NEUROSCIENCES •Et le génie jaillit du cerveau Certaines victimes de dommages cérébraux développent des talents extraordinaires. Les scientifiques tentent de comprendre ce phénomène… et de le reproduire sans danger. Popular Science | Adam Piore | 28 mars 2013 |0 Réagir Imprimer Envoyer Il n’a jamais joué du piano de sa vie et n’a jamais eu la moindre inclination pour cet instrument.Dessin d’Emilie Seron paru dans Victoire. Il se rend chez son ami Rick Sturm [qui était présent au moment de l’accident]. juste avant que son crâne ne heurte le fond de la piscine et que l’impact ne résonne dans sa tête comme une explosion. Amato est encore un peu dans les brumes quand il se réveille après plusieurs jours d’un sommeil quasi ininterrompu. pertes de mémoire –. tête la première et bras tendus. mais. Derek Amato se tenait au bord de la piscine [aux Etats-Unis]. Il a senti ses doigts effleurer la balle. lorsqu’il a crié à son ami de lui lancer le ballon. Sans réfléchir. maux de tête. Tandis qu’ils discutent. Il a fallu attendre plusieurs semaines avant que toutes les séquelles du traumatisme deviennent apparentes – 35 % de perte auditive dans une oreille. Puis il s’est élancé dans les airs. Amato remarque un clavier électrique bon marché dans un coin du studio de musique improvisé de Sturm. il va s’asseoir devant le clavier. dans sa partie peu profonde. à sa . mais l’effet le plus spectaculaire est apparu quatre jours seulement après l’accident. Bruxelles. A la suite de cet incident. est la seule personne au monde capable de dessiner à la main les fractales. un spécialiste reconnu mondialement du “syndrome du savant”. qui souffrent généralement d’une déficience intellectuelle. des figures géométriques complexes. Amato tente de trouver une explication sur Internet en tapant des mots clés comme “surdoué” et “traumatisme crânien” dans les moteurs de recherche. Lorsqu’il lève finalement le regard du clavier. il voit son ami les yeux noyés de larmes. maîtrise des mathématiques. instinctivement. A la fin des années 1990. mémoire photographique. L’un d’eux. Les personnes atteintes de ce syndrome. Jason Padgett. ses doigts. etc. ancien professeur à l’école de médecine de l’université du Wisconsin. Dans la trentaine de cas connus. Un accident cérébral a aussi transformé un chiropraticien en visual artist reconnu dont les œuvres se vendent plusieurs milliers de dollars. Bruce Miller est neurologue du comportement et directeur du centre de la mémoire et du vieillissement de l’Université de Californie à San Francisco (UCSF). Il tombe sur le nom de Darold Treffert. depuis qu’il a été brutalement agressé par des voleurs. Treffert. des personnes ordinaires ayant souffert d’un traumatisme crânien ont soudainement développé de nouvelles compétences presque surhumaines : talent artistique. les progrès réalisés en matière de techniques d’imagerie cérébrale permettent aux scientifiques d’étudier les mécanismes neurologiques uniques mis en œuvre chez ces personnes. se mettent à courir sur les touches. où il traite des personnes âgées souffrant d’Alzheimer et de troubles psychotiques. le fils d’un patient lui fait remarquer la nouvelle obsession de son père . Si les causes neurologiques du syndrome du savant acquis sont encore mal comprises. diagnostique un “syndrome du savant acquis”. Amato enchaîne de riches accords comme s’il savait jouer depuis des années. Amato lui envoie un courriel et reçoit rapidement une réponse. manifestent des aptitudes exceptionnelles.grande surprise. dont les aptitudes apparaissent généralement à un très jeune âge. Selon lui. Miller décide d’étudier le cerveau de personnes souffrant du syndrome du savant “classique”. au traitement cognitif supérieur et aux normes sociales. à la communication verbale et à la compréhension – cessent d’inhiber les capacités artistiques latentes présentes chez ces personnes. souligne l’homme. Pendant que la démence détruit les zones de leur cerveau associées au langage. Dans la plupart des cas. Lorsque l’hémisphère gauche est plongé dans le noir. elles apparaissent parce que les zones du cerveau associées à la créativité peuvent désormais opérer librement. Ces compétences exceptionnelles ne sont donc pas le résultat d’un pouvoir nouvellement acquis . les circuits qui maintiennent l’hémisphère droit sous contrôle disparaissent. les aptitudes savantes apparaissent parce que les zones détruites par la maladie – qui sont associées à la logique. Il examine notamment le scanner cérébral d’un enfant autiste de 5 ans capable de reproduire de mémoire des dessins complexes sur une ardoise magique [écran jouet]. La tomographie d’émission monophotonique (TEMP) [technique d’imagerie médicale permettant de modéliser les organes en trois dimensions] révèle une absence anormale d’activité dans les lobes frontal et temporal de l’hémisphère gauche. Plus les symptômes s’aggravent. L’hypothèse de Miller est complètement différente. les scientifiques attribuent une activité accrue du cerveau à la neuroplasticité : le cerveau peut consacrer un volume plus important au développement de compétences au fur et à mesure que celles-ci s’améliorent avec la pratique.pour la peinture. leurs compétences artistiques se développent de manière exceptionnelle. les régions du cerveau aussi affectées par la démence. . Miller réalise alors que d’autres patients développent de nouveaux talents au fur et à mesure que leur état neurologique se dégrade. plus ses toiles s’améliorent. Snyder et son équipe ont ensuite utilisé la stimulation magnétique transcrânienne répétitive (SMTr) pour immobiliser temporairement la zone du cerveau qui. sans repasser sur un trait ni lever le crayon. en Australie. Ceux-ci découvrent en effet de plus en plus de cas d’individus chez qui des dommages cérébraux ont spontanément – et contre toute attente – entraîné des changements positifs. Après avoir subi la SMTr. il a distribué à 28 volontaires un puzzle géométrique qui laisse perplexes les sujets de laboratoire depuis plus de cinquante ans. et même le recouvrement de la vue chez certains animaux. Il s’agit d’une technique non invasive. Snyder a publié les résultats de ce que d’aucuns considèrent comme son travail le plus abouti. Dans un premier temps. plus de 40 % des participants à l’étude ont réussi à résoudre l’énigme. notamment la disparition du bégaiement. neuroscientifique à l’université de Sydney. aucun des sujets n’a pu résoudre l’énigme. couramment utilisée pour évaluer l’ampleur des lésions chez les victimes d’accident cérébral : des électrodes appliquées sur le crâne envoient un faible courant électrique qui dépolarise ou hyperpolarise les circuits neuronaux jusqu’à ce que leur activité soit fortement ralentie. Avec ses collègues. et aucun des . Peu de gens ont suivi l’évolution des connaissances sur le syndrome du savant acquis avec autant d’intérêt qu’Allan Snyder. ses recherches portent essentiellement sur le fonctionnement du cerveau des “savants” par acquisition. Le défi : relier 9 points alignés trois par trois en utilisant 4 traits. Depuis 1999. Il s’est aussi aventuré plus loin que la plupart des neuroscientifiques n’oseraient se le permettre en tentant de reproduire ces capacités exceptionnelles chez des individus dont le cerveau n’a pas été endommagé. L’année dernière.La théorie de Miller est étayée par les travaux d’autres neurologues. dans le cas des patients du Dr Miller. est endommagée par la démence. l’amélioration de la mémoire chez les singes et les rats. permettent aux êtres humains de voir un arbre plutôt que les milliers de feuilles qui le composent ou de reconnaître des mots au lieu de s’attarder sur chacune des lettres. serait un flot étourdissant de stimuli sensoriels. D’après Snyder. Pour résoudre l’énigme des neuf points. autrement. Brogaard a . a développé une autre théorie. ce qui exige d’écarter toute vision préconçue du sujet. En août dernier. aux Etats-Unis. Ce qui nous permet de désactiver naturellement les filtres de ces „dispositions d‟esprit‟ doit être sacrément puissant. ou ce que Snyder appelle des “dispositions d’esprit”. le rôle fondamental du lobe temporal gauche est de filtrer ce qui. et ces puissantes substances chimiques provoqueraient alors une réorganisation des circuits neuronaux qui relient les zones du cerveau. “Notre cerveau est équipé pour „pré-dire‟. ce qui nous sert à fonctionner rapidement dans ce monde. explique Snyder. Cela aurait pour effet de créer du même coup de nouvelles connexions nerveuses. pour les classer en fonction de concepts appris.sujets du groupe ayant reçu une SMTr placebo n’a trouvé la solution. “La réorganisation qui s‟opère dans le cas des „savants‟ permet d‟accéder à des informations qui se trouvaient dans notre cerveau de manière latente”. Ces notions. donnant accès à des régions du cerveau auparavant inaccessibles. Cette neuroscientifique et professeure de philosophie au centre de neurodynamique de l’université du Missouri-St Louis. “Comment pourrions-nous vivre normalement si nous devions analyser et comprendre parfaitement chaque image qui se présente à notre esprit ?” interroge Snyder. Selon elle. explique Brogaard.” Berit Brogaard estime cependant que l’hypothèse des deux hémisphères relève d’une simplification excessive. les cellules du cerveau libèrent une grande quantité de neurotransmetteurs quand elles meurent. il faut aller au-delà du carré formé par les points. publié un article décrivant les résultats d’une batterie de tests auxquels s’est soumis Jason Padgett. mais il n‟y avait pas accès. Dans le cas de Padgett. tandis que je roulais dans les rues de Los Angeles avec Amato. aux mathématiques et à la planification des actions. On peut donc supposer qu’elles se trouvaient sur la trajectoire des neurotransmetteurs probablement libérés par la destruction d’un si grand nombre de cellules cérébrales. et son cerveau avait probablement enregistré des notions de musique de manière inconsciente. les régions anormalement actives sont situées juste à côté de celles qui ont subi des lésions. avait appris les accords barrés à la guitare lorsqu’il était au lycée et avait même joué dans un groupe amateur. avance Brogaard. je me suis dit qu’il y avait quelque chose d’indéniablement américain dans les efforts déployés par cet homme pour tirer profit de son accident. explique-t-elle. Lui qui n’était qu’un anonyme formateur en vente est devenu un symbole des capacités humaines pour des légions d’admirateurs qui rêvent de réaliser de grandes choses. le dessinateur de fractales. associées aux nouvelles images visuelles. Amato. pour pénétrer dans un bar faiblement éclairé. il avait déjà un intérêt pour la musique. associées à la détection des mouvements et des contours. Il avait gardé en mémoire certains éléments.” L’accident aurait entraîné une réorganisation des neurones permettant d’y accéder consciemment – une hypothèse que Brogaard espère avoir l’occasion de vérifier avec Amato en laboratoire. Brogaard et ses collègues ont aussi constaté une activité anormalement élevée dans les régions du cortex pariétal. nous avons franchi le seuil de l’hôtel The Standard et avons traversé le hall. Amato s’est assis devant . quant à lui. Après avoir garé la voiture sur Sunset Boulevard. Au centre de la pièce se trouvait un grand piano aux touches luisantes. “De toute évidence. L’article fait état de lésions dans les régions du cortex visuel. L’automne dernier. il a fermé les yeux.l’instrument. Amato ne m’a pas semblé être un prodige. Sa musique apaisante ondoyait élégamment sous ses doigts tandis qu’il balayait les touches. la mélodie et le talent étaient là. L’expression. placé son pied sur l’une des pédales et a commencé à jouer. qui sait quelles capacités spectaculaires sommeillent en chacun de nous ? . Mais cela n’avait pas d’importance. un “savant” très rare comparable à Blind Tom Bethune [pianiste africain-américain du XIXe siècle. dont les capacités impressionneraient même un musicien chevronné. s’ils ont pu apparaître spontanément chez Amato. qui était aveugle et présentait une forme d’autisme]. C’était une mélodie obsédante et émouvante. Et.