas d'Uriel da Costa a été retrouvé et publié par H. mais non l'enseignement su­ périeur .est aussi un choix individuel au cours d'un itinéraire complexe. La pression du calvinisme ambiant. entre traces de catholicisme. discussions avec les calvinistes et les sectes. PUF. il travaille dans l'entreprise paternelle puis il y succède à son père. mais il semble que les affaires périclitent à la fin de sa vie. Alors que cette procédure est d'habitude provisoire. comme chez les hétérodoxes chrétiens. Le Seuil. Yovel. Simulazione e dissimulazione religiose nell'Europa del' 500. comme d'ailleurs la rupture avec l'univers catholique. un monde juif original. aux côtés de son frère Gabriel. 26 . 1 970. il ne semble pas qu'il ait été destiné au rabbinat. 1 . La synagogue vide. Que se passe-t-il ensuite ? Plusieurs hypothèses sont possibles : en tout cas. Cahiers Spinoza III. il fré­ quente l'école Talmud Tora. Cf. entre hérita­ ges espagnol et portugais. d'un cer­ tain matérialisme médical . fondé sur le principe de la Scriptura sofa. 1 99 1 . comme l'ont cru les premiers biographes . et destinée à sancjustifiaient pas une rupture publique. Il faut tenir compte en outre. milieux Michael d'Espinoza a eu cinq enfants : sa famille n'est pas pauvre. 1 980 . Y. jusqu'en 1 656. il est exclu de la synagogue par un herem particulièrement violent en 1 656. affirmation d'identité juive . Spinoza et autres hérétiques. « Spinoza et les Juifs d'Ams­ terdam ». Carlo Ginzburg. son fils fait ses études . Il nico­ demismo. Les sources marranes du spinozisme. Spinoza ne vient donc nullement d'un milieu fermé. n'est peut-être pas très fa­ vorable au respect de la loi orale. En tout cas. Il est issu d'une communauté à culture clivée.les médecins jouent un rôle intellectuel particulier dans cet univers. rupture. Cf. qui est en rela­ tion avec les mondes chrétiens qui l'entourent1 • Éducation. pour compléter ce panorama intellectuel. Turin. Gabriel Albiac. 1 994 . pour un théologien de métier. au contraire. il vaut mieux regarder les documents exis­ tants : il s'agit à la fois de doutes internes à la religion juive et (peut-être conçues dans un second temps) de questions sur la loi que doivent suivre les hommes : si ce n'est pas celle de Moïse.mais ce n'est que partie remise : lui-même sera exclu à son tour un an plus tard. de retour à Madrid ils racontent tout à l'inquisition . l'âme meurt avec le corps . la loi juive est fausse et ils recherchent quelle est la meilleure pour la professer. Plutôt que de trancher entre ces hypothèses. Ce n'est donc pas une déclaration d'athéisme. que Spinoza aurait trouvé l'inspiration qui l'aurait fait rompre avec le judaïsme. ce pourrait être Spinoza qui aurait rendu cohérents les doutes de Prado (Yovel) . Perez de Maltranilla. 27 . Juan de Prado monte à la tribune pour avouer ses fautes . c'est peut-être ailleurs. est-ce une autre religion ré­ vélée ? La réponse en 1 659 est : « Il n'y a de Dieu que 1 .tionner toutes sortes d'écarts de conduite. Le dominicain Tomas Solano et le capitaine Perez de Mal­ tranilla ont fréquenté Prado et Spinoza à Amsterdam . Nous avons trois documents sur cette affaire (outre le texte même du herem) : les délations. enfin. leurs interlocuteurs leur ont déclaré: Dieu n'existe que philosophiquement parlant . donc. C'est un refus des religions révélées et la déclaration d'une recherche . au contraire. cette fois elle est définitive et parle d'opinions et d'actions impies : un procès en hérésie. chez les cartésiens ou les protestants hétérodoxes ou les libertins comme Van den Enden. rend sans doute plus fidèlement les paroles des deux hétérodoxes. Le même jour. enfin les déposi­ tions effectuées devant l'inquisition par deux Espagnols qui avaient rencontré Prado et Spinoza en 1 6591• Plu­ sieurs hypothèses ont été formulées pour trouver celui qui a « détourné » Spinoza : Prado ? (Gebhardt. la réfuta­ tion (épître invective) écrite par Orobio de Castro quel­ ques années plus tard lorsque le bruit courut que Prado voulait revenir dans la communauté. puis Re­ vah) . le dominicain identifie aussitôt cette position comme « athée » parce que. parce qu'il n'a pas de canons d'interprétation préétablis. quel­ qu'un qui n'est ni juif ni chrétien (ni païen) rentre dans la case « athéisme » . Ce cercle forme le premier auditoire de Spi­ noza . on a pu identifier tant de citations du rôle de Parmenon dans !'Eunuque de Térence sous la plume de Spinoza que l'on se demande s'il n'a pas joué ce rôle. Issu de la compagnie de Jésus. Il y apprend le la­ tin. Des recherches récentes ont parfois laissé penser que Spinoza avait rencontré en 1 657 le missionnaire quaker William Ames et qu'il aurait pour lui traduit en hébreu des textes de Margaret Fell. parfois de citations entières. Son latin sera émaillé d'expressions. Ils discu­ tent de Descartes et de la science nouvelle.à travers la langue . rattachés à diverses confessions mais répondant au modèle du mercator sapiens (Jarig Jelles.philosophique » .il va chercher dans la philosophie ce que les autres vont chercher dans l'orthodoxie ou l'hétérodoxie religieuse. dès les premières lettres que nous possédons ( 1 661). » Quels milieux fréquente-t-il à part les hétérodoxes juifs ? Tout d'abord il fréquente à une date incertaine (peut-être dès avant le herem. qu'il ré­ digera le Court Traité. de philosophie. Salluste ou Tacite. ou une partie d'entre eux. Chez Van den Enden. nous le voyons effectivement par­ ler à ses correspondants du livre qu'il écrit en ces termes : « Ma philosophie. la condition nécessaire pour dialoguer avec la république des lettres. prises à Térence. sûrement encore après) l'école de Franciscus Van den Enden. si le terme a été bien compris et re­ transcrit par l'interlocuteur.toute la culture classique qui lui manquait jusque-là et qui est. c'est pour eux. de religion. Or. et . Spinoza a connu des esprits libres. Van den Enden a gardé quelque chose de sa pédagogie : il a l'habitude de faire représenter par ses élèves des comédies latines . Pieter Balling) ou médecins (Lodewijk Meyer. Bouwmeester). adressés aux Juifs. de fait. dont la 28 . ou peut-être aussi à l'occasion de son activité de marchand. cela signifie surtout que Spi­ noza fait ce que ne faisait aucun de ses prédécesseurs : il change de terrain . alors. 3. Espérance d'/srael. il faut rappeler qu'en 1 666. même et surtout après la conversion de son chef à l'Islam. la « reine des quakers » : « There is a Jew at Amsterdam that by the Jews is cast out » et dans les let­ tres suivantes explique qu'il lui confie des tâches de traduction. Popkin a sans doute surinterprété ces documents (rien n'indique en fait que ce Juif soit Spinoza). Cf. Collégiants et sociniens De ce climat témoigne aussi l'activité des collégiants. pour des raisons eschatologi­ ques. D'ailleurs les chré­ tiens s'intéressent à cette histoire (Oldenbourg la prend assez au sérieux pour en demander des nouvelles à Spi­ noza dans une lettre restée sans réponse connue de nous). et dont les récits dramati­ ques inspireront aussi bien Menasseh ben Israel que des protestants anglais comme John Dury2• Enfin. pour les quakers. qui prétend avoir rencontré en Amérique les descendants des dix tribus perdues d'Israël. s'il faut. Menasseh ben Israel. les aventures de William Ames montrent bien le climat de recherche religieuse qui ré­ gnait dans l' Amsterdam des années 1 650 et 1 660. Là aussi on est tenté de mettre cette attente en relation avec la proliféra­ tion de millénaristes aux Pays-Bas. l'épopée du faux messie Sabbathai Zvi3 n'est pas sans ré­ percussions dans l'Europe du Nord : de nombreux Juifs d'Amsterdam s'enthousiasment. 1 979. Scholem a d'ailleurs mis le succès du sabbatéisme. traduction et notes par G. R.ils s'arrêteront à Venise où leur par­ vient la nouvelle de l'apostasie du messie. sur le compte de la mentalité marrane . Les remonstrants ont pris l'habitude. un des signes de la fin des temps : ces hypothèses sont assez peu proba bles1 .conversion devait être. n'ayant plus de 1 . introduction. les nou­ veaux chrétiens sont justifiés de l'avoir fait eux aussi. au cha­ pitre des secousses religieuses. 2. Ames écrit à Margaret Fell. 29 . que le messie se convertisse à une fausse religion. G. Vrin. Dans le même climat il faut citer le séjour d' Antonio Montezinos. en revanche. vendent leurs biens et se mettent en route . Nahon et H. Méchoulan. Il est parfois difficile de classer leurs textes et leur doctrine : rationalistes ? spiritualistes ? Tout peut dé­ pendre du sens que l'on donne au terme de « lumière » par exemple (c'est le cas dans le livre de Pieter Balling. publié par Z. Jean-Pierre Osier. ou le christianisme sans sacrifice. Il ne faut pas non plus négliger le rôle des sociniens dans cet air du temps. ces milieux représentent une activité intellectuelle et spirituelle où circulent assez librement idées. 30 . voir C. Gallimard.sowitz. B. 1 982. c'est seulement plus tard qu'ils défendront ce que l'on pourrait appeler un rationalisme religieux. Reformateurs. Harras. ce ne sont pas d'emblée des rationalistes en matière de religion . Les frères Van der Kodde ont fondé le premier collège à Warmond . Kolakowski. Sur toutes ces questions. Religio rationalis.les premières générations sont plutôt des littéralistes (et c'est sous cet angle que Spinoza les mentionne dans la Lettre 2 1 ) . petit-fils du fondateur2• On a vu que le recueil de leurs textes avait été condamné par la cour de Hollande en 1 674 en même - 1 . plus tard le centre se transporte à Rijnsburg. avec Wiszowaty.pasteurs. 2. Chrétiens sans Eglise. près de Leyde. des antitrinitaires polonais et des humanistes italiens Lelio et Fausto Socin. Andreas Wissowatius. Ogonowski. La Lumière sur le candélabre) : raison naturelle ou inspi­ ration de l'Esprit1 ? En tout cas. Spinoza possède dans sa bibliothèque l'histoire de l'Eglise du socinien Sandius . Ils sont issus de la rencontre. influences. 1 969. Faust Socin. sans doute en tire-t-il les connaissances sur cette histoire qu'il oppose à Albert Burgh dans la Lettre 76. Cerf. qui accueillent ensuite des membres d'autres groupes de la Réforme. Hylkel}la. Contrairement à ce que l'on dit parfois. ils se réclament du Christ sans en admettre la divinité (une position qui n'est pas sans analogie avec celle de Spinoza) . où Spinoza habitera de 1 660 ou 1 66 1 à 1 663 mais au­ cun document ne permet de voir dans cette proximité un lien effectif. au xv1e siècle. de se rassembler dans des « collèges ». Cf. 1 900 . 1 996 . suite au Synode de Dordrecht. traductions. Haarlem. 1 976. sa maîtrise de la culture latine. de Descartes et de Bacon. 5 1 -65. les infor­ mations historiques et politiques qui apparaîtront dans les Traités. Morteira et Spinoza au carre­ four du socinianisme. Ce sont précisément celles où le sys­ tème s'édifie : il semble déjà largement constitué au mo­ ment où commence la correspondance avec Oldenburg. en avril 1 662. Il fréquente les milieux cartésiens et hétéro­ doxes qu'il a rencontrés et élabore sa synthèse person­ nelle en réponse à des courants d'idées variés auxquels il est exposé. commen­ cent six années sur lesquelles nous ne savons presque rien. p. 1 35. En octobre. le chimiste danois Olaus Borch. Nous pouvons supposer que c'est pendant ces années que Spinoza acquiert ou continue d'acquérir ses connaissan­ ces scientifiques. cependant H. ils entament une correspondance sur les mêmes su­ jets. si l'on excepte la déposition à l'inquisition de 1 659 et le déménagement à Rijnsburg. Oldenbourg visite Spinoza en juillet 1 66 1 . en voyage aux Pays-Bas. que plusieurs d'entre eux sont cartésiens et que l'un d'eux est un athée impudent d'origine juive » . Spinoza et Meyer. Revue des études juives. note dans son journal (sans nom­ mer Spinoza) qu'on lui a dit « qu'il y a des athées à Amsterdam . il mentionne Van den Enden et un écrit en néerlandais (qui est peut-être le Court Traite). Oldenburg lui envoie un ouvrage de 1 . de ses attributs. Cf. En mai 1 66 1 . Méchoulan. En août. de date incertaine (la première lettre que nous possédions signée de son nom date de l'été 1 661). Par la suite ils seront souvent attaqués ensemble comme ancê­ tres du déisme. On n'a sans doute pas encore assez confronté leur doctrine et le spinozisme1 • Cartésianisme Lorsque Spinoza est exclu de la synagogue. 31 . Ils parlent de Dieu.temps que les écrits de Hobbes. Oldenburg demande à Spinoza de publier ses « écrits sur la théologie et la philosophie ».Boyle. marchand et théologien à ses heures. lisent et discutent une rédaction more geome­ trico de sa philosophie. C'est une réussite et un échec : il attire l'attention. par-delà leurs divergences. auquel Spinoza répond par des Observations (Let­ tres 5 et 6).et dont les acquis théoriques doivent contribuer au développement de celle­ ci. Spinoza donne des leçons à un élève. Preuve en est la correspondance en­ tamée alors avec Blijenbergh. Ces « lettres du mal » (Deleuze) montrent l'écart qui se creuse entre une théologie calvi­ niste qui se veut ouverte à la discussion avec la nouvelle philosophie .et une interprétation radicale de cette dernière. les amis de Spinoza. Dans la Lettre 7 (sans date. Blijenbergh publiera des réfutations du Traité théologico-politique et de l' Éthique. probablement fin 1 66 1 ). les Pen­ sées métaphysiques. En 1 663. Plus tard.Blijenbergh est loin d'être un réactionnaire obtus . dont les questions ont été provoquées par la lecture des Principia. mais les soup­ çons en même temps. comme répon­ dant aux concepts de la mécanique et de l'astronomie de Kepler et de Galilée. auxquels est adjoint un appendice. Il in­ dique dans une lettre qu'il ne lui enseigne pas sa propre philosophie (il ne le juge pas assez mûr) mais celle de Des­ cartes. 32 . Au même moment. réunis à Amsterdam. Les textes dictés à Casearius vont servir de base à la rédaction des Principes de la philosophie de Descartes. Spinoza ne cache pas qu'il espère par cette publication attirer l'attention de sorte qu'il pourra ensuite faire connaître sa propre philosophie. Les catégories mises en circulation par l'un et l'autre sont reçues. futur pasteur dans les colonies néerlandaises. L'un et l'autre repré­ sentent ensemble ce mouvement de la « nouvelle philo­ sophie » qui combat Aristote et s'édifie à partir d'une ré­ flexion sur la nouvelle physique . Il est caracté­ ristique que les questions d'Oldenburg portent en même temps sur Descartes et sur Bacon. Casea­ rius. Voir les travaux de C. Là encore. qui l'a rencontré entre 1 665 et 1 670. Il a sans doute. En 1 665. auparavant (entre 1 659 et 1 662 ?). Saint-Évremond. publié au x1xe siècle sous le titre de Court Traité. mais parce que le lexique. sur­ tout dans le TIE. rédigé deux autres écrits. et pour exiger l'obéissance ». la philosophie qui est en train de se constituer a donc Descartes comme interlocuteur et comme public des cartésiens plus ou moins hétérodoxes . qui restera inachevé et que dans l'édition posthume ses amis intituleront Tractatus de Intellectus Emendatione (on l'appelle usuellement en français Traité de la réforme de l'entendement) . De même.ceux que la critique actuelle nomme les « cartésio-spinozistes »1 • Théologie et politique Très tôt Spinoza est attaqué comme athée par les pré­ dicants.Si les Principia sont le premier ouvrage publié de Spi­ noza. D'autres ont une lecture plus violente de ces positions. Dans des termes différents. 33 . l'horizon est cartésien. en a retenu que selon Spinoza Dieu a opéré les miracles par des voies naturelles et a « ordonné la religion pour faire observer la justice et la charité. Blijenbergh écrira. qui ne seront publiés qu'après sa mort : l'un. Louise Thijssen-Schoute et de H. beaucoup plus tard. que lors de leur unique entretien (en 1 665) Spinoza a développé devant lui une conception politique de la religion. certains ha­ bitants de Voorburg dénoncent Spinoza comme « un 1 . l'autre. la correspondance commencée avec Blijenbergh aboutit assez vite aux soupçons de celui-ci. Hubbeling. le sujet (la méthode) et la problématique y sont en partie hérités du cartésianisme ou en confrontation avec lui . ils ne constituent pas son premier ouvrage tout court. non que Spi­ noza s'y pose en disciple de Descartes. à l'occasion d'une querelle pour le remplacement d'un pasteur. éd. Le roman et sa suite ont été réédités avec une introduction par Gerardine Maréchal. explique­ t-il. En septembre ou octobre 1 665.athée qui se moque de toutes les religions et un être nui­ sible dans cette république ». Bruxelles. un roman à clef « spinoziste »2• Face à ces critiques. Amsterdam. Alors que la rédaction du TTP est déjà avancée. Si Spinoza est resté à l'abri de poursuites directes.ce que Koer­ bagh se refuse énergiquement à reconnaître. qui l'accuse 1 . c'est sans doute parce qu'il n'a publié qu'en latin. critique par H. les juges qui interrogent Koerbagh cher­ chent à lui faire avouer que Spinoza a pris part au moins par ses conseils à la rédaction du texte . 34 . Il sera condamné à dix ans de prison et y mourra l'année sui­ vante. Ici se mesure la limite de la tolérance hollandaise . 1 974. on en verra un autre exemple quelques années plus tard. de réfuter les accusations du vulgaire. il s'y oppose aussitôt (Lettre 44). 2. de critiquer les préjugés des théologiens. Vandenbossche. le procès d'Adrian Koerbagh pourrait le montrer. en 1 668. retrouvé dans les archives judiciaires1). il écrit à Oldenburg qu'il compose un traité sur la façon dont il envisage !' Écriture. Il faut remarquer qu'aussi bien les écrits de Koerbagh que La vie de Philopater sont rédigés en néerlandais. l'un des proches de Spinoza est jeté en prison. Il est vrai que le livre est particulièrement violent contre la religion chrétienne . qui em­ pêchent les hommes de s'appliquer à la philosophie . Il s'agit pour lui. Jusqu'où peuvent conduire de telles accusations. 1 99 1 . Lors­ qu'il apprend qu'on est en train de traduire le TTP en langue vul­ gaire. Een Ligt schijnende in duystere plaatsen. surtout. Spinoza s'était engagé dans la rédaction du TTP. et aussi dans la ligne du déve­ loppement de sa pensée. mais. dénoncé par l'éditeur à qui il a confié son manuscrit La lumière dans les ténèbres (qui ne sera édité qu'au xxe siècle. lorsqu'un éditeur sera lui aussi jeté en prison pour avoir publié la Vie de Philopater de Johannes Duijkerius. il demande à Velthuysen. Comme pour les Principia. Lambert van Velthuysen. l'autorisation de le publier. l'athéisme est pour lui une conduite éthique et ce n'est pas la sienne. renouant en 1 67 5 une correspondance longtemps interrompue. c'est à la fois un succès et un échec. de défendre la liberté de philosopher par tous les moyens. et pas uniquement de la part des tenants les plus arriérés de la théologie traditionnelle. 35 .d'athéisme . Oldenburg. Échec : s'il s'agit de se dé­ fendre contre les théologiens. une lettre en fait destinée à Spinoza. En 1 676 encore. Peut-être même la rédaction a­ t-elle commencé beaucoup plus tôt. où il le traite d'athée. Succès : le livre connaît immé­ diatement un écho européen. Spinoza répond par le même canal. avec énergie : plus qu'une position philosophique. qu'il a connu entre-temps personnelle­ ment. puisqu'une corres­ pondance entre deux patriciens néerlandais au début des années 1 660 parlait d'un libellus theologico-politicus traitant des rapports entre loi naturelle et loi positive (mais sans mentionner le nom de l'auteur : nous igno­ rons donc s'il s'agit d'une première version de l'ouvrage de Spinoza ou bien d'un texte homonyme disparu). l'interroge vivement lui aussi sur le TTP. Les polé­ miques ne se déroulent pas toutes par correspondance. écrit à un ami commun. enfin. Le livre paraît en 1 670. avec un faux lieu d'édition (Hambourg) et. il obtient plutôt l'effet in­ verse : le livre suscite immédiatement dénonciations et réfutations. Pamphlets et dénonciations se multiplient. Leibniz en­ courage Thomasius à critiquer le livre et lui-même envi­ sage d'en insérer une critique dans les Demonstrationes catholicae dont il fait alors le projet. anonyme. bien sûr. Cet échange lui paraîtra suffisamment significatif pour que. chez le libraire Jan Rieuwerts. lui-même partisan de la nouvelle philo­ sophie. introducteur de la pensée de Hobbes aux Pro­ vinces-Unies. songeant en 1 675 à une nouvelle édition. Jacob Osten. édi­ teur de tous les hétérodoxes. mais sur une plus grande échelle. La Religion des Hollandais. Stouppe. Comment interpréter ces attaques convergentes et leur violence ? Il serait facile de les déchiffrer dans le registre du martyrologe . avant lui. avaient remis en cause la mosaïcité du Pentateuque. de couper les Hollandais de leurs alliés protes­ tants. Il faut sans doute d'abord interroger l'équilibre intellectuel que les livres de Spinoza mettent en péril. pour les Français. Il importe. renversement de conjoncture aux Pays-Bas. où il pré­ tend démontrer le laxisme des Provinces-Unies en ma­ tière de dogme et de discipline ecclésiastique. ou de ceux qui. L'armée de Condé envahit la république. un autre argument : les pasteurs néerlandais tolèrent l'impie Spinoza sans le réfu­ ter ni rien entreprendre contre lui.Huet entreprendra une critique du Traité dont Spinoza s'enquiert dans la dernière lettre datée que nous pos­ sédons. la Com­ pagnie des Indes interdit tout prosélytisme et même tout signe extérieur de piété chrétienne (un exemple que l'on trouvait déjà cité dans le TTP) . jusqu'à ce que la situation soit stabilisée par Guillaume d'Orange. En 1 672. Un de ses arguments est le fait qu'au Japon. se charge de pu­ blier un pamphlet. pour pouvoir commer­ cer avec un empire hostile au christianisme. des partisans de la nouvelle philosophie (Velthuy­ sen et Leibniz). facile aussi d'y voir le premier conflit des Lumières. remporte au début victoire sur victoire. Mais comment distinguer Spinoza des autres cartésiens. douté de la date des points-voyelles ou affirmé la nécessité de placer les Églises sous le contrôle du Magistrat ? D'autant que les critiques ne viennent pas seulement d'obscurs rétrogra­ des : dans leur concert on compte des cartésiens (Mans­ vel t). un calviniste proche de Condé. ils ébranlent l'alliance passée implicitement entre les calvinistes les plus « modernes » et la scolastique 36 . Spinoza apparaît donc malgré lui comme l'index du danger pour la religion. donc de les déconsidérer sur le plan religieux . Par leur angle d'attaque. des collégiants même (Bredenburg). rapportera plus tard que l'auteur du TTP l'a sondé pour savoir s'il pourrait 1 . Spinoza : ceux qui sont adversaires sur la place publique peuvent donc dis­ cuter en privé1 • Réciproquement. l'exigence de ce choix explique la violence du débat.cartésienne. Stouppe. et discute avec des officiers du général français. pour écarter le soupçon de m'être favorables. se­ crétaire de l'académie de Florence. Il importe donc de le réfuter pour se démarquer de lui et ne pas être accusé de défendre des idées qui conduisent secrètement aux siennes. qui réfute Stouppe dans La vraie religion des Hollandais. ne se prive pas de le faire remarquer. Velthuysen. Une preuve de cette ambiguïté se découvre dans l'invitation de Condé. Le contact est noué grâce à Stouppe. Il le sait : « De sots cartésiens. son républicanisme a des implica­ tions plus radicales que la traditionnelle théorie du contrat par son renvoi au fondement passionnel de la po­ litique. Le nom de l'auteur du TTP devait être connu de l'entourage de Condé et sa réputation avait dû intéresser ce milieu d'esprits libres. mais aussi ceux du même bord qui doivent se disculper du soupçon de conmvence. la crise met nombre de novateurs en demeure de choisir entre radicalité et compromis . Dernières années La chute des De Witt et la prise du pouvoir par le parti orangiste mettent Spinoza en difficulté. Les critiques ne sont donc pas seulement les adversaires. en l'absence de Condé. Le pasteur Brun. ne cessaient pas et continuent d'afficher l'horreur de mes opinions et de mes écrits » (Lettre 68). De même. Spinoza se trouve au camp français en 1 673. 37 . Magalotti. Il est possible qu'il ait songé à quitter le pays pour s'installer dans un Etat plus tolérant s'il pouvait s'en trouver. mais en même temps que Velthuy­ sen. en 1 659. Déjà. le but est de soulever les provinces de l'Ouest contre le roi. la li­ berté néerlandaise restait supérieure à celle dont on pou­ vait jouir dans le reste de l'Europe. après les événements de 1 672. lorsque !' Électeur palatin lui fait écrire en 1 673 par son conseiller. hostile à cette invitation. 38 . entre dans un étrange complot contre Louis XIV. mais il commence sa lettre en parlant du désir qu'il a « depuis longtemps de vivre dans un pays où règne un prince dont tous admirent la sagesse » (Lettre 48). avec le chevalier de Rohan et le comte de La­ tréaumont . qu'il est prêt à l'accueillir dans son Université de Heidelberg. De même. avec l'appui de la marine des Pays-Bas. pour établir une république. avait rédigé la lettre de façon à provoquer un refus). c'est entre autres que. À l'époque ce désir renvoyait sans doute seulement à l'interrogation sur un pays dans la cul­ ture duquel il avait été élevé . des raisons politiques lui rendaient peut-être le sol néerlandais plus brûlant. il aurait déclaré aux deux Espagnols rencontrés à Amsterdam qu'il souhaite­ rait voir l'Espagne. En 1 674. malgré ses limites soudain renforcées. Il arrive aussi que certains proches de Spinoza se mêlent de la politique européenne. le pr Fabritius. mais les choses avaient bien changé et le règne de Cosme de Médicis en avait fait un nid d'obscurantisme). qui s'est installé à Paris. S'il n'est pas parti. Van den Enden. ce n'est peut-être pas faute de l'avoir désiré.s'installer en Toscane (si l'anecdote est vraie. où il a ouvert une nou­ velle école. Spinoza certes refuse. Eugène Sue en tirera l'intrigue de son roman Latréaumont. pour ne pas aliéner sa liberté sous le contrôle de la religion (nous savons maintenant que Fabritius. où l'auteur des Chants de Maldoror trouvera son pseudonyme. Si Spi­ noza n'a jamais quitté les Pays-Bas. Une dénonciation fait échouer l'affaire et les conjurés sont exécutés1 • 1 . Spinoza imaginait sans doute le duché comme le lieu de libre ré­ flexion qu'il avait pu être au temps de Machiavel . Van Gorcum. on l'a vu. il souhaite ajouter les arguments échangés avec Velthuysen. sur mathématiques et physique. 39 . qui paraît en décembre1 • La culture de Spinoza Plutôt que d'essayer de mesurer les « sources » du spi­ nozisme.dont témoignent sa Grammaire hébraïque et les analyses du TTP.En 1 675. en février 1 677. 1 994. sans doute de phtisie. Piet Steenbakkers. Dans ces mêmes années. En quelles langues pouvait-il s'informer ? Spinoza a parlé d'abord le portu­ gais et l'espagnol . Spinoza essaie de publier l' Éthique puis y re­ nonce : « Tandis que je m'occupais de cette affaire. » Il entreprend la rédaction du Traité politique. le bruit se répandit partout qu'un livre de moi était sous presse où je m'efforçais de montrer qu'il n'y avait pas de Dieu. Lodewijk Meyer a emporté les manuscrits à Amsterdam. Sa connaissance du néerlandais est d'abord liée à ses échanges avec les non-Juifs. Spinoza meurt. chap. il rédige des remarques dont il offre quelques-unes à un érudit de passage . 1 . son éducation juive lui a donné une certaine connaissance de l'hébreu et de l'araméen . elle doit s'accroître avec le temps une fois qu'il a quitté la communauté. Il poursuit par ailleurs des discussions avec de nouveaux disciples. Assen. qui apparemment occupera les deux dernières années de sa vie. Schuller et Tschirnhaus. Cf. Ces discussions témoignent de ses efforts pour serrer de plus près certaines des questions abordées dans les deux premières parties de l' Éthique. il pense à une ré­ édition du TTP . Spinoza 's Ethica from Manuscript to Print. mais c'est 1 . Il est probable que ses amis travaillent toute l'année à préparer l'édition des Opera posthuma et des Nagelate Schrif ten. il vaut mieux cerner ce que sont les matériaux à partir desquels il a bâti son œuvre. nous possédons aussi l'inventaire de la bibliothèque à utiliser avec prudence : on ne lit pas toujours tous les livres de sa bibliothèque . c'est à la traduction qu'il se reporte. n'a guère de considération pour la plupart des interprètes (y compris chrétiens. il l'étudie. et on fait un usage inégal des différents livres qu'on lit. mais les Dialoghi d'Amore de Léon l'Hébreu en traduction espagnole. philo­ sophique (Maïmonide. on peut l'estimer d'après les rares citations explicites de l'œuvre . talmudique.la cor­ respondance a l'avantage de nous révéler des pans de la culture spinoziste que nous ignorerions sans cela . ainsi que par les citations. le seul exégète chrétien qui soit dans sa bibliothèque.le latin qui devient pour lui la langue de discussion scien­ tifique. et l' Institution de Calvin en traduction espagnole . Lettre 26) et sa bibliothèque ne contient aucun livre en anglais ou en allemand. Elle est à la base de sa culture. Sa connaissance des traités talmudiques semble limitée et parfois de seconde main. il doit en avoir une connaissance passive. mais les écrits français de Descartes en traduction latine et néerlandaise. et qu'il utilise. est le commentaire du livre de Daniel par le jésuite Pereira). il va y chercher des exemples et des références historiques. Il dit explicitement qu'il ne sait pas l'anglais (il ne peut lire les textes de Boyle qu'en traduction latine. Plusieurs strates se laissent repérer. Une culture juive triple : biblique. Quant au français et à l'italien. Par exemple. Hasdaï Crescas) . c'est la Bible. On le voit fasciné par certains épi- 40 . même implicites . il en évalue le contenu. Pour lui le grand livre juif. il lit la Logique de Port­ Royal en français. il lit Machiavel en italien. on en lit aussi qui n'y sont pas (surtout à une époque où ils sont chers) . égale­ ment par les exemples et les références. qui d'ailleurs interfèrent en partie. mais si d'un ou­ vrage rédigé en ces langues il peut trouver une traduction en une langue qu'il maîtrise mieux. d'ailleurs . Il méprise la kabbale. Quant à sa culture proprement dite. Neercassel. Dans une lettre à Blijenbergh. en vous écrivant. du langage que mon éducation m'a rendu familier parce que je pourrais ainsi mieux ex­ primer ma pensée » (Lettre 1 9). la destruction de Jérusalem). et notamment de convertis : Sténon et Albert Burgh. qui joua un grand rôle dans l'imaginaire « marrane » (puisque. le ministre de Philippe II devenu son ennemi. 41 . c'est un dictionnaire espagnol . son lo­ geur Van der Spijk est conduit à intervenir pour un acte notarié avec un officier d'origine espagnole. il amène Spi1 . En revanche. il fait partie de l'horizon d'un certain nombre de catholiques. Une filière jansé­ niste passe également par le vicaire apostolique pour les Pays-Bas. un seul est uni­ lingue. Parmi les diction­ naires de langue que possède Spinoza. les Nouvelles exemplaires de Cervantès. la Corona Gothica de Saa­ vedra Fajardo et les œuvres d' Antonio Pérez. en 1 673. de Quevedo. dont s'inspireront plu­ sieurs passages du Traité politique. Il en possède également une traduction espagnole publiée par des Juifs .et la traduction latine protestante de Junius et Tremellius. qui se préoccupent de sa conversion. on voit une juive vivre à la Cour du roi perse en cachant sa religion). Pour l'histoire et l'analyse politique.sodes (la fondation de l' É tat par Moïse. il se plaint de de­ voir s'exprimer en néerlandais : « Je voudrais pouvoir user.la Bible de Ferrare . Lorsque. Cette culture biblique inclut la connaissance des quelques commentateurs dont il trouve les textes à même les pages de son exemplaire de !' Écriture sainte (ce­ lui qu'il cite avec le plus d'approbation est Ibn Ezra). Il ne possède pas la Vulgate et ne s'y réfère jamais. dans le livre biblique. ce qui est assez compré­ hensible : les chrétiens qui occupent son horizon sont les calvinistes et non les catholiques1 • Une culture hispanique : Spinoza possède les œuvres de G6ngora.ce qui laisse penser que c'est cette langue qui lui sert à déchiffrer les autres. une comedia de Perez de Mon­ talvan et le Poème de la Reine Esther de Pinto Delgado. de Gracian. Saverio Ansaldi. Tacite. On voit apparaître sous sa plume des exemples empruntés à la crise de la Réforme. Spinoza achète également un Voyage d'Espagne anonyme. Kimé. C'est la culture latine plus que la référence républicaine ou impériale qui se trouve marquée positivement. comiques (Plaute et Térence). moins par une influence directe que par l'horizon intel­ lectuel auquel il lui permet de s'opposer'. Méchoulan. Mais on ne peut parler d'une fasci­ nation pour Rome : au contraire. Sal­ luste. cependant capable d'expressions fortes et de démonstrations claires . bien sûr. H. Sefardica. 1 998 . on peut voir dans ses textes alterner différents styles. Une culture latine : historiens (Tite-Live. César. sans compter les lettres de Cicéron et de Sénèque ainsi que le Satyricon. p. 1 994 . 2000. des descriptions bien frappées des réactions communes de la nature humaine.noza comme témoin. 1 984. Spinoza y Espafia. mais plus simple dans ses structures et plus limité dans son lexique. Salamanque. Spinoza et le baroque. presque tout ce qu'il dit de la politique romaine est systématiquement négatif. Y. Spinoza et l'Espagne. Quinte-Curce . 435-459 . mais inclut aussi des historiens et mémorialistes modernes. Ovide. au passé et au présent des Provinces-Unies. à la Révolution anglaise et. Atilano Dominguez (dir. Virgile). Une culture historique : elle ne se limite pas à la lec­ ture des historiens latins. comme celui de ses contemporains. Le la­ tin écrit par Spinoza est un « néo-latin ». H. depuis le discours uni des propositions ou des exemples mathé­ matiques jusqu'aux formules rhétoriques de la satire ou de l'indignation. 42 . paru en 1 666. XI. Chan­ deigne. à la France de Louis XIV. poètes (Martial. Cf. Spinoza 1 . Cuadernos salman­ tinos de filosofia. On a pu montrer que le contexte baroque espagnol éclaire certaines dimensions de la pensée de Spinoza. Il y cherche des exemples historiques. en français. Yerushalmi. Ediciones de la Universidad de Castilla-La Mancha. Arrien et Flavius Josèphe sont également présents en traduction latine).). s'assume comme citoyen de ce pays : il en parle parfois à la troisième personne, mais aussi, dans ses lettres, il men­ tionne « nos gouvernants » et commence et achève le TTP par une déclaration de soumission aux décisions des magistrats de la patrie ; la fin du traité contient d'ailleurs une description emblématique d'Amsterdam comme ville de la liberté (on songe aux ouvrages impri­ més à « Éleutheropolis ») . Une culture scientifique : on a beaucoup insisté sur sa connaissance (réelle) des mathématiques et de la phy­ sique. S'il n'est pas un découvreur, comme Descartes, Huygens ou Leibniz, il est au courant de la science de son temps et il en médite la démarche et les résultats1 • Mais cette constatation a conduit parfois à négliger deux autres aspects : les sciences médicales constituent une bonne partie de sa bibliothèque, il fréquente nombre de médecins, il en parle beaucoup dans ses lettres, et les pos­ tulats de la « petite physique » d'Éthique II semblent bien essayer de construire la spécificité du vivant. Il s'intéresse enfin à ce que nous appellerions maintenant les sciences du langage : non seulement la grammaire (et sa gram­ maire de l'hébreu est aussi à beaucoup d'égards une grammaire comparative, impliquant une réflexion sur le latin), mais aussi la rhétorique et la théorie de l'inter­ prétation (dans le Traité théologico-politique). Un bon moyen d'évaluer une culture est de cerner ses limites : que manque-t-il dans la culture de Spinoza ? Il manque tout d'abord la Grèce ; il avoue ignorer le grec ; et effectivement, dans ses discussions sur le texte bi­ blique, il ne cite jamais la Septante ; lorsqu'il doit abor­ der le Nouveau Testament, il le fait à partir de la version araméenne, dont il incline à croire (à tort) qu'elle est l'originale ; il ne mentionne jamais les institutions grecques ; Platon, Aristote, les stoïciens paraissent le plus 1 . Cf. F. Biasutti, La dottrina della scienza in Spinoza, Bologne, 1 979 ; Fabrice Audié, Spinoza et les mathématiques, PUPS, 2004. 43 souvent cités de seconde main, ou connus par des textes latins ou des manuels (Aristote est cité une seule fois de façon précise, avec une erreur de référence). Les seuls Grecs qui apparaissent dans les références historiques de Spinoza sont Alexandre et ses compagnons, mais c'est à partir de Quinte-Curce, historien latin. Il manque ensuite la philosophie, si l'on excepte Descartes. On a pu se li­ vrer à des comparaisons, parfois instructives, entre le spi­ nozisme et le platonisme, le scepticisme ou le stoïcisme, mais les références à des textes précis sont absentes ; lors­ qu'il parle de Thalès, c'est pour évoquer une anecdote et non pour reconstituer sa doctrine (Lettre 44) ; il est ce­ pendant un passage où il mentionne non le contenu pré­ cis d'une philosophie, mais le conflit entre plusieurs phi­ losophies : la lettre à Hugo Boxel où il oppose Épicure et Démocrite à Platon et Aristote - on voit ainsi que pour lui la tradition philosophique vaut plus comme relevé d'antagonismes que comme doxographie doctrinale. Tout se passe comme si, pour connaître la nature hu­ maine, Spinoza faisait plus confiance à la littérature et à l'histoire qu'aux constructions des philosophes profes­ sionnels. Toutefois, puisque les lettres jouent un tel rôle chez lui, il faut mentionner enfin une dernière absence : la littérature néerlandaise (il faut d'autant plus le noter qu'elle connaît alors son âge d'or et que certains de ses amis y ont joué un rôle décisif). Quand il veut lire des poèmes ou du théâtre autres que les classiques latins, Spinoza se tourne vers la péninsule Ibérique et non vers le peuple au milieu duquel il vit, et dont il lit et fréquente par ailleurs les savants et les politiques. Fascination et légendes Depuis les premiers biographes jusqu'aux lecteurs ac­ tuels (et parfois même chez ceux qui ne l'ont pas lu), on est frappé de constater la fascination, positive et néga44 tive, qu'éveille le personnage de Spinoza. Ce n'est pas le cas pour tous les philosophes : Kant ou Aristote ne l'ont guère suscitée. Cette fascination s'exprime dans le ton mais aussi dans les légendes qui se greffent sur la bio­ graphie. Exemples de ton : la haine, mais aussi l'en­ thousiasme militant (la biographie de Lucas en est un des premiers exemples). En ce qui concerne les légendes : sa prétendue mort à Paris, rapportée par les Menagiana (Spinoza n'a jamais quitté le territoire des Pays-Bas ; l'anecdote est visiblement fabriquée par confusion avec le destin de Van den Enden) ; ses relations personnelles avec Uriel da Costa (elles sont illustrées par un tableau célèbre du x1xe siècle ; de même dans le roman de Ber­ thold Auerbach, on voit Spinoza assister à l'enterrement d'Uriel) ou son amitié avec Jan De Witt. En fait, de toutes ces relations nous n'avons aucune preuve ; Spi­ noza avait 8 ans au moment du suicide d'Uriel. Quant à De Witt, une remarque de Gronovius laisse penser que le Grand Pensionnaire aurait refusé de recevoir Spinoza. Il faut sans doute compter aussi au nombre des légendes, ou au moins des faits douteux, son amour pour Clara­ Maria Van den Enden (relaté par Colerus sans autre confirmation pour une période qu'il ne connaissait pas ; elle avait 1 2 ans), le coup de couteau donné par un fana­ tique juif au sortir du théâtre, la dénonciation des rab­ bins aux autorités d'Amsterdam qui aurait provoqué le départ de Spinoza de cette ville (aucune trace dans les ar­ chives). Mais la légende la plus vivace - parce qu'elle cor­ respond à un portrait du Sage qui se cache au fond de beaucoup de biographies de philosophes - est celle du re­ clus, ascétique et solitaire ; nous savons depuis au moins Meinsma que Spinoza, s'il ne rechercha ni les honneurs ni les conflits (« L'idée de réfuter l'un quelconque de mes adversaires ne m'est jamais venue à l'esprit », Lettre 69), fut au centre d'un réseau d'amis, de disciples et de corres­ pondants, comme on peut s'y attendre de la part d'un auteur qui, dans chacun de ses ouvrages, met les rela45 puisque l' Éthique indique : « Il est d'un homme sage de faire servir à sa réfection et à la réparation de ses for­ ces des aliments pris en quantité mesurée. la musique. quant à l'ascétisme. les spectacles et d'autres choses de même sorte dont chacun peut user sans dommage pour autrui » (IV. comme aussi les parfums. les jeux exerçant le corps . Scolie). 45. l'agrément des plantes verdoyantes. il ne faut pas le confondre avec la sobriété (attestée par Colerus et Lu­ cas).tions interhumaines au cœur de la définition même de l'individu . la pa­ rure. 46 . Et à Tschirnhaus. - 1 . Spinoza se plaint parfois du manque de temps. a failli avoir une se­ conde version « je me proposais d'éclaircir par des notes certains passages un peu obscurs de mon traité ». car jusqu'ici il m'a été impossible de rien disposer avec ordre sur ce sujet » (Lettre 83). seul le TTP est véritablement publié comme terminé : les Principia sont certes publiés mais s'inter­ rompent au début de la Ille partie . Manque de temps pour mettre en ordre et pour atteindre la plus parfaite clarté ? Le TTP. et pour la plupart ina­ chevés . À re­ bours de tous les bavardages sur la nécessaire opacité de la philosophie.Chapitre II L'ŒUVRE Moins d'une dizaine d'ouvrages. tout achevé qu'il fût. mais aussi les notes ajoutées à la Réforme de l'entendement. écrit-il à Velthuysen1 • Apparemment le combat pour chasser tota­ lement l'obscurité ne cesse jamais. 47 . mais Spinoza avait renoncé à la faire paraître de son vi­ vant et les commentateurs s'escriment à y trouver des preuves que la dernière main y a manqué. les précisions et rectifications des Lettres. le temps de l'écriture spinozienne est celui de la clarification maximale. l' Éthique est complète. si assez de vie m'est donné. En témoignent non seulement ces Adnotationes du TTP. les séries de chif­ fres qui mettent en ordre le Court Traité. les scolies de l' Éthique. dans sa dernière lettre : « Mais je vous parlerai de cela plus clairement peut-être quelque jour. pour la plupart aussi inédits à la mort de l'auteur. Au fond. et on appelle vrai bien tout ce qui permet de s'en rapprocher . il s'est convaincu qu'il fallait distinguer entre la certitude par nature et la certitude quant à l'acquisition. Celui-ci « eut toujours l'intention de le terminer. nous dit l'avertissement qui le précède dans l'édition de 1 677. sans 48 . il ne put le conduire à la fin dé­ sirée ». quant à lui. si cela est possible). mais empêché par d'autres travaux. On peut concevoir une nature humaine plus parfaite que celle qui existe. Le texte commence par un récit à la première per­ sonne.Le Traité de la réforme de /'entendement « Composé par son auteur il y a de nombreuses an­ nées ». Ce n'est pas extraordinaire après le Discours de la méthode et les Méditations . Pour y parvenir. il faut « corriger l'entendement et le purifier autant que cela se peut dès le début.pour un bien incertain. mais le ton même et le genre d'écriture sont différents. Après avoir tergiversé. lui permettrait de jouir éternellement d'une joie suprême et continue ». il s'est mis à la recherche d'un vrai bien qui. le sou­ verain bien. Le titre latin (De intellectus emendatione) n'a pas tout à fait le sens que lui accorde la traditionnelle traduc­ tion française : emendatio renvoie plutôt à la correction philologique. de crainte de perdre des biens cer­ tains . puis enfin emporté par la mort. afin qu'il comprenne les choses facilement. consiste à jouir d'une telle nature (et Spinoza précise : avec d'autres individus. de même que parfait et imparfait .mais reprend aussitôt à titre de démarche cette notion qu'il vient de critiquer (c'est une procédure que l'on retrouve dans toute l'œuvre spinoziste). Le narrateur raconte comment l'expérience lui a enseigné que « tout ce qui arrive fré­ quemment dans la vie est vain et futile » et comment. Il fait re­ marquer alors que bien et mal ne se disent que de façon relative. en conséquence.ceux de la vie ordinaire . « une fois découvert et acquis. ou qui « tire une conclusion d'un universel. en même temps.erreur et le mieux possible ». afin de choisir parmi eux le plus conforme au projet en cours. puisque le traité est inachevé). où la chose est perçue par son essence ou par sa cause. ce qui n'aurait pas de sens dans la version définitive du spinozisme . distinction entre le vrai et l'adéquat. Dès lors chaque thème est introduit différemment : les « modes de perception » sont décrits dans une remémoration et non dans une ana­ lyse de leur production . Avant d'aller plus loin. relati­ vité du bien et du mal : autant d'idées qui font partie inté­ grante du spinozisme. ces idées s'organisent selon une autre logique. Le problème qui se dégage à la fin de cette longue introduction (§ 1 -49) est donc le suivant : quelle est la voie et la méthode par laquelle nous pour­ rons connaître par une telle connaissance ce qui nous est nécessaire ? Les deux parties du traité sont dès lors consacrées aux deux « parties de la méthode » (la se­ conde s'interrompt. le troisième mode (qui corres­ pond en partie à ce qui sera plus tard le second genre) est vrai sans être adéquat. c'est pourquoi c'est de lui surtout qu'il faudra user. Quand on en est à ce point. Typologie des genres de connaissance. Ce programme est mis en œuvre par un examen des « modes de perception » (ce que les textes ultérieurs appelleront « genres de connais­ sance ») utilisés jusqu'ici par le narrateur. et éloignés par la démarche. il faut noter à quel point nous sommes proches de l'univers de l' Éthique par certains thè­ mes. Mais. qui est celle de la dé­ couverte du vrai par un narrateur. la perception (vraie mais ina­ déquate) qui remonte de l'effet à la cause. on constate qu'une quête qui s'exprimait tout d'abord dans des termes éthiques en vient à se donner un pro­ gramme épistémologique. enfin. le bien n'est pas pensé à 49 . l'expérience vague . la percep­ tion adéquate. parce qu'il est toujours ac­ compagné d'une certaine propriété » . Seul ce quatrième mode peut vraiment nous conduire à notre but. Ils sont au nombre de quatre : la perception par ouï-dire ou par signes . alors que dans le Court Traité. Spinoza lui-même éla­ bore sa doctrine en travaillant à partir de ces notions. on retrouve une structure qui sera celle de l' Éthique. fausse et douteuse » (§ 50). indistinctement Bacon.l'explication des choses par leurs causes. en vue d'autres produc50 . c'est aussi son champ . Il faut remarquer qu'en cours de route Spinoza a ren­ contré le problème de la régression à l'infini : il suppose en effet un objecteur lui opposant que si. Descartes et peut-être Hobbes) et se place sur leur terrain et dans un langage encore marqué par eux . on ne pourra jamais parvenir à aucune connais­ sance. Mais. Cela relève de la Philosophie. c'est-à-dire ce qui concerne la perception fictive. Or nous ne partons pas de rien : « L'entendement par sa force na­ tive se forme des instruments intellectuels. par exemple. il faut une méthode. On peut rapporter cette différence de logique à un public différent : le Traité est sans doute écrit pour des cartésiens (au sens large du terme .partir des lois naturelles de l'individu. outre la différence de réception et de rédaction. c'est peut-être le livre que Spinoza projette d'écrire (a commencé à écrire ?) et qui deviendra l' Éthique .c'est-à-dire des lecteurs marqués par la philo­ sophie nouvelle. à l'aide des­ quels il acquiert d'autres forces. et que seule une méthode externe peut nous en donner. ni l'expliquer par sa cause prochaine. qui se distingue de la méthode. il s'agit aussi d'autre chose : ce n'est pas le même type de démarche philosophique qui est en jeu . Cette objection ne serait valable que si l'on suppose que l'on ne possède pas d'idée vraie du tout au départ. parce que le processus ne commencera jamais. La « philosophie » qui est mentionnée ici. alors il faut une autre mé­ thode pour trouver la méthode et ainsi de suite. ici il s'agit de tout autre chose : la question même qui est posée est différente. pour trouver la vérité. Je traiterai seu­ lement ce qui est requis par la Méthode. S'il en est ainsi. Spinoza le dit clairement : « J'avertis que je ne vais pas développer ici l'essence de chaque perception. l'idée fausse.1 1 0) s'interroge sur ce que sont la définition et la démonstration. À cette première partie sont annexées des réflexions sur la mémoire et le langage (§ 88-89). pour forger le fer. Si c'est l'idée fictive qui sert de point de référence (les deux autres ne sont définies que par rapport à elle). et grâce à elles d'autres instruments.tions intellectuelles. L'ouvrage s'interrompt en décrivant les propriétés de l'entendement. donc on n'a jamais pu commencer à forger . et un exemple (qui vient de la tradition humaniste à travers Bacon) le fait comprendre : la même objection pourrait prétendre que. il faut des outils. c'est ainsi l'entendement (intel­ lectus) . autant que faire se peut. cela signifie que la vérité n'est déjà plus pensable dans un simple rapport d'opposition avec le faux . l'homme a com­ mencé avec ses instruments naturels (le corps et son usage gestuel) à fabriquer des instruments rudimentaires. La première partie de la méthode (§ 50-90) consiste à confronter l'idée vraie aux trois types d'idées qui s'opposent à elles . en fait. Le but est de développer la puissance de l'entendement : avoir des idées claires et distinctes. améliorer l'activité spontanée de l'entendement. et les a peu à peu perfectionnés . mais l'instance ma­ jeure est la fiction. La méthode consiste donc bien à amen­ der. et non l'imagination comme ce sera le cas plus tard. l'idée dou­ teuse. reproduise l'enchaînement de la nature. lorsque Spinoza pensera plutôt en termes de production des connaissances. et pour forger les outils d'autres outils encore . Le terme clé du livre. les enchaîner de façon que notre esprit.ici aussi c'est une position durable du spinozisme . La seconde partie de la méthode (§ 9 1 .l'instance qui est tourmentée par les occurrences de la 51 . c'est-à-dire le pouvoir de pousser plus loin l'investi­ gation » (§ 3 1) . commencée en termes d'animus et de mens (âme et esprit . C'est à lui qu'aboutit la narration du prologue.l'idée fictive. il en est de même de la méthode et des idées vraies. lors­ qu'elles auront abouti complètement. des réécritures. comme l'expression « expérience vague » et l'exemple des outils renvoient à celui de Bacon.vie. Ce qui est certain. c'est qu'il ne l'achève pas (les raisons de cet inachèvement sont débattues par les commenta­ teurs) . La forme de la pensée vraie « doit dépendre de la puissance et de la nature même de l'entendement » (§ 7 1 ) . et qui est particulièrement inté­ ressé par les questions de méthode. C'est encore par rapport à cette opposition entre entendement et imagination qu'est situé le langage (§ 88-89). « méthode ». « idées claires et distinc­ tes ». c'est distinguer entre celle qui se renforce par l'entendement et celle qui se renforce sans lui. qui a eu tôt accès à celle-ci. des changements de visée qui montrent un travail du concept cherchant à poser des questions qui ne sont plus ni baconiennes. Est-ce à dire que. à condition que ce soit quelque chose de différent de l'entendement et où l'âme ait une fonction passive » (§ 84). Quant au « je » qui écrit le traité. Mais à chaque fois avec des déplacements. opposition entre entendement et imagination : au­ tant d'indices lexicaux et conceptuels qui renvoient au monde cartésien. réclame en vain le 52 . Le tour de force de cette narration a consisté justement à conduire des incertitudes et des erreurs de ces instances à la force productive de l'entendement. « Certitude ». C'est donc bien là qu'est la frontière décisive. et son unité tient moins à un caractère fondateur qu'à four­ nir le support qui fait passer de l'une à l'autre. ni cartésiennes. Spinoza rompra aussi avec les thèses du Traité ? La question est complexe. qu'il ne le fait pas circuler dans le cercle de ses proches autant que l'Éthique (la preuve : Tschirnhaus. à tel point qu'il écrira plus tard une Médecine de l 'esprit. étudier la mé­ moire. C'est par contraste avec lui que l'on décrit l'imagination (à propos justement de la mémoire) : « Que l'on entende par imagi­ nation ce que l'on voudra. celle qui est distraite par les biens ordinaires). il paraît se disperser entre ces fonctions. au fils de Rieuwerts.traité à son auteur . il faut entendre que. scolie 1) . Cette évolution peut faire réfléchir sur la façon dont un système se constitue. où il y a un chapitre sur le diable. Le Court Traité Non seulement cet ouvrage est resté inédit du vivant de Spinoza. il en reprend les thè­ mes mais pour les délimiter : pour comprendre tout cela. au début du xvrne siècle. pour les ob­ jets traités dans l' Éthique. en fait il ne pourra le lire que dans les œuvres posthumes). 53 . Pourtant. et dans une lettre de juin 1 666 à Bouwmeester. en se rendant maître peu à peu des questions qu'il produit. qui comporte effectivement un chapitre sur le diable (pour dire qu'il ne peut exister !)1 • Le titre de Court Traité de Dieu. l'éditeur de Spinoza. On décou­ vrit ensuite le texte lui-même. au contraire la description ne suffit plus et que cette connaissance par la cause première devient nécessaire. en reprenant des thèmes pour les organiser autrement. dit-il. en deux manuscrits (désignés usuelle­ ment comme A et B) . il leur montre une première version de l' Éthique. Van Vloten le publie en 1 867 dans un Sup­ plément aux œuvres de Spinoza. en néerlandais. Spinoza y fait clairement allusion dans Éthique II (prop. de l'homme et de sa béatitude lui a 1 . 1 852). L'explication génétique aura désor­ mais plus d'importance que la description remémorative : cela veut dire qu'aux yeux de Spinoza un même thème peut être traité dans plusieurs registres . 40. en découvrant enfin le genre d'exposition qui convient à ses structures. mais encore il est absent des œuvres posthu­ mes de 1 677. C'est au x1xe siècle seulement qu'on découvrira et qu'on pu­ bliera ce texte. Lorsque Stolle et Hallmann rendent visite.mais peut-être pas avec les mêmes effets. il n'est pas nécessaire de connaître la nature de l'âme par sa cause première (une « historiola » à la ma­ nière de Bacon suffit) . Boehmer a d'abord publié le Sommaire qu'il avait découvert dans un exemplaire de la Vie de Colerus (Halle. ce qui n'allait pas sans quelques difficultés . Or il paraît clair maintenant que la cohérence existe.la logique du Court Traité est plus proche du système défini­ tif. De telles hypothèses mériteraient des démonstrations plus solides que celles qui ont été avancées jusqu'à maintenant1 • Un problème de datation relative se pose : lorsque l'ouvrage fut découvert. Per la datazione e l'interpretazione del Trac­ tatus de intellectus emendatione di Spinoza. ou encore d'un résumé. Filippo Mignini. qui en refusaient pratique­ ment l'authenticité. On a beaucoup discuté pour savoir s'il s'agissait de la traduction néerlandaise d'un original latin de Spinoza. dans l'état actuel de la recherche. il fut considéré sans beaucoup d'hésitation comme le premier texte de Spinoza (sans doute à cause du statut d'ébauche qu'on lui assignait). pour peu qu'on ne cherche pas à lui imposer de force toutes les thèses de l' Éthique. le panthéisme ou le natu­ ralisme de l'Italie de la Renaissance. et Introduzione a Spinoza. La Réforme de l 'entendement devenait ainsi naturellement le deuxième. Laterza. Le livre a été longtemps né­ gligé par certains chercheurs. sous prétexte de ses incertaines conditions de rédaction et surtout de son incohérence. p. elle a au moins conduit à un travail intéressant : l'édition des œuvres de Léon l'Hébreu par Gebhardt. Mignini. d'autres lecteurs ont voulu y voir le chaînon manquant entre le spinozisme de la maturité et le néoplatonisme. que ce soit la pre­ mière hypothèse la bonne. ou d'un texte rédigé directement par Spinoza en néerlandais. 54 . Cf. avec des arguments qui paraissent assez probants2• Il a également montré que le Court Traité est beaucoup plus cohérent qu'on ne l'avait cru pendant longtemps. Plus généralement ce sont les travaux de Mignini qui ont enfin réussi à donner au Court Traité sa véritable dimension. 1 983. Bari.été alors donné. Il témoigne d'une étape du développement de la philosophie 1 . a suggéré d'inverser cet ordre. 87-1 60. le premier. fait par des dis­ ciples. F. La Cultura. Inversement. Par la suite. Il semble bien. de conférences prononcées par Spinoza. 1 7 ( 1 979). 1/2. 2. Cette ligne d'interprétation remonte au XIXe siècle (Avena­ rius et Sigwart). prédestination) et emprunte même à la scolastique les notions de « nature naturante » et de « nature na­ turée ». La première partie traite de Dieu. in Spinoza et la pensée moderne. parmi ce qu'on peut at­ tribuer à Dieu. Cf. p. puis montre comment les passions se fondent sur l'opinion et analyse ces différentes passions1 . celui de l' Ethique. enfin. savoir . elle étudie les conditions de la vraie liberté. Charles Ramond. en partant des opinions cou­ rantes concernant la divinité.spinoziste. Elle procède en distinguant. telle que la structure de l'âme humaine en donne la possibilité : elle consiste dans l'union de l'entendement avec Dieu. L'Harmattan. puis traite de son essence. 1 1 -26. ce tri critique permet. les attributs qui ne sont que des propria. c'est-à-dire ceux qui nous font connaître l'essence divine (pensée et étendue) . des termes qui ne concer­ nent nullement Dieu. cause immanente d'où tout est issu nécessairement. Les mille et une passions du Court Traité. 55 . 1 998. qui peut être étudiée pour elle-même . enfin. de façon embryonnaire. Mais elle constitue dans ce vocabulaire une pensée originale. de construire un concept tout différent. comme la bonté ou la miséricorde. La seconde partie traite de l'homme. Elle commence par distinguer trois genres de connaissance : opinion. les attributs au sens précis. Ainsi. dans un lan­ gage qui reprend celui de la tradition chrétienne (provi­ dence. au sens large du terme. sans cepen­ dant nous faire connaître son essence : la nécessité de son action. et en en conservant en partie le lexique. Elle établit d'abord son existence. qui lui 1 . celui d'un principe premier. à la dif­ férence de la Réforme de l'entendement. croyance. Elle analyse en­ suite ses attributs. c'est­ à-dire qui appartiennent en propre à Dieu. le fait que toute chose tende à se conserver dans son être (c'est le sens donné au mot « providence ») et le fait que tout soit causé nécessairement (c'est le sens du mot « prédestination ») . son :plan com­ prend déjà. qui affirme avec force l'unité de la na­ ture. les dialogues ont ceci de commun avec l'écriture du prologue de la Réforme qu'ils retrouvent l'expression du je . le second entre Érasme . ne doit pas être très éloignée des propositions que Spinoza envoyait à Oldenburg en 1 662 . dont Spinoza possédait une traduction espagnole. propositions. Ce sont les seuls dialogues écrits formellement par Spinoza. elle se présente par axiomes.un équi­ valent de son ton réapparaît peut-être dans le ton des toutes dernières pages de la cinquième partie1 • 1 . Dans l' Éthique. On a rapproché les deux dialogues des Dialogues d'amour de Léon l'Hébreu (Abravanel). un tel procédé aura disparu . mais ils sont l'indice d'une écriture adversative dont on trouve chez lui de fréquents exemples. 56 . Dans le cas du Court Traité. le je précède l'anonymat . dans la bouche de personnages encore plus diffé­ rents de l'auteur que ne l'est le narrateur du prologue. démonstrations . Les deux parties du Traité mettent donc en œuvre le pro­ gramme qui était tracé dans la Réforme de l'entendement.permet de produire en lui-même des idées et de tirer de lui-même des effets qui s'accordent avec sa nature. Autant Spinoza répugne à réfuter des adversaires nommément. La forme d'exposition n'est pas encore celle de la dé­ monstration géométrique. l'amour. et explicitement annoncé) mais ici il est mis à dis­ tance.et c'est à chaque fois pour l'articuler à un dis­ cours théorique anonyme (dans la Réforme.celui qui désire savoir . Mais deux annexes s'en rap­ prochent. la seconde reprend les caractéristiques de l'âme humaine de façon synthétique. La première. dans le Court Traité. autant sa pensée s'expose volontiers à travers la discussion des positions à l'égard desquelles il se définit.l'ami de Dieu). qui concerne Dieu et la subs­ tance. Au sein de la première partie sont insérés deux dialo­ gues (le premier entre l'entendement.et Théophile . la Raison et la concupiscence . il est inséré en son sein. Sur la physique des Principia. dé­ montrés géométriquement par B. il en a rencontrées beaucoup qu'il rejette comme fausses et auxquelles il oppose une conviction profondément différente. Cela implique qu'entre les différentes philoso­ phies existantes celle de Descartes a une supériorité . Meyer de l'énoncer clairement dans la préface.les trans­ cendantaux . et plus en­ core l'idée cartésienne selon laquelle il existerait « des choses au-dessus de l'humaine compréhension ». Spinoza préfère expliquer celle de Descartes. Heerebord est explicitement cité dans le dernier chapitre de la seconde partie. on l'a vu. une seconde partie qui traite de la méta1 . 2. S'il en juge vraies quelques-unes. de Spinoza sont. » Par exemple la distinction entre la volonté et l'entendement. à propos de la volonté. au moins dans le livre.la théorie de l'être et de ses affections . Les raisons pour lesquelles ils sont publiés sont les mêmes que celles pour lesquelles le cours a été dicté.Les Principia et les Cogitata metaphysica Les Principes de la philosophie de René Descartes. Tout peut être compris et expliqué. 57 . voir l'étude d'André Lécrivain dans les Cahiers Spinoza 1 et II ( 1 977 et 1 978). pourvu que l'on trouve la voie pour y diriger l'entendement . elles organisent selon les axes de la philosophie scolaire2 (une première partie consacrée à la métaphysique géné­ rale . et qu'il revendique. Plutôt que d'exposer sa propre philosophie.. et s'il reconnaît en avoir ajouté quelques-unes de lui-même. puisqu'il demande à L. difficiles à dater. Cela im­ plique aussi que Spinoza ne se considère pas comme un cartésien.elle peut entamer le combat contre les idées fausses. « Qu'on ne croie donc pas que l'auteur fait connaître ici ses propres idées ou même des idées qui aient son approbation.et cette voie n'est pas celle du cartésianisme1 • Quant aux Pensées métaphysiques. cette différence. issus des cours donnés à Casearius. En somme. l'âme humaine) un chemin à travers le lexique traditionnel et celui de Descartes. ni à la paix et à la sécurité de l' État. » L'objet est donc la li­ berté de philosopher. Le Traité théologico-politique « Théologico-politique » ne signifie pas. elle est éternelle parce qu'elle est une substance. Quant à l'âme humaine. mais en le faisant éclater : ses trois puis cinq parties traitent bien de Dieu et de l'âme humaine. mais qu'elle leur est au contraire très utile. les Cogitata y ajoutent la partie générale. qu'il s'agit de confronter la théologie à la politique.la théologie (domaine de la piété) et la politique 58 .) tout en en délimitant soigneusement la réalité. désigne ce que la théologie traditionnelle entend par là (bon. comme on le croit parfois. On y retrouve la thèse de la relativité du bien et du mal. celle que la métaphysique calviniste est en train d'élaborer sous le nom d' « ontologie ». la pensée et l'étendue . le terme d' « attribut » au contraire. alors que le Court Traité s'installe dans le domaine qui est celui de la métaphysique spéciale comme le faisait Descartes dans la dédicace des Médita­ tions : les studia metaphysica s'y voyaient assigner deux objets : Dieu et l'âme -. et on la confronte à deux domai­ nes . la critique des formes substantielles. Le sous-titre l'indique clairement : « Où l'on montre que la liberté de philosopher n'est pas nuisible à la piété. etc. des accidents réels. des êtres de raison. pour transformer de proche en proche les no­ tions et se rapprocher de ce qui deviendra le jeu séman­ tique spinozien. mais elles ne sont plus réductibles au cadre devenu trop étroit de la métaphysique scolaire. créateur.physique spéciale : Dieu et ses attributs. Mais on n'y trouve pas l'unicité de la substance (même si la simplicité de Dieu est affirmée) : il y a au moins deux substances. L' Éthique re­ prendra le schéma du Court Traité. elle peut être fausse . et pour dé­ fendre une liberté publique. aux deux di­ rections indiquées par le sous-titre : la liberté de philoso­ pher nuit-elle à la piété (les 1 5 premiers chapitres) ? Nuit­ elle à la paix et à la sécurité de l' État (les 5 derniers cha­ pitres) ? Ce sont donc ces deux points de vue qui sont successivement adoptés. comme il convient entre gens qui n'ont pas de préjugés. de la nécessité de l'Etat en général . l'usage de la raison non seulement dans ce que nous ap­ pelons maintenant philosophie mais aussi dans les scien­ ces. cela s'appelle « délirer avec les Grecs ») . 59 . ce qui implique de parler de l' État des Hébreux. correspondant au double adjectif du titre. qui dictent les deux parties. dès lors qu'ils édifient une scolastique sur ce modèle . dans la première par­ tie. S'il faut la défendre. l'important ici est qu'elle puisse s'exprimer.car. d'autre part. L'expression est donc. au xvue siècle. Que faut-il entendre par « li­ berté de philosopher » ? Le terme « philosophie » signifie deux choses chez Spinoza : d'une part. pour comprendre les déterminations de la piété. c'est d'appliquer cette notion hors du domaine qui lui était jusque-là réservé .dans un ouvrage public.cela signifie : sans prendre de précautions particulières. Ceux-ci utilisent deux types d'arguments. d'inégale longueur. c'est apparemment qu'elle a des adversaires.(domaine de la paix et de la sécurité) pour se demander si dans l'un ou l'autre on peut trouver des raisons de la di­ minuer ou de l'interdire. il faut envisager l'histoire de la Bible. même si de fait le détail des ana­ lyses mêle parfois les registres . Cela n'implique pas que la philosophie soit vraie . le bavardage spé­ culatif qui lui semble une des caractéristiques de l'inge­ nium des Grecs (mais dont d'autres peuples peuvent héri­ ter. symétriquement. sous la plume tant de Spinoza que de ses interlocuteurs : « Je vous parle avec la liberté de phi­ losopher » . du Traité. Le coup de force du TTP. donc de dire déjà quelques mots. Cette formule se retrouve souvent dans la correspondance. parfai­ tement courante. Trois questions se posent : qu'est-ce qu'un prophète ? quels sont ses objets propres. confronter Écriture sainte et parole de Dieu. qui apparaît ainsi. qui se disent gardiennes de la piété. du miracle (chap. une analyse du fonctionnement réel qui le sous-tend (chap. prendre en vue !' Écriture sainte (chap. Elle comprend trois mouve­ ments : d'abord. en ce point du raisonnement. La première partie. Comme il n'y a plus de prophètes. 1 2 à 1 5). doit en déterminer les sources et nos moyens de les connaître. beaucoup moins classiquement. dans la seconde partie. très classiquement. Elle doit donc déterminer quels droits ont été remis à celui-ci et de quelle façon ils sont mis en œuvre concrètement. donc revenir encore. étudier les instruments de la révélation on aura donc des analyses de la prophétie. c'est-à-dire sur quoi en­ seigne-t-il légitimement ? quels sont les objets qui ne sont pas les siens. ensuite. l'étude porte sur le ma­ tériau fourni par la Bible. 7 à 1 1) . même s'il lui arrive d'en parler ? Il faut donc corn60 . de la loi di­ vine. il est instructif de con­ fronter la façon dont Spinoza parle de la prophétie et celle dont il traite du miracle : deux voies inverses pour aboutir au même but. à des questions religieuses. 1 à 6) . de l'élection. enfin. que tous considèrent comme la norme de la piété.parmi les menaces qui peuvent miner le pouvoir de l' État. mais sous un autre angle. Dans le premier mouvement. c'est-à-dire sur lesquels il n'a rien à ensei­ gner. il faut tenir compte des prétentions des Églises. La structure d'ensemble est cepen­ dant très claire. des cérémonies. et. La seconde partie doit établir les limites posées par la paix et la sécurité de l' État. afin de délimiter le champ exact de cette dernière et son rapport avec la liberté de philosopher (chap. 1 6 à 20). pour établir les limi­ tes posées par la piété. une étude du pacte social. comme la mise par écrit des prophéties. Ce qui implique. La prophétie apparaît comme le vecteur obligé de la révélation. Il importe donc d'en fixer le statut et les limites pour savoir ce que la piété impose et interdit. à la raison) . et celui où il ne fait que refléter l'état des connais­ sances de son époque. ce n'est pas la vérité scientifique (philosophique) qui distingue le prophète. C'est Dieu qui parle à travers le prophète et la prophétie tire son autorité du fait qu'elle est inspirée. On peut en déduire ce que sont les objets sur lesquels le prophète n 'a pas autorité pour parler. qui s'indigne de situations d'injustice. et l'homme d'imagination. Le prophète ne parle pas de questions spéculatives (quelle est l'essence de Dieu. de leurs styles. Le discours prophétique donne une injonction qui exige d'être mise en application. sans la fonder sur une démonstration. à la différence du discours rationnel.mencer par établir ce qui distingue la prophétie d'autres discours. Le prophète est celui qui ne démontre pas. tout simple­ ment parce qu'il partage leurs opinions. On retrouve donc ici la distinction entre entendement et imagination. à la diffé­ rence de ce que l'on pourra trouver dans la littéra­ ture clandestine ou chez les philosophes français du xvme siècle. De quoi parle le prophète ? Son discours a un contenu pratique : justice et charité . Il y a deux types d'homme : l'homme d'entendement (celui qui a recours à la lumière naturelle. Il faut donc dis­ tinguer le moment où le prophète parle de son objet propre. Lorsqu'il a l'air d'aborder des questions d'astronomie (Josué : le soleil s'arrête). il revendique la vérité. de l' É tat ?). de leurs habitudes. mais qui affirme . par exemple. mais sans hostilité. C'est une interprétation laïque de la figure du prophète.il en rappelle les exigences aux hommes. L'inspiration du prophète ne porte 61 . Ce sont les seuls thèmes qui sont communs à tous les prophètes. Pour Spinoza. Simplement. Le reste renvoie aux différences de leurs tempéraments. Qu'est-ce que l'inspiration ? Comment la distin­ guer d'avec le délire. le pro­ phète est un homme pieux. appelle les hommes à plus de justice et de charité. Le prophète n'est pas taxé d'imposture ou de folie. dont l'imagination est particu­ lièrement vive. il se plie de fait au langage des hommes de son temps. les réponses qu'il apporte sont pratiques. elle est simplement la source où puiser des matériaux. nous ne pou­ vons donc retenir que l'exigence de justice et de charité. mais en aucun cas nous ne pouvons en tirer de conclusion proprement scientifique (par exemple. même si Josué a cru pou­ voir l'arrêter) ou politique (par exemple décider quelle sorte d' État est le meilleur). on ne peut donc tirer d'arguments que de la révélation elle-même . non plus que de mathématiques. c'est la croyance au miracle. et non sur la connaissance théorique. il est essentiel de pas­ ser sur le terrain de l'adversaire : puisqu'il prétend que la prophétie est supérieure à la Raison. Spinoza nuance donc l'identification entre Écriture et prophétie en introduisant discrètement la no­ tion de genres littéraires dans la Bible. on voit s'introduire une variation. mais ce ne sont pas des spécialistes de politique. il ne peut exister. décider si le soleil tourne ou non autour de la terre. Il s'agit des textes attribués à Salomon. La Raison enseigne que tout dans la Nature s'effectue selon des lois constantes. En tout cas.que sur des points pratiques. De la prophétie. Les prophètes ont raison du point de vue éthi­ que. On pourrait croire qu'ici on continue à appliquer la règle énoncée . !' Écriture n'est pas encore étudiée pour elle-même. à ce stade qui est celui de l'analyse des instruments de la révé­ lation. Si le miracle est une infraction à ces lois. car comment les textes imagi­ natifs qui sont ceux des prophètes pourraient-ils revendi­ quer les droits de la raison ? On avance donc ici l'idée que certains textes bibliques relèvent non pas de la pro­ phétie mais de l'entendement. c'est pour­ quoi Spinoza donne une formulation pragmatique de la règle Scriptura sofa (!' Écriture seule). 62 . il refuserait les ar­ guments purement rationnels . Spinoza ne commence pas par re­ lever ce qu'en dit !' Écriture. Dans toute cette démonstration. La seule chose qui reste à analyser. Mais ce discours de la Raison est ensuite confirmé par !' Écriture elle-même. En ce qui concerne le miracle au contraire. Il énonce ce que la Raison peut en connaître. en fait. Comme il faut bien avouer que la Bible. Spinoza construit une méthode d'interprétation. Le principe s'applique uniquement à cela : le sens. en revanche.ce que voulaient dire leurs auteurs. il est nécessaire de trouver un critère qui évite obscurité et contradictions et échappe à l'arbitraire individuel . lue littéralement. Les différents livres nous informent sur des époques différentes et sur des acteurs différents. consistant à expliquer les passages obscurs par les passages clairs. Il n'y a pas de divergence de fond entre les sciences du sens et les sciences du monde phy­ sique. qui va en sens parfaitement opposé à ce que. Un tel prin­ cipe ne peut fonctionner que si la Bible forme un tout. contradictoires. plus tard. et non la vérité du texte. mais aussi dans des textes bibliques hétérogènes . comment peut-on dire qu'elle se suffit à elle-même ? La réponse catholique consiste à l'entourer du commentaire repré­ senté par la tradition et le magistère. Il ne s'agit pas de savoir si Moïse ou Josué ont dit vrai. contient nombre de passages obscurs. mais d'abord ce qu'ils ont dit. Pour les protes­ tants.Dans le second mouvement. il s'agit alors de s'interroger sur son sens et son statut.c'est-à-dire dans la raison. C'est une prise de position ferme. Usuellement. Spinoza tient la thèse inverse. immoraux. Le second point tient à une nouvelle formulation du prin­ cipe de !' Écriture seule : ce principe est commun à toutes les lectures protestantes. ce principe suppose l'ho­ mogénéité du texte biblique. ce critère. !' Écriture est prise comme objet. c'est le principe de l'analogie de la foi. et non plus seulement comme source . qui refusent cet ajout au texte. dont le premier point consiste à affirmer l'identité entre la démarche qui interprète la nature et celle qui inter­ prète !' Écriture. Dilthey et ses successeurs placeront à la base de l'herméneutique. On ne pourra donc pré­ sumer qu'ils ont voulu dire ce que nous savons être 63 . Interroger !' Écriture seule reviendra à s'inter­ dire de chercher ailleurs . mais Spinoza l'entend tout autrement. ). les livres appartiennent à des genres littéraires différents. Cette mé­ thode. lorsque Moïse dit que Dieu est un feu ou que Dieu est jaloux. est appliquée à l'Ancien Testament dans les trois chapitres suivants et au Nou­ veau Testament au chapitre 1 1 . Les résultats : les diffé­ rents livres de la Bible n'ont pas pour rédacteurs ceux à qui on les attribue usuellement (Moïse pour le Penta­ teuque. d'autres de l'imagination (les textes des prophètes). Josué pour le Livre de Josué. Ainsi. il n'a pas du tout l'idée d'une divinité sans passions . etc. il n'a donc pu vouloir dire proprement que Dieu est un feu. il faut donc prendre la se­ conde formule au sens propre. Enfin. les différents livres de !' Écriture sainte. certains relevant de la Raison (les textes attribués à Salomon ou les épîtres des Apôtres). Le troisième mouvement tire les conséquences de cette critique. en ramenant la prophétie à l'ima­ gination et le miracle à l'ignorance des lois de la nature. en soulignant leur caractère hétérogène. il faut d'abord se demander si ces expressions concordent ou non avec ce que nous savons de la façon de penser de leurs auteurs. un interlocuteur pourrait objecter : en minant la croyance en l'authenticité des livres. semble-t-il. au lieu de se précipiter vers l'interprétation allégorique. mais en outre que cette rédaction ultime est restée inachevée. d'autres consis­ tant en textes de lois ou en simples chroniques des royaumes. n'avez-vous pas détruit la parole de Dieu ? La réponse 64 . en revanche. Après les chapitres consacrés à limiter et désa­ craliser. et il faut interpréter l'expression au sens figuré . énoncée au chapitre 7. et les inco­ hérences des livres historiques prouvent que non seule­ ment ils ont été réunis fort tard.vrai. Or la ré­ ponse est différente dans les deux cas : nous savons par le contexte que Moïse se représente Dieu comme un être immatériel . La Bible se trouve ainsi découpée en une série d'unités qui sont moins les rédac­ teurs que les acteurs des différents livres. mais la particularité de la parole de Dieu est qu'elle l'enseigne sans raisonnement. au contraire. ou les épisodes obscurs de l'histoire racontée . Rien dans un tel message ne s'oppose à la liberté de phi­ losopher . alors que les idéo­ logues du contrat décrivent les passions comme typiques 65 . Spinoza remarque que si elle est vraie c'est plu­ tôt en théorie qu'en pratique. en s'appuyant sur !' Écriture. Dès lors. c'est-à-dire à l'adapter à sa propre complexion. en s'appuyant sur ce qui le justifie à l'âge classique : le con­ trat social. de tous ces livres. Ils devien­ nent ainsi citoyens et sujets. pour chacun. De même qu'il a commencé par prendre le discours de la piété au mot. qui veut interdire cette liberté empêche par là même chacun d'adapter le message à sa propre complexion. à peine cette théorie rappelée. ce qui compte est le message essentiel dont l'histoire fournit autant d'exemples : la conduite en­ vers le prochain.problè­ mes d'obscurité. Ce noyau se ra­ mène au commandement de la justice et de la charité. par l'expérience ou par le rappel enflammé qu'en font les prophètes. En effet. Spinoza com­ mence par prendre le discours de l' État au mot. la théologie. donc s'oppose à la piété. si l'on veut bien distinguer parole de Dieu et Écriture sainte. invariable. Une conduite juste et charitable peut sans doute être aussi une conséquence du raisonnement philosophique. La piété consiste donc. afin qu'elle ait le plus de puissance possible pour les protéger contre les méfaits de la Nature et des autres hommes. Il énonce une théorie de la Souveraineté issue du pacte par lequel les individus abandonnent leur droit naturel à la société qu'ils constituent. Mais. L'ensemble des livres de !' Écriture est soumis aux mêmes aléas que les livres profanes . est le noyau commun. En re­ vanche. La seconde partie de l'ouvrage concerne la politique.est : non. ou parole de Dieu. peu importe que l'on puisse ou non reconstituer le détail de ce qu'ils ont voulu dire. d'attribution et d'altération. à recevoir ce message et à le rendre vraisemblable pour lui­ même. le personnel ecclésiastique nécessaire à un appareil reli­ gieux. Parmi les passions que l' État peut utiliser à son profit. La conséquence est claire : l'Etat n'est jamais me­ nacé par les causes extérieures autant que par ses propres citoyens. et il n'y a au­ cune raison qu'elles disparaissent _par miracle après le pacte. s'autonomise ou se met au service d'un autre. on compte évidem­ ment la passion religieuse . n'envisagent plus guère que des obstacles ou des freins à son bon fonctionnement. Il lui faut donc trouver un rempart plus fort : un autre jeu pas­ sionnel ou la satisfaction des besoins et des intérêts (en­ core faudra-t-il convaincre les citoyens que les mesures prises en ce sens vont y parvenir. que le Souverain garde le contrôle des ec­ clésiastiques et non pas l'inverse. une fois l' État créé. sans quoi il s'expose aux révoltes les plus violentes. les passions ne sont pas des vices regrettables : elles sont des parties essentielles de la nature humaine. mais un tel expédient ne peut se prolonger. sur la nécessité d'accor66 . identifie droit na­ turel et droit passionnel. et l' État qui les accepte se plie en fait à la volonté des Églises. au contraire. il a au contraire intérêt à reconnaître et à pro­ téger la liberté d'expression des citoyens. Pas tout à fait cependant. et constate que rien ne change de ce point de vue une fois la souveraineté constituée . dès qu'il n'est plus tenu en main. Il faut donc. Il peut certes s'opposer à leurs passions par la force. La seconde partie conclut ainsi. Spinoza. une nouvelle fois. ce qui renvoie de nou­ veau aux passions et aux symboles). mais il s'agit d'une arme à double tranchant : on peut exciter les peuples à haïr et massacrer les rois qu'on leur avait enseigné à adorer . On pourrait croire lire là du Hobbes.de l'état de nature et. ce qui rend le remède pire que le mal. dans un État moderne où l'équilibre des passions ne peut plus venir d'une solution théocratique. Car les motifs pour refuser aux citoyens la liberté de s'exprimer sont le plus souvent d'origine religieuse. et sur un point essentiel : si le Souverain doit contrôler les institutions religieuses. on voit le cercle d'amis groupés à Amsterdam autour de Simon De Vries en dis­ cuter des fragments. les rapports de la pensée et de l'étendue. On en voit une première mise en œuvre dans le Court Traité et dans la Réforme de l'entendement. c'est-à-dire à la puissance. mais parce qu'elle correspond au droit réel. Spinoza associait la notion d'un Dieu philosophique à la recherche de la loi vraie et au souci de la pratiquer. comme aussi les noms de Descartes et de Bacon. dès 1 659. qui sont celles aussi de la nouvelle science de la nature. non encore publiée ». l'ouvrage semble changer de titre : Spinoza écrit en effet. et leurs entretiens de l'été 1 66 1 ont porté sur Dieu. Il en parle d'abord sous le titre de « ma Philosophie » ou « notre Philosophie » . Autrement dit. L'Éthique On a vu que. de l' État. Spinoza écrit. que les hommes pieux désirent 67 .der la liberté de philosopher . les mêmes questions se posent maintenant en termes de technicité philosophique. Mais il semble qu'assez vite Spinoza se mette à la rédaction d'un grand ouvrage. qui doit exposer sa philosophie dans son ensemble. il n'a pas terminé le travail. on en trouve des extraits dans la correspondance avec Oldenburg.non parce que ce serait un droit abstrait normatif. à Blijenbergh : « Je démontre dans mon Éthique. mais il peut envoyer jusqu'à la proposition 80. Vers la même époque. à Bouwmeester : « pour ce qui concerne la troi­ sième partie. je vous en enverrai prochainement un frag­ ment » . ont fait leur apparition. les attributs. et les notions cartésiennes. ajoute-t-il. Les premières lettres à Olden­ burg reprennent ces thèmes : on y parle de « liberté phi­ losophique ». Or l'actuelle troi­ sième partie a moins de 80 propositions : nous pouvons donc supposer qu'elle comprenait alors la matière qui de­ puis est passée dans les parties suivantes. Dans une lettre de 1 665. c'est qu'il le jugeait toujours valide et s'intégrant dans l'ensemble . On a donc une première ver­ sion ( « Éthique A » ) rédigée avant 1 665.constamment la justice et que « ce désir tire nécessaire­ ment son origine de la connaissance claire qu'ils ont d'eux-mêmes et de Dieu ». Spinoza se remet à travailler l' Éthique. Mais c'est à ce moment aussi qu'il s'interrompt sans doute pour se mettre à la compo­ sition du Traité théologico-politique. Cette genèse ainsi recons­ tituée pose trois questions : 1 / pourquoi le changement de titre ? 2 / pourquoi passe-t-on de l' Éthique en trois parties de 1 665 à l' Éthique en cinq parties que nous pos­ sédons actuellement ? 3 / pouvons-nous repérer des mo­ difications dans le statut des énoncés ? A la première question. il faut considérer que. En tout état de cause. c'est cette version finale qui sera publiée dans les Opera posthuma ( « Éthique B » ). Or il s'agit des actuelles pro­ positions 36-37 d'Éthique IV : Spinoza est donc parvenu très loin dans la rédaction. non que la sévère philo­ sophie néo-stoïcienne de Geulincx. quelle que soit la date supposée que l'on croit pou­ voir assigner à tel ou tel passage. il serait donc périlleux de prétendre expli­ quer les apparentes difficultés du texte par de supposées divergences chronologiques. et elle doit être achevée en 1 675 puisqu'il se rend alors à Amsterdam pour la faire publier (Lettres 62 et 68) et y renonce à cause de l'agitation des prédicants . en trois parties. composition qui le retiendra de 1 665 à 1 670. Pour tenter de reconstituer ce que pouvait être l' Éthique A. les passages de facture plus ancienne. appelée d'abord Philosophie. dans le texte final. il nous faut en repérer les fragments cités dans la correspondance et chercher. refusant toute indivi- 68 . puis Éthique. deux réponses possibles et qui. ne sont pas incompatibles : Bernard Rousset a supposé que c'était la parution de l' Ethica de Geulincx qui a provo­ qué le changement de titre . Après la paru­ tion du TTP. si Spinoza l'a laissé subsister dans la version ultime. la seule que nous possédions actuelle­ ment. d'ailleurs. il est donc légitime de dénommer le livre. on peut répondre d'abord en termes quantitatifs : dans Éthique B. par sa dernière étape . qui a permis à Spinoza de prendre conscience de cette spécificité.il s'agit de conduire le lecteur « comme par la main » jus­ qu'à la béatitude. la tra­ versée des sphères religieuse et politique. l'amour de soi. et il était plus conforme à des règles de bonne composition de dé­ couper l'ancienne troisième partie. y a mis directement le doigt sur ce qui. depuis la théorie de la connaissance et de l'erreur jusqu'aux volcans et aux mé­ téores .dualité et tout droit à l'individualité (chez lui le péché principal est la philautie. le nombre de théorèmes a dû considérablement s'amplifier. peut­ être est-ce la correspondance avec Blijenbergh. tout ce qui est évoqué de Dieu comme du monde ne tendant qu'à ce but et non pas à l'exhaustivité . mais précisément cette opposition pouvait conduire Spinoza à attirer l'attention sur la frontière entre les deux conceptions. l'analyse des re­ lations interhumaines qu'elle a impliquée ont eu pour ef­ fet d'accroître l'intérêt de Spinoza pour ces questions et d'affiner ses analyses. constituait le principal enjeu : la question du bien et du mal. ce qui justifierait la division plus 69 . Quant à la deuxième question . l'intention spinoziste n'est pas là . lisant les Principia. mais on ne peut se contenter de l'aspect quantitatif : pourquoi cette partie consacrée aux passions humaines s'était-elle amplifiée après 1 670 ? Il est permis de penser que la rédaction du TTP n'y est pas pour rien . derrière les questions théoriques. elle ressemblerait assez à la caricature du spino­ zisme que l'on trouve sous la plume de certains de ses ad­ versaires) . au contraire. les Principes de la philosophie) : il s'agit d'expliquer tout ce que l'on sait du monde. devenue immense .pourquoi cinq parties au lieu de trois ? -. car Blijenbergh. qui sera chez Spinoza une vertu) serve de modèle au spinozisme (en re­ vanche. Une seconde hypothèse sou­ lignerait que Philosophie est encore un titre cartésien (cf. précisé­ ment. et la philosophie elle-même. dé­ montrées à partir de principes plus fondamentaux : on constate donc que le travail de Spinoza a accentué la ra­ dicalité du propos. et on entend par là la concaténation des axiomes. une troisième démarche enfin. à condition de ne pas entendre par là un ornement secondaire ou un ajout pé­ dagogique : il s'agit de faire entrer le matériau dans la réflexion.deux fois les Stoïciens. qui a effectivement recours à une forme extérieure empruntée à la géométrie (mais à celle du xvne siècle. selon l'usage des mathématiciens. Il est alors facile de démontrer que Spinoza est souvent infi­ dèle à sa méthode. La méthode. qui n'a rien d'une grammaire abstraite. Enfin. et non du nôtre) . on a en outre tendance à en interpréter le sens dans le registre de ce que. une démarche réfutative (où il s'agit de réfuter moins des individus que des préjugés . et quand il les cite. démonstrations et scolies . on appelle axiomatique. c'est pour­ quoi Spinoza cite peu d'adversaires nominalement . C'est de cette dernière démarche que l'on a le plus négligé l'importance théorique : c'est le statut des exemples et 70 . et non pas leurs fins supposées. c'est plus comme illustrations d'une position théo­ rique que pour entrer dans le détail de leur probléma­ tique) . deux fois Descartes -. depuis Peano.précise de la version actuelle. définitions. Mais si ce n'était pas cela que signi­ fiait more geometrico ? Il faut plutôt entendre par là ce qu'énonce l' Appendice d' Éthique 1 : étudier. pouvons-nous éva­ luer le changement de statut des énoncés ? Les quatre axiomes envoyés à Oldenburg en 1 66 1 sont devenus dans l' Éthique que nous possédons quatre propositions. On dit souvent que l' Éthique « more geo­ metrico demonstrata » est rédigée selon la méthode géo­ métrique. Cet usage se met en œuvre selon trois démarches : une démarche démonstra­ tive. la nature et les propriétés des objets. propositions ou théo­ rèmes. Hilbert et Frege. postulats. en remontant le plus loin possible dans la démonstration génétique. que l'on pourrait appeler illustrative ou référentielle. les hommes. comme l'énonce la dernière proposition d' Éthique 1. on se rend compte qu'ils supposent acquise la différence entre le « lecteur philosophe » et celui qui en reste à ses préjugés. 71 . Au contraire.son essence étant puissance . que les cho­ ses ont des causes. Les énoncés des premières pages n'ont de sens que pour qui a découvert que la nature est régie par des lois. Ce qui est dit là est démontré. la référence à la pensée et à l'étendue indique ce que le lec­ teur doit savoir avant de commencer la lecture.et que tout ce qui existe dans l'univers est formé de modifications (le terme « technique » est mode) de cette substance (c'est-à-dire de ses attributs). et que les phénomènes constatés dans le monde sont unis dans ces causes et ces lois. « Rien n'existe dans la nature de quoi ne suive quelque ef­ fet ». intitulée « De Dieu ». qui concernent respectivement le triangle.des appels à l'expérience qui abondent surtout dans les parties III à V . L'idée de substance rend compte de cette prise de conscience de la légalité du monde . chaque chose à son tour produit des effets. énonce que Dieu est l'unique substance. que l'on considère pourtant comme une syntaxe abstraite des attributs (et qui l'est en partie) : rien que dans les premières propositions on voit apparaître cinq exemples. C'est à cette condition seulement que les termes de « substance » et de « mode » ont un sens. Il est le lieu de lois nécessaires et . si on regarde les axiomes et définitions.il produit nécessairement une infinité d'effets. La radicalité du raisonnement spinoziste ne consiste pas à commencer sans présupposés. mais pas à partir de rien. surtout. elle est présente dès Éthique 1. Ce Dieu n'est pas le dieu des religions révé­ lées. la nature biologique .parmi lesquels ceux que nous connaissons. De même. mais cette dimension va plus loin . il ne crée pas par libre-arbitre un monde qu'il trans­ cende. constituée d'une infinité d'attributs . La première partie de l' Éthique. le chemin vers l'idée de substance unique est ce­ lui qui construit l'unité de ces lois de la nature. la pensée et l'étendue . dém. Mais pourquoi distinguer deux termes. lorsque nous connaissons Dieu de manière adéquate. Certains ont voulu y voir un de­ gré d'être inférieur à la substance (on aurait alors une hiérarchie : substance. si c'est pour dire la même chose ? Parce que. déf. 4. 72 . Dieu lui-même n'est Dieu qu'en se modalisant. nous le connaissons en lui-même. c'est-à-dire tous les attributs de Dieu ». c'est com­ prendre par les causes. ce n'est pas pour diminuer le degré d'objectivité de la connaissance. tel qu'il se connaît (d'ailleurs. C'est la première leçon d' Éthi­ que 1. aussi E 1. b) cela ne signifie pas non plus que les attributs sont de simples « points de vue » sur la substance. E 1. Au contraire : cela revient à dire que. parce qu'être c'est être cause. 4).). et chaque mode n'est mode qu'en produi­ sant des effets. cf.La notion d'attribut a suscité de nombreux débats chez les commentateurs. Ils sont ce qui la constitue réellement. La connexion étroite entre substance et mode fait que toutes les choses sont animées d'une puissance qui est directe­ ment la puissance divine. l'attribut est ce par quoi la substance est connue : « J'entends par attribut ce que l'entendement perçoit d'une substance comme constituant son essence » (E 1. lorsqu'il dit ici « enten­ dement ». c'est que comprendre. L'univers dans son principe est totalement intelligible. Mais Spinoza dit clairement que les attributs constituent l'essence de la substance et non pas une dégradation de celle-ci. modes). Ils sont la même chose que la substance (« Dieu. comme chez Descartes. 19 . dont le second a eu une longue carrière : a) cela ne signifie pas que la substance « en elle-même » serait in­ connaissable . c'est précisément la connaître telle qu'elle est . il ne précise pas s'il s'agit de l'entendement hu­ main ou de l'entendement divin). pas de mystère. attributs. connaître l'attribut. Il n'y a pas de reste. Il faut ici écarter deux autres contresens possi­ bles. Lorsque Spinoza parle d'entendement. La seconde leçon. Néanmoins. En effet. L'au(omate spirituel. par une recons­ titution peu détaillée de ce que sont les corps et. Il s'agit d'une double illusion : le libre­ arbitre et la finalité. Elle passe. donc pour l'usage de la vie.considérer les choses comme possibles. nous y demeurons .À la fin de cette première partie. voir Lia Levy. IV. 73 . En même temps autre chose appa­ raît. Peut-être ce qui permet le mieux d'en comprendre le mouvement est-il le scolie de la proposi­ tion 1 3 : « Ce que nous avons montré jusqu'ici est tout 1 . § 1 . c'est indispensable . que les critiques ont moins souvent remarqué . 2. Van Gorcum. La naissance de la subjectivité moderne d'après /'Ethique de Spinoza. lorsqu'on lit que l'âme humaine est une idée dont l'objet est le corps). de l'action. et le monde où nous vivons : celui de l'usage. Sur la conscience. le corps humain. on pourrait s'at­ tendre à y découvrir une définition de l'homme ou. Assen. Ajoutons que nous ignorons to­ talement la connexion et l'enchaînement même des cho­ ses . Ce n'est pas exactement le cas. chap. il vaut mieux . après la « syn­ taxe » générale de la première partie. du moins. de la conscience et du possible1 • Ce monde n'est pas illusoire.bien plus. de son âme (par exemple. puis une « théorie de la connaissance ». c'est ce qu'enseignait déjà le TTP : « Cette considération universelle sur l'enchaînement des causes ne peut nullement nous servir pour former et mettre en ordre nos pensées touchant les choses particulières.la différence entre l'univers où nous sommes causes et ef­ fets. 2000. »2 La deuxième partie de l' Éthique est consacrée à la nature et à l'origine de l'âme ( « De natura et origine mentis » ). en particulier. un appendice entre­ prend d'exposer la principale racine des préjugés qui empêchent les hommes de comprendre ce qui vient d'être exposé. mais il est générateur d'illusions. paradoxalement. TTP. Entre les propositions 1 3 et 14. Nous avions appris enfin que ce qui constitue l'être ac­ tuel de l'âme humaine est une idée (puisque sans idée au­ cun autre mode de penser . c'est plutôt le contraire qui se passe. C'est donc en ce point que nous apprenons que rien de tout cela n'est spécifiquement humain : les autres corps sont les objets d'autres âmes. lesquels sont tous animés. or l'âme hu­ maine sent qu'un corps est affecté de beaucoup de ma­ nières : elle est donc l'idée de ce corps et « le corps hu­ main existe conformément au sentiment que nous en avons » (II. le contenu de la définition provient donc à chaque fois de ce que nous constatons qu'il existe des corps et des pensées. ni l'étendue . la ligne de rupture. Comment peut-on alors parler de l'homme ? On pourrait s'attendre à voir à cet instant énoncer ce qui précisément différencie l'homme. 1 3 et corollaire). Nous avions appris ensuite que « l'ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l'ordre et la connexion des choses » . etc. et ainsi l'on doit dire nécessairement de l'idée d'une chose quelconque ce que nous avons dit de l'idée du corps humain. Car d'une chose quelconque de laquelle Dieu est cause. En fait. » Qu'avions-nous appris jusque-là . qu'elle le perçoive adéquatement) . de la même façon qu'est donnée l'idée du corps humain.ces deux attributs étant démontrés à partir de définitions et de propositions d' Éthique 1 qui ne mentionnaient ni la pensée. désir.amour. on le verra sous peu.dans les 1 3 premiè­ res propositions ? Tout d'abord. bien qu'à des degrés divers.à fait commun et se rapporte également aux hommes et aux autres individus. une idée est nécessairement donnée en Dieu. que Dieu est « chose pensante » et « chose étendue » . un détour par une physique et une quasi-biologie très elliptiques tendent à 74 .n'est pos­ sible) et que cette idée perçoit tout ce qui arrive dans son objet (ce qui ne signifie évidemment pas.parce que pensée et étendue sont deux attributs d'une substance unique. . dans les six postulats qui décrivent le « corps humain ». si on veut penser ce que l'âme humaine a de différent. L'efficacité théorique de Spinoza va consister à tirer de cette faible différence initiale une totale divergence à l'arrivée. 75 . Comment s'effectue cette anthropologie minimale ? Spinoza énonce que « les idées diffèrent entre elles comme les objets eux-mêmes ». donc sans pré­ tendre connaître son essence. 35. nous apprendrons que la raison dicte à l'homme deux rè­ gles de conduite pratiquement opposées à l'égard des autres hommes et du reste de la nature : avec les hommes. « il est nécessaire de connaître la nature de son objet ». En E IV. En attendant. et notamment des animaux. c'est que certains corps sont plus complexes que d'autres et ont plus de relations que d'autres avec l'extérieur. La logique de l'étude spinoziste de l'âme nous renvoie donc à la différence des corps : « Plus un 1 . La seule chose qu'on peut savoir. Donc. sans donner de définition de l'homme. du reste de la nature. la série d'axiomes. cerne un peu mieux ce qui le distingue du reste de la nature. C'est pourquoi. Concorde contre usage : la communauté de départ a produit au bout du compte une ligne de rupture infran­ chissable1 . On trouve un exemple de cette démarche dans les travaux d' Arne Naess. il peut faire usage. de lemmes et de pos­ tulats qui se situent après la proposition 1 3 doivent per­ mettre de passer de ce qui a été démontré (et qui ne concerne pas l'homme seulement) à une approche qui.constituer une échelle des êtres en fonction de leur com­ position et de leur plus ou moins grande relation avec le monde extérieur. il doit rechercher la concorde . une pure différence de degré. C'est pourquoi d'ailleurs les écologistes qui se réfèrent à Spi­ noza au nom de la première ne peuvent le faire qu'en négligeant la logique qui la mène inéluctablement à la seconde. Le mot « âme » n'y est pas prononcé et la notion d'homme elle-même n'y est présente que sous forme d'adjectif. la différence entre ses composantes . .Le corps humain est souvent affecté par les corps extérieurs. Rien de plus décisif que la pensée. Et une pensée 76 . il se caractérise par sa richesse relationnelle avec son environnement. et non : « je pense »). nous pouvons supposer qu'ils le sont moins). Les rencontres extérieures sont mémorisées. il est une composition de fluide. et. » Le langage du plus et du moins. rien de moins fondateur qu'elle. Spinoza ne dit pas que d'autres corps n'en soient pas capables . Il peut aussi les mouvoir et les disposer d'un grand nombre de façons (nous retrouvons peut-être ici les instruments naturels du TIE). Le corps humain est affecté (et régénéré) de très nombreuses façons par un très grand nombre de choses. plus l'âme de ce corps est apte. Cette représentation simple suffit à cons­ truire toute la philosophie spinoziste. mais non une spécificité absolue (d'autres corps sont composés.Le corps humain est très composé. et c'est probablement ce qui distingue le plus le corps hu­ main (là aussi. .Enfin. Un postulat énonce : « l'homme pense » (comme une constatation bien connue. de manière générale. C'est un trait ca­ ractéristique. à percevoir plu­ sieurs choses à la fois. comparativement aux autres. mais à un degré moindre). Spinoza n'a pas besoin d'une définition idéale de l'homme.corps est apte.fait qu'il est particu­ lièrement apte à garder une trace des choses qui l'ont af­ fecté. Un corps simple ne reçoit de l'extérieur que des chocs. plurimis corporibus) est donc celui de cette détermination tâtonnante de l'humain. de mou et de dur. à agir et à pâtir de plusieurs façons à la fois. Qu'apprenons-nous ainsi ? . L'extrême complexité du corps humain est traduite en termes de physique. du « plusieurs » et du très grand nombre (plurimis modis. Son organisation particulière . comparativement aux autres. Retenons d'abord ce qui ne s'y trouve pas : le cogito ou tout ce qui pourrait en tenir lieu. mais dans une théorie de la production des genres de connaissance.qui. du monde extérieur. j'ai aussi des images de mon corps. des modifications cor­ porelles. 1 / Le premier genre est celui qui vient des rencontres avec le monde extérieur. Par la connaissance du premier genre. J'obtiens donc une connaissance vive et forte du monde extérieur.mais locale. La détermination du corps humain permet de les pré­ senter non pas sous l'angle d'une « théorie de la connais­ sance ». mais non une connaissance adé­ quate. ni de mon propre corps. Il y a de la pensée. suivant une excellente formule de Gilles Deleuze. Il s'agit de montrer que chacun est engendré de façon nécessaire par la constitution du corps et de l'âme. A ces rencontres correspondent des images. A côté des images du monde extérieur. avant qu'un sujet ne s'en rende compte. Cette imagination ne donne pas une connaissance adéquate. lacunaire. elles aussi non adéquates (la faim ne me donne pas la connaissance de la structure de mon estomac). sans trop forcer le sens. Cette connaissance inadéquate de mon corps. toute la suite du texte va plutôt montrer comment constituer une sub­ jectivité . Nous retrouvons maintenant les modes de perception du TIE. c'est-à-dire des traces. parler d'une véritable « épistémologie historique ». je n'obtiens donc pas d'idée adéquate du monde extérieur. mais sous un autre nom et d'un autre point de vue. celle de la structure interne des choses. L'homme. mais pas au même degré. L'idée de l'imagination est une idée de la rencontre entre le monde extérieur et mon corps . beaucoup plus affecté par le monde extérieur.et non pas de la structure réelle du monde exté­ rieur (l'homme qui se brûle en approchant sa main de la flamme n'en tire pas un savoir adéquat de ce qu'est la flamme). On pourrait même. aura beau­ coup plus d'imagination. Aux images corporelles correspondent des idées d'images. partielle. dé­ passe la conscience. de Dieu et de l'âme est pour77 . D'une certaine façon. toutes les âmes. C'est sans doute vrai pour tous les corps. 3 / Enfin la connaissance du troisième genre est la connaissance par science intuitive. ce sera donc déve­ lopper la Raison (ce que font quelques hommes. Elle est donc constamment reproduite et renforcée par le cours ordinaire de la vie.tant utile.et elle en déduit 78 . tous les hommes ne sont pas rationnels. Une fois que la Raison a com­ mencé à se développer. au fur et à mesure qu'elle se développe. Surtout. dans la pensée. Accéder au deuxième genre de connaissance. du mouvement et de la fi­ gure. elle entraîne une chaîne d'idées adéquates. à ce que sont ces propriétés communes dans l'étendue. Elles sont donc nécessairement adéquates : ce sont par exemple les idées de l'étendue. on se rapproche par elle d'une idée de Dieu comme principe de rationalité et d'universalité des lois de la nature. Elle prend son prin­ cipe dans l'idée de Dieu . 2 / S'il en est ainsi. on peut se demander s'il n'est pas tout simplement impossible d'accéder à la connaissance du deuxième genre : la raison. En fait. ces idées adéquates sont d'abord recou­ vertes et submergées par les idées inadéquates. Cependant. ni une erreur de la volonté. il y a des propriétés communes à mon corps et au monde extérieur. Nous avons en nous un certain nombre de notions communes qui correspondent. En ef­ fet. dans l'idée de l'essence de certains attributs de Dieu . dans son cas aussi. ni un péché. et diffi­ cilement) à partir des notions communes (que possèdent tous les hommes). La vivacité de l'imagination empêche le déve­ loppement de la raison. Elle ne nous donne la connaissance d'aucune es­ sence singulière. qui consiste précisément en ces rencontres non maîtrisées avec le monde extérieur. elle n'est ni une illusion. Cette connaissance ne nous donne que des lois univer­ selles. Autrement dit.plus exactement. Elle est enracinée dans le pro­ cès objectif de la vie humaine. Cependant. mais ils ont tous en eux le germe de la raison. nous y avons accès à partir de notre propre corps. C'est pourquoi il est impossible de caractériser le spinozisme comme un irrationalisme. sous prétexte qu'il y aurait une instance supérieure à la Raison. Naples. Sur la science intuitive. ni d'un dépassement de la Raison. il n'est pas plus adéquat2• 1 . mais nous ne l'apercevons pas. Mais. « attribut ». même dans l'ultime section de l'Éthique. 2. non pas entre deuxième et troi­ sième . le deuxième et le troisième genre sont encore nommés ensemble : E V. 38. comme on a parfois tenté de le faire. Cf. La science intuitive est de part en part démonstrative. En un sens. Le troi­ sième genre est supérieur au deuxième en ce qu'il est plus clair et relie plus immédiatement les étapes du sa­ voir1 . dans le TTP. on l'a vu opposer en bloc à l'imagination une instance qu'il désigne par entende­ ment ou lumière naturelle ou raison. elle ne va pas plus loin que le deuxième genre : Spinoza souligne que la vraie rupture est entre premier et deuxième genre. La vraie différence tient à la démarche : lois universelles dans un cas. déduction d'essence à essence dans l'autre. Le début de l' Éthique fait le bilan de cet acquis du deuxième genre (que résument les termes de « substance ». et qui est l'équivalent de ce que l' Éthique distingue en deuxième et troisième genre. Cristofolini. 36 scolie. E V. il ne lui reste plus qu'à dégager l'essence singu­ lière qui anime ce principe. 1 987. Morano.les essences des choses singulières. Il ne s'agit ni d'une ivresse mystique. 79 . l'idée de Dieu est présente en nous dès le début. Il ne faut pas se laisser abuser par le mot « intui­ tion » et son usage traditionnel. voir P. Com­ ment l'apercevoir. autrement dit : comment passe-t-on du deuxième au troisième genre ? Sans doute celui qui a suffisamment avancé dans la connaissance du deuxième genre est parvenu à l'idée de Dieu comme principe uni­ versel . « mode ») pour ar­ river à l'idée de substance singulière. Comme dans le cas des notions communes. La scienza intui­ tiva di Spinoza. Ce qui ne signifie nullement que Spinoza reprend ce discours commun sous la forme où tout le monde l'énonce. Les trois passions primitives.où presque tous les philosophes se doivent d'intégrer à leur doctrine une théorie des passions et où théologiens. avant de parler de telle ou telle passion. Les passions nous font ressentir impuissance et déchirement . Ceux-ci sont de deux sortes : actions et passions. et qui consiste en fait dans l'unité des attributs. Il doit donc. poli­ tiques et théoriciens du théâtre les rejoignent sur ce ter­ rain. La recherche de la li­ berté consistera donc à découvrir les remèdes aux pas­ sions et la puissance de la Raison. On sait que Spinoza ne reprend pas à son compte l'opposition cartésienne par laquelle ce qui est passion dans le corps est action dans l'âme et réciproquement. et c'est ici que Spinoza rencontre le discours commun des passions tel qu'il est tenu partout au xvne siècle . toute augmentation de la puissance d'agir du corps correspond à une augmenta­ tion de celle de l'âme . l'âme et le corps sont actifs en­ semble lorsqu'ils sont cause adéquate. les transforment. mais d'abord que cet ordre est celui de leur production. Au contraire. les associent. Le passage à l'activité implique donc une connaissance de la vie des affects. L'auteur de l' Éthique décrit les passions mais surtout il les reconstruit génétiquement. ensuite indiquer quels phénomènes les diversi­ fient.La troisième partie de l' Éthique est explicitement consacrée à la nature et à l'origine des affects. donc aussi de l'âme et du corps.c'est probablement là l'expérience fondamentale de ce que le spinozisme nomme la servitude. formes premières prises par l'effort pour per­ sévérer dans son être et par les modifications de la puis80 . mettre en évidence des mécanismes d'engendrement. Cela implique non seulement qu'il les classe selon un ordre rationnel. c'est-à-dire d'abord montrer ce que sont les passions pri­ mitives. passifs ensemble lorsqu'ils sont cause inadéquate. selon le principe que les commentateurs appellent improprement parallé­ lisme. sance d'agir. à partir de la proposition 22 le raisonnement fait intervenir un tiers qui n'est pas autrement déterminé). en un sens. enfin les mécanismes d'identification (III. Il décrit en effet des passions qui naissent en nous non pas à propos d'un objet externe. qui est la diminution de notre puissance d'agir. 1 9-24 : nous ai­ mons ceux qui aiment la chose que nous aimons. qui est tendance à persévérer dans son être . qui est l'augmentation de notre puissance d'agir . domaine où se développera l'imitation des affects.celles qui sont fondées sur les enchaî­ nements objectaux et celles qui sont fondées sur la simili­ tude. nous haïssons ceux qui la haïssent . Le désir. quitte aussi à renverser ou réélaborer certaines des relations tradition­ nelles . puisqu'il cherche à déchiffrer un petit nombre de tendances servant à elles seules à éclairer l'ensemble des comportements humains . mais à partir de la conduite de quelque 81 . sur l'espoir et la crainte. Il s'agit maintenant de reconstruire toute une partie du compor­ tement sur une propriété fondamentale qui n'a rien à voir avec l'objet : l'imitation des affects.1 7) et de temporalisation (III. à partir de la proposi­ tion 27. qu'il faut compléter par la proposition 50 sur les présages) . la tristesse. 1 8.autant désormais il est révolutionnaire. En effet. 14. sont le désir. une première série de propositions explique comment se produit le mécanisme d'objectivation (Ill. on voit surgir un tout autre univers passionnel . la joie et la tristesse. tant qu'il s'occupe des relations objectales . 1 3 et scolie : on passe de joie et tristesse à amour et haine : désormais les passions fondamentales se sont donné des objets : c'est à partir de la relation avec ceux-ci que vont se mettre en œuvre les autres mécanismes) . et autant Spinoza est classique.quitte à les unifier et à les recomposer. Quant aux transformations subies par ces passions primitives. elles rentrent dans deux grandes catégories : on pourrait dire que la vie humaine s'organise finalement selon deux sortes de passions . puis sont analysés les mécanismes d'association (III. la joie. 1 2. Mais. ou le pouvoir ou la gloire. ou hait ce que nous-même haïssons.et. » L'important est évidemment que rien ne vient ici prédéterminer l'affect. Et Spinoza. plutôt. La proposition 27 in­ troduit l'expression désormais principielle de « chose semblable à nous » . de quelqu'un d'autre à l'égard de cet objet . étaient cités sur un registre gé­ néral. et la racine de cette production est le fait que ce quelqu'un ou ce quelque chose nous ressemble. La proposition 27 énonce : « Si nous imaginons qu'une chose semblable à nous et à l'égard de laquelle nous n'éprouvons d'affect d'aucune sorte éprouve quelque affect. mais cette qualité n'entrait pas en ligne de compte. Nous avons donc une seconde série de passions qui constituent comme une sphère de la similitude. estime au contraire que nous reconnaissons spontanément ce qu'est cette « chose semblable à nous ». ni d'une association comme celles qui sont repérées dans les propositions 14 et suivantes : le simple fait qu'une chose semblable à nous éprouve un sentiment (ou plutôt que nous nous re82 . notons en particulier la proposi­ tion 3 1 qui marque les effets de renforcement ou d'affaiblissement des sentiments : si nous imaginons que quelqu'un aime ce que nous-même aimons. sans mention de leur qualités d'hommes . Encore une fois il ne s'agit ni d'un calcul rationnel. c'est bien de cela qu'il s'agit. Les uns et les autres peuvent évidemment aussi être des hommes. au con­ traire. nous éprouvons par cela même un affect semblable.les ob­ jets pouvaient être des choses inanimées. nous remarquons que dans tout ce qui précède jamais il n'avait été fait réfé­ rence à l'homme . du coup. alors par ce fait même notre amour ou notre haine seront renforcés.chose ou. comme nos rivaux ou nos complices. Ici. qui ne définit jamais ce qu'est un homme.les objets de nos passions. Les tiers qui intervenaient au­ raient pu être des groupes ou des animaux. ou des bêtes. Suit une série de proposi­ tions qui tirent les conséquences logiques de cette effica­ cité de la similitude . s'enracine bien dans cette « propriété de la nature humaine » qu'est l'imitatio affectuum.présentions qu'elle l'éprouve) suffit à engendrer ce senti­ ment en nous . nous nous trouvons donc dans une phase de jluctuatio animi. la pro­ position 32 tire de la proposition 27 une conséquence qui montre les effets parfois néfastes de la psychologie de la similitude : si nous imaginons que quelqu'un (de sem­ blable à nous) tire de la joie d'une chose. toutes choses égales par ailleurs. à en augmenter la force. le mieux alors serait une situation où autrui aurait d'emblée les mêmes sentiments que nous . comme on 83 . aussitôt. nous allons faire notre possible pour qu'il en soit ainsi . puisqu'à sa puissance originaire s'ajoute la puis­ sance issue de la similitude . le même mouve­ ment par lequel nous nous mettrons à l'aimer fait aussi que nous serons portés à en déposséder celui-là même à l'image duquel nous la désirons. aucun des deux af­ fects ne suffit. nous sommes conduits à la commisération envers les malheureux (parce que spontanément nous partageons leur tristesse) et à la jalousie envers les heureux (parce que. De même. au contraire. s'il existait déjà. même si nous ne l'aimions pas antérieurement . alors la puissance originaire entre en contradiction avec la puissance issue de la similitude . par imitation de son affect. si nous imagi­ nons que quelqu'un a en aversion ce que nous aimons. D'où le scolie : par la même propriété de la nature humaine. et si ce n'est pas le cas d'emblée. mais s'il s'agit d'une chose qu'un seul peut posséder.et. à suppri­ mer l'autre . donc cette caractéristique si cruciale pour la morale et la politique spinozistes (notamment en matière de religion) qui est que les hommes ont toujours le désir de voir vivre les autres selon leur propre inge­ nium. ou par l'opinion que nous en avons. nous aimerons cette chose. Le corollaire et le scolie de cette propo­ sition 3 1 indiquent le moyen par lequel nous nous effor­ çons dès lors de préserver la constance de nos senti­ ments : si nous sommes tellement influençables par les sentiments d'autrui. c'est-à-dire à la puissance des af­ fects et à l'impuissance de la Raison . y compris lorsque nous croyons maîtriser nos actions. à un monde où elles se compliquent de nos relations avec nos semblables.de l'affect . la seconde dimension suffit à séparer Spinoza des autres philosophes de son époque. comme un facteur puissant d'explication des relations in­ terindividuelles. l'imitation des affects fondée sur la similitude . Si la première dimension peut nous faire penser à Descartes ou à Hobbes. celle que le corps manifeste des événements qui ont lieu dans le psychisme. enfin. Une double règle génétique explique donc la psychologie spi­ noziste : le jeu des passions primitives et l'imitation des affects. et la teneur des passions primitives modifiée.c'est ce 84 . On aurait tort pour autant d'identifier les deux projets : le concept freudien d'inconscient est absent de la perspective de l' Éthique . C'est à la servitude . ce principe de similitude apparaît. Il nous fait passer d'un univers où nos passions se donnent des objets. Surtout. une insistance particulière sur le fait que le mécanisme des af­ fects nous est opaque à nous-mêmes.qu'est consacrée Éthique IV dans son ensemble. Une première forme de cette servitude est le jeu autonome des passions . un certain nombre de motifs freudiens rappellent. Ainsi. On peut donc mesurer son originalité à trois traits : l'explication par les causes qui considère l'objet comme secondaire par rapport à la force . sans ja­ mais les répéter.vient de le voir. mais il est vrai que l'un et l'autre se donnent les moyens de comprendre rationnelle­ ment ce qui semble le plus échapper à la Raison. bien que la liste des affects soit différente.on serait tenté de dire : l'énergie . Ces trois traits rap­ prochent à certains égards la psychologie spinoziste de la démarche qui sera plus tard celle de Freud. nous ne pouvons partager complètement leur joie tant qu'ils en possèdent l'objet en exclusivité). en tant que règle générale de fonctionnement de la nature humaine. les grands thèmes de l' Éthique : l'idée que le psychique ne se réduit pas au conscient . elle est au début très faible) mais rien ne peut lui être supérieur ou offrir des 1 . la Raison peut se déployer dans l'individu. voir Michael Schrij­ vers. Les prescriptions impliquent notamment un classement des affects selon qu'ils sont absolument mauvais (la haine). Spinozas Affektenlehre. utiles dans la Cité mais mauvais en soi (certaines passions tristes. La suite énonce le compor­ tement de l'homme guidé par la Raison ( « ce que la Rai­ son nous prescrit et quels affects s'accordent avec les règles de la Raison humaine » ). car alors elle partagerait l'illusion de la tradition éthique suivant laquelle l'homme exerce une souveraineté absolue sur ses passions. La Raison peut donc construire un modèle de comporte­ ment. l'éthique ainsi définie se fonde sur une confiance ferme dans la Raison : non qu'elle soit toute­ puissante (au contraire. dans la non moins né­ cessaire inadéquation première de nos représentations. La dénonciation de l'humilité et du repentir place évidem­ ment ces thèses en contradiction avec la morale chré­ tienne1 . on l'a vu. dans les lois nécessaires de l'imagination. ce comportement est celui d'un modèle. 1 989 . qui augmente son savoir augmente sa douleur. mais elle est au départ trop faible pour lutter contre la vie affective. Haupt. Pascal Sévérac. Or tout l'effort des livres précédents a consisté à montrer l'en­ racinement naturel de ces affects. Sur la théorie spinozienne des affects. dans la structure du corps humain et ses rencontres avec l'extérieur. comme le dit l'Ecclésiaste. Certes. comme l'humi­ lité ou le repentir). C'est pourquoi je vois le meilleur et je fais le pire . Mais la dé­ pendance à l'égard des affects n'en est qu'une première forme. Berne. L'énoncé des pres­ criptions de la Raison fait donc encore partie intégrante du monde de la servitude. Champion. bons absolument (la générosité). L'éthique spinoziste n'est pas un portrait du sage. mais ce modèle ne suffit nullement pour que l'homme devienne un homme libre. Mais. 2005. Surtout.que montrent les 1 8 premières propositions. 85 . Le devenir actif chez Spinoza. précisément. ou. Ainsi. 1 997 . Nicolas Israël. Il s'agit désormais non plus de l'itinéraire dans la durée mais de l'éternité1 • Les trois no1 . Prelorenzos. la IVe partie dispose les jalons qui permettent de passer de l'éthique individuelle à la politique (E IV. 86 . Kimé.à accéder à un pouvoir relatif sur les affects. au contraire. en partie. Il s'agit de savoir dans quelle mesure l'homme peut gouverner ses affects. PUPS. car il sait que Dieu n'a pas d'affects . éternité chez Spinoza.ressources qu'elle n'a pas . 1 996 .-F. est écrite pour aider le maximum d'hommes . Temps. ce n'est pas pour y enfermer le lec­ teur sous le poids d'une nécessité vécue uniquement comme contrainte. La seconde section se demande ce qu'il en est de l'âme sans rapport avec le corps. l'homme guidé par la Raison peut devenir homme libre. La cinquième partie se divise en deux sections. durée et éternité dans les Principes de la philosophie de Descartes de Spinoza. Car si elle est si précisément décrite. Moreau. qui ne peut être détruit sinon par la destruction du corps. même si elle est active. Spinoza. Sub specie aeternitatis. La première poursuit le mouvement commencé dans les livres précédents. 200 1 .même si finalement ce maximum signifie très peu . PUF. nous pouvons être déterminés sans elle par la Raison. Le temps de la vigilance. L' Éthique. » Enfin. 1 994 . durée. c'est ce qu'affirme nettement la proposition 59 : « A toutes les actions auxquelles nous sommes déterminés par un affect qui est une passion. et le couronnement de cette liberté est le développement d'un amour envers Dieu qui ne ressemble pas à l'amour passionnel des superstitions : c'est un affect joyeux. Sur temps. Y. Chantal Jaquet. et qui n'exige pas la réciprocité : « Qui aime Dieu ne peut faire effort pour que Dieu l'aime à son tour ». de les régler. L'expérience et l'éternité. Payot. voir P. Renoncer à l'illusion d'un pouvoir absolu sur eux permet d'accéder à l'espace dans lequel il est possible. Il reste à indiquer dans quelle mesure on peut ef­ fectivement se libérer de la servitude. 3 5-37 et 73). or l'amour est fondé sur une joie (laetitia) qui est un affect. Cet amour ne cesse pas avec la mort du corps. mais une joie qui n'est plus un affect. les six suivants sont consacrés à décrire les trois imperia (c'est-à-dire les trois types d' État. Et pourtant il n'y a pas réciprocité . Le texte s'interrompt peu après le début du chapitre sur la démocratie. Enfin à la différence de l'amour envers Dieu de la section précédente. Les cinq premiers chapitres exposent les principes . plutôt que les trois gouvernements) : monarchie. On peut parler d'un antiplatonisme politique de 87 . il doit bien impliquer Dieu lui-même.tions clés sont : le troisième genre de connaissance. Qu'est-ce que l'amour intellectuel de Dieu ? Comme tout amour c'est une joie . c'est d'identité qu'il s'agit : c'est le même amour dont Dieu s'aime lui-même et dont il aime les hommes. l'amour intellectuel de Dieu. il ne vise pas à répondre à une question délimitée . aristocratie. il s'agit d'exposer l'ensemble des ma­ tières qui concernent la vie des hommes dans la société civile. Le Traité politique Ce livre a occupé. Une lettre de l'auteur à un correspondant anonyme nous apprend qu'il aurait dû comprendre en outre des chapitres sur les lois et sur « les autres ques­ tions particulières concernant la politique ». les deux dernières an­ nées de la vie de Spinoza ( 1 675.1 677). l'éternité. démocratie. L'ouvrage s'achève sur une proposition qui unit deux des termes clés de l' Éthique : la béatitude n'est pas la récompense de la vertu . sans doute. Le principe de méthode qui est affirmé avec plus de fermeté que jamais est la nécessité de regarder les phé­ nomènes humains comme ils sont et non pas à la lu­ mière d'une essence supposée ou de ce qui est souhai­ table. même ac­ tif (Spinoza dit gaudium et non plus laetitia). elle est la vertu elle-même. À la différence du Traité théologico-politique. il faut revenir à ce qu'il a dit dans l' Éthique. du moins les résultats essen­ tiels pour la politique. mais c'est à l' État de rendre les hommes ver­ tueux et non d'attendre qu'ils le soient. pour comprendre la nature des hommes. il tendait à effacer en quelque sorte l'autonomie humaine. pour en épargner le détour. les philosophes. Elle permet de constater une nou­ velle fois que les mêmes thèmes peuvent acquérir une signification et une vigueur nouvelles lorsque d'autres formes d'exposition leur en donnent le moyen. C'est donc la dernière fois que Spinoza a l'occasion de présenter son « ontologie de la puissance » (A. et que dans l' Éthique les deux s'équilibraient. d'intérêts et d'institutions. et no­ tamment des chefs de la Cité. les princes bien instruits et vertueux). dans le Court Traité. alors qu'il occupait une place centrale dans le chapitre XVI du TTP. Le thème de l'enracinement de la puissance humaine dans la puis­ sance divine acquiert ici une nouvelle force : alors que. le TP affirme avec force que la vertu des dirigeants est in­ différente à la politique. il faut noter que dès le TTP le contrat n'apparaissait que comme un langage . On a donc pu se demander (Menzel) si ce changement mar­ quait une évolution d'un traité à l'autre. ce sont les équilibres de passions. Non que la politique ici décrite soit cy­ nique . sont de mauvaises institutions. Mais. En fait. Matheron). ici au contraire il sert à adosser irrésisti­ blement le droit humain à son fondement divin . Des institutions qui ne tien­ nent que par la vertu ou la raison des citoyens.une expression théorique qui ne 88 . On a remarqué que le langage du contrat est aban­ donné. il en réex­ pose sinon tout le contenu. Spinoza souligne lui-même que.donc à balayer tout ce qu'on pourrait lui opposer d'extérieur à lui. Cette version est probable­ ment la plus radicale.Spinoza : face à la longue tradition qui identifie bon gouvernement et gouvernement par les bons (les sages. Ce qui le remplace ici. étant entendu que cette conservation est sou­ haitable. 89 . et pour chacun on se demande comment le conserver . aisé d'inscrire Spinoza dans la tradi­ tion républicaine. Dans ces conditions. chap. Faut-il voir là une évolution. au contraire. sans que cela im­ plique nécessairement une transformation profonde du système. c'était soit. pour en faire le premier degré de la décadence de l' État des Hébreux. un autre type de républicanisme se fait jour : il s'agit de rechercher les conditions de la liberté dans tout type d' État1 • Une des thèses les plus fortes du Traité est énoncée dès le début : l'expérience est close. dit Spinoza. il s'agit non plus de prendre en compte (même pour les nuancer) les théories à l'aune desquelles évaluer la liberté de philo­ sopher. 1 985. une con­ tradiction ? En fait. dans ces conditions.concordait guère avec la pratique. Le TTP désignait la démocratie comme mode originaire de relations entre les hommes. III. c'est-à-dire que chacun. peut assurer la paix et la sécurité. afin qu'ils combattent pour leur servitude comme si c'était pour leur salut » ). soit. Il était. politique. Une autre différence avec le TTP tient à l'apparente impartialité entre les différents États. analytiquement. C'est ce que montre clairement É. lorsqu'il fonctionne bien. Balibar dans Spinoza et la PUF. pour souligner la convergence entre monarchie et supers­ tition ( « le plus grand secret du gouvernement monar­ chique et son intérêt principal consistent à tromper les hommes et à masquer du nom spécieux de religion la crainte qui doit les retenir. J'estime. les habits contrac­ tualistes peuvent être abandonnés. les trois types d' É tat sont étudiés chacun dans sa struc­ ture propre . Dans le Traité politique. et lorsqu'il parlait de la monarchie. que l'expérience a montré tous les genres de Cité qui peuvent 1 . Ici. historiquement. mais bien plutôt de décrire le fonctionnement réel des États. et assumer la fin qu'est la liberté. qui lui paraît un apport lié plus à la tradition nationale qu'à la structure même du régime. et tous les moyens par lesquels se gouverne la multitude. Cependant la finitude ici énoncée est plutôt celle des éléments que celle des constructions . une grammaire de !' Écriture. mais en supprimant la place du doge. L'Abrégé de grammaire hébraïque Dans la mesure où la lecture spinoziste de !' Écriture sainte prend pour point de départ la connaissance des langues. la syntaxe pro­ mise est complètement absente) prend en vue non seule­ ment les formes attestées. Que faut-il en­ tendre par là ? dans la mesure où la Bible est pourtant le seul texte pris comme matériau. mais tout ce qui peut être construit rationnellement du système de la langue. puisque cela irait de pair avec la prudence de Spinoza concernant les nouveautés (la politique doit avoir recours plutôt à des moyens connus et sûrs qu'à des moyens nouveaux et dangereux).se concevoir. il était logique de consacrer un traité à la gram­ maire de la principale langue de !' Écriture. ainsi. Comment comprendre cette clôture ? Peut­ on parler de fin de !'Histoire ? Ce serait tentant. En fait. comme ses pré­ décesseurs. lors­ qu'il analyse le régime aristocratique. Cela ne signifie pas une grammaire entièrement a priori. Les - 90 . Mais (et les éditeurs le soulignent dans les OP) Spinoza a voulu faire une grammaire de la langue et non pas. il prend pour mo­ dèle Venise. la morpho­ logie (c'est la seule partie qui nous reste. Mais Spinoza combine soigneusement la part de la raison et de l'usage dans le fonctionnement réel du langage. il s'agit moins de fer­ mer le présent (et l'avenir) sous le poids du passé que de refuser que des constructions sorties de l'esprit d'un phi­ losophe puissent avoir des chances de se réaliser si elles s'opposent à l'expérience. En fait. Spinoza ayant gardé dans ses papiers une variante légèrement différente de celle qu'il envoyait à son corres­ pondant. 1 . Certaines nous ont été conservées en deux ver­ sions. 2000. Il reprend les questions posées par son interlocuteur. de et à Spinoza (la dernière trouvée. et parfois en notant la raison de cette diffé­ rence. Vrin. Spinoza et le signe. et les traite le plus souvent dans 1'ordre où elles ont été posées . Ph. Il faut plutôt les lire comme des sco­ lies répondant à une objection précise (c'est ce qui fait que le contenu de certaines lettres se retrouvera. peu changé. plutôt. Des dé­ couvertes ultérieures ont conduit la correspondance à un total de 88 lettres. 2005. publiée en 1 975. 91 . La genèse de l'imagination. voir Lorenzo Vin­ ciguerra. Cassuto. Il est donc dangereux d'y chercher des exposés de l'ensemble de sa pensée sur tel ou tel point. Cette situation textuelle doit nous rappeler qu'au xvne siècle une lettre est déjà un mode de publication. Sur la théorie du langage. L'hébreu dans le Tractatus theologico-politicus et dans le Compendium grammatices hebraeae linguae. ses propres arguments ne sont organisés qu'en fonction de cette réponse. La stratégie épistolaire de Spinoza est très concertée. Les lettres Les œuvres posthumes contenaient 75 lettres. Spinoza hébraïsant. dans les scolies de l' Éthique). comme s'il s'agissait de traités autonomes. lue par un public plus large que son seul destinataire. est une réponse à des questions posées par L.confrontations perpétuelles de l'hébreu et du latin font du livre une grammaire comparée ou. En gé­ néral ses lettres sont des réponses et c'est en fonction de ce statut qu'il faut les lire. une gram­ maire qui utilise la comparaison des langues pour faire ressortir les matériaux communs et les formes fondamen­ tales sur lesquelles elles sont construites' . Meyer au moment où il préparait l'édition des Principia). Peeters. dans la Bible. Leibniz en témoigne encore et in­ dique la fausseté de cette attribution (Discours de la conformité de la foi avec la raison. in Essais de théo­ dicée). § 14. le Voor-hof de Salomon Van Tyl. le pro­ jet n'est pas incompatible avec la thèse spinoziste selon laquelle la Bible doit pouvmr être lue en toutes les 92 . est le symbole miraculeux de l'alliance de Dieu avec Noé). . Des recherches ré­ centes ont montré qu'il ne pouvait être de sa plume. Spinoza aurait. selon la démarche préco­ nisée par Spinoza dans le Traité théologico-politique (mais il n'était pas le seul à le faire). On a cru le retrouver au x1xe siècle . et comme dans le volume ainsi découvert était également relié un « calcul des chances » rédigé à partir d'un problème formulé par Huygens. Scripturae Interpres de Lodewijk Meyer ont été attribués à Spinoza. en ce qu'il fournit un état de la discussion de la dioptrique car­ tésienne aux Pays-Bas .Quelques textes inauthentiques ou disparus .Les « écrits scientifiques ». on l'a également attribué à Spinoza.Le De jure ecclesiasticorum de Lucius Antistius Constans (pseudonyme non décrypté à ce jour) et la Phi­ losophia S. et il est possible qu'il n'ait jamais existé. raconte l'exclusion de Spinoza de la communauté juive en ajoutant qu'il rédigea alors une Apologie pour se justifier. Halma) remontent en fait à cette source unique. . entrepris une traduction du Pentateuque en néerlandais et l'aurait jetée au feu. .Enfin. Le texte n'a jamais été retrouvé.L'Apologie : un pamphlet tardif. Il n'en existe aucune trace . Tous les autres prétendus témoignages (Bayle. Le pre­ mier de ces ouvrages est intéressant par lui-même. durant sa dernière maladie. il témoigne aussi de la volonté d'expliquer naturellement un phénomène comme l'arc­ en-ciel (qui. La préface des OP in­ dique que Spinoza avait rédigé un traité de l'arc-en-ciel. le style rhétorique personnalisé du prologue du TIE ou des dialogues du Court Traité). en se dépouillant de plus en plus des emprunts cartésiens. l' « ontologie de la puissance » s'expose de plus en plus clairement sur ses propres bases.donc une autre puissance . comme l'a fait admirablement Alexandre Matheron : du Court Traité aux premiers chapitres du Traité politique. répertoire quasi lexi­ cal. 93 .langues et ne pas être réservée aux doctes. Tout d'abord. de démarche ou de genre littéraire (traité ponctuel sur un sujet précis. somme philosophique). les écrits de Spinoza fournissent un excellent exemple pour comprendre ce que sont les transforma­ tions d'un système philosophique. en insistant sur leur diversité : de sujets (la mé­ thode. dialogue. soit une façon de le prendre au mot pour le dépasser. Il y a là soit une concordance avec un thème calviniste (!' Écriture aux mains de tous). on peut remarquer comment d'un écrit à l'autre les mêmes thèmes reviennent avec in­ sistance et intensité. En ce sens. la narration continue. de type d'exposition enfin (le mode géométrique. la grammaire. mais prennent une autre significa­ tion . la liberté de penser. * * * On peut lire de trois façons cette série d'écrits. Enfin. la structure des États. lettre. la béatitude).à cause du contexte conceptuel dans lequel ils se trouvent réorganisés. Mais on peut aussi souligner la progression qui expose de façon de plus en plus spinoziste le sujet principal. . qui prend appui soit sur des personnages anonymes (le jaloux. à la Bible juive ou au Nouveau Testament : Alexandre. Celui-ci est nécessaire pour marquer le pro­ grès d'une pensée. le fils qui s'engage dans l'armée pour ne plus obéir à son père).et le fait qu'il soit un roi montre que nul ne leur échappe . soit sur des individus historiques spécifiés. Ils sont empruntés à l'histoire ancienne. l'avare.Chapitre III THÈMES ET PROBLÈMES On peut lire la doctrine autrement que dans l'ordre des œuvres. ces deux dernières situations ont l'intérêt de montrer la fron­ tière entre deux complexions nationales et les straté­ gies efficaces ou non pour les surmonter. 95 . Paul. Pourtant Spinoza réfléchit souvent sur des exem­ ples et expose sa doctrine à travers eux. il illustre la façon dont le pouvoir dérive . le Christ. Salomon. Visiblement. Moïse. Ses œuvres sont parcourues par un filon narratif. dont la vie donne une chair à la réflexion. le refus des Grecs d'accepter l'adoration du souverain à la manière des Perses . Mais on doit relever aussi les terrains qu'elle parcourt et les conflits qu'elle suscite. Alexandre apparaît comme le symbole de l'homme en proie à la fortune. Quelques figures On lit parfois que le spinozisme est une doctrine abs­ traite. la façon aussi dont on rend l' État éternel en favorisant des alliances entre vainqueurs et vaincus . donc à la superstition . Fait­ il alors partie de ces practici cités par le Traité politique ? Ils sont guidés par la crainte . Spinoza s'intéresse peu à sa biographie. Salomon.mais Spinoza ne les mentionne jamais). Tout se passe comme si chez lui l'imagi­ nation. mais ici reconstitué par la biographie d'un individu). Il a su conserver le pouvoir. Il l'appelle le Philosophe (terme que les scolastiques réservaient à 96 . comme tout prophète . nous ne connaissons pas exactement le mo­ ment de la fondation.l'histoire d'Alexandre fournit un terrain paradigmatique pour faire apparaître les problèmes concrets que les pas­ sions humaines (y compris les siennes) posent à l'homme qui exerce le pouvoir et à celui qui acquiert un nouvel empire (problème machiavélien. Reste à expliquer l'erreur qui. les rappellent à la justice et à la charité. Comme sur la vie d'Alexandre. Moïse est un homme d'imagination. communiquées aux hommes. tendait vers un but pratique . mais il a fait ce que n'a tenté de faire aucun autre prophète : il a fondé un État .la construction d'une société et d'une vie en commun. Spinoza semble avoir longuement médité pour penser l'intel­ ligibilité de cette suite d'événements. Moïse fascine Spinoza en ce qu'il incarne la figure du fondateur d' État.et un É tat viable.qui est précisément le res­ sort de la théocratie. produira la ruine de l' État. Venise ou les Pays-Bas. Il en relève plutôt des traits isolés. à terme. telle que l'histoire l'avait formée. dans le cas de Moïse nous avons des traditions qui remontent jusqu'à lui (c'est la conclusion positive de la critique de la mosaï­ cité du Pentateuque) et même quelques textes qui vien­ nent de lui. et organiser sa succes­ sion de façon que sa mort ne compromette pas l'édifice tout entier. au lieu de se borner à des visions impression­ nantes qui. que pour Rome aucun document ne subsiste sur la vie de Romulus (sauf des légendes . aménager les rapports entre État et religion en tenant compte de la complexion propre de son peuple. Au contraire. Alors que pour l'Espagne. .c'est-à-dire dans la première forme de dégénérescence du modèle qu'est la monarchie . . Christ. par lesquelles il a pu arriver que les hommes aperçoi­ vent ces préjugés communs et soient conduits à la vraie connaissance des choses » ). c'est certes un tort sur le plan éthique mais sans doute une chance sur le plan épistémologique.on aurait là l'explication de la réserve énig­ matique formulée dans l' Appendice d' Éthique 1 ( « . on peut dési­ gner d'autres causes encore. il est placé à son sommet . outre la mathématique. qu'il est superflu d'énumérer ici. Comment est-ce possible dans ce régime de crainte qu'est une théocratie ? La ré­ ponse est peut-être fournie par une remarque incidente de Spinoza : Salomon n'occupe pas une place commune dans ce régime. en a fait. cette infraction permet à Salomon d'accéder à une connaissance interdite à ses sujets. certains Juifs y voient autre 97 . catholique ou protestant. son statut est objet de discussions. vanité des biens usuels. Il faut noter que. En desserrant les liens de la crainte universelle. cette place lui permet de se croire (et effectivement de se placer) au-dessus de la Loi .Aristote) comme il nomme Ovide le Poète.) Peut-être dans certaines circonstan­ ces la méditation sur la vie humaine. Pourquoi ? Parce qu'un certain nombre des textes attribués à Salo­ mon lui paraissent incarner en d'autres termes une philo­ sophie proche de la sienne : éternité des lois de la nature ( « rien de nouveau sous le soleil » ). si la mathématique n'avait montré aux hommes une autre norme de vérité . au moment où Spinoza écrit. Le personnage ne s'identifie pas à ce que le christianisme institué. et notamment à Amsterdam. Les sociniens nient sa divinité . l'expérience et la fortune peut-elle arracher certains hommes aux cercles de la finalité . Ce qui ne va pas sans poser un problème : la vraie philosophie pouvait-elle être découverte indépendam­ ment des mathématiques ? (Spinoza souligne que Salo­ mon se trompait sur le rapport de la circonférence au diamètre du cercle. et. chose qu'un imposteur ou un hérétique1 • Chez Spinoza, le Christ est en quelque sorte double. En tant que per­ sonnage historique, il est un homme à qui rien de mira­ culeux n'est arrivé (les dernières lettres confient à Olden­ burg que sa résurrection et son ascension doivent être prises métaphoriquement) ; il est la bouche de Dieu (tri­ nitarisme à part, on n'est pas loin de Hobbes disant que le Christ est au Fils ce que Moïse est au Père : un homme qui parle pour Dieu). Contrairement à ce que disent les chrétiens, sa doctrine n'a rien de nouveau : c'est la même parole de Dieu que dans l'Ancien Testament. Même l'universalisme, par quoi assez classiquement Spinoza le caractérise, apparaît plus comme la continuation d'un mouvement commencé chez les prophètes que comme une nouveauté radicale. La seconde dimension est « l'esprit du Christ » - c'est-à-dire l'esprit de justice et de charité qui est une exigence intemporelle, même si elle doit être mise en œuvre de façon différente selon les épo­ ques. Au total, le Christ est plus défini par l'esprit du Christ que l'inverse : il est celui chez qui cet esprit s'est incarné de la façon la plus cohérente. « Je ne crois pas du tout nécessaire pour le salut de connaître le Christ selon la chair. Mais il en est tout autrement du fils éternel de Dieu, c'est-à-dire de la sagesse éternelle qui s'est mani­ festée en toutes choses, principalement dans l'âme hu­ maine, et plus que nulle part ailleurs dans Jésus-Christ » (Lettre 73). Paul est, parmi les écrivains du Nouveau Testament, celui que Spinoza cite le plus. Mais non le seul : il em­ prunte quelques formule à Jean, et les récits à l'évangile de Matthieu. C'est aux épîtres de Paul que sont emprun­ tées les citations tendant à montrer que les apôtres se comportaient en docteurs et non pas en prophètes 1 . Cf. les travaux de R. Popkin sur Nathan Schapira (dont les opinions ne sont connues qu'à travers les millénaristes chrétiens Dury et Serrarius). 98 lorsqu'ils écrivaient. La doctrine de Paul est opposée à celle de Jacques comme la prédestination au libre arbitre, afin de montrer que chacun interprète la parole de Dieu selon sa tendance propre, sans que l'une des interpréta­ tions soit plus divine que l'autre ; mais, au moins dans la formulation, la théologie paulinienne consonne avec la pensée de Spinoza - et les essais de celui-ci pour traduire, dans le Court Traité et le TTP, sa pensée dans un lexique emprunté à la tradition religieuse en témoignent. On pourrait penser au contraire que la doctrine de Jacques correspond plus à la thèse spinoziste de l'action (cf. ce qui a été dit plus haut sur l'usage de la vie et la catégorie de possible). Mais c'est à Paul qu'est attribuée l'erreur majeure et nécessaire d'avoir mêlé la foi à la philo­ sophie ; erreur majeure : car c'est elle qui fut à la source des schismes du christianisme ; mais nécessaire, car sans elle il n'aurait pu s'adresser aux Grecs, dont l'ingenium comporte la discussion philosophique (y compris vaine) comme un constituant essentiel. Quelques lieux Jérusalem occupe dans le TTP une place particulière ; les épisodes de la Bible où elle est détruite ou assiégée semblent hanter l'imaginaire spinozien. Rarement cités pour eux-mêmes, ils sont très souvent convoqués pour il­ lustrer d'autres questions (y compris purement linguisti­ ques). Mais Jérusalem, c'est aussi le théâtre des intrigues qui entourent le règne de David vieillissant. David, en­ touré de conspirations, conservant son pouvoir au milieu des dangers, est un peu l'analogue d'Alexandre - les allu­ sions visent des épisodes narratifs (alors que pour Salo­ mon, Paul et le Christ, il s'agit au contraire de mentions statiques, décrivant une doctrine ou un caractère). Il faut se souvenir que, pour Spinoza, le moment idéal de la Ré­ publique des Hébreux, celui où il connaît à la fois la paix 99 et la prospérité, c'est le temps des Juges, c'est-à-dire celui qui s'étend entre la mort de Moïse et le début de la mo­ narchie : à ce moment Jérusalem n'en est pas encore la capitale. Rome : c'est la Cité la plus souvent mentionnée, et avec elle son histoire et sa culture - presque toujours as­ sociée à la guerre : l'importance de la culture latine dans la formation de Spinoza ne s'accompagne nullement chez lui d'une sympathie politique pour Rome. Il y voit plutôt le lieu essentiel de la violence. Alors que, dans le cas de l' É tat des Hébreux ou des Pays-Bas, il en décrit les as­ pects positifs en se demandant quelle est l'erreur qui a amené leur ruine, il ne se pose jamais cette question pour Rome : là, la tyrannie était inscrite dans sa nature dès le début ; mais c'est peut-être précisément l'intérêt de cette histoire, souvent lue pour la République chez Tite-Live (avec en contrepoint le commentaire machiavélien) et pour l'Empire chez Tacite, dont les formules, parfois gé­ néralisées ou transformées, servent de descriptions an­ thropologiques. Quand Tacite applique à Rome l'idée que l' État fut plus menacé par ses citoyens que par ses ennemis, Spinoza l'extrait du contexte et l'applique à tout État ; quand Tacite décrit la superstition des Juifs, Spinoza reprend ses formules pour les inverser et, partiel­ lement, pour en faire une caractéristique générale du comportement humain ; c'est de Tacite aussi que vient la phrase « il y aura des vices tant qu'il y aura des hom­ mes » ; tout comme l'exemple des deux soldats qui entre­ prirent de faire changer de mains l'Empire et y par­ vinrent (la seule figure positive que l'on connaisse par l'histoire romaine, c'est celle d'un ennemi de Rome : Hannibal). Amsterdam : cette ville où le Spinoza de la maturité n'habite plus mais où il revient parfois (la correspon­ dance en témoigne) lui paraît un exemple. La fin du TTP est explicite : il s'agit de montrer que la liberté de philo­ sopher n'entraîne aucun inconvénient et qu'elle seule em100 dans cette ville si prestigieuse. tant par son passé que par son présent. »1 Il n'en a pas toujours été ainsi : lorsque.pêche les hommes de se nuire les uns aux autres. qui éprouve les effets de cette liberté pour son plus grand profit et avec l'admiration de toutes les nations. la ques­ tion du Justice dans le TP . tous les hommes vivent dans la concorde. « Pre­ nons comme exemple la ville d'Amsterdam. les conflits entre Remonstrants et Contre­ Remonstrants avaient débordé de la religion dans la poli­ tique. dont les membres ne soient protégés par l'autorité publique et le soutien des magistrats (pourvu qu'ils n'offensent per­ sonne. pour­ chassé par lui. § 1 5. TTP. quelle que soit leur nation et leur secte . agent d'abord du pouvoir de Philippe II puis en disgrâce. les lois instaurées en matière d'opinion avaient ir­ rité les hommes plus qu'elles ne les avaient corrigés. rendent à chacun le sien et vivent hon­ nêtement). à la fois les avantages de la liberté et les dangers de la confusion entre politique et dispute intellectuelle. Elle fournit nombre d'exemples historiques : la question de l'assimilation des Juifs au chapitre III du TTP . Et il n'est absolument aucune secte. s'il agit habituellement de bonne foi ou fraudu­ leusement. ils se soucient seulement de savoir s'il est riche ou pauvre. personnage fascinant. lui échappant grâce à ce système judiciaire que Spinoza décrit à sa suite. et dans la bibliothèque de Spinoza. si odieuse soit-elle. La seule ville d'Amsterdam illustre donc. la religion ou la secte ne les concerne en rien. et. dans le passé. Dans cette répu­ blique si florissante. XX. et se réfugiant en France où il publie des livres qui sont à la fois une défense per1 . L'Espagne : on a vu son importance dans la culture des ex-marranes. car elle ne contribue en rien à faire ga­ gner ou faire perdre une cause devant le juge. 101 . pour octroyer un prêt à quel­ qu'un. chap. tout ce passage s'informe auprès d' Antonio Perez. Pour le reste. deteriora sequor) : la formule est empruntée à Ovide . » Non seu­ lement l'homme est une partie de la Nature (et non pas « un empire dans un empire »). Ils sont en quelque sorte transversaux par rapport au système (ce qui rappelle que le more geometrico n'implique pas seulement la déduc­ tion linéaire). mais en outre la nature humaine elle-même a des lois constantes. Quelques principes Spinoza répète.sonnelle et une description précise des arcana imperü (ce que l'on appelle à l'époque les « secrets d' État » . « La nature humaine est une et la même. Ces princi­ pes servent à régler des objections et des préjugés d'une façon qui exclut la discussion. mais dissimu­ lés sous le raffinement. mais plutôt des thèses centrales. mais c'est au poète latin que Spinoza l'assigne. mais c'est toujours elle que découvre en fin de compte l'analyse des conduites humaines.on la trouve aussi dans une épître de Paul. Cette cons­ tance peut être dissimulée au premier regard par la di­ versité des circonstances. qui peuvent se déduire dans l'ordre démonstra­ tif mais ont en même temps assez de force par elles­ mêmes pour avoir été saisies par l'expérience. on dirait : les « coups tordus »). époques ou classes sociales. C'est pourquoi par exemple. lorsque les nobles tentent de discréditer les mœurs de la multitude. qui ne sont pas des axiomes. le Traité politique rappelle qu'on retrouve chez eux les mêmes vices. Ainsi. « Je vois le meilleur et je fais le pire » ( video meliora proboque.c'est-à­ dire les moyens secrets pour conserver l' É tat . en français moderne. assez naturelle1 02 . d'un écrit à l'autre. quelques formules clés. l'unité de la nature hu­ maine fonde un argument directement politique : toutes les objections contre la liberté de la multitude se retour­ nent contre leurs auteurs. L'homme passionné essaie de communiquer ses passions aux autres.et que la lucidité n'empêche pas le crime. » Chacun s'y efforce . « Conduire autrui à vivre selon son ingenium à soi. on a vu que ce principe se fondait sur la règle de la similitude. devrait suffire à liquider toutes les interprétations hâtives de la doctrine comme salut par la connaissance. la liberté poli­ tique .c'est ce que visent le TTP et le TP. C'est pourquoi l'apparition de la rai­ son ne suffit pas à arracher l'homme à la servitude (là aussi. et on la retrouve chez tous les philosophes du xvne siècle parce que pour tous elle incarne une énigme : celle du pouvoir des passions. Il y a donc en l'homme quelque chose de plus fort que la vérité . la sécurité.ment. Militante en deux sens : contribuer à don­ ner à tous les hommes la paix. non pas à cause du caractère de son auteur. En ce sens. la vertu n'est pas réduc­ tible à la science . selon des dé­ marches différentes . Médée l'utilise pour montrer que son crime est plus fort que sa connaissance . mais par sa logique même. La raison est l'ingenium du philosophe.cette formule apparaît donc comme une machine de guerre contre toute morale socratique . Qu'on la retrouve chez Spinoza. C'est pourquoi nécessairement le spinozisme apparaît comme une philosophie militante. il n'échappe pas à la règle commune en essayant de convaincre autrui du bien­ fondé de sa philosophie. on peut savoir et ne pas appliquer ce que l'on sait. qui ne sont pas un simple aveugle­ ment . on voit le contresens de ceux qui ne comprennent pas pourquoi l'ensemble d' Éthique IV s'intitule « De la servitude humaine »). 1 03 . s'efforcer que le maximum d'entre eux parviennent à la liberté de la béatitude . C'est de la force de la connaissance qu'il s'agit et non de sa seule présence. et comme un motif cen­ tral. mais le champ de cette maxime ne s'arrête pas là.c'est ce qui est annoncé dès les premiers écrits et effectué dans l' Éthique. . punitions et récompenses qu'il leur ré­ serve . . si sa doctrine de la nécessité était compatible avec le fait de ré­ diger une Éthique. les intermédiaires par lesquels il leur parle ou les sauve . le point où il est peut-être le plus opposé à la tradition chrétienne 1 1 .Questions disputées Une importante part des discussions et des commen­ taires sur l'œuvre de Spinoza a consisté à se demander s'il était athée ou mystique. panthéiste. le Christ . l'athéisme se démasque moins à nier Dieu comme origine que comme fin. peu importe qu'un philosophe considère Dieu comme créateur ou principe du monde. bien qu'il soit parfois amené à la traiter : chaque fois qu'il l'aborde. 1 04 . On peut même aller plus loin : à l'âge classique. il sera traité d'athée si on peut le soupçonner de remettre en question les lois que Dieu donne aux hommes. matérialiste. Il peut néanmoins être utile de rappeler les enjeux et les limites de ces qualificatifs : c'est une occasion de préciser le sens des concepts spinozistes.enfin les jugements. en somme. etc. c'est sous l'effet d'une pression venue de l'extérieur1 • Mais qu'entend-on par « athéisme » ? S'il consiste à ne pas croire au Dieu créa­ teur et providentiel des théologiens juifs ou chrétiens.C'est une question que Spinoza ne se pose pas à lui-même. À vrai dire. alors il n'y a pas de doute : Spinoza est athée. Lettres 30 et 43.les prophètes.surtout si l'on considère le traitement chez lui du problème du mal et du péché. les affirmations dans ce type de controverses précèdent souvent les arguments et on peut avoir l'impression qu'elles sont parfaitement vaines. l'accusation d'athéisme porte moins sur la question de l'existence de Dieu que sur les médiations entre Dieu et les hommes . On peut dès lors concevoir que pour la plupart de ses contemporains Spi­ noza soit athée . L'athéisme. mais dont on met en œuvre la puissance. qui fonde le dynamisme et. le simple fait de tenir la balance égale entre les deux at­ tributs.même si ce n'est pas dans le registre finaliste où l'entendent les théologiens1 • Si l'on s'interroge sur le sens même du mot « Dieu » chez lui. une li­ berté véritable. 1 05 . il est permis de penser que. parfois. ce n'est pas simplement pour éviter des ennuis grâce à une heureuse homonymie (d'ailleurs. s'il a donné ce nom à la Substance unique dont toutes les choses singulières sont des modes. mais : Regar­ dez comment je me conduis . et les interprétations contradictoires que l'on donne de la place et du sens de la notion de Dieu dans le système. On verra ainsi valori­ sés unilatéralement le rôle du corps. Cependant on peut effectivement le qualifier de matérialiste de deux points de vue : a) face à une tradition philosophique qui a majoritairement subor­ donné l'étendue et le corps à la pensée et à l'âme. la li­ berté des modes .un modèle qu'on n'imite pas. il répond non pas : « Je crois en Dieu ».je méprise les honneurs et les riches­ ses (Lettre 43). si c'était le cas. . car. à la lettre de Velthuysen. il aurait largement manqué son coup) . mais qu'elle vit un véritable dynamisme. la cinquième partie de l' Éthique. En tout cas. c'est pour marquer que cette substance n'est pas un support inerte. et d'affirmer que « Dieu est chose étendue » 1 . il a compris que l'accusation porte au moins autant sur l'éthique que sur l'existence de Dieu.Les discussions pour classer Spi­ noza dans les rangs des matérialistes ou des spiritualistes peuvent paraître avoir peu de sens. Le matérialisme. 2 . Il faut rappeler qu'à strictement parler le refus de l'interaction entre les attributs exclut à la fois l'influence de l'étendue sur la pensée (donc du corps sur l'âme) et l'influence de la pensée sur l'étendue (donc de l'âme sur le corps).mais que lui-même se défende sincèrement contre cette accusation. car il envisage bien ce qu'il appelle Dieu comme un « modèle de vie vraie » . (E II, 2), revient de fait à revaloriser corps et étendue, en montrant leur autonomie, leur dynamisme et leur puis­ sance propre ; b) surtout, la façon même dont Spinoza parle de l'attribut pensée et de l'âme, en leur assignant des lois comme à l'étendue physique, en les considérant comme objets d'une science tout aussi rigoureuse et en refusant absolument d'y laisser subsister rien d'ineffable relève en réalité d'une démarche matérialiste. Une posi­ tion que viennent confirmer tant la référence assumée à Démocrite et Épicure que la proximité textuelle avec Lucrèce. 3 . Déterminisme et libre-arbitre. Comment une phi­ losophie qui reconnaît une nécessité absolue peut-elle conseiller un itinéraire éthique ? Comment une pensée qui ne laisse pas de place au contingent ni au possible peut-elle se vouloir affirmation de la liberté ? Le pa­ radoxe a été maintes fois répété. On ne peut le résoudre en introduisant des doses d'indéterminisme à l'intérieur du système : la question n'est pas là. Elle réside en deux points seulement : a) Le plus connu, et le mieux accepté : ne pas confondre la liberté avec l'absence totale de détermina­ tion ; d'autant que, si c'était le cas, on ne voit guère en quoi cette absence totale serait une situation préférable (tout éloge de la liberté opposée au déterminisme sup­ pose fugitivement un bon usage de celle-ci, et non un équivalent du simple hasard). b) La question de l'ordre de la nature et celle des choix humains sont deux problèmes différents. L'igno­ rance de la plupart des lois et la méconnaissance des cir­ constances donnent de fait une place au possible dans l'usage de la vie. A l'homme qui doit prendre une déci­ sion et qui, pour le faire, est placé dans une situation finie, la question se pose en termes de choix ; son choix n'est pas indéterminé, et les résultats de son action dé­ pendent aussi de circonstances (y compris intérieures) - 1 06 qu'il n'a pas choisies et qu'il ne connaît ni ne maîtrise en­ tièrement. C'est bien pourquoi il a besoin de dictamina rationis. Une philosophie à l'indicatif peut néanmoins in­ clure une partie normative1 • La connaissance générale du fait que toute chose a une cause n'entre pour rien dans son action. Mais tout cela ne sert pas à lui donner une illusoire liberté ; plutôt à faire comprendre l'opacité dans laquelle s'exerce son action. 4 . Mystique. - La cinquième partie de l' Éthique ou, plus exactement, sa deuxième moitié, ont posé de redou­ tables problèmes aux commentateurs. Certains y ont vu un abandon des thèses fondamentales du spinozisme, d'autres une simple concession à une lecture religieuse de la vie humaine refusée par ailleurs, d'autres enfin la révé­ lation du sens réel du livre, jusque-là occulté provisoire­ ment par la forme mathématique. En fait, tout dépend du sens qu'on donne aux termes -mais le sens des termes n'est pas seulement une question de mots ! Si on veut parler de « mystique » dès qu'une doctrine envisage avec fermeté les rapports de l'individu avec l'absolu, ou dès qu'un itinéraire ne s'arrête pas uniquement à la construc­ tion de la Cité ou au développement immédiat de la science, on peut toujours qualifier Spinoza de mystique, sans gagner grand-chose en compréhension du système. Mais si on entend par là soit expérience mystique, soit dépassement de la raison vers une forme plus haute de connaissance, alors on est en plein contresens. L'expé­ rience de l'éternité dont il est question à la fin de l' Éthi­ que n'est jamais donnée comme aboutissement d'un iti­ néraire spirituel ou ascétique : elle est au contraire au départ puisque comme toute expérience elle est partagée par tous les hommes ; l'itinéraire de la connaissance en revanche aboutit à faire connaître les causes que cette ex1 . Cf. J. Lagrée (dir.), Spinoza et la norme, Presses universitai­ res franc-comtoises, 2002. 1 07 périence ignore. Quant à la différence entre les genres de connaissance, jamais elle ne subordonne le second au troisième, jamais le troisième ne représente un abandon de la Raison au profit d'on ne sait quelle fusion irration­ nelle ; il n'y a pas de rupture entre la connaissance du deuxième genre et la connaissance par science intuitive ; elle ne diffèrent que par leurs objets, non par leur degré de certitude ; elles sont, on l'a vu, aussi démonstratives l'une que l'autre. 1 08 pour l'Allemagne. qui troublait l'exégèse tra­ ditionnelle et déclencha la fureur des apologistes.et en particulier la démonstration de la non­ mosaïcité du Pentateuque (qui cependant n'occupe qu'un demi-chapitre du TTP) et du caractère tardif de l'insertion des points-voyelles. On lui reprochait l'apologie de la liberté de conscience. Amsterdam.Chapitre IV LA RÉCEPTION La critique du TTP La première image de Spinoza. durant cent cinquante ans. APA-Holland UP. Cristo­ folini. Cf. aussi les actes du séminaire de Cortona organisé par P.en particulier si l'on y ajoute la relativité du bien et du mal (systématisée dans la quatrième partie de l' Éthique).mais leur interpréta­ tion était souvent l'inverse symétrique de celle de leurs adversaires. Maarssen. La publication du TTP en 1 670 avait fait l'effet d'un coup de tonnerre. La première attaque publique vint du maître de Leibniz. c'était chez des penseurs qui avaient déjà un regard critique sur la religion . 1 995. S'il éveillait un intérêt positif. ce qui devait mener à la ruine de la société . Jacob Thomasius. Pour la France. 1 985). La discussion sur le TTP 1670-1677. On jugeait également inadmissible la critique de la Bible . fut celle d'un athée ou d'un impie. 109 . et bientôt toute une série de pasteurs et d'universitaires dénoncèrent l'ouvrage1 • 1 . c'est-à-dire du droit proclamé à choisir sa religion (ce que l'on comprenait comme le droit de ne pas en avoir du tout). L'hérésie spinoziste. Walther dans le volume Spinoza entre Lumières et Romantisme (Cahiers de Fontenay. l'étude de M. voir les premiers chapitres de la thèse de Vernière . même l'orthodoxie est contrainte de battre en retraite sur les points spécifiques où elle articulait son autorité et sa légitimité. 1 . et bon nombre de lecteurs se familiarisèrent avec le spinozisme par le résumé qu'il en donna. sans nommer Spinoza. Pierre Bayle a consacré un article du Dictionnaire historique et critique à Spinoza. Cf. Bayle. L'unité de substance Le second grand thème de controverse porte sur la métaphysique. 1 10 . 1 983. dans son Dis­ cours sur !'Histoire universelle. ses adversaires n'ont de cesse de la renvoyer à la substance unique spinoziste. mais il carica­ ture la doctrine en confondant nature naturante et na­ ture naturée : ainsi le spinozisme apparaît comme une fu­ sion gigantesque de Dieu avec le monde. notamment l'unité de la substance et le nécessitarisme. ce qui rend incompréhensibles les contradictions dans le monde. Berg International. me­ nant un thème calviniste à son point extrême. Il fit un éloge de la vie de Spinoza. La victoire de Spinoza se mesure au fait que Bossuet.L'image de Spinoza flotte dans le débat entre Richard Si­ mon ou Jean Leclerc sur l'Ancien Testament. plus accessible que les Opera posthuma. Donc. Leibniz. Écrits sur Spinoza. est forcé d'admettre l'existence de distorsions dans le texte biblique (pour en nier l'importance). Ma­ lebranche. Il est illustré par trois figures : Bayle. Ici la limite de l'acceptabilité est fournie par la forme parti­ culière du calvinisme de Bayle : la pensée de la substance unique supprime la transcendance et illustre les contra­ dictions d'une raison abandonnée à ses propres excès sans la barrière du dogme1 • Lorsque Malebranche déve­ loppe l'idée de l'étendue intelligible. l'athéisme n'est pas plus dangereux que l'idolâtrie) . mo­ dèle de l' « athée vertueux » (on sait que pour Bayle. 1 989 . 1 945 (3e éd. Leurs membres sont de deux sortes : des savants tels que Tschirnhaus. dont la Medicina Mentis ( 1 686) est. Mais sa métaphysique semble parfois issue d'un dialogue avec l' Éthique ou d'un effort pour répondre autrement aux questions que Spinoza a reprises à la philosophie cartésienne.notam­ ment dans ses controverses avec les cartésiens où il dé­ couvre les racines du spinozisme dans le cartésianisme. chpix. La métaphysique de la liberté chez Spinoza et Leibniz. R. Bouve­ resse. G.. Spinoza and Leibniz. Vrin. 1 992. il a correspondu avec le philosophe de La Haye. L'existence de ces cercles spinozistes est attestée par deux romans à clef : La vie de Philopater et La suite de la vie de Philopater. 1 990 . Yakira. 1 974) . 111 . L'idée d'animisme universel. un essai de synthèse entre les doctrines de la Réforme de l'entendement et les méthodes cartésienne et leibni­ zienne . nécessité. il l'a rencontré mais aussi l'a dénoncé . qui illustrent les discussions doctrinales dans l'atmosphère intellectuelle des Pays-Bas à la fin du xvne siècle. Contrainte. Spinoza et Leibniz. à beaucoup d'égards. La monade paraît hériter de la spontanéité de la substance unique en la multipliant . que Spi­ noza résolvait par le « parallélisme » de la pensée et de l'étendue. Cf. 1 . Zurich.Quant à Leibniz. la Théodicée cherche à penser l'idée de détermination sans accepter la règle universelle d'une né­ cessité conçue comme contraignante1 • Les influences spinozistes Toutefois Spinoza n'avait pas seulement des détrac­ teurs : il existait aussi des cercles spinozistes. NRF. continuant ceux qui s'étaient formés durant sa vie. Friedmann. Editions du Grand Midi. et des chrétiens comme Van Hattem et Leenhof. Enfin. la théorie de l'harmonie préétablie vise à résoudre une difficulté du cartésianisme (l'union de l'âme et du corps). Leibniz et Spinoza. E. Studia spinozana 6. Selon lui. pour montrer que les réfutations cartésiennes sont insuffisantes et guère mieux que des apologies déguisées. D'où le soin apporté par les cercles cartésiens à la réfutation du spinozisme pour s'en démar­ quer eux-mêmes . la théologie réformée n'avait pas tardé à adop­ ter une scolastique cartésienne.Tout cela montre donc que l'on ne devenait pas spino­ ziste par hasard. Panthéisme et cabbalisme Deux nouvelles interprétations promises à un grand avenir apparaissent au début du xvrne siècle : Toland. de ses relations avec le calvinisme. C'est cette alliance qui fut dissoute à la suite des premiers débats sur le spinozisme. Dieu immanent. la réception du spinozisme ici est tout ensemble témoin et facteur de la désintégration de la philosophie du siècle .le cartésianisme . d'abord disciple de Locke. dans les Pays-Bas et dans certaines universités al­ lemandes.et. Une polémique s'élève donc. d'où aussi la réfutation de ces réfuta­ tions émanant de milieux orthodoxes. cherchant à découvrir si Descartes est archi­ tectus ou eversor spinozismi (l'architecte ou le destructeur du spinozisme). et la pensée comme un attribut de Dieu excédant la cons­ cience humaine. Bref. Souvent le spinozisme était le résultat de la distance prise à l'égard de certains fondements car­ tésiens hétérodoxes. la première tentative rationnelle de justifier la religion révélée par la métaphysique de l'ego cogito qui établit la découverte du Dieu transcendant et de la créa­ tion ex nihilo heurte de front les développements que Spi­ noza a donnés à la raison cartésienne comme pouvoir de penser : la substance unique. En effet. De fait. 1 705) pour désigner une doctrine qui identifie Dieu avec l'ensemble de la Na­ ture. c'était la pensée de Moïse comme celle de 1 12 . invente le terme de « pan­ théisme » (Socinianism truly stated. dans quel­ ques pays protestants. 1 747). mais sans jamais trouver les interprètes rigoureux qu'il mérite. il lit le spinozisme dans le cadre du kabbalisme en condamnant les deux doctrines au motif qu'elles déifient le monde . surtout dans sa seconde moitié. 1 706.Spinoza et la véritable base commune de toutes les reli­ gions révélées.par la suite il se ralliera à ce qu'il avait condamné1 • Il montre donc une manière de re­ lier Spinoza à la tradition juive. Plus tard. dans un registre qui doit beaucoup à Bayle et à Brucker et ne suppose sans doute pas une lec­ ture directe de l'œuvre. 1 699 . La critique (comme pour beau­ coup d'articles philosophiques de l' Encyclopédie) im­ plique une orthodoxie rhétorique qui n'engage pas beaucoup le jugement personnel de l'auteur. dans l' Encyclopédie. Le néo-spinozisme Le xvme siècle. dans 1 . Elucida­ rius Cabbalisticus. 113 . Quant à Wachter. vue (contre Toland) comme l'hypocrisie d'un athéisme dissi­ mulé : on met Dieu partout de sorte qu'il n'est plus nulle part. sur un registre plus sé­ rieux que les injures antisémites parfois répandues dans les controverses (judaeus et atheista) et plus originale que la comparaison classique avec Maïmonide. la plupart du temps. la doctrine spinoziste fut souvent taxée de panthéisme et. Der Spinozismus in Jüdentumb. A partir de là. L'évolution de Diderot peut en fournir un bon exemple : Diderot commence par confronter le spino­ zisme au déisme et à l'athéisme (La Promenade du scep­ tique. Par la suite on verra ce motif réapparaître à intervalles régu­ liers. Amsterdam. Amsterdam. Enfin. il présente et critique le système. déve­ loppe une nouvelle version de l'héritage spinoziste qui re­ donne sens à la théorie de la substance unique en la re­ liant aux nouveaux développements des sciences de la vie. Cf. il élabore une métaphysique de la matière sen­ sible où « il n'y a plus qu'une substance dans l'univers. venues d'autres horizons. G. Spinoza en France jusqu 'à la Révolution. en flux perpétuel. 1 985. Cf. à la fin du siècle. 1954. mais une matière vivante. Lecce. chez Maupertuis ou dans le Telliamed de Benoît de Maillet. C'est donc bien un trait d'époque1 • Au total. ce qui avait déclenché contre lui une série de persécutions. Millella. Mais. Lo spinozismo critico di Léger-Marie Deschamps. 114 . dans l'animal ». 1 . 4. Puis Edelmann avait introduit dans le champ de la théo­ logie la lecture spinozienne de la Bible en en radicalisant encore les résultats (Moses) . c'est la matière. dynamique. c'est le tout. Cette substance unique. Un autre écho de spinozisme apparaît chez Dom Des­ champs. en se juxtaposant avec l'atomisme et le socinianisme. Di Noi. il faut alors abandonner la lettre du texte et l'armature ma­ thématique pour renouveler le nécessitarisme par un autre modèle : celui de la naissante biologie2• Le conflit du panthéisme Le spinozisme s'était introduit très tôt en Allemagne. chap. P. « Il n'y a qu'un seul individu. B. Vernière. dans l'homme. ne partie.Le Rêve de d'Alembert et les autres dialogues de la même époque. de la vie à la pensée. 2. le développement de la science biblique en Alle­ magne rend communes des thèses autrefois parfaitement hétérodoxes. On se trouve ici dans l'atmosphère des discussions sur le passage de la matière à la vie. cette évolution témoigne d'un effort pour faire sortir le spinozisme de la polémique théologique où l'avait lu le xvne siècle et où voudrait le maintenir tout un courant des Lumières . » On trouve d'autres exemples de ce néo-spinozisme chez La Mettrie. un effort pour en penser le noyau métaphysique de la puissance et du devenir . et on trouve des idées analogues. réévalue sa doctrine et remet en ques­ tion le concept reçu des Lumières. défend la mémoire de son ami contre ce reproche. Hen kai pan (un et tout) ! Je ne sais rien d'autre » . En même temps. d'où la nécessité du « salto mortale » dans la foi pour le dépasser. c'est parce qu'il est potentiellement porteur d'une doctrine rivale de la di- 115 . sa dernière pensée serait résumée dans la for­ mule célèbre : « Les idées orthodoxes de la divinité ne sont plus pour moi . le conflit achève 1' Aujklarung en faisant apparaître ses contradic­ tions. je ne puis les goûter. Mendels­ sohn s'enflamme et.Le grand conflit portera sur tout autre chose. relit Spinoza. mais qui pouvait rallier nombre de croyants éclairés. En fait. Jacobi avait énoncé que le spino­ zisme était irréfutable par la raison . Dès lors. avait publié les Fragments de !'Anonyme de Wol­ fenbüttel [Reimarus] et représentait avec Mendelssohn le point le plus haut de l' Aufklarung c'est-à-dire d'une cri­ tique de la tradition soucieuse cependant de justifier la religion révélée en l'épurant des superstitions. il ne s'agit pas d'une reprise mot à mot de l' Éthique : le « spinozisme » est la pensée de l'unité principielle du monde par-delà ses modifications et contre toute théologie révélée. dans les Morgenstunden. comme un siècle plus tôt. Or Jacobi publie en 1 785 des Lettres à M. Tout ce qui compte dans le monde intellectuel intervient dans ce con­ flit. Il avait défendu la tolé­ rance. C'était le légitimer en métaphysique pour ceux qui voudraient en­ core fonder une pensée philosophique indépendante. Mendelssohn sur la doctrine de Spinoza où il révèle que Lessing lui avait avoué être secrètement spinoziste . ce n'est plus par son impiété que Spinoza apparaît comme dangereux pour la Révélation . un autre conflit avait fait émerger en pleine lumière les contradictions du cartésia­ nisme. Le Pan­ theismusstreit naît en 1 785 après la mort de Lessing au sujet des croyances de celui-ci. en la ren­ dant tolérante et en lui conférant une place dans le sys­ tème de la Raison : un programme qui devait déplaire aux plus zélés des orthodoxes. il faut le taxer d'a-cosmisme puis­ qu'il ne se donne pas les moyens de justifier après l'unicité divine l'existence réelle et multiple du monde. définissait Spinoza comme theissimus. bien plutôt que de l'accuser d'athéisme. concevant philosophie et religion comme les manifestations d'un unique Esprit. mais il est réservé à la dialectique de penser cette Substance comme Sujet. c'est-à-dire en introduisant dans le procès le 116 . La tradition allemande Les romantiques avaient tiré du conflit du panthéisme une lecture renouvelée de Spinoza où la traditionnelle fi­ gure de l'athée disparaissait pour faire place à son con­ traire : un « mystique ivre de Dieu » (Novalis) . Ce sera précisément la conception du romantisme. C'est pourquoi. Le spinozisme entrait de plain-pied dans la dignité métaphysique. Celui-ci est un point de départ obligé. quant à lui (dont le Prométhée avait été l'occasion de la discussion entre Les­ sing et Jacobi). aussi bien des injures de l'orthodoxie que des arguments antichré­ tiens des libertins.vinité. Les temps sont mûrs pour que Spinoza désormais change de visage. puis des grands systèmes de l'idéalisme allemand. alors que chez Spinoza elle de­ meure inerte et vide. ils rap­ prochaient en même temps l' amor intellectualis Dei du Logos de l' Évangile de Jean. Hegel comprend les attributs comme de simples points de vue de l'entendement sur la Substance qui n'a donc au­ cune différenciation interne . désormais. il indique comment corriger l'inertie spinoziste : en pensant l'étendue à partir de la pensée. c'est-à-dire comme douée d'un automouvement. Goethe. » Ce qui ne veut nullement dire qu'il faille demeurer dans le spinozisme. par son affirmation de la Substance . On était donc loin. Hegel énonce ainsi le choix qui s'impose à tout philosophe : « Ou le spinozisme. irréductible aux Églises. christianissimus. ou pas de philosophie du tout. Hegel ou Spinoza. qui écrit à Overbeck. chez Nietzsche. Maspero. Dans une telle configuration. voir P. chez Marx. il a donc versé dans le panthéisme ou. c'est la définition de sa propre philosophie que Hegel rend manifeste dans son appréciation critique du spinozisme1 • Cette présence de Spinoza se perpétue sous diverses formes dans la pensée allemande : chez Schopenhauer. Y. qui. 1 990. 1 978 . entre amor dei et amor fati . or c'est en août 1 8 8 1 qu'il élabore les grands concepts qui animent désormais sa pensée . entre nécessité et éternel retour du même2• Le x1xe siècle français Victor Cousin. 5. Autrement dit. chap.on a pu montrer la proximité entre la notion de laetitia et celle de volonté de puissance . Spinoza et d 'autres hérétiques. lit plume en main les Lettres et le Traité théo­ logico-politique . Cousin et les siens accusent Spinoza d'avoir outré le cartésianisme en méprisant les enseignements de la conscience et de l'expérience et en se laissant pousser par le démon des mathématiques jusqu'à l'affirmation de la nécessité ab­ solue . mène un combat sur deux fronts. 2. critiqué alors comme panthéiste par la droite. Sur la confrontation entre les deux systèmes. consacré comme « premier psychologue fran­ çais » . Il s'est d'abord réclamé de Hegel et de Spinoza . il peut ainsi fonder la métaphysique sur l'analyse de la conscience. le 30 juillet 1 8 8 1 : « J'ai un prédécesseur. plutôt. qui exalte les premières pages du TRE .mouvement de !'Esprit. contre le sensualisme et le traditionnalisme. Cf. Yovel. en 1 84 1 . Mache­ rey. ne partie. maître de l'école éclectique puis de l'institution universitaire. 117 . La Découverte. dans l'une des deux formes du panthéisme : celle qui absorbe 1 . et quel prédéces­ seur ! » . il abandonne ces références encombrantes pour s'instituer successeur de Descartes. Le premier qui s'y risque est le traducteur et bio118 . Toutes nos actions sont détermi­ nées par des lois explicables comme celles qui gouvernent les objets de la nature. qui auront cours longtemps dans l'Uni­ versité française et chez ceux qui s'en inspireront. mais plutôt à une sorte de déviation mystique du cartésianisme. L'école de Cousin fabrique ainsi quelques stéréotypes. lui qui se réclame de Spi­ noza précisément parce qu'il y lit ce déterminisme jus­ qu'ici tellement abhorré. et d'ailleurs le principal tenant de cette thèse est Foucher de Careil. qui attaque Descartes en le compromettant par Spinoza (on reconnaît la tac­ tique de Leibniz.la doctrine désormais ne doit plus rien à la science carté­ sienne. ou encore les passions d'un homme et le tempé­ rament d'un peuple. Lectures littéraires Désormais. Cette construction est critiquée par un spiritualisme plus radical que celui de Cousin. sur le modèle que nous ont donné la troisième et la quatrième parties de l' Éthique. Spinoza est suffisamment loin dans le temps pour pouvoir apparaître comme personnage litté­ raire. Cousin se défend dans ses dernières années en essayant de détacher plus encore Descartes de Spi­ noza. Spinoza apparaît ainsi comme le précur­ seur de la version la plus objectiviste des sciences sociales.le monde en Dieu et non l'inverse (la leçon de Hegel a été entendue) . On peut expliquer La Fontaine et Tite-Live. et notamment de la Cabbale . éditeur des œuvres inédites de Leibniz). Taine en est un bon exemple. même par exagération. il est donc assimilable non pas au matéria­ lisme. Il énonce alors que le panthéisme vient à Spinoza de la tradition juive. Sous la plume de Taine. Une autre critique est celle des positivistes qui repro­ chent aux cousiniens leur rhétorique incapable d'expli­ quer les lois réelles du développement de l'humanité. Que le maître soit par ailleurs décrit comme quelqu'un de « très doux » n'a rien d'une circonstance atténuante : il s'agit de mon­ trer que les athées vertueux sont pires encore que les au­ tres. 1 19 . idées adéquates et inadéquates. Juif li­ béral qui a lié sa vie au combat pour la démocratie et le progrès. Il déteste dans le christianisme une maladie de l'humanité. La psychanalyse Au xxe siècle. C'est le cas par exemple de la psychanalyse. mais se heurte à la superstition et à l'irra­ tionalité. Le Disciple. Il s'interdit la charité. George Eliot. qui avait traduit !'Éthique et le TTP. Le héros est un philosophe moderne dont toute la vie tient dans un mot : penser. En Angleterre. Morale du récit : une telle philosophie conduit au crime dans la personne d'un disciple qui ap­ plique trop bien les principes du maître. Berthold Auerbach. Freud ne cite prati­ quement jamais Spinoza.graphe allemand de Spinoza. désir des biens finis et recherche de la vé­ rité. Il appuie sur Darwin et Spinoza l'idée que « l'univers moral reproduit exactement l'univers physique » et que « le premier n'est que la conscience douloureuse et exta­ tique du second ». il évoque Uriel da Costa et Spinoza comme re­ présentants d'une pensée affranchie de la tradition : le génie a pour mission de guider les hommes sur la voie du progrès. diffuse dans ses romans une morale spinoziste qui oppose servitude et liberté. chez un sage qui vit d'après la raison. parce qu'il estime comme Spinoza que « la pitié. est mauvaise et inutile ». En France. Spinoza joue (aux côtés de Taine) le rôle du mauvais maître dans le roman de Paul Bourget. c'est souvent hors de la philosophie proprement dite qu'il faut chercher des pensées qui se reconnaissent une parenté même vague avec le spino­ zisme ou estiment avoir été fécondées par lui. il ne l'a sans doute pas lu. Il est vrai que son roman Amor Dei est très antérieur à la dictature 1 20 . Plus tard. Plusieurs de ses proches en effet (Lou Andreas­ Salomé. historien du judaïsme et l'un des fon­ dateurs de l'Université hébraïque de Jérusalem. le philosophe juif berlinois Constantin Brunner compte Spinoza au nombre de ses inspirateurs et développe une doctrine de l'unité de l'âme et du corps qui rencontre peu de succès chez les philoso­ phes professionnels. Il y était consi­ déré comme un précurseur de la sortie du ghetto et du mouvement d'émancipation d'un judaïsme libéré de la tradition religieuse. c'est le cas chez Ben Gourion comme chez Joseph Klausner. Le judaïsme aux XIXe et XXe siècles La référence à Spinoza avait joué un rôle dans le mou­ vement des Lumières juives (la Haskala). Enfin. La littérature du xxe siècle On ne s'attendrait pas à rencontrer parmi les admira­ teurs de Spinoza un écrivain lié au nazisme. dans le mouvement sioniste. Viktor Tausk) connaissaient bien la doctrine et la figure de Spinoza. mais a beaucoup d'influence dans divers milieux de médecins et de biologistes. C'est pour­ tant le cas de Erwin Guido Kolbenheyer. il évoquera le herem qui avait exclu Spinoza de la syna­ gogue d'Amsterdam.mais il a répondu un jour à une question sur ce point qu'il avait toujours vécu « dans une ambiance spino­ ziste ». la figure de Spinoza joue un rôle incontestable. Souvent le fantôme de Spinoza viendra hanter l'histoire de la psychanalyse : lorsque Jacques Lacan rompra avec l'institution psychanaly­ tique officielle pour défendre solitairement des thèmes à ses yeux plus conformes à la psychanalyse freudienne. La Trahison des Clercs. Dans un chapitre intitulé 1 . p. » 1 21 .le « type contraire » est incarné par une citation de Spinoza1 • Spinoza est présent aussi dans la littérature fantas­ tique. Romain Rolland évoque « l'éclair de Spinoza » entre « l'éclair de Ferney » et « l'éclair de Tolstoï » : « Tout ce qui est. l'individu d'exception (Spinoza. dirigé essentiellement contre l'irrationalisme de Maurras et Barrès. 1 927. est en Dieu. mais les idées qui l'im­ prègnent sont bien marquées par un irrationalisme et un culte des grandes individualités qui laissent prévoir l'évolution ultérieure de l'auteur : la masse n'y est que l'incarnation d'une force vitale renfermant le germe de sa propre destruction .nationale-socialiste ( 1 908).le Dieu contenu dans cette matière. Il s'agit des dernières lignes de la dernière note du livre. » Julien Benda achève son livre La Trahison des Clercs. Et moi aussi je suis en Dieu ! De ma chambre glacée. Et il lui oppose « le type exactement contraire. de Karel Capek (1 924). La citation vient de la dernière page de l' Appendice d' Ethique 1 : « Car la perfection des choses se doit mesurer d'après leur seule nature. Elle répand donc dans le monde Dieu à l'état pur et virulent . en laissant au lecteur le soin de juger lequel peut se réclamer de l' "intelligence" » . en l'occurrence) est fas­ ciné par cette force de la foule mais repousse cette bruta­ lité bestiale. le peuple est né pour la servitude . et les choses ne sont pas plus ou moins parfaites parce qu'elles flattent nos sens ou qu'elles les blessent.et on aboutira d'ailleurs à des catastrophes. je m'évade au gouffre de la Subs­ tance. par une analyse du sentiment esthétique qui fonde secrètement les raisonnements de Maurras. un ingénieur a découvert une machine qui dis­ socie complètement la matière et libère l' Absolu . La tradition de l'idéalisme rationaliste retient de Spi­ noza une tout autre leçon. 300. où tombe la nuit d'hiver. Grasset. Dans La Fabrique d'Absolu. dans le soleil blanc de l'être. qui a consacré plusieurs écrits à Spinoza.« Panthéisme ». s'avoue fasciné par un philosophe qui « dans la pé­ nombre construit Dieu ». » Enfin. tandis que l'autre aspect est l'âme. 1 22 . l'ingénieur demande à l'industriel inté­ ressé par sa découverte s'il a lu Spinoza et explique : « Tu sais ce qu'enseigne Spinoza ? Que la matière est seule­ ment la manifestation ou bien un aspect de la substance divine. Jorge Luis Borges. Et comme il convient encore à d'autres philoso­ phies. mais elle désigne assez bien celui qui pense la production historique des normes de vérité. d'emblée . mystique. s'ils indiquent effectivement quelque chose. que nous n'avons rien de mieux que la Raison pour comprendre la nature.CONCLUSION Peut-on qualifier le spinozisme ? L'histoire de la récep­ tion ne s'est pas privée de le faire. le développement des différentes formes d' Églises et d' États. empruntée à Gueroult et Matheron. Il s'agit ici non de faire référence à quelques anecdotes (encore qu'elles 1 23 . ils exprimaient une dis­ tance ou une fascination. L'expression surprendra ceux qui voient en Spinoza un philosophe tout entier tourné vers un dieu à peine informé de l'existence humaine . les contresens ne sont pas gratuits et les inter­ prétations ne sont pas équivalentes. Le plus souvent. ils permettaient un agencement théorique nouveau. panthéiste : Spinoza ne l'est certainement pas. L'expression. l'histoire concrète de la liberté. Un rationalisme historique. Spiritualiste. il faut le préciser lui-même. Au moins. l'adjectif qui convient le mieux pour qualifier le spinozisme est sans doute celui de « rationa­ liste ». mais que le réel est totalement in­ telligible . Un rationalisme absolu. ces jugements en disaient plus long sur ceux qui les portaient que sur le système lui-même . ils ont quelquefois donné à réfléchir . En fin de compte. c'est plutôt en termes de position sur un échiquier stratégique que comme des­ cription du contenu de la doctrine. y compris celle des hommes. matérialiste : on a vu avec quel­ les précautions il faut employer ces mots . ne doit pas tromper : il s'agit de dire non pas que la Raison est partout. Athée. Un rationalisme militant. et que tout ce qui est dit tend vers ce but : faire partager à tous les hommes la paix. à quelques formules cassantes face aux tenants de l'obscurantisme (Boxel ou Burgh). la sécurité et la liberté politique . mais de rappeler que le système a un objectif. 1 24 . et au maximum d'entre eux. la libération de l'âme.soient significatives). éd. J. éd. ÉDITIONS DES ŒUVRES COMPLÈTES Benedicti de Spinoza Opera quotquot reperta sunt. 1 999. Fokke Akkerman. 4 vol. Heidel­ berg. Lexicon spinozanum. Bibliographie spinoziste. Œuvres. 1 980. publiée sous la dir. PUF. Nij­ hoff. 1 895 . La Haye. TRADUCTIONS La traduction complète la plus commode est actuellement celle de Charles Appuhn. 1 883 . Land. in 4e Cahier annuel des Archives de Philosophie. Moreau. de P. Carl Winter. 1 9 1 4. Spinoza Opera.INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES INSTRUMENTS DE TRAVAIL J. Emilia Giancotti-Boscherini..aspinoza.com 1 25 . Belles Lettres. 3 vol. Site web consacré à Spinoza http://www. Van Vloten et J. N. La Haye. 1 925. lm Auftrag der Heidelberger Akademie der Wissen­ schaften herausgegeben von Carl Gebhardt. Il existe diverses traductions d'œuvres séparées. 1 973. Spinoza... Paris. Bulletin de bibliographie spinoziste. Préposiet. Studies in the posthumous Works of Spinoza. « GF ». 1 972.-F. Garnier. Groningue. depuis 1 979. rééd. P. Nijhoff : 2 vol. 4 vol. . 1 1 8 La psychanalyse.Institutions et conflits.Dernières années. 99 Quel­ ques principes. 26 Collégiants et sociniens.La tradition alle­ mande. 1 12 . 1 20 . 58 .Le Traité théologico-politique.Le conflit du panthéisme.La littérature du xxe siècle. 5 . 1 09 L'unité de substance. 37 . 87 . 92.Quelques lieux.La culture de Spinoza.L'Ethique.Le Traité politique. 39 Fascination et légendes. 1 1 0 Les influences spinozistes.Naître à Amsterdam. milieux. 44. 1 2 Juifs et marranes. rupture.Les Principia et les Cogitata metaI?hysica. 67 . 7 . 48 Le Court Traité. - - - - - Conclusion 1 23 Indications bibliographiques 1 25 .Sources et documents. 3 1 . 1 1 9 Le ju­ daïsme aux XIXe et xxe siècles. 1 04. 1 1 6 . 1 1 7 . 33 . 53 . 9 1 Quel­ ques textes inauthentiques ou disparus. 22 . - - Chapitre III - - Thèmes et problèmes 95 Quelques figures. - - - - - - Chapitre Il - L'œuvre 47 Le Traité de la réforme de l'entendement. 29 Cartésianisme. 90 Les lettres. 1 1 1 Panthéisme et cabbalisme.Le XIXe siècle français.Le néo-spinozisme. 1 1 4 . 1 02 . 1 20.TABLE DES MATIÈRES Introduction Chapitre I - 3 La vie 5 Les faits.Questions disputées. 1 1 3 . 23 Education.L'Abrégé de grammaire hébraïque. - Chapitre IV - La réception 1 09 La critique du TTP. 95 .Lectures littéraires.Théologie et politique. 1 9 Héritages espag11ols et portugais. 57 . avenue Ronsard. 4 1 1 00 Vendôme Août 2009 MD - N° 55 386 Impressions est titulaire du label lmprim'Vert® .Imprimé en France par MD Impressions 73.
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