Où mettre la gomme. Une controverse théologique sur le statut de la gomme dans le Sahara maure au XIXe siècle.

June 13, 2018 | Author: A. Ould Cheikh | Category: Documents


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Où mettre la gomme ? Une controverse juridique sur le statut de la gomme arabique dans le Sahara maure au XIXe siècle. Contribution à l'atelier : "Islamic Law and Legal Culture in the Sahara : Historical Approaches" INALCO, Paris, 7-6 juin 2018 Introduction : La gomme arabique (ǝl-‛ǝlk, en ḥassāniyyä) a constitué durant près de trois siècle, une des principales, et souvent la principale denrée d'échange entre les populations maures de l'espace ouest-saharien et les marchands européens qui ont abordé la côte atlantique de leur territoire à partir du milieu du XVe siècle. Elle constitue indubitablement le produit-phare de ces échanges de la fin du XVIIIe siècle aux années 1870. Les vicissitudes de ce trafic furent intimement liés aux aléas de la vie politique régionale qu'ils contribuèrent en retour à alimenter et à orienter. Les échanges autour de la gomme ont également bénéficié de l'intérêt des fuqahā' du fait de la centralité de cette denrée dans la vie économique des espaces où elle était collectée et échangée. Elle a notamment suscité un vif débat, sur fond de considérations liées au prêt usuraire (‫)اﻟﺮﺑﺎ‬, débat où il était question de déterminer si ǝl-‛ǝlk était fondamentalement un aliment (‫ )طﻌﺎم‬ou s'il s'agissait d'un produit essentiellement dévolu aux échanges commerciaux. Dans le propos qui suit, je commencerai par une brève présentation de la gomme et de ses usages avant d'aborder, à travers quelques fatāwā, la question de son statut juridicothéologique selon les fuqahā' qui s'y sont intéressée. . I. La gomme arabique La gomme arabique est la résine produite par l'exsudation de l'Acacia senegal (Āyrwār ou Āwǝrwār en ḥassāniyyä) qui pousse naturellement dans certaines parties de la frange sahélienne humide, notamment dans le sud du Trarza, du Brakna, dans le Gorgol et l'Assaba, dans le territoire de l'actuelle Mauritanie. Aux XVIIIe-XIXe siècles, et jusqu'à la vague de sécheresse du début des années 1970, il y avait dans ces régions une dense végétation de gommiers, par endroits de véritables forêts. La résine est cueillie durant toute la période qui s'étend d'octobre à avril. Mais jusqu'à la fin de la saison froide (décembre-janvier-février), la récolte est généralement très faible. Cette période était d'ailleurs appelée période de la "petite traite", en raison en particulier de la modicité des échanges portant sur la gomme. Le sommet de la cueillette se situait ordinairement au moment de ǝṭ-ṭarṭīgǝt mārǝs ("l'éclosion de mars")1, quand commencent à souffler les premiers vents chauds. On se préparait alors pour la "grande traite", qui avait lieu en avril-mai-juin. Les techniques de cueillette sont toujours restées extrêmement simples. On se contentait de prélever, à l'aide d'un long bâton (ǝ‛mūd ǝl-‛ǝlk) muni en son extrémité d'une sorte de petite houe métallique (waẖẓa), le produit de l'exsudation naturelle des acacias, qui était progressivement rassemblé dans une petite outre en peau (šǝkwä, ṃǝlgāṭa). Et ce 1

Mohamed Salem Ould M'Khaitirat, La gomme en Mauritanie, Mémoire de l'ENFOM, Paris, 1959, p. 33; A. W. Ould Cheikh, Nomadisme, islam et pouvoir politique dans la société maure précoloniale (XIe-XIXe s.), Thèse pour le Doctorat, Université Paris V, 1985, pp. 87-108

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n'est que tardivement2 que fut introduite la pratique de la saignée (ǝt-tsāyri), qui accroît certes le rendement résineux des acacias, mais qui menace aussi – quand la plaie infligée à l'écorce est trop large – de les détruire. La production individuelle des acacias, même saignés, est faible : 100 gr. environ, soit 1 kg à 1,5 kg à l'ha de gommeraie sur laquelle est pratiquée la saignée, selon les chiffres d'une expérience de 1945-46, cités par Ould M'Khaitirat3. Aux XVIIIe-XIXe siècles, un esclave affecté à la collecte pouvait cueillir jusqu'à 4 kg par jour4. Le volume global de la collecte de gomme pouvait cependant subir de très importantes fluctuations en fonction notamment de la pluviométrie et du régime des vents. Les sources archivistique compilées par J. Webb permettent d'établir qu'il s'en est exporté annuellement entre 500 et 2000 tonnes par an en direction des marchés européens entre le XVIIIe et le milieu du XIXe s.5. Car, si la gomme connaissait de longue date de nombreux usages locaux, elle était devenue, depuis l'arrivée des Européens sur la côte mauritanienne, la principale denrée d'exportation de l'espace mauritanien. Localement, elle était consommée comme aliment, en période de disette, mais aussi à diverse fins sanitaires en relation avec les vertus que lui attribuait la médecine traditionnelle maure6. On s'en servait également comme liant, pour la colle, pour préparer des encres, des emplâtres, etc. Les Européens, qui se sont livrés une rude concurrence – on a parlé des "guerres de la gomme"7 - pour s'assurer un approvisionnement substantiel en gomme, voire un monopole du commerce de cette denrée, s'en servaient eux aussi à de multiples fins. « Europeans, écrit Webb, in the preindustrial age likewise employed gum arabic to similarly diverse ends — as a stiffener in making hats, paint, paper, gild, glue, and ink, in preparing foodstuffs and cosmetics, and sizing cloths. »8. Ils attribuent également à la gomme de nombreuses vertus médicinales9, mais c'est surtout aux industries textiles 2

D'après Ould M'Khaitirat (op. cité, p. 22), la saignée aurait été introduite par les Peuls du Sénégal au début du XXe siècle. Un rapport des années 1980 décrit ainsi cette pratique. Elle "consiste, chez les arbres avec écorce lisse (jeunes et d'âge moyen) à décoller l'écorce de quelques centimètres, puis avec l'outil (ou à la main) détacher un morceau d'écorce du tronc jusqu'au bout de la branche" (Ministère du Développement Rural, Étude de régénération des gommeraies mauritaniennes. Rapport final, Nouakchott, Octobre 1981, p. 17). A propos de la saignée, Paul Marty notait en 1921 : "Dans le but d'obtenir un plus fort rendement de la gomme, les indigènes détruisent les gommiers en les saignant", Études sur l'Islam et les Tribus Maures. Les Brakna, Paris, E. Leroux, 1921, p. 342 3 Op. cité, p. 20 4 James L. A. Webb, Desert Frontier. Ecological and Economic Change along the Western Sahel 16001850, Madison, The University of Wisconsin Press, 1995, p. 98. 5 Webb, op. cité, pp. 100-106 ‫ و ﯾﺳﺗﻌﻣل ﻟﻠﺻﻔﺎر و اﻟﻐﺛﯾﺎن و ﺿﻌف‬.‫ ﻣﺳﮭل ﻟﻠﺻﻔراء ﯾﺳﺗﻌﻣل ﻟذﻟك وﺣده أو ﻣﻊ اﻟﺳﻧﺎ أو ﻣﻌﮭﻣﺎ اﻟﺗﻣر اﻟﮭﻧدي‬،‫ "و ھو ﻣﻌﺗدل ﻧﻔﺎخ‬6 ‫ وﻛﺎن ﯾﺳﺗﻌﻣل ﻣﻧﮫ ﻗدﯾﻣﺎ – ﻓﻲ اﻷزﻣﺎت – ﻏذاء ﯾﻘوم ﺑﮫ‬.‫اﻟﮭﺿم – ﺳﻔوﻓﺎ ﻣﻊ أﯾش و اﻟﺻدرة اﻟﺧﺿراء و ﺗﯾﻧﻛت ﻟﻣن ﻣﻌﺎﺷﮫ اﻟﺣﻠﯾب‬ ‫ دار‬،‫ ﺑﯾروت‬،‫ اﻟﺟﻐراﻓﯾﺎ‬.‫ ﺣﯾﺎة ﻣورﯾﺗﺎﻧﯾﺎ‬،‫" اﻟﻣﺧﺗﺎر وﻟد ﺣﺎﻣد‬.‫ و ﻛﯾﻔﯾﺗﮫ أن ﯾﺷوی اﻟﻌﻠك ﻓﯾﺳﺣق و ﯾﺟﻌل ﻋﻠﯾﮫ ﺳﻣن و ﺳﻛر‬.‫اﻟﺑدن‬ 14-13 .‫ ص‬،1994 ،‫اﻟﻐرب اﻹﺳﻼﻣﻲ‬ Voir également : Mokhtar Ould Hamidoun, Précis sur la Mauritanie, Saint-Louis, IFAN, 1952, pp. 1415 7 André Delcourt, La France et les établissements français au Sénégal entre 1713 et 1763, Dakar, IFAN, 1952 8 Webb, op. cité, p. 99 9 "Les médecins prétendent que la gomme est pectorale, humectante, anodine, rafraichissante; qu'elle épaissit les humeurs trop séreuses, et qu'en leur donnant plus de consistance, elle les empêche de se

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en cours d'expansion au XVIIIe siècle, plus particulièrement aux tissus teints, qu'elle va leur être utile. Dès le milieu du XVIIe siècle, des liens se nouent entre des groupes locaux d'intermédiaires et les traitants français qui s'installent à Saint-Louis du Sénégal à partir de 165910. Le contrôle de ce commerce deviendra un enjeu décisif, aussi bien pour les commerçants européens que pour les populations locales et leurs hiérarchies, notamment en raison du fait que la gomme allait très vite s'imposer comme la denrée d'échange principale contre le tissu "de guinée", appelé à devenir l'habit "traditionnel" d'une société maure qui n'avait aucune production textile. Ces deux produits, la gomme d'un côté, évaluée par les traitants en "qintar"; et le tissu de guinée mesuré par "pièces" (terme qui a donné en ḥassāniyyä bayṣa) de 16,5 mètres sur 1 mètre, vont jouer le rôle d'outils monétaires dans les relations commerciales entre les Européens et leurs partenaires sahariens. Et c'est précisément l'hégémonie perçue par la partie saharienne de cette fonction quasi-monétaire de la gomme arabique qui va susciter le débat que nous avons entrepris d'évoquer. II. De la gomme et de sa nature II.1. La conjoncture Le débat suscité par la nature de la gomme arabique, articulé essentiellement autour de son affectation à la rubrique des aliments ou à celle des objets - si l'on peut dire - tout venant , de l'échange (‫ﻋﺮض‬, pl. 11 ‫)ﻋﺮوض‬, s'est particulièrement intensifié dans la foulée du conflit qui opposa, au début des années 1850, l'émir des Trārza – Muḥamd Lǝḥbīb – aux Français du général Faidherbe, qui avait entrepris de conquérir la principauté wolof du Waalo. Dans la foulée, Faidherbe s'était également donné pour objectif "d'émanciper" ladite principauté de l'emprise des Trārzä12, de mettre fin au système dit des "escales", et d'établir "la liberté du commerce" sur l'ensemble du fleuve Sénégal13. Le conflit armé, ponctué de razzias meurtrières entreprises par les troupes de Faidherbe tout au long des années 1856-1857, s'est accompagné de l'imposition d'un embargo sur la vente de la gomme aux Français par l'émir des Trārzä. Cette interruption du commerce eut de très lourdes conséquences sur la vie des populations de l'émirat, qui mêler avec le sang et de le gâter…Elle soigne le rhume, les dysenteries, arrête les hémorragies. Bien d'autres vertus resteraient à souligner, si je n'avais, conclut Labat, peur de me faire des affaires avec la Faculté, qu'il est rare de se mettre à dos impunément", J.-B. Labat, Nouvelle relation de l'Afrique Occidentale, Paris, Guillaume Cavelier, 1728, I, p. 238 10 La tribu zwāyä des Idawalḥāž en particulier semble avoir joué un rôle pionnier dans ces contacts, grâce aux "vertus digestives" attribuées par les récits locaux à la gomme. Cf Ould Hamidoun, Précis, op. cité, p. 14, Webb, op. cité, pp. 109-111 11 Le fiqh distingue, on le sait, des classes d'objets concernés par le ribā, le prêt usuraire, des objets dits (‫)ﻋﺮوض‬. A la base, le terme (‫ )ﻋﺮض‬désigne tout ce qui n'est ni or, ni argent. Pour les théologiens/légistes, le terme (‫ )ﻋﺮض‬désigne les objets qui ne sont susceptibles ni d'être évalués par leur poids, ni par leur volume; en sont également exclus les animaux. 12 Muḥamd Lǝḥbīb avait épousé, dans les années 1830, Diombot, la "linguère" du Waalo – celle par laquelle devait, au terme de la filiation matrilinéaire du lignage princier, se transmettre le pouvoir princier -, avec comme conséquence possible l'unification à travers leur descendance commune, des "couronnes" du Waalo et du Trarza. 13 Leland Barrows, General Faidherbe, The Maurel and Prom Company, and French Expansion in Senegal, Ph. D. Thesis, University of California, Los Angeles, 1974, pp. 270 sq. ،‫ أطروﺣﺔ دﻛﺗوراه‬،1860 ‫ إﻟﯽ‬1703 ‫ إﻣﺎرة اﻟﺗرارزة و ﻋﻼﻗﺎﺗﮭﺎ اﻟﺗﺟﺎرﯾﺔ و اﻟﺳﯾﺎﺳﯾﺔ ﻣﻊ اﻟﻔرﻧﺳﯾﯾن ﻣن‬،‫ﻣﺣﻣد اﻟﻣﺧﺗﺎر وﻟد اﻟﺳﻌد‬ .492-475 .‫ ص‬1999 ،‫ ﺗوﻧس‬،‫ﺟﺎﻣﻌﺔ ﺗوﻧس اﻷوﻟﯽ‬

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dépendaient presque entièrement des échanges avec les traitants européens, en particulier pour leur approvisionnement en textiles. Et c'est dans ce contexte mouvementé que la question de la nature de la gomme, qui avait déjà suscité des interrogations de la part de quelques fuqahā' du XVIIIe siècle s'est trouvée posée à nouveaux frais. II. 2. La controverse Les remarques qui suivent s'appuient principalement sur un corpus de 17 fatāwā traitant de la question de la nature juridico-théologique de la gomme arabique et de celle, concomitante, du prêt usuraire (‫)اﻟﺮﺑﺎ‬, rassemblé par Yaḥyā wuld al-Barrā dans sa monumentale encyclopédie des avis juridiques des fuqahā' de l'Ouest saharien et de ses confins méridionaux14. Au sein de ce corpus, mon attention se portera plus particulièrement vers deux fatwā, issues toutes les deux de la région du Trarza, et soutenant deux points de vue opposés quant aux attributs alimentaires de la gomme. L'une de ces fatwā est due à l'illustre savant de la tribu des Awlād Daymān, Maḥanḍ Bābä wuld A‛bayd (m. 1860), l'autre à l'un de ses anciens étudiants de la tribu des Idāšǝġrä, al-Ḥāriṯ wuld Maḥanḍ wuld Sīdi ‛Abd Allah (m. 1901). La majeure partie (13 sur les 17) de ces fatwā ne dépasse pas une demi-page de texte imprimé, la plupart se réduisant du reste à quelques lignes. Le privilège que j'accorde ici aux textes de Maḥanḍ Bābä et à son disciple al-Ḥāriṯ est associé, pour le premier, à la stature éminente que l'on s'accorde à lui donner dans l'histoire culturelle de l'ouest saharien, plus particulièrement dans la littérature juridique ẖalilienne régionale15; pour le second, en raison de l'ampleur16 et de la qualité de l'argumentation qu'il déploie pour réfuter le point de vue de son maître. Enjeu qu'il place du reste sous le signe de la quête de "la vérité", concluant sa négation du caractère alimentaire de la gomme, tout à l'opposé de l'avis de son maître, par une citation d'Aristote : "Qu'Allah accorde sa miséricorde à celui qui dit de lui-même et de son maître ce que Aristote a dit de son maître : J'aime la vérité et j'aime Platon tant qu'ils s'accordent. S'ils viennent à diverger, la vérité est plus digne d'être suivie"17. Je reviendrai en conclusion sur la signification statutaire de ces empoignades entre lettrés pour la constitution et l'autonome du "champ maraboutique" lui-même. II.2.1 Les (principaux) protagonistes Peut-être n'est-il pas inutile de dire deux mots de ces deux personnages avant d'entrer dans le vif de la controverse qui les opposa au sujet de la nature de la gomme. Maḥanḍ Bāba wuld A‛bayd était l'un des lettrés les plus en vue du sud ouest saharien au XIXe siècle. Il appartenait à la tribu des Awlād Daymān, localisée dans l'actuelle ‫ ﻣوﻻي‬،،‫ اﻧواﻛﺷوط‬،‫ اﻟﻣﺟﻣوﻋﺔ اﻟﻛﺑری اﻟﺷﺎﻣﻠﺔ ﻟﻔﺗﺎوی و ﻧوازل و أﺣﻛﺎم أھل ﻏرب و ﺟﻧوب ﻏرب اﻟﺻﺣراء‬، ‫ ﯾﺣﯾﯽ وﻟد اﻟﺑراء‬14 . 4035 – 3990 .‫ ص‬،9 .‫ ج‬، 2009 ،‫اﻟﺣﺳن‬ 15 Mohamed El Mokhtar Ould Bah, La littérature juridique et l'évolution du malikisme en Mauritanie, Tunis, Université de Tunis, 1981, notamment pp. 47-57; Ulrich Rebstock, Maurische Literaturgeschichte, Würburg, Ergon Verlag, 2001, Vol. I, pp. 308-313; ‫ ﺣﯿﺎة‬،‫اﻟﻤﺨﺘﺎر وﻟﺪ ﺣﺎﻣﺪ‬ 170-133 .‫ ص‬، 16 .‫ ج‬، 2009 ،‫ ﻣﻨﺸﻮرات اﻟﺰﻣﻦ‬،‫اﻟﺮﺑﺎط‬،‫ﻣﻮرﯾﺘﺎﻧﯿﺎ‬ 16 Sa fatwā est la plus longue du corpus : 25 pages (pp. 3992-4015) ‫ ﻓﺈن اﺧﺗﻠﻔﺎ‬،‫ أﺣب اﻟﺣق و أﺣب أﻓﻼطون ﻣﺎ اﺗﻔﻘﺎ‬: ‫ "و رﺣﻣﺔ ﷲ ﻓﻲ ﻣن ﻗﺎل ﻓﻲ ﻧﻔﺳﮫ و ﻓﻲ ﺷﯾﺧﮫ ﻣﺎ ﻗﺎل أرﺳطوطﺎﻟﯾس ﻓﻲ ﺷﯾﺧﮫ‬17 .4015-4014 .‫ ص‬، 9 .‫ ج‬،.‫ س‬.‫م‬، ‫ وﻟد اﻟﺑراء‬،"‫ﻛﺎن اﻟﺣق أوﻻ ﻣﻧﮫ‬

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région du Trarza et universellement connue parmi les ḥassānophones pour sa contribution au maintien et au développement de la culture arabe savante au sein de la société maure. Il est décédé en 1860, l'année même où mourait, assassiné, l'émir des Trarza, Muḥamd Lǝḥbīb wuld A‛mar wuld al-Muẖtār. Son arrière-petit-fils, al-Muẖtār wuld Ḥāmidun (m. 1993), lui-même lettré de renom, lui a consacré une longue notice biographique dans le volume XVI de son encyclopédie, Ḥayāt Mūrītānyā18. Elève et étudiant précoce, Maḥanḍ Bābä, qui a parcouru très rapidement, et pour ainsi dire tout seul (il était orphelin de père), en l'apprenant évidemment par cœur, tout le corpus des manuels enseignés au Sahara, était à la fois un enseignant réputé, un qāḍī s'efforçant à l'occasion à appliquer les ḥudūd dans un espace dénué d'une véritable autorité politico-juridique, un muftī et un entrepreneur en développement rural. C'était surtout un modèle achevé d'érudition scolastique telle que les milieux zwāyä aimaient à se la représenter. Pour le "grand public", si l'on peut dire, il est principalement connu pour son fameux commentaire du Muẖtaṣar de Ḫalīl - Muyassar al-žalīl fī šarḥ Muẖtaṣar al-Šayẖ Ḫalīl - qu'au dire de son cousin, disciple et biographe, Maylūd wuld al-Muẖtār Ḫay (‘Uyūn al-iṣāba fī manāqib al-Šayẖ Maḥanḍ Bāba), il aurait passé près de 40 ans à peaufiner !19. C'était le manuel local de fiqh le plus prestigieux de son temps. L'œuvre de Maḥanḍ Bābä s'étend à bien d'autres domaines. Elle comporte notamment un volumineux recueil d'ažwiba sur toutes sortes de sujets; de nombreux anẓām dans le champ du fiqh ou pour donner les dates de décès de figures importantes du malikisme; des épitres de diverses ampleurs sur divers thèmes théologico-juridiques. Il est l'auteur d'œuvres en vers dans le domaine de la logique (dans les marges d'al-Aẖḍarī, d'Ibn al-Ṭayyib, d'al-Sanūsī…), des ‘aqā'id (une reprise sous forme de commentaire de al-Ṣuġrā d'al-Sanūsī…), de la rhétorique (un commentaire de ‘Uqūd al-žumān d'al-Suyūṭī…). Il a aussi, bien entendu, légué des travaux en grammaire et en syntaxe (un commentaire de la Alfiyya d'Ibn Mālik, de al-Muġnī al-labīb d'Ibn Hišām; une Siqāyat al-ẓam'ān fī ubniyyat al-af‘āl …). Sa fatwā sur – et en faveur de – la nature alimentaire de la gomme arabique ne constitue donc qu'un élément d'une vaste production élaborée durant une vie de recherche qui fut à la fois longue et féconde. Son disciple, al-Ḥāriṯ wuld Maḥanḍ, décédé en 1319/1901, s'il n'a pas joui d'une notoriété comparable à celle de son illustre maître, n'en fut pas moins, lui aussi, un lettré et un enseignant d'une stature tout à fait respectable. Ressortissant de la tribu des Idāšǝġrä, élément de l'ensemble plus vaste des Idāblǝḥsan, qui a fourni l'un des plus important contingents de poètes de l'anthologie de Aḥmad b. al-Amīn al-Šinqīṭī20, considérée comme le principal "classique" de la littérature ouestsaharienne, al-Ḥāriṯ w. Maḥanḍ, a vécu, tout comme son maître, au cœur de la région de collecte de la gomme arabique, objet de sa fatwā. Il reçut sa formation auprès de divers maîtres de quelque renom, dont notamment Maḥand Bāba wuld A‛bayd. Ce que l'on sait de ses travaux témoigne du même éclectisme savant que celui de son principal tuteur, avec, à ce qu'il semble, une prédilection plus marquée pour les sciences de la 177 - 133 .‫ ص‬، 2009 ،‫ ﻣﻧﺷورات اﻟزﻣن‬،‫ اﻟرﺑﺎط‬،‫ ﺑﻌض اﻟﻣﺟﻣوﻋﺎت اﻟﺷﻣﺷوﯾﺔ‬،16 .‫ ج‬،‫ ﺣﯾﺎة ﻣورﯾﺗﺎﻧﯾﺎ‬،‫ اﻟﻣﺧﺗﺎر ول ﺣﺎﻣد‬18 Deux éditions du Muyassar ont été produites par Dār al-Riḍwān à Nouakchott. L'une, en 2003, en 2 volumes, totalisant 1503 pages et la seconde, en 2016, en 4 tomes, d'un volume total de 3092 pages. 343-287 .‫ ص‬، 1958 ،‫ ﻣؤﺳﺳﺔ اﻟﺧﺎﻧﺟﻲ‬،‫ اﻟﻘﺎھرة‬،‫ اﻟوﺳﯾط ﻓﻲ ﺗراﺟم أدﺑﺎء ﺷﻧﻘﯾط‬،‫ أﺣﻣد ﺑن اﻷﻣﯾن اﻟﺷﻧﺎﯾطﻲ‬20 19

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langue. On lui doit notamment un commentaire sur le dīwān des six poètes préislamiques des mu‛allaqāt; une épître sur le thème de la ma‛iyya21 en réponse à un autre lettré, ressortissant de la tribu des Tandġa celui-là; un commentaire d'al-Muržāniyya (al-madīḥiyya) de Mawlūd b. Aḥmad al-Žawād; une contraction (iẖtiṣār) de alMawāhib al-naḥwiyya de Sīdi Muḥammad b. Ḥabat al-Ġallāwī; un commentaire d'alMaqṣūr wa al-mamdūd; un commentaire de Umm al-barāhīn d'al-Sanūsī; un commentaire du poème (naẓm) de ‛Alī al-Užhurī traitant de ‛ilm al-kalām; un commentaire du naẓm de Ḥabīb Allah b. al-Amīn (tawḥīd); un commentaire du dīwān de Ġaylān; une épître de réponse aux ahl al-bida‛; un ouvrage dans le champ de la sīra al-nabawiyya; un commentaire de la qaṣīdat al-ḥarām de Ḥabīb Allah b. al-Amīn alŠuqrawī22. Et la fatwā sur la gomme, qui nous intéresse ici. II.2.2. Une question centrale : al-ribā En arrière-plan de la question débattue de savoir si la gomme arabique est ou non un "aliment" (‫ )طﻌﺎم‬se profile celle du prêt usuraire (‫)اﻟﺮﺑﺎ‬, ou de l'usure en général, selon la perception des fuqahā'. Elle nécessite quelque éclairage préalable. Les pratiques visant à obtenir, dans le contexte d'un échange commercial immédiat ou différé, un bénéfice lié, soit au délais accordé pour un crédit, soit à une majoration associée à une surévaluation de l'un des produits échangés, ont préexisté à l'islam. Et c'est en partie en écho à ces pratiques que l'interdit du ribā est institué, sur un mode au reste non dénué d'ambiguïté, par la révélation coranique. Le bénéfice (dans l'Au-delà) de cette pratique est nettement minoré par rapport à celui de la zakāt23. Le Coran évoque les menaces adressées aux Juifs pour leur pratique du riba24. Il énonce clairement la prohibition du prêt à bénéfice démultiplié de la Žāhiliyya25, et décrit pratiquement comme un fou celui qui s'y adonne26. Enfin la pratique du ribā y est clairement condamnée et la guerre lui est déclarée de la part d'Allah et de son prophète27. Les traditions prophétiques (‫ )ﺣﺪﯾﺚ‬contribueront à donner corps à cette prohibition du ribā, autour notamment de la distinction entre deux classe des pratiques usuraires : "l'intérêt de retard" (‫)رﺑﺎ اﻟﻨﺴﯿﺌﺔ‬28 et "l'usure excédentaire" (‫)رﺑﺎ اﻟﻔﻀﻞ‬29. La première classe, celle du ribā al-nasī'a, associe l'usure à un délai dans le temps, au bénéfice reçu par le prêteur en relation avec le paiement différé (et/ou excédent une échéance prédéfinie) de la part du débiteur. La seconde - ribā al-faḍl – engage une gamme d'échanges plus complexe parce qu'elle repose sur une distinction - pas toujours évidente – entre des produits dits rabawī (‫ )رﺑﻮي‬pour lesquels tout échange différé ou tout échange portant bénéfice (si l'échange porte sur des objets de même classe) est 21

Thème fort débattu de la signification de la "co-présence" de Dieu auprès de ses créatures où qu'elles se trouvent, mentionné par Le Coran. 80- 79 .‫ ص‬،2 .‫ ج‬،.‫ س‬.‫ م‬،...‫ اﻟﻣﺟﻣوﻋﺔ‬، ‫ ﯾﺣﯾﯽ وﻟد اﻟﺑراء‬22 ‫ "وﻣﺎ آﺗﯾﺗم ﻣن زﻛﺎة ﺗرﯾدون وﺟﮫ ﷲ ﻓﺄوﻟﺋك ھم‬،( 39 ،‫ "و ﻣﺎ ءآﺗﯾﺗم ﻣن رﺑﺎ ﻟﯾرﺑو ﻓﻲ أﻣوال اﻟﻧﺎس ﻓﻼ ﯾرﺑو ﻋﻧد ﷲ" )اﻟروم‬23 ( 160 ،‫اﻟﻣﺿﻌﻔون" )اﻟﻧﺳﺎء‬ ‫ "ﻓﺑظﻠم ﻣن اﻟذﯾن ھﺎدوا ﺣرﻣﻧﺎ ﻋﻠﯾﮫ طﯾﺑﺎت أﺣﻠت ﻟﮭم و ﺑﺻدھم ﻋن ﺳﺑﯾل ﷲ ﻛﺛﯾرا و أﺧذھم اﻟرﺑﺎ و ﻗد ﻧﮭوا ﻋﻧﮫ و أﻛﻠﮭم أﻣوال‬24 (161-160 ، ‫اﻟﻧﺎس ﺑﺎﻟﺑﺎطل و اﻋﺗدﻧﺎ ﻟﻠﻛﺎﻓرﯾن ﻣﻧﮭم ﻋذاﺑﺎ أﻟﯾﻣﺎ" )اﻟﻧﺳﺎء‬ (131 ،...) "‫ "ﯾﺎ أﯾﮭﺎ اﻟذﯾن آﻣﻧوا ﻻ ﺗﺄﻛﻠوا اﻟرﺑﺎ أﺿﻌﺎﻓﺎ ﻣﺿﺎﻋﻔﺔ و اﺗﻘوا ﷲ ﻟﻌﻠﻛم ﺗﻔﻠﺣون و اﺗﻘوا اﻟﻧﺎر اﻟﺗﻲ أﻋدت ﻟﻠﻛﺎﻓرﯾن‬25 (275 ،‫ "اﻟذﯾن ﯾﺄﻛﻠون اﻟرﺑﺎ ﻻ ﯾﻘوﻣون إﻻ ﻛﻣﺎ ﯾﻘوم اﻟذي ﯾﺗﺧﺑطﮫ اﻟﺷﯾطﺎن ﻣن اﻟﻣس" )اﻟﺑﻘرة‬26 (275 ،‫ ﯾﺎ أﯾﮭﺎ اﻟذﯾن ءاﻣﻧوا اﺗﻘوا ﷲ و ذروا ﻣﺎ ﺑﻘﻲ ﻣن اﻟرﺑﺎ إن ﻛﻧﺗم ﻣؤﻣﻧﯾن ﻓﺈن ﻟم ﺗﻔﻌﻠوا ﻓﺂذﻧوا ﺑﺣرب ﻣن ﷲ و رﺳوﻟﮫ" )اﻟﺑﻘرة‬27 28 Mohamed Fall Ould Bah, Le système des finances islamiques. Approche anthropologique et historique, Paris, Karthala, 2011, p. 97 195 .‫ ص‬،1996 ،‫ دار اﻟﻧﻔﺎﺋس‬،‫ ﺑﯾروت‬،‫ ﻣﻌﺟم ﻟﻐﺔ اﻟﻔﻘﮭﺎء‬،‫ ﻣﺣﻣد رواس ﻗﻠوﺟﻲ‬29

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prohibé, et une classe d'objets "autres", appelés ‛urūḍ, sg. ‛arḍ (‫ ﻋﺮض‬.‫ م‬،‫)ﻋﺮض‬, excluant en particulier or et argent, mais aussi tout ce qui se mesure en termes de volume ou de poids, ainsi que les animaux sur pied. C'est précisément l'appartenance ou non à la classe des produits rabawī, que les fuqahā' sunnites se sont attachés à définir, qui pose problème. L'emploi du concept de "classe" est du reste, en la circonstance, quelque peu abusif, car sans relever tout à fait d'une classification type "encyclopédie chinoise" de Borges, les objets réputés rabawī ne semblent reliés entre eux par aucune logique immédiatement décelable. D'où la question posée par l'affectation possible de la gomme arabique à cette gamme de produits. Pour préciser un peu les choses rappelons le ḥadīṯ, présent à quelques nuances dans les principaux recueils (réf. à préciser), et inscrit dans plusieurs chaîne de "rapporteurs" parmi les plus fiables (‛Ubāba b. al-Ṣāmit, Abū Sa‛īd al-Ḫudrī, Abū Hurayra, Sa‛d b. Abī Waqqāṣ, ‛Abd Allah b. ‛Umar, les quatre ẖulafā' al-rāšidūn, etc.), qui sert de fondement à la "classe" des objets rabawī : "Le Prophète (…) a dit : l'or contre l'or, l'argent contre l'argent, le blé contre le blé, l'orge contre l'orge, les dattes contre les dattes, le sel contre le sel, le semblable contre le semblable, de la main à la main. Celui qui augmente ou se fait augmenter se rend coupable de ribā, le receveur comme le donneur"30. La question s'est posée aux fuqahā' de savoir s'il fallait limiter les produits rabawī aux items explicitement désignés par ce ḥadīṯ - ce sera la position des ẓāhirites – ou s'il fallait considérer les éléments de cette liste comme des prototypes d'une classe que l'on pouvait, par analogie (‫)ﻗﯿﺎس‬, construire autour des "têtes de liste" ainsi indiquée – c'est la position défendue par la majorité des savants sunnites. [Réflexion sur ce mode de classement à développer] Après ce long détour, qui paraissait nécessaire, venons-en aux textes des fatāwā sahariennes traitant de "l'alimentalité" (‫ )طﻌﻤﯿﺔ‬de la gomme arabique. J'emploie à dessein ce néologisme, sans doute pas très heureux, pour ne pas utiliser "comestibilité" qui réduirait la portée de la polémique ici envisagée, car ce dont il est question dans les échanges qui vont être évoqués ne concerne pas seulement le fait que la gomme soit mangeable, mais aussi et surtout sa capacité à calmer la faim, à sustenter un être humain en mal de nourriture. II.2.3 Textes et arguments Les questions que les protagonistes de ce débat se posent dans leurs fatāwā au sujet de la nature juridico-théologique de la gomme, sur fond du ḥadīṯ qui vient d'être cité, sont à mettre en relation avec le développement des échanges autour et au moyen de ce produit, qui lui ont conféré un rôle de quasi-monnaie. Des groupes de "cueilleurs", dénommés bḍūla31, généralement constitués d'esclaves, se formaient en effet à chaque ‫ "ﻗﺎل رﺳول ﷲ ﺻﻠﯽ ﷲ ﻋﻠﯾﮫ و ﺳﻠم اﻟذھب ﺑﺎﻟذھب و اﻟﻔﺿﺔ ﺑﺎﻟﻔﺿﺔ و اﻟﺑر ﺑﺎﻟﺑر و اﻟﺷﻌﯾر ﺑﺎﻟﺷرﯾر و اﻟﺗﻣر ﺑﺎﻟﺗﻣر و اﻟﻣﻠﺢ ﺑﺎﻟﻣﻠﺢ‬30 (Réf.…) ".‫ﺳواء ﺑﺳواء ﯾدا ﺑﯾد ﻓﻣن زاد أو اﺳﺗزاد ﻓﻘد رﺑﯽ اﻵﺧذ و اﻟﻣﻌطﻲ ﻓﯾﮫ ﺳواء‬ 31 Il est probable, comme je l'ai moi-même suggéré (Ould Cheikh, Nomadisme…, op. cité, p. 106) et comme le suggère dans sa thèse Muḥamd al-Muẖtār wuld al-Sa‛d, ( ...‫إﻣﺎرة اﻟﺘﺮارزة‬, op. cité, p. 34), que ce terme soit issu, par emphatisation du (‫ )د‬du terme arabe : ‫ ﺑﺪل‬, "échange".

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saison de cueillette pour répondre à la demande des traitants européens – ou à celle de leurs commis - spécialisés dans la collecte et la vente de la gomme dans les "escales" prévues à cet effet. L'absence de numéraire, jointe à la nécessité pour les vendeurs de subvenir à leurs besoins quotidiens, notamment alimentaires, souvent à crédit en échange de la promesse d'une certaine quantité de gomme, ont contribué à donner à cette denrée l'allure d'une quasi-monnaie. De là la perplexité suscité par son "classement" chez les fuqahā' locaux : aliment (‫ )طﻌﺎم‬ou instrument d'échange ? Nous possédons, dès le XVIIIe siècle un indice théologique de cette perplexité, qui inscrit la légitimité des échanges autour de la gomme dans le cadre plus général de la licéité vs. prohibition des rapports commerciaux avec les "Chrétiens" (‫)اﻟﻨﺼﺎری‬. Un lettré connu de la Gibla32, Wālid b. al-Muṣtafā b. Ḫālunā al-Daymānī (m. 1212/1797) rapporte les précisions suivantes fournies par son maître, al-Amīn b. al-Māḥī b. alḤasan ǝNdawbak. Interrogé au sujet du ḥukm (‫ )ﺣﻜﻢ‬du voyage en direction des embarcations des "Chrétiens" et de l'abréviation de la prière (‫ )ﻗﺼﺮ اﻟﺼﻼة‬que ce voyage pouvait autoriser, al-Amīn répondit : "Je me souviens de notre maître Mīnnaḥna disant : j'ai connu trois de nos aïeux les plus écoutés qui avaient des avis divergents à ce sujet. Abū Ḥayda al-Muẖtār b. Yaḥyā comptait parmi les hommes les plus pieux de son époque; il en allait de même pour Ṣabbāra b. Bāba Aḥmad et du faqīh al-Fāḍil b. Bārikalla. Quant au premier, c'est-à-dire Abū Ḥayda al-Muẖtār b. Yaḥyā, il n'entretenait aucune activité en rapport avec la collecte de la gomme, et lorsqu'il voyait ses enfants s'y préparer, il prévenait ses esclaves contre toute aide à leur apporter, même par la simple traite d'une vache. Quant au second, c'est-à-dire Ṣabbāra b. Bāba Aḥmad, il collectait la gomme et l'amenait vendre aux embarcations installées sur la côte. Lorsqu'il parvenait au point d'amarrage des bateaux, il disait à leur protecteur, Haddi33 ou un autre, cette gomme je te la vends à tant, fais-en ce que bon te semble. Quant au troisième, c'est-à-dire al-Fāḍil b. Bārikalla, il s'attachait à la collecte de la gomme et la vendait aux Chrétiens. Après en avoir recueilli le prix, il disait : je le considère comme licite sur la base de mon interprétation du propos de Ḫalīl : 'Sera pardonné un risque réduit commis sans intention, etc.'. Notre maître, Mīnnaḥna, accomplissait ses prières entières à l'aller et les écourtait sur le chemin du retour. Et je me souviens moi-même de Muḥamd al-‛Āqil procédant de même."34 Cette diversité d'opinions et d'attitudes parmi les fuqahā' maures à l'égard des échanges commerciaux avec les traitants européens et leurs conséquences juridico-théologiques, pouvant affecter jusqu'aux dimensions des prières quotidiennes, est également repérable dans leurs écrits sur la nature de la gomme arabique.

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Terme par lequel on désigne le sud-ouest de l'actuel territoire mauritanien, autour de la région administrative du Trarza 33 Le premier émir des Trārza, qui pourrait être mort en 1636. Cf. A. W. Ould Cheikh, La société maure, Rabat, Centre des Études Sahariennes, 2017, pp. 334 sq. ‫ أدرﻛت ﺛﻼﺛﺔ ﻣﻣن ﯾﻘﺗدی ﺑﮭم‬: ‫ أﻋﮭد ﺷﯾﺧﻧﺎ ﻣﯾﻧﺣﻧﮫ ﯾﻘول‬: ‫ ﻓﻘﺎل‬،‫ "ﻓﻘد ﺳﺄﻟﮫ ﻋن ﺣﻛم اﻟﺳﻔر إﻟﯽ ﺳﻔن اﻟﻧﺻﺎری و ﻗﺻر اﻟﺻﻼة إﻟﯾﮭﺎ‬34 ،‫ و ﺻﺑﺎره ﺑن ﺑﺎﺑﮫ أﺣﻣد ﻛذﻟك‬،‫ ﻛﺎن أﺑو ﺣﯾده اﻟﻣﺧﺗﺎر ﺑن ﯾﺣﯾﯽ ﻣن أورع أھل زﻣﺎﻧﮫ‬.‫ﻣن أﺳﻼﻓﻧﺎ ﻟﮭم ﻓﻲ ﺷﺄن اﻟﺳﻔر إﻟﯾﮭﺎ أﺣﻛﺎم ﻣﺧﺗﻠﻔﺔ‬ ‫ و ﻛﺎن إذا ﺗﺄھب ﻟﮫ أوﻻده‬،‫ ﻓﺄﻣﺎ اﻷول اﻟذي ھو أﺑو ﺣﯾده اﻟﻣﺧﺗﺎر ﺑن ﯾﺣﯾﯽ ﻻ ﯾﺗﺳﺑب ﻓﻲ ﺷﺄن اﻟﻌﻠك‬.‫و اﻟﻔﻘﯾﮫ اﻟﻔﺎﺿل ﺑن ﺑﺎرﻛﻠﮫ ﻛذﻟك‬ ‫ أﻣﺎ اﻟﺛﺎﻧﻲ اﻟذي ھو ﺻﺑﺎره ﺑن ﺑﺎﺑﮫ أﺣﻣد ﻓﻛﺎن ﯾﺳﻌﯽ ﻓﻲ ﺗﺣﺻﯾﻠﮫ و ﯾﺣﻣﻠﮫ إﻟﯽ اﻟﺳﻔن‬.‫ﯾﻧﮭﻲ ﻋﺑﯾده أن ﯾﻌﯾﻧوھم و ﻟو ﺑﺣﻼب ﺑﻘرة‬ ‫ و أﻣﺎ اﻟﺛﺎﻟث و ھو‬.‫ ھذا اﻟﻌﻠك ﺑﻌﺗﮫ ﻣﻧك ﺑﻛذا و ﻛذا ﻓﺎﺻﻧﻊ ﺑﮫ ﻣﺎ ﺷﺋت‬: ‫ ﻓﺈذا أﺗﯽ اﻟﻣرﺳﯽ ﻗﺎل ﻟﻣﺟﯾر اﻟﺳﻔن ھدي أو ﻏﯾره‬،‫اﻟﻐرﺑﯾﺔ‬ ‫ ﻓﺈذا أﺧذ ﺛﻣﻧﮫ ﻗﺎل ﺗﺄوﻟت ﻓﯾﮫ ﻣﻌﺗﻣدا ﻋﻠﯽ ﻗول ﺧﻠﯾل‬،‫اﻟﻔﻘﯾﮫ اﻟﻔﺎﺿل ﺑن ﺑﺎرﻛﻠﮫ ﻓﺈﻧﮫ ﻛﺎن ﯾﺗدﺑر ﻓﻲ ﺗﺣﺻﯾﻠﮫ و ﯾﺗﺟر ﺑﮫ و ﯾﺑﯾﻌﮫ ﻟﻠﻧﺻﺎری‬ "...‫ و أﻋﮭد أﻧﺎ ﻣﺣﻣد اﻟﻌﺎﻗل ﻛذﻟك‬،‫ و ﻛﺎن ﺷﯾﺧﻧﺎ ﻣﯾﻧﺣﻧﮫ ﯾﺗم ﻓﻲ ذھﺎﺑﮫ و ﯾﻘﺻر ﻓﻲ إﯾﺎﺑﮫ‬.‫ إﻟﺦ‬...‫ و اﻏﺗﻔر ﻏرر ﯾﺳﯾر ﻟﺣﺎﺟﺔ ﻟم ﯾﻘﺻد‬: .341-340 .‫ ص‬،.‫ س‬.‫م‬...‫ إﻣﺎرة‬،‫وﻟد اﻟﺳﻌد‬

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L'une des plus anciennes contribution à ce débat autour de la nature théologicojuridique de la gomme est celle de Aḥmad b. Muḥammad al-‛Āqil (m. 1828)35, qui écrit : "Il est de notoriété publique comme l'enseigne la religion que ce qui se mange pour toute raison autre que médicale, comme la gomme, ne saurait être vendu ou acheté à tempérament en échange d'aliments. Le musulman acteur de cet échange doit s'en retourner avec les aliments mêmes qu'il a voulu échanger, s'ils sont disponibles, sinon de leur équivalent en nature. Les contractants doivent venir à résipiscence de l'acte commis par eux, car il n'y a aucune divergence concernant l'interdiction de vendre ce qui se consomme pour une raison autre que médicale contre des aliments de manière différée dans le temps. Celui qui tient cet échange pour licite s'exclut du consensus omnium de la communauté, et quiconque se place hors de ce consensus est un innovateur impie comme le précise al-Tatā'ī commentant l'auteur [Ḫalīl] lorsqu'il dit : 'Et y aurait-il pour la prédominance de l'alimentation deux explications…' "36 Il ne s'agit là que de l'une des prises de position sur le sujet, mobilisant, comme toutes les autres opinions émises sur le même thème, un même corpus de référence partagé par tous les fuqahā' maures, et tournant, pour l'essentiel autour de trois œuvres majeures : la Mudawwana de Saḥnūn (m. 854), la Risāla d'Ibn Abī Zayd (m. 922) et le Muẖtaṣar de Ḫalīl (m.1374). S'y ajoute également le théologien tunisois, Muḥammad b. ‛Arafa (m. 803/1400-1) Au reste, le débat autour de la nature théologico-juridique de la gomme ne connut jamais, à ce qu'il semble, de conclusion admise par tous car aucune des parties au débat n'était en mesure de produire un texte faisant autorité sur ce thème précis. L'incertitude est le lot normal des avis des "imitateurs" (‫ )ﻣﻘﻠﺪون‬là où les mužtahidīn reconnus comme tels ne sont jamais explicitement prononcés. Le corpus de fatāwā réunis par Y. wuld al-Barrā' donne cependant à penser que les partisans de la ṭa‛amiyya de la gomme, à la fois par leur nombre et surtout par leur stature, l'auraient emporté sur leurs contradicteurs défendant le point de vue opposé. En fait, les positions autour de cette question font apparaître non pas deux, mais trois type d'opinion : les défenseurs du statut essentiellement alimentaire de la gomme, les adversaires résolus de cette opinion, et les sceptiques qui jugent la réponse incertaine ou fluctuantes selon les circonstances et les époques. [Noms et éléments de biographie des représentants de chaque opinion ?] Avant que d'être à proprement parler juridique, l'entreprise de justification de leur point de vue fait appel, chez tous les protagonistes de cette controverse savante, mais tout spécialement parmi eux chez les épigones comme al-Ḥāriṯ wuld Maḥand, à des considérations lexicographiques, rhétoriques et logiques, destinées à asseoir leur autorité et à légitimer leur droit à se prononcer sur le sujet débattu. Elle témoigne, en somme, de leur volonté d'acquitter, dirait Bourdieu, "le droit d'entrée" dans le champ clos de la compétence "maraboutique". Leurs interrogations tournaient, pour l'essentiel, autour des questions suivantes : . Les définitions que les lexicographes donnent des "aliments" (‫ )طﻌﺎم‬incluent-elles la gomme arabique ? 35

Quelques indications sur ce personnage… ‫ ﻓﯾرﺟﻊ‬.‫ و ﺑﻌد ﻓﻣن ﻣﺎ ﯾﻌﻠم ﻣن اﻟدﯾن ﺿرورة أن ﻣﺎ ﯾؤﻛل ﻟﻐﯾر اﻟﺗداوي ﻛﺎﻟﻌﻠك ﯾﻣﻧﻊ ﯾﺑﻌﮫ و ﺷراؤه ﺑطﻌﺎم ﻧﺳﯾﺋﺔ أي إﻟﯽ أﺟل‬..." 36 ‫ و ﺗﺟب اﻟﺗوﺑﺔ ﻋﻠﯽ اﻟﻣﺗﻌﺎﻗدﯾن ﻣن ﻣﺎ ﺻدر ﻣﻧﮭﻣﺎ إذ ﻻ ﺧﻼف ﻓﻲ ﺣرﻣﺔ ﺑﯾﻊ ﻣﺎ ﯾؤﻛل‬.‫اﻟﻣﺳﻠم ﺑﻌﯾن طﻌﺎﻣﮫ إن ﻛﺎن ﻗﺎﺋﻣﺎ و إﻻ ﻓﺑﻣﺛﻠﮫ‬ ‫ و ھل ﻟﻐﻠﺑﺔ اﻟﻌﯾس‬: ‫ وﺧﺎرج اﻹﺟﻣﺎع ﺑدﻋﻲ ﻛﻣﺎ ﻧص ﻋﻠﯾﮫ اﻟﻣﺻﻧف‬،‫ و ﻣن ﺟوزه ﻓﮭو ﺧﺎرق ﻹﺟﻣﺎع اﻷﻣﺔ‬.‫ﻟﻐﯾر ﺗداو ﺑطﻌﺎم إﻟﯽ أﺟل‬ .346-345 .‫ ص‬،.‫ س‬.‫ م‬،...‫ إﻣﺎرة‬،‫ اﻟﺳﻌد‬in "...‫ﺗﺄوﯾﻼن‬

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. Quel est le statut légal (‫ )ﺣﻜﻢ‬de la gomme si elle est employée à d'autres fins que la consommation alimentaire (‫? )ﻟﻐﯿﺮ اﻷﻛﻞ‬ . Que convient-il de faire si le statut de la gomme est inconnu ? (1°) Parmi les principaux tenants du statut alimentaire (‫ )اﻟﻄﻌﻤﯿﺔ‬de la gomme, on compte Maḥanḍ Bāba wuld A‛bayd, précédemment mentionné. Comme les théologiens du même avis, il considère que la gomme présente de façon claire et évidente les deux traits essentiels de la nourriture : la capacité alimentaire (‫ )اﻻﻗﺗﯾﺎت‬et la pérennité/disposition à la conservation (‫)اﻻدﺧﺎر‬. La gomme, affirme-t-il, sert de nourriture capable d'entretenir l'organisme. Elle est consommée par toutes les personnes à toutes les époques, qu'il y ait famine ou non, que les Européens se présentent ou non pour l'acheter. La comestibilité (‫)اﻷﻛﻞ‬, le goût et "l'ingérabilité" (‫)اﻟﺴﯿﺎﻏﺔ‬, les trois traits majeurs des aliments, caractérisent aussi la gomme. Les partisans du point de vue alimentaire, et Maḥanḍ Bāba en particulier, interprètent la prédominance du caractère alimentaire comme étant l'usage prédominant du produit visé pour l'alimentation humaine, et non pas le fait que ledit produit puisse être considéré comme un aliment effectivement dominant chez l'homme. Le passage par une préparation préalable pour rendre le produit consommable n'affecte par ailleurs en rien son caractère de ‫طﻌﺎم‬. Maḥanḍ Bāba soutient que la gomme se mange, aussi bien en temps normal, pour le plaisir, qu'en période de famine, même si, reconnaît-il, elle ne sert guère d'aliment unique. Ceci n'est, à ses yeux, nullement contradictoire avec le fait qu'elle puisse en même temps servir d'instrument d'échange. Car ce qui est visé c'est ce qui est consommé à titre alimentaire, même s'il n'est pas effectivement mangé. Ce n'est pas ce qui de façon prédominante est utilisé pour l'alimentation, mais qui se trouve utilisé à d'autres fins, comme voudraient le faire croire ceux qui citent Ibn ‛Arafa, disant que la gomme n'est pas un aliment. L'affirmation d'Ibn ‛Arafa selon laquelle "al-ṭa‛ām est ce qui sert de façon prédominante à l'alimentation humaine, à son apprêt, ou comme boisson"37 , n'implique pas nécessairement que l'usage non alimentaire du (‫ )اﻟطﻌﺎم‬ne prédomine pas. Car une chose peut être prédominante et une autre encore plus prédominante38, selon Maḥand Bāba. La prédominance de l'usage alimentaire n'est pas contradictoire avec la prédominance de l'usage commercial, car les deux ne s'opposent pas. Ces deux usages sont tous les deux "prédominants". Certes la quantité de gomme vendue est plus importante de celle qui est consommée comme nourriture, mais il en va de même pour les dattes de l'Ādrār, comme pour les céréales de ceux qui font commerce de céréales, dit Maḥand Bāba. Al-Raṣṣā‛39 a suggéré que l'on pouvait rétorquer à la définition donnée de "la nourriture" (‫ )اﻟﻄﻌﺎم‬par l'exemple de l'huile d'olive, qui est un aliment (‫)طﻌﺎم‬, même si ne prédomine ni son usage comme boisson ou nourriture, mais son emploi pour l'éclairage et des artisanat divers. Réponse de Maḥand Bāba : la gomme, même si l'on admet qu'elle n'est pas employée aujourd'hui de façon prédominante comme aliment, était pourtant "à l'origine" ( ‫ﻓﻲ‬ ‫ )اﻷﺻﻞ‬utilisée surtout à cette fin, avant que les Européens ne s'y intéressent. On peut, du reste, ajoute-t-il, renoncer à certains aliments en raison de leur coût élevé; et ce qui est cher se trouve souvent destiné à la vente, comme c'est le cas pour la gomme. ."‫ "اﻟطﻌﺎم ﻣﺎ ﻏﻠب اﺗﺧﺎذه ﻷﻛل آدﻣﻲ أو إﺻﻼﺣﮫ أو ﺷرﺑﮫ‬37 "‫ "إذ ﻗد ﯾﻛون اﻟﺷﻲء ﻏﺎﻟﺑﺎ وﻏﯾره أﻏﻠب ﻣﻧﮫ‬38 39 Théologien tunisien, m. 894/1489, auteur d'al-Hidāya al-kāfiyya fī šarḥ al-ḥudūd al-fiqhiyya li-Ibn ‛Arafa.

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Les arguments en faveur du caractère alimentaire de la gomme recourent également à des observations concrètes, à des exemples vécus. Il est rare, note Maḥanḍ Bāba, qu'un cueilleur verse le contenu de son sac de collecte de gomme sans en manger une ou plusieurs; certains se nourrissent même entièrement de gomme. Le témoignage du propre oncle maternel et maître de notre lettré, Aḥmad b. al-Muẖtār b. al-Ṭālib Ažwad, nous apprend que le grand-père de ce dernier lui aurait dit avoir jeûné durant dix jours, ne se nourrissant que de gomme grillée et d'eau. On sait aussi, ajoute Maḥanḍ Bāba, au titre des observations empiriques, que la gomme grillée, mélangée à du lait et du sucre, est un excellent aliment. De même que la gomme séchée. Ceux qui développent ces arguments en tirent la conclusion que la gomme entre dans la catégorie des produits concernés par le ribā, et que l'on ne saurait passer cet état de fait sous silence. Tout échange de la gomme contre des aliments qui n'obéit pas à une parité stricte et immédiate, doit être considéré comme nul. On ne peut, selon eux, échanger la gomme contre un aliment à tempérament (‫)ﻧﺴﯿﺌﺔ‬. Ceux qui rendent licites les échanges de gomme sur la base du fait qu'elle n'est pas un aliment commettent un péché, car le prophète a dit : "Allah maudit celui qui consomme le ribā, celui qui le fait consommer, le témoin et le notaire de cette consommation"40. Le point de vue relatif au fait que le statut alimentaire de la gomme est controversé, et que donc elle peut être échangée contre n'importe quel produit, est réfuté par le fait que la gomme personnifie une classe de produits semblables. Et le modèle paradigmatique ne disparait pas du fait de la modification de son essence ou de l'une de ses figurations concrètes, car tout objet de la même classe peut en tenir lieu41. [extension/compréhension d'un concept…] Autour de la question du ribā, les défenseurs du caractère alimentaire de la gomme rejettent l'argument de leurs adversaires au terme duquel la gomme ne suffirait pas à satisfaire les besoins organiques de l'organisme (‫)إﻗﺘﯿﺎت‬. al-iqtiyyāt, rétorquent-ils, n'est requis que pour la seule "usure excédentraire" (‫)رﺑﯽ اﻟﻔﻀﻞ‬, tandis que l'interdit pesant sur "l'intérêt de retard" (‫ )رﺑﯽ اﻟﻨﺴﯿﺌﺔ‬ne requiert que "l'alimentalité" (‫)اﻟﻄﻌﻤﯿﺔ‬, pleinement prouvée, elle, en ce qui concerne la gomme. Il n'est pas nécessaire, ajoute Maḥanḍ Bāba, que la "nourriture coutumière" (‫ )اﻟﻄﻌﺎم اﻟﻌﺮﻓﻲ‬soit une composante régulière de l'alimentation (‫ )ﻣﻌﺎﺷﺎ‬comme le voudraient les adversaires de "l'alimentalité" de la gomme. Il suffit qu'elle ne soit pas (seulement) un médicament. Les défenseurs de la ṭa‛amiyya, considèrent que cet attribut n'est pas annulé par l'usage commercial prévalent du produit concerné, en l'occurrence la gomme. Ibn ‛Arafa, citant al-Māzirī, relève l'abandon de la consommation alimentaire d'un produit en raison de sa chèreté (‫)ﺗرك اﻷﻛل ﻷﺟل اﻟﻐﻼء‬. La totalité des textes des principaux légistes serait unanime à affirmer que les aliments dévolus au commerce obéissent à des normes différentes de celles qui s'appliquent aux produits d'échange courant (‫)اﻟﻌروض‬. Et la règle fiqhie voudrait que le jugement unanime prévaut tant que n'apparaît pas un facteur limitant42.

Réf… .‫ ﻟﻌن ﷲ آﻛل اﻟرﺑﺎ وﻣؤﻛﻠﮫ وﺷﺎھده وﻛﺎﺗﺑﮫ‬40 ‫ ﺑل وﻻ ﺑذھﺎب ﻋﯾﻧﮫ ﻷن‬.‫ واﻟﻣﺛﻠﻲ ﻻ ﯾﻔوت ﺑﺗﻐﯾر ذاﺗﮫ‬.‫ ﯾردھﺎ أﻧﮫ ﻣﺛﻠﻲ‬،‫ "وﺷﺑﮭﺔ أن اﻟﻌﻠك طﻌﺎم ﻣﺧﺗﻠف ﻓﯾﮫ ﻓﯾﻣﺿﻰ ﺑﺄدﻧﻰ ﻣﻔوت‬41 .‫ س‬.‫ م‬...‫ ﻣﻦ اﻟﻤﺠﻤﻮﻋﺔ اﻟﻜﺒﺮی‬3545 ‫ ﻓﺗوی‬،‫ واﻟد وﻟد ﺧﺎﻟﻧﺎ‬،"‫ﻣﺛﻠﮫ ﯾﻘوم ﻣﻘﺎﻣﮫ‬ "‫ "واﻹطﻼق ﯾﺗﻣﺳك ﺑﮫ ﺣﺗﻰ ﯾوﺟد ُﻣﻘﯾد‬42

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Pensant avoir fermement établi le caractère alimentaire de la gomme, Maḥand Bāba conclut sur l'interdit pesant sur l'échange d'un aliment contre un autre aliment, sauf dans des conditions d'immédiateté et d'équivalence stricte43. Une telle pratique, dans le cas de la gomme, contreviendrait également à l'avis des principaux fuqahā' car ils n'ont pas lié l'interdit pesant sur l'échange d'aliments porteur de ribā al-nasā' au fait que le produit visé n'était pas utilisé à des fins commerciales. Enfin, estime-t-il, si l'on admet que le statut légal de la gomme est inconnu, il en découlerait qu'il faut se garder de lui en affecter un en raison du ḥadīṯ qui dit : "Nul n'est autorisé à entreprendre quelque action sans connaître au préalable la règle divine la concernant"44. (2°) D'autres fuqahā', cependant, se fondant sur son usage commercial dominant, rejette l'affectation de la gomme à la classe des aliments vecteurs potentiels de ribā. Parmi eux, l'ancien disciple de Maḥanḍ Bāba w. A‛bayd, al-Ḥāriṯ w. Maḥanḍ, a développé l'argumentation la plus étendue, s'efforçant de réfuter point par point les opinions exprimées par son maître. Selon al-Ḥāriṯ, la gomme n'est pas présente dans les définitions de la nourriture telle qu'elle apparait dans les ouvrages de fiqh, parce qu'elle n'est généralement pas présentée comme moyen de sustentation (‫)اﻻﻗﺗﯾﺎت‬, ni comme un produit susceptible d'être conservé (‫)اﻻدﺧﺎر‬. Elle n'est pas généralement considérée comme un moyen de se nourrir (‫)ﻻ ﯾﻐﻠب اﻟﻌﯾش ﺑﮫ‬. Ceci en plus du fait qu'aucun texte coranique, de la sunna ou de quelque mužtahid, ait jamais défini la gomme comme un aliment. Et même en admettant qu'elle est un aliment, elle est de fait utilisés principalement à autre chose à la vente - et n'est destinée qu'exceptionnellement à d'autres usages, comme la médication. al-Ḥāriṯ en veut pour preuve la citation suivante de la Mudawwana : "Il est déconseillé à celui qui jeûne de mastiquer des aliments et de la gomme"45. Lier par la conjonction (‫ )و‬la gomme au mot (‫ )اﻟطﻌﺎم‬signifie qu'elle n'en fait pas partie. Car la conjonction fait signe vers la différence. Et si (‫ )اﻟطﻌﺎم‬se limite particulièrement à ce qui était considéré comme tel à travers le monde du temps du Prophète, nous n'avons aucune attestation indubitable que la gomme en faisait partie. De sorte que la gomme ne peut pas être classée parmi les aliments "originaires" dont ses usages ultérieurs, pour soigner ou pour d'autres activités, auraient pu l'exclure. Si, comme le précisent les lexicographes, l'appartenance à l'univers des aliments est liée à la notion de sustentation (‫)اﻻﻗﺗﯾﺎت‬, la gomme, qui ne nourrit pas, ne saurait en faire partie. On pourrait la prendre pour un "fruit" ou une "friandise" (‫)ﻟﻠﺗﻔﻛﮫ‬, mais ceux-ci n'entrent pas non plus dans la définition du (‫ )اﻟطﻌﺎم‬par les mêmes lexicographes. S'il en va ainsi, la gomme est exclue de la sphère des aliments susceptibles d'engendrer une "usure excédentaire" (‫ )طﻌﺎم رﺑﺎ اﻟﻔﺿل‬dont l'une de ses deux causes fondatrices est la capacité à sustenter un être humain (‫)اﻻﻗﺗﯾﺎت‬. On sait, poursuit al-Ḥāriṯ que la gomme est utilisée de façon prévalente dans diverses activités de fabrication (‫ )ﻟﻠﺻﻧﺎﻋﺎت‬ou pour des usages médicamentaux, plutôt que comme aliment. Sa destination originaire n'était pas alimentaire (‫ )ﻻ ﯾﺗﺧذ ﻟﻸﻛل أﺻﻼ‬même si elle se mange. De telles caractéristiques

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En raison du ḥadīṯ qui dit : ‫"اﻟﻄﻌﺎم ﺑﺎﻟﻄﻌﺎم رﺑﺎ إﻻ ھﺎء وھﺎء‬

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"‫ "ﻻ ﯾﺟوز ﻷﺣد أن ﯾﻘدم ﻋﻠﻰ أﻣر ﺣﺗﻰ ﯾﻌﻠم ﺣﻛم ﷲ ﻓﯾﮫ‬44 "‫ "وأﻛره ﻟﻠﺻﺎﺋم أن ﯾﻣﺿﻎ اﻟطﻌﺎم واﻟﻌﻠك‬45

l'excluent de la sphère des aliments concernés par "l'intérêt de retard" (‫ )طﻌﺎم اﻟﻧﺳﺎء‬tel que défini par Ibn ‛Arafa46. Concernant la seconde cause de "l'intérêt de retard" (‫ – )رﺑوﯾﺔ اﻟﻧﺳﺎء‬la durabilité, la disposition à être conservé (‫ – )اﻻدﺧﺎر‬la gomme n'est de fait conservée que pour soigner. Et ce qui ne se conserve que pour soigner n'est pas un aliment, car son emploi comme médicament est plus fréquent que son emploi comme aliment. Comme en témoigne l'observation. On entend souvent dire, ajoute al-Ḥāriṯ, : "donnez-moi de la gomme pour me soigner", mais vous n'entendrez personne dire : "donnez-moi de quoi manger en gomme"; de même on peut couramment entendre : "je conserve de la gomme pour me soigner", mais jamais "je conserve de la gomme pour la consommer". Les négateurs de l'usage de la gomme comme moyen de subsistance (‫ )ﻋدم اﺗﺧﺎذه ﻟﻠﻌﯾش‬de façon prévalente invoquent la divergence entre les fuqahā', au sujet de cette prévalence : est-elle seulement potentielle, par des dispositions la rendant possible (‫ )اﻟﺻﻼﺣﯾﺔ‬ou est-elle effective (‫? )ﺑﺎﻟﻔﻌل‬, se demandent ces fuqahā' . Dans l'une et l'autre hypothèse, la gomme ne parait pas pouvoir être classée comme aliment. Et même si nous admettons, argue al-Ḥāriṯ, à titre hypothétique, que la gomme présente naturellement des dispositions à être un aliment, cela ne suffirait pas, car il ne s'agirait que d'une partie d'une règle qui n'est pas opposable à la totalité des arguments adverses. Une objection recevable, dit-il, doit émaner de ce qui fait effectivement consensus. Et il est clair que les éléments de définition de (‫ )اﻟطﻌﺎم‬privilégient l'usage alimentaire effectif par rapport à la disposition à être (éventuellement) consommable. Car les fuqahā' considèrent la coutume comme une cause de rejet d'une opinion et la coutume ne se juge qu'à son fonctionnement effectif, non à quelque disposition possible47. Il est permis de conclure de tout cela, en conformité avec la définition du (‫ )اﻟطﻌﺎم‬donnée par Ibn ‛Arafa, que ce qui sert de manière prévalente à la nourriture humaine, s'il est utilisé de façon prévalente à un autre usage doit être traité non comme un aliment mais comme un produit quelconque (‫)ﻋرض‬. Cette conclusion est corroborée par le fait que les commentateurs du Muẖtaṣar de Ḫalīl (al-Ḥaṭṭāb, al-Mawwāq, ‛Illīš, Gannūn, et d'autres) ont exclu l'eau de la définition de l'aliment parce qu'elle sert de façon prévalente à d'autres usages. Ils ont également exclu le safran parce que même s'il est utilisé pour améliorer les aliments (‫)وإن اﺗﺧذ ﻟﻺﺻﻼح‬, un tel usage n'est pas son emploi dominant. La gomme dans ces contrées est principalement considérée comme un produit commercial, relève al-Ḥāriṯ. C'est la raison pour laquelle on entend souvent dire que l'argent des gens de la Gibla, c'est la gomme48. Ibn Rušd a indiqué que si un produit alimentaire devient principalement une denrée marchande, il perd sa qualité alimentaire pour devenir un simple ‛arḍ (‫)ﻋرض‬. Il note qu'un tel changement de statut peut advenir à travers l'histoire : un produit peut avoir été un produit rabawī et cesser de l'être49.

"‫ "اﻟطﻌﺎم ﻣﺎ ﻏﻠب اﺗﺧﺎذه ﻷﻛل آدﻣﻲ أو إﺻﻼﺣﮫ أو ﺷرﺑﮫ‬46 ‫ واﻟﻌﺎدة ﻻ‬.‫ ﻟﺟﻌل اﻟﻔﻘﮭﺎء اﻟﻌﺎدة ﺟزءا ﻣن ﻋﻠﺔ اﻟﻣﻧﻊ‬.‫ "وظﺎھر اﻟﺣدود اﻟﺗﻲ ُﺣد ﺑﮭﺎ اﻟطﻌﺎم ﺗؤﻛد ﺗرﺟﯾَﺢ اﻻﺳﺗﻌﻣﺎل ﺑﺎﻟﻔﻌل ﻻ ﺑﺎﻟﻘﺑول‬47 "‫ﺗﻛون إﻻ ﺑﺎﻟﻔﻌل ﻻ ﺑﺎﻟﻘﺑول‬

"‫ "دراھم أھل اﻟﮕﺑﻠﮫ ھﻲ اﻟﻌﻠك‬48

"‫ "وﻗد ﯾﻛون اﻟﺷﻲء طﻌﺎﻣﺎ ﻓﻲ زﻣن دون آﺧر‬49

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C'est la pratique coutumière qui définit ce qui est ou non (‫)طﻌﺎم‬. Al-Ḥāriṯ cite pour preuve là-dessus al-Mudawwana : "Si les peaux venaient à remplir au sein du public le rôle des pièces de monnaies, leur vente à tempérament contre de l'or ou du papier monnaie serait illicite"50. Les fuqahā', poursuit al-Ḥāriṯ, dans leur définition de la (‫ )طﻌﻣﯾﺔ‬ne l'ont associée qu'à la prévalence de l'usage alimentaire du produit concerné; peu importe que son usage effectif à cette fin soit rare. Al-Raṣṣā‛ avait noté, interprétant le propos d'Ibn ‛Arafa, que ce dernier avait (implicitement) exclu du statut d'aliment ce qui n'est pas généralement considéré comme tel, même s'il est occasionnellement consommé, en disant : "ce qui, de façon dominante est pris …"51. Ibn al-Qāsim ne dit pas autre chose en mettant en avant la place de l'usage : "Il estimait que l'on doit prendre en considération la coutume. S'il les utilisent (les petites dattes pas mûres) comme fourrage, et que leur consommation alimentaire est rare, elles doivent être traitées comme des ‛urūḍ; mais si leur usage pour les deux est fréquent, elles doivent être considérées comme ṭa‛ām."52. Al-‛Adawī aussi soutient que l'interdit de "l'intérêt de retard" (‫ )رﺑﺎ اﻟﻧﺳﺎء‬est associé à la prévalence de la ṭa‛amiyya en général, non à l'usage curatif ou médical d'un produit donné. Concernant l'opposition entre la fonction "d'origine" et celle attribuée par l'usage, Ibn ‛Arafa a donné priorité à la destination originaire (‫ )اﻷﺻل‬sur les usages advenus, même s'ils sont prédominants, contrairement à ce qui est considéré comme l'opinion retenue par le malikisme en général. A propos de l'exemple de l'huile, mentionné plus haut par les défenseurs de la ṭa‛amiyya de la gomme, al-Ḥāriṯ observe que certains théologiens ont affirmé que l'huile fait unanimement l'objet d'une mise en garde négative (‫ )اﻟﻧﮭﻲ‬eu égard à son statut incertain du point de vue du ribā. Quant à la gomme, son emploi originaire se situe plutôt du côté de sa fonction de colle, de produit servant à divers types de lustration, etc, comme l'indique (‫)اﻟﻘﺎﻣوس‬. Il est difficile de lui appliquer le même jugement/statut qu'à l'huile en raison des différences profondes entre les deux. Les tenants de la ṭa‛amiyya (‫ )طﻌﻣﯾﺔ‬arguent de son caractère avant tout social et du fait qu'elle varie avec les époques et les milieux. Ce qui engendre chez les fuqahā' beaucoup de débats sur la liste des produits alimentaires. La (‫ )طﻌﻣﯾﺔ‬implique capacité à satisfaire la faim de façon naturelle et habituelle53. Caractéristiques qui ne s'appliquent nullement à la gomme comme le montre l'observation empirique. Des personnes peuvent être affamées et disposer de gomme, sans y avoir recours, non en raison de sa chèreté ou du fait qu'ils la dédaigne, mais en raison de son manque d'intérêt nutritionnel; car elle ne sustente point, et n'est d'aucun attrait gustatif. Elle n'est proposée à aucun hôte, même de statut subalterne, pas plus qu'aux enfants. On ne voit aucune famille, aucun groupe, se réunir pour en manger, écrit al-Bašīr wuld Mbārgī54. Al-Ḥāriṯ s'en prend aussi à ce qu'il considère comme un défaut de raisonnement chez son maître, Maḥanḍ Bāba, connu pourtant pour son expertise revendiquée dans le champ de la logique. Le syllogisme sur lequel les partisans de la ṭa‛amiyya bâtissent leur raisonnement serait vicié, selon al-Ḥāriṯ : la gomme se mange, tout ce qui se mange

"‫ "وﻟو ﺟرت اﻟﺟﻠود ﺑﯾن اﻟﻧﺎس ﻣﺟرى اﻟﻌﯾن اﻟﻣﺳﻛوك ﻟﻛﺎن ﺑﯾﻌﮭﺎ ﺑذھب أو ورق ﻧظرة ﻻ ﯾﺟوز‬50

…"‫ "ﻣﺎ ﻏﻠب اﺗﺧﺎذه‬51 ‫ ﻓﻠﮫ ﺣﻛم اﻟﻌروض وإن ﻛﺎن‬،‫ "وأرى أن ﯾُﻧظر ﻟﻠﻌﺎدة ﻓﺈن ﻛﺎﻧوا ﯾرﯾدوﻧﮫ )ﯾﻌﻧﻲ اﻟﺑﻠﺢ اﻟﺻﻐﯾر( ﻟﻠﻌﻠف واﺳﺗﻌﻣﺎﻟﮫ ﻓﻲ اﻷﻛل ﻗﻠﯾل‬52 "‫اﺳﺗﻌﻣﺎﻟﮫ ﻓﻲ ﻛﻠﯾﮭﻣﺎ ﻛﺛﯾرا ﻓﻠﮫ ﺣﻛم اﻟطﻌﺎم‬ "‫ "ﺳد اﻟﺧﻠﺔ طﺑﻌﺎ واﻋﺗﯾﺎدا‬53 .9 .‫ ج‬3556 ‫ ﻓﺗوی‬.‫ س‬.‫ م‬...‫ اﻟﻣﺟﻣوﻋﺔ اﻟﻛﺑری‬54

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est un aliment, donc la gomme est un aliment55. Mais ce qui se mange est plus général que ce qui se mange au sens précis institué par le fiqh. Si ce qui est visé par la majeure c'est toute nourriture (‫)ﻣطﻠق اﻟطﻌﺎم‬, la vérité du plus général n'implique pas la vérité du plus particulier (‫ ;)ﻓﺛﺑوت اﻷﻋم ﻻ ﯾﺳﺗﻠزم ﺛﺑوت اﻷﺧص‬si elle concerne la nourriture la plus particulière, alors la mineure serait plus générale que la majeure ( ‫وإن أرادوا اﻟطﻌﺎم اﻷﺧص‬ ‫ ;)ﻓﯾﻛون اﻟﻣﺣﻣول أﻋم ﻣن اﻟﻣوﺿوع‬si ce qui est visé c'est seulement une partie de la nourriture, la majeure se trouve amputée et le syllogisme devient stérile ( ‫ ﺗﻛون اﻟﻛﺑرى‬،‫وإن أراد ﺑﻌﺿﮫ‬ ‫)ﺟزﺋﯾﺔ ﻓﯾﻌﻘم اﻟﺷﻛل‬, conclut al-Ḥāriṯ. La conclusion d'al-Ḥāriṯ, comme de ceux qui sont de même avis sur la question du classement alimentaire de la gomme est nette : La gomme n'est pas un aliment. Et à supposer qu'elle en soit un, l'aliment pris comme outil d'échange peut être échangé sur le mode de "l'intérêt de retard" (‫)ﻧﺳﯾﺋﺔ‬. Elle ne se compare ni aux dattes ni au mil, car pour ces derniers, aussi bien le vendeur que l'acheteur ne les prennent que comme moyens d'alimentation. Tandis que la gomme, depuis l'arrivée des Européens n'est collectée que pour leur être vendue. Et ils s'en servent pour divers usages qui ne sont pas essentiellement alimentaires. La définition de l'alimentaire est conjoncturelle et sociale. C'est l'usage qui commande la ṭa‛amiyya ou l'absence de ṭa‛miyya d'un produit56. Et si le statut de la gomme est indécidable, il n'y a pas plus de raison d'en prohiber l'échange que de l'autoriser, car pour bon nombre de légistes, "à l'origine" les choses sont plutôt licites, dit al-Ḥāriṯ. Conclusion : La gomme arabique a joué un rôle central dans la vie économique des populations de la rive nord du fleuve Sénégal tout au long des XVIIIe-XIXe siècle. Elle a mobilisé l'attention de plusieurs fuqahā' maures de renom, préoccupés de définir le cadre légal, islamique, des échanges dont elle pouvait faire l'objet. Les sources que j'ai utilisées pour donner un aperçu de ces débats théologico-juridiques, centrées sur l'opposition tranchée entre un maître – Maḥanḍ Bāba wuld A‛bayd - et l'un de ses disciples – alḤāriṯ wuld Maḥanḍ - ne nous renseignent guère sur les circonstances précises qui ont présidé à l'émission des fatāwā ici évoquées (Qui les sollicite ? Dans quelles circonstances ? À quelle fin ?…). Elles s'inscrivent sans doute en tout cas dans des luttes de classement entre lettrés, engageant des capitaux matériels (dont nous ignorons la nature) et symboliques; elles participent, en définissant les contours des "droits d'entrée" (Bourdieu) dans le champ maraboutique, à sa propre institution comme espace de légitimité et, éventuellement, de décision. Les classements qu'elles mettent en débat autour de la nature alimentaire vs commerciale de la gomme arabique, peuvent peutêtre suggérer quelque rapprochement avec d'autres horizons de classement, comme ceux évoqués naguère par Durkheim et Mauss dans un article célèbre57, où ils esquissent, dans une perspective anthropologique, l'examen des liens entre classification et structure sociale … Abdel Wedoud OULD CHEIKH

"‫ ﯾﻧﺗﺞ اﻟﻌﻠك طﻌﺎم‬،‫ وﻛل ﻣﺎ ﯾؤﻛل طﻌﺎم‬،‫ "اﻟﻌﻠك ﯾؤﻛل‬55 56 Al-Ḥāriṯ écrit, citant al-Māzirī : ‫"واﻟﻧﻛﺗﺔ اﻟﺗﻲ ﺗدور ﻋﻠﯾﮭﺎ ﻓروع ھذا اﻟﺑﺎب ھﻲ اﻋﺗﺑﺎر اﻟﻐرض ﻓﻲ اﻟطﻌﺎم‬ 57 E. Durkheim et M. Mauss, De quelques formes primitives de classification. Contributions à l'étude des représentations collectives, Paris, PUF, 2017

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