Nadia MOHYA - La fête des Kabytchous

March 28, 2018 | Author: bdjioua1916 | Category: Exile, Anthropology, Philosophical Science, Science, Science (General)


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Description

N ad ia M O H IA La fête des Kabytchous Editions Achab Du même auteur : - Les thérapies traditionnelles dans la société kabyle. Pour une anthropologie psychanalytique (préface du Professeur Sami-Ali), Paris, L’Harmattan, 1993. - Ethnologie et psychanalyse. L autre voie anthropologique (préface du Professeur Y van Siinonis), Paris, L ’Harmattan, 1995. - De l'exil. Zehra, une fem m e kabyle. Un essai d'anthropologie, Genève, Georg, 1999. - L ’expérience de terrain. Pour une approche relationnelle dans les sciences sociales , Paris, La Découverte, 2008. © Editions Achab, 2009. 1, Boulevard Hadadou Mohand-Arezki 15000 Tizi-Ouzou [email protected] Illustration de couverture : Esquisse par Assia KHARIF. Photographie de Muljend-u-Yehya, vers 1955. Composition par Nicolas KN1TTL. ISBN : 978-9961-9867-2-1 Dépôt légal : 3447-2009 Remerciements Ce livre existe grâce à mes frères : Mouloud, Hamid, Mohemmed et Mhenna. Leur confiance affectueuse m ’a stimulée, soutenue, guidée en chaque page. Immense est ma dette intellectuelle envers le Professeur Sami-Ali. Outre sa préface éclairante, et précieuse pour cela même, l’influence de sa pensée est diffuse dans tout ce livre. Khalida Toumi m ’a fait l’amitié de rédiger quelques lignes (ici en postface) : pour moi, elles ont la même valeur que sa présence à l’aéroport d ’Alger, quand elle est venue accueillir la dépouille de mon frère. Jacqueline Delorme-Fuz (la grande sœur que je n’ai jam ais eue), Alain Ercker, Théodore M ’bemba et Mohamed Benhamadouche ont accepté de lire une première version de ce livre. Leur amitié, leur vif intérêt et leurs remarques judicieuses m ’ont encouragée à le mener à bien. Mokrane Taguemout, Boubekeur Almi (alias Koukou), Tahar Slimani, Y oucef Yalali, Idir Naït-Abdellah, Cherif Sid Ahmed, Saïd Hammache et Djamal Abbache m ’ont apporté une aide appréciable par leurs relations avec mon frère, mais aussi, par leur connaissance des subtilités de notre langue maternelle. Ce livre leur doit beaucoup. Bien qu’ils n’aient en rien contribué à ce livre, je tiens néanmoins à citer Saïd Doumane, Malika Baraka, Arnaud Dartige du Fournet, Sadia Mohammedi, E!-Madjid AHaoui, Hakim et Farida Smaïl : leur présence toute dévouée aux côtés de mon frère mourant fut, pour moi également, un secours et un réconfort inestimables. Je ne saurais oublier Ramdane Achab, mon éditeur, pour l’attention et la bienveillance avec lesquelles il a accueilli ce livre. Que tous trouvent ici l’expression de ma profonde gratitude ! A mes neveux et nièces : Tamila, Assia, Djamal, Ramdane-Abdellah, Morad, Tinhinane, Yidir, Rilas, Yasmin et Lyna. « Mon histoire est peu réjouissante. Je l’écris tout de même ; ou mieux : c’est justement pour cela que je l’écris. J’ai décidé de tout écrire et je trouve que c’est fort bien ainsi. Quand on est battu, on crie. Crier aussi est irrationnel. Cela ne sert à rien non plus et cela n’a pas de sens, mais c’est plus ou moins dans l’ordre des choses que l’on réponde aux coups reçus par des cris. C’est tout bonnement bien ainsi. C’est pourquoi, aussi, c’est bien pour moi que j ’écrive mon histoire. » Fritz Zorn, Mars, Paris, Gallimard, 1979. « Dis ce qui t’est le plus personnel, dis-le, il n’y a que cela qui importe, n’en rougis pas : les généralités se lisent dans les journaux. » Elias Canetti, Le cœur secret de I ’ horloge, Paris, Albin Michel, 1989. Préface Ni journal intime ni essai d ’anthropologie alors qu’il participe de l’un et de l’autre, le très beau texte de Nadia Mohia semble avoir été écrit dans l’urgence, sous le coup d ’un ébranlement émotionnel extrême, qui se trouve en fait condensé dans le titre même de l’œuvre à venir, La fê te des Kabytchous. Titre qui désigne simultanément, par un jeu paradoxal dont Grand-frère - le personnage principal - avait le secret, les réjouissances populaires et sa propre mort. On est d ’emblée confronté à une réalité contradictoire qui demande à être comprise dans toutes ses ramifications, présentes et passées, tenant en main comme un fil conducteur qui ne demande que d ’être déroulé, au gré d ’une démarche qui nécessite un immense retour en arrière pour reconstituer toute une histoire, non seulement d ’une famille, mais surtout, d’une société et d ’une culture qui peine à se faire reconnaître. Et cela sans chercher à expliquer quoi que ce soit, mais simplement pour saisir de plus près une réalité humaine à laquelle on appartient corps et âme, du fait même qu’on partage la même langue, soudain devenue mémoire collective et lien charnel, lieu de tous les rêves, de toutes les contradictions, et aussi, miraculeusement, la possibilité non pas tant de les résoudre, ce qui constitue déjà un procédé intellectuel, mais de les dissoudre. Les dissoudre en revenant toujours à ce qui rend possible la raison et la folie, la parole et le silence, la présence et l’absence, et surtout, toutes les émotions qui constituent autant d’actions magiques sur le monde : une racine commune, un originel par-delà la causalité. Et c ’est vers ce point le plus reculé de nous-mêmes, le plus profond sans être localisé dans n’importe quel espace, que tend l’extraordinaire entreprise de Nadia Mohia, qui s’emploie simplement à comprendre les éléments disparates d ’une réalité qui ressemble à un immense puzzle, défiant toutes les réductions, à commencer par celles de l’anthropologie elle-même. Mais ie fil que Nadia Mohia tire ainsi s’avère être une corde intensément tendue qui vibre constamment, pour conférer au récit qui se veut vit la même situation d’enfermement. à son corps défendant. mais traversée par la même thématique. chez la fille unique de la fratrie : une manière d ’exorciser le sort en transposant l’impasse dans une autre langue. à travers une « possession » se manifestant par des « voix » terribles et menaçantes. d ’une situation impossible qu’on ne peut ni changer ni quitter. subissant coup sur coup trois infarctus. Langue de vérité. Dans le récit de Nadia Mohia. objet d’une mémoire qui s’enracine dans une tradition. non écrite. 8 juin 2009 . aussi bien qu’une identité qui nous constitue autant que le visage et le sexe. si le texte de Nadia Mohia agit comme une puissance qui se renouvelle constamment. à un degré moindre. avant de connaître l’agonie d ’une tumeur cérébrale. avec la vie même en tant que temps qui passe et pourtant demeure. Ni quitter ? Il reste bien sûr l’exil qui est la solution choisie par Grand-frère. communiquant avec l’invisible. mais aussi. inespérée. une intensité émotionnelle qui ne se relâche à aucun moment. On comprend dès lors par quelle nécessité interne Nadia Mohia a entrepris la rédaction d’un texte dont toute la problématique est inscrite dans une double impasse personnelle et ethnique. à commencer par celle. 15 suffisamment distante pour permettre de découvrir d’autres issues possibles. on l’apprendra au fur et à mesure. c ’est que la trame même de l’histoire. a la forme d ’une impasse relationnelle.14 direct et le plus proche possible des événements. Tout se passe ainsi comme si la maladie mentale et la pathologie organique étaient les deux réponses extrêmes à une situation d ’impasse qui plonge ses racines dans deux vies parallèles. un héritage qui se confond avec le passage des générations. la même certitude inébranlable. poète et dramaturge remarquable. et réussir le tour de force de créer l’altérité en tant que sensibilité autre. Cependant. Mahmoud SAMI-ALI Professeur émérite de l’Université Paris-VII Directeur scientifique du Centre International de Psychosomatique Paris. La langue maternelle en constitue l’axe fondamental autour duquel se structure tout l’ensemble. Œuvre qui reste de part en part relationnelle. Le cul-de-sac est total. là où la distance réelle à l’égard d ’une figure maternelle toute présente. meurtri. vécu dans un corps douloureux. Écrire dans une langue étrangère parfaitement maîtrisée. La conscience démesurément élargie. chez la mère et le fils. qui s’improvise au jour le jour. et sans doute aussi. de cette forme ethnique particulière de pathologie mentale dont la mère est affectée. Or. venant de nulle part. de soi et des autres. ce qui garantit qu’on est à la fois corps et âme. d’écrire pour échapper à l’aliénation et à la mort. la mère est aussi créatrice d’une œuvre impalpable. elle se trouve non seulement à la racine du travail créateur du Grand-frère. deux destins différents et identiques. l’exil ne parvient qu’à instaurer une distance spatiale. pour échapper aux sortilèges d ’une mère qui. tout ensemble. elle-même. dont la seule issue fut la pathologie mentale. s’avère inconcevable du fait même que tout le travail créateur du fils s’effectue dans la langue maternelle. mais les derniers jours. un matin tout imprégné de l’atmosphère de ces fins qu’on redoute et qui surviennent toujours. . Ses souffrances .. il m 'était douloureux de l’abandonner à sa solitude. j ’envoyais un dernier signe à Yemma qui me regardait de son balcon. je les sentais qui m ’envahissaient. Elle me les confiait comme un secret. Une fois sa rage déchargée. pourquoi l'ai-je frappée ? Q u’a-t-elle fait ? » 1Expression d’étonnement. Elle pleurait. souffrant et pleurant des épreuves de leur héros ou héroïne. À travers la vitre de la voiture. elle ne cessait de dire : « Oh.1 Dix-huit ans auparavant. Et comme en ces années-là. elle regrettait son geste : « A taqecci'. Les jours se sont écoulés comme dans un rêve. dans les premiers jours de septembre. depuis mes années d ’université à Alger.. au fond . ces souffrances inextricables. murmurait-elle. la transfiguraient en un personnage de conte . ces souffrances innombrables qui.tout ce qu’elle possédait. comme pour me freiner. ma fille ! Tu es arrivée hier et tu t ’en vas déjà. Je venais de passer plus de deux mois avec elle. m 'em pêcher de suivre mon destin.avaient toujours été miennes. d ’éprouver enfin ma vie de femme et de mère. En cet instant d ’adieu. à mes yeux. elle me battait souvent. Mouloud m ’accompagnait à l’aéroport. Si seulement il suffisait de ne pas la quitter pour qu’elle ne souffrît plus ! Quand j ’étais une petite fille. » Les mêmes mots chaque fois que je partais. ces contes de mon enfance qu’elle racontait comme s’ils disaient sa propre histoire. j ’allais rentrer pour ses obsèques. une montagne infranchissable. ne me restaient que des bribes de souvenirs.. Mais quelques jours avant. de moments évanouis. des visages sans âme. J ’avais peur d ’entendre leurs souffrances. paré de ses mille couleurs chatoyantes. ce mutisme par lequel Yemma me rayait. aussi vrai que l’était mon supplice intérieur. Pour y faire quoi ? Pour retrouver la maison sans Yemma et me mettre à la chercher dans chaque recoin avec ma douleur folle ? Pour me rendre sur sa tombe et me convaincre qu’elle était bien. je me suis dit : « La voici. Je ne l’avais pas revue. au réveil.. le monde entier. Ne subsistait alors plus qu’elle. je m ’inventais des excuses pour ne pas répondre aux appels de mes frères. Yemma me suivait toujours de son regard trempé.. Le jour où mes frères m ’ont annoncé notre perte. elle avait peut-être raison. eux. » Naturellement. J ’accueille les jours comme ils viennent. des mots sans contenu. tandis que la décision de rentrer se compliquait de jour en jour. Je descendais alors comme dans une mer sans fond. Et j ’y allais. les filles savent dès leur plus jeune âge qu’elles ne sont pas chez elles sous le toit de leurs parents. des images floues de lieux. me troublait comme tu n’en as pas idée. aux uns et aux autres.. englobant le passé bien avant mon passé défini.  d ’autres moments. Cinq ans après. je serai prête. » Elle avait écourté la communication de crainte d ’être entendue. « N e viens pas quoi qu’il se produise. tout avait disparu. « Tu ne reviendras que lorsque.. Va. j ’y songeais comme à un de ces merveilleux voyages qui te font rêver. sans doute parce que tu sais bien que jamais tu ne les accompliras. me sortait de sa vie ! Parfois. sans même savoir pourquoi ? Combien se terraient dans leurs cachettes ou fuyaient le pays comme des bêtes pourchassées ? Certains jours. Nostalgie ? Pas vraiment. J ’étais en quête de Y ailleurs. de croiser mon sort! Combien avaient rencontré le leur sans le reconnaître. et il n’y avait plus aucune liaison entre mes deux pays. je n ’en avais plus que des visions fugaces.. Je craignais de les revoir. nous nous étions parlé au téléphone. des choses sans nom. Les mouchards. la seule idée du retour me plongeait dans une étrange panique tant la chose me semblait exclue. elle m ’aurait repoussée. Yemma mourut. non du passé où j ’aurais été tentée de me réfugier . Quand elle se présentera. De ce que j ’y avais vécu. Yemma parlait d’expérience. quoi ? La phrase est restée en suspens. marqués par les années qui nous avaient traversés. Et aussi. Pourtant. comme un passage barré pour toujours. En attendant je-ne sais-quoi. comment m ’aurait-elle supportée si. elle qui avait vécu la guerre et ses traîtrises. Ne t ’inquiète pas sur mon sort. J’appréhendais leurs regards. » Lorsque. là. c ’était comme si le monde. un groupe armé s’était emparé d’un avion d’Air France à l’aéroport d’Alger.. pouvait parfois m ’éblouir. ça suffit ! Tu ne reviendras en ce pays que lorsque.. les êtres. Chez nous. devenue adulte. de cet ailleurs qui m ’a été donné comme il est donné à chacun.. dis ? Cela n’a pas de place là où je vis !) Je vérifiais les liens ténus qui me rattachaient encore à une époque de ma vie.. Pourtant. cette image s’était égarée dans le labyrinthe de mes jours gris. de personnes. baigné de soleil.. jusqu’à ressentir cet étourdissement des hauteurs qui m ’obligeait à me ressaisir pour ne pas céder à la chute. J ’ai serré dans mes bras ma fille toute jeune encore. J’aurais pu rentrer plus tard. j ’avais continué à vivre auprès d ’elle ? Elle m ’aurait traitée comme une étrangère . Je ne cherchais rien précisément. Aussi.. des jours durant.18 19 Et de l’entendre se reproqher ainsi sa violence me faisait plus mal que les coups reçus . c ’était vrai. des chemins qui n’aboutissaient nulle part. ne voulais surtout rien retrouver (et pour en faire quoi. c ’est tout. des débris d ’une mémoire décomposée. en appuyant sur mes paupières closes. . pétillant de sa jeunesse avide de rythmes et de chants. dans une présence écrasante et terrifiante. elle refusait de m ’adresser la parole. » Lorsque quoi ? Cette question m ’a taraudée pendant des années. comme si ce que nous avions à nous dire eût été un secret d’Etat. la délation. inondant la façade de l’immeuble. naguère encore. Son image qui. le rêve semblait se prolonger. je ne percevais plus mon pays plein de vie. m ’avait-elle conseillé. et l’avenir bien après mon avenir déterminé. J ’avais l’impression que ses larmes coulaient par flots. de cet ailleurs qui se tient au-delà.. J ’éprouvais comme une envie de persévérer dans une certaine direction. Comment dire ? Qu’est-ce que je peux bien expliquer ? Cela ne tenait pas debout. la réponse que tu attendais ! Tu ne reviendras que lorsque ta m ère. Quand j ’étais devenue adolescente.. La même peur des autres depuis des années. En fait. méprisée comme tamagwart (une laissée-pourcompté). La voiture a démarré. Jusque dans mes rêves. de leur goût amer. retenu mes larmes en une boule douloureuse dans ma gorge et c ’est alors qu’une voix m ’a soufflé : « Va. Mais pour une fois. de m ’y engager plus avant. mes frères comme tous les gens que je connaissais. Q u’il était atroce. cela creusait mon âme. A quoi bon ? Deux ou trois semaines avant. distillant son angoisse absolue en toutes choses. Peur de quoi ? De qui ? C ’est ton pays. au jogging ou à la peinture. défilent devant mes yeux . la tête entre les mains. De cette façon. rien qu’un sursis. enflait en même temps que mes peurs grandissaient. de plus en plus effrayant à mesure que les années se succédaient..Je n’ai rien à faire au pays ! Je n’ai pas le temps ! Ce n ’est pas le moment ! Maintenant... tiraillée entre un désir et une nécessité : retourner à ses racines nourricières ou réintégrer son corps maintenant implanté en terre étrangère. c ’était la guerre civile.. . de prières et d ’implorations adressées à tous les Cieux.Pour quelle raison ? . et je poserai le pied sur le sol natal. les âmes défaites..Laisse-moi. Était-ce mes peurs qui nourrissaient le monstre ou l’inverse ?. » Je n ’en pouvais plus d ’endurer les souffrances de Yemma.. la folie meurtrière des hommes. ces souffrances qui se multipliaient à l’infini. les mares de sang. je t ’en prie. les nuits remplies de cauchemars des enfants. l’avion atterrira à Alger. tu ne peux pas t ’arrêter là. les cris de désespoir lancés à un ciel indifférent. pour qu’ils accordent une nouvelle chance. je pleure doucement. sans rien deviner des pensées qui me tourmentaient : « Tu vas venir avec lui.. la terreur sur le visage des femmes. Je me rebellais. Si Dieu veut ! Les coudes sur la tablette devant moi. J ’y allais pour me rassembler en dedans. les yeux ouverts ou fermés. Il lui en fallait plus pour renoncer à me faire changer d’avis : « Il faut quand même que tu viennes ! . Avant de quitter le lieu dont leur enfant a exploré les recoins. à tous les Saints de ce pays-ci et de l’autre. ballottée et troublée par le périple qui la mène d’un monde à l’autre. Treize mois d ’attente. J ’ignorais. les mères en particulier. J ’ai peur. Rien ne peut retenir ces torrents d’émotions contradictoires qui fondent sur moi telles des vagues sur un esquif perdu au milieu d ’une mer démontée. ta fam ille. » Comme j ’ai essayé de contredire ce qui s’imposait avec la force d’une évidence ! Comme j ’ai voulu nier ce qui semblait écrit depuis toujours quelque part.. Ce qui était réel.20 J’y allais donc. la Kabylie que j ’avais connue appartenait à un autre monde. alors. elles balaient de la main l’espace autour de lui. ce monstre.. Il en irait de même pour l’âme de l’exilé. une sorte de monstre sans visage. risque à tout instant de se perdre. Il grossissait. comme le film d’un mauvais rêve. sans forme ni consistance. J ’étais tombée dans le lacs. Tous ces mois. J ’y voyais une sorte d ’injustice. Comme tant d’autres ! « Tu ne reviendras que lorsque. se répandant en moi comme si rien ne me séparait d’elle. Ce que je percevais de l’autre côté de la Méditerranée ressemblait à un gigantesque nuage noir qui avait tout recouvert. dans l’étendue du non-connu ! Jour après jour. 2 Dans deux heures. un peu comme le font les Indiens Emérillon en Guyane française.Non. les rivières de larmes. insensées. un sursis.. je n’avais d ’autre échappatoire que l’impertinence. en pratiquant cet exercice de funambule comme d’autres s’adonnent au yoga. indicibles. * Il me fallait l’admettre. un rêve qui dure encore. Ça n ’a pas de sens. Mouloud m ’a pressée. mais elle n’avait plus rien de réel. là.. Elles se déversaient. tu t’es tenue à ses côtés . Je pouvais encore l’imaginer. . là-bas.. voilà ! . quels tourments m ’attendaient en exil. je ne vais pas venir ! . à Grand-frère. « Tu ne reviendras que lorsque. n ’étant pas encore fixée à cet âge. Des images. donne-moi la paix ! » Devant l’insistance de Mouloud. elles ramènent à son propre corps l’âme qui. mais elle demeure longtemps instable et fragile. Sans doute finit-elle par rejoindre le corps arraché à sa terre natale . simplement.J ’ai peur de ne plus rien contrôler.. Il fuyait ce qu’il ne pouvait ni supporter ni changer... Ne sachant plus que faire avec moi. en me présentant aux guichets du Consulat avec Mouloud et ses amis . ton passeport. je n’y pensais pas vraiment. il n ’y avait eu ni jugement ni condamnation . ne te tracasse pas. presque agréables. . et que j ’en étais maintenant à son exécution. Merci !. nous irons au Consulat et tu l’auras.Ce que tu vas trouver. J ’en étais là ce samedi matin. condamnée à l’exil ? Mais cette question m ’apparut tout d’un coup dérisoire au regard de la mort de mon frère. Grand-frère. des larmes sereines. dis-tu ? Je ne veux pas ! Je ne peux pas ! » Mon frère. Allons. Ce n’est pas rien. je confirmais cette « promesse » obscure soufflée par le sort des années auparavant.. (Ou jam ais !) J’avais tenté de proroger mon ancien passeport. nous sommes mieux reçus. Grand-frère était parti depuis quatre jours. D ’ailleurs. réfléchis un peu.... enfin.. Je cédais peu à peu : « De toute façon. Cependant. Ah ! Que n’a-t-on fait pareil geste pour Grand-frère ! Celui qui l’aurait bousculé. une multitude qui portait le courant. En réalité. quelle famille avait-il ? Il en était sorti très tôt pour s’en éloigner au fil des ans : l’internat au lycée Amirouche (pour lui. » Je ne fermai pas l’œil de la nuit. m ’endormant et me réveillant avec son visage de plus en plus angoissant. Je compris alors toute l’étroitesse. » J’obtins mon passeport en quelques minutes. À présent... . plus respectés et écoutés dans nos bureaux que dans n’importe quelle administration française. car ce qu’il fuyait ainsi.. Tu le constateras toi-même. Conduite aussi désespérante qu’inutile. c ’est tout le problème ? Ne t ’en fais pas. parce qu’une fois le pas franchi. à l'instant même où je l'avais perçue. j ’avais l’impression de recevoir enfin la permission d’entreprendre le retour tant espéré. mes peurs fondraient comme neige au soleil . . me traitant sans ménagement ni sentimentalisme. grâce à une succession d ’interventions.. Que du bien ! Voyons... tant mon esprit était agité. comme une sensation de libération. Mouloud s’en remit à deux amis proches. À ces amis providentiels. Comme si. lycée « eanrnii x u c » . notre pays a beaucoup changé. là-bas au pays. parce que mes autres frères. comme si de la décision que j ’allais prendre dépendait désormais le restant de mes jours. Je n’avais pas mieux dormi les nuits précédentes. Il pleurait. Je fais partie de la multitude. avaient besoin de me voir parmi eux en ces jours d’affliction. « Merci !. Je n’étais pas quitte de la question pour autant : qui m ’avait jugée. cette promesse. je refusais de profiter de sa mort pour accomplir enfin le pas que je m 'étais longtemps interdit. peur de ce que je vais trouver. » disait-il en entrecoupant ses paroles de sanglots retenus. À leur tour. une logique des faits. je n’ai même pas un passeport. Merci !.. je redoutais encore d’avoir affaire à un de ces fonctionnaires zélés. Sans doute avais-je parfois souhaité pendant toutes ces années qu’on me poussât à réagir contre l’exil. Je devais y aller parce que c ’était le mieux à faire . ils s’adressèrent à ma raison. En tenant des deux mains ce livret vert. je vivais avec notre frère mourant. s’inquiétait de ce que je ne l’écoutais pas. celui-là aurait été plus qu’un ami. au risque de se voir rabroué. répondait Abdenour. un ordonnancement des choses. depuis sa tendre enfance. . tout affectueux.. qu’il avait une famille. Abdenour et Hassan multiplièrent les arguments . plus qu’un frère : un sauveur ! Mais il n’écoutait personne quand il s’agissait de sa vie.Q u’est-ce qu’ils vont te raconter. Je respirais à un rythme différent.L’occasion. C ’est l’occasion. * J ’éprouvais une curieuse sensation. Et personne n’est maître ni du début ni de la fin. un courant qui charriait une multitude d ’êtres. Les choses ne sont plus comme avant.22 23 .. « Oncle dodo ») à Tizi-ouzou. ce qu’il a souffert toutes ces années. l’université à Alger. L’entendais-je seulement ? Depuis des mois. Je n’avais pas encore compris que je l'avais déjà acceptée. la trame des événements qui suivaient leur cours.Le passeport. Dès l'aurore. mais l’accueil méprisant et inquisiteur des agents administratifs m ’avait découragée.. la France. en rentrant à ce moment précis. lui rappelant qu’il était venu de quelque part. l’erreur monumentale des pensées qui m ’avaient guidée pendant des années. Et pourquoi me remerciait-il ? Restait le passeport dont je devais faire la demande le jour même. le courant de la vie qui venait de loin.. « Q u’est-ce que je vais encore entendre ? Que vont-ils encore me raconter ? répétais-je tout le long du trajet. j ’appelai Mouloud. je répondais par d ’autres larmes.. c’était . parce qu'il ne servait à rien d ’avoir peur et qu’il valait mieux regarder la réalité en face . nous n’avions cependant qu’une envie : fuir. Yemma semblait d ’une certaine façon audelà du « normal ». c ’est ce qui anime encore largement la société où je suis née. pour chacun. la délectation de ton entourage à te voir dans une mauvaise passe. isolant chacun dans sa souffrance et sa colère. jours et nuits. au bout du monde. non seulement multipliait les siens. ne s’occupant que de renvoyer aux « ennemis » leurs insultes et autres menaces. quand ces derniers se cantonnent à leur place.. bavardant ou partageant quelque joie. le visage scellé par la colère. ils avaient l’air d ’exister plus que ceux de tout le monde. partir loin. elle. influaient sur ses pensées et sur ses actions. Elle se réfugiait dans un coin et se tenait là. Certains jours. en fonction desquels ils pensent et agissent. lorsque les gens n’ont que quelques « ennemis » plus ou moins déclarés. elle était comme une torture quotidienne qui nous séparait les uns des autres. lesquels restaient secrets. dictaient ses propos et. et Yemma dans un état d ’apaisement ou d'agitation dont personne ne pouvait jam ais prévoir la suite. Et mon père ou mes frères n’étaient que des « lâches » s’ils n ’allaient pas sans délai réparer notre honneur bafoué. en dehors des personnes qu’ils aident à vivre suivant les normes de leur groupe.. finalement. Yemma était hantée par des voix hostiles . un moyen coutumier d ’introduire une distance nécessaire dans la relation aux autres omniprésents.24 25 une partie de lui-même : il fuyait Yemma. les «en n em is» intraitables qui t ’épient de tous côtés. ces « ennemis ». les rivalités entre les femmes. elle était cernée par une armée d ’« ennemis ». j ’essayais de ramener le calme. Sa manière d’être et de penser nous gâtait la vie au-dedans . D’abord. la défiance que t ’inspirent tous ceux qui n’appartiennent pas à ta famille proche. nous réagissions selon nos habitudes. De même. tandis que nous vivions sous le même toit. Elle paraissait vivre comme tout le monde . Nous devions cesser de parler. tout son problème. Tous. Déesse toutepuissante qui avait régné sur notre enfance. Et comme par un hasard vraiment importun. c ’était surtout lorsque nous étions réunis. chez elle. à chaque instant. Ensuite. Yemma parvenait à sauver les apparences. de nous entendre. l’empêchaient de vivre avec les autres.. de nous parler. je trouvais la maison nettoyée de fond en comble. très loin. notre âme meurtrie. Car si les «en n em is» sont. vu de l’extérieur. Mon père laissait éclater sa colère. En fait. de rire des mêmes choses. Cela n ’empêchait pas Yemma de remplir son rôle de mère. la marmite sur le feu. et moi. notre vie familiale ressemblait à un calvaire . en réalité. mes frères sortaient en claquant la porte. En général. Mais il lui arrivait de se révolter aussi contre ce rôle. chacun de son côté. mais encore elle se disputait avec eux. Elle les affrontait sans relâche. le phénomène débordait le familier. Mais à y regarder de près. parce qu’« ils » nous écoutaient. Alors. ceux de Yemma se tenaient dans sa tête.. À la réflexion. au fond. elle n’avait plus affaire qu’avec ellemême. il n’y avait là rien d'anormal ni même d'alarmant : les mésententes avec les voisins. que ses « ennemis » survenaient pour nous gâcher le moment.. cela ne devait pas lui demander de grands efforts. En dehors de ces jours particuliers. les bras croisés. tout en regrettant le précieux moment perdu. la « grève » domestique durait jusqu’au lendemain. pleurant parfois.. là où la vie pouvait enfin être possible. et voilà peut-être. ses « ennemis » ne ressemblaient à ceux de tout le monde qu’en surface. ne buvant ni ne mangeant rien. prostrée. À mon retour du collège. tous odieux et envieux. . ils encombraient toute sa vie intérieure. On aurait dit qu’il nous était défendu d’être ensemble. se moquaient de nous ou nous menaçaient. Yemma. les uns autant que les autres. du moins. les autres. Elle souffrait. Chacun se défendait selon ses moyens contre cette violence incompréhensible qui s’emparait d’elle jusqu’à la rendre méconnaissable. et pour la reconnaissance de la culture de ceux qu’il appelait les « Brobro ». émigré en France depuis deux ans. pour un temps. il oubliait jusqu’à leurs noms. Il me répondit qu’il ne fallait pas accorder aux choses plus d ’importance qu’elles n’en avaient en réalité. il voulait oublier. Elle t ’envoie pour me le dire. il ne voulait pas la comprendre. ne contrôlait rien de ce qu’elle ressentait ou entendait du fond de sa détresse. il donnait un surnom à tous ceux avec qui il se plaisait . Elle n’était pas elle-même.3 Nous avions continué à nous débattre dans nos difficultés.) Enfin. il n’était pas disponible : il militait pour la démocratie dans notre pays. Il était parti repu de colère. le suppliant de revenir parmi nous. Yemma. luttait contre le mépris dont souffrait notre langue maternelle. Va donc t ’occuper de tes affaires ! » . Ou bien encore. Il avait l’âge où prévaut l ’appétit de vivre. mais aussi. je n ’ai commencé à y voir un peu plus clair qu’avec mes études de psychologie clinique : ce n ’était ni par méchanceté ni par goût des disputes que Yemma se prenait à nos voisins. Pour ma part. peutêtre pour nous aider. Manifestement. semblait avoir réussi à les éviter. Elle ne s’appartenait pas. (Il les appelait ainsi par dérision certes. lui. par affection . Voilà ce que j ’essayai d ’expliquer dans une lettre à Grand-frère. il avait plutôt tendance à la juger. il ne le pouvait pas. ou alors. il pensait peut-être comme notre père qui accueillait mes tentatives d ’explication par ces mots : « Ah bon ! Elle est malade. J ’espérais le ramener à la maison. tandis que Grand-frère. Comme notre père. Yemma. s’exiler lui aussi. je renonçai à te « g u é rir» . En vain. il cessa de la battre. tu l’avais dit à Mhenna : « Mon fils. l’agonissait d ’injures et de reproches lorsqu’il contestait ses litanies d’accusations. J ’accourus en même temps que Mohemmed. en lui assurant au moins un toit et le pain de tous les jours. ni comment te haïr pour nous en protéger. Elle étouffa un cri. . Moi. Cette fois. il se sera montré injuste. Et toi. j ’ignore qui c ’était. tu l’avais répété à Fazia. Mohemmed articula un pathétique « Oh père. » Cela te calmait et nous donnait un peu de répit. et à nous. Yemma cachait son œil droit de sa main sanglante. affolée à l’idée qu’elle venait peut-être de perdre un œil. il ne lèvera plus jam ais la main sur Yemma. tu n’y aurais pas survécu un jour. On t ’aurait débarrassée de tes « ennemis ». je ne passerai pas le mois de Ramadhan avec vous. ta vie tout entière. sinon ce combat permanent que tu menais contre tes sombres « ennemis ».. Pendant quelques semaines. tu ne souffriras p lu s. Mais je sais maintenant de quelle guérison il s ’agit. et nous ne savions ni comment t’aimer vraiment pour alléger tes souffrances. la mort. Mon père était resté avec nous. je me tournai vers mon père et. réclamait d ’être tranquillisée à chaque seconde tant était profonde son angoisse de perte et d’abandon.. tu ne dis rien. d ’une voix où je mis toute l’audace de mes seize ans. Je me sens comme neuve. je n’en pensais rien. Pour toute réponse.” Crois-moi. 1 1 la frappait parce qu’elle l’exaspérait par ses vociférations. c ’est bien ce que j ’ai entendu. elle aussi. Une voix me disait : “Cette semaine. Pour toi.. qu’y avait-il à guérir ? Etre ou ne pas être. Mais avec leur mère. Petite mère chérie ! Aujourd’hui. » A bout de patience. je vois mieux ta détresse. ils t ’insultent. je te disais : « N ’aie pas peur. S’il avait pu reconnaître un peu de sa souffrance !. Il s'était efforcé de maintenir notre famille malgré tout.. psychiatre à l’hôpital. Ne le savais-tu pas toi-même ? Quelques jours avant ton départ.. Q u’aurais-je bien pu faire contre mon pauvre père ?. leurs complots diaboliques. Il aurait pu partir. cependant. mon père. » Je suivais des yeux l’ombre de toi-même que tu devenais de jour en jour et. Le téléphone a sonné. Tu ne pouvais vivre qu’à cette seule condition. Ma bouche est sèche. tu as peur d ’eux !. le visage en sueur.. leurs affreuses malfaisances. Tu ne t ’agitais plus. en colère et impuissante face à ce qui nous martyrisait. Tu n’avais aucun recours. c ’est vrai. tu auras affaire à moi ! » Au fond. Je voulais qu’il vît sa souffrance derrière ses divagations enfiévrées. donc ? Longtemps. mon fils. du côté d ’Oran. Yemma se prit à lui : « Entends-les. je l’ai jugé. Sans même lui donner le temps de se poser. fuir. je me sens bien. Je ressentais ton angoisse qui me désespérait et. avec une volonté de vivre à toute épreuve ? Yemma. Tout ce que nous pouvions faire. mon frère cadet. l’inexistence. tout mon corps est raide. mon père saisit une lourde chaise en métal et la jeta sur elle. nombreux. Moi. d’avoir un toit et du pain pour avancer dans l’existence d ’un pas sûr.. J ’étais en colère. rien à quoi te raccrocher pour préserver ta maisonnée. Mon père venait de rentrer. ce père irréprochable pour le rôle qu’il avait tenu auprès de ses enfants. Elle ne tenait qu’à lui... ta première bru : « Ils m ’ont dit : “Nous allons te libérer.. » Non. il ne se produira rien.. il la battait comme s’il n’y avait rien au-dessus de lui.. tu vas guérir. Ne te tourmente plus !” Depuis. j ’ai décroché et j ’ai écouté. » Ensuite. Plus de douleur ni fatigue.28 29 J ’enrageais devant tant de. Nous devions t ’aimer encore et encore. mais quelle pitié de te voir aller comme une coquille vide ! Tu te plaignais : « Oh ma fille ! Je ne sais pas ce qui me prend encore comme ça. Ne t’inquiète plus. Tu me rapportais les méchantes paroles de nos « ennemis ». je t ’écoutais de longues heures. quelqu’un m ’a appelée ce matin. par exemple. qui abandonnaient femme et enfants au village pour aller refaire leur vie ailleurs. tu lui avais encore confié : « Je me sens guérie. Je le sais : n’avais-je pas essayé moi-même ? J’avais parlé de toi à un de mes collègues français. Ce jour-là. pourtant. Vingt-huit ans après sa disparition. elle bouillonnait de colère contre ses voix.. Il la frappait comme si elle était fautive.. » Et deux jours avant de t ’éteindre.. c ’était ou cette raison singulière qui inventait des « ennemis » tout autour de notre famille ou rien. ne le supportant plus. il était fatigué. je me refuse à tout jugement. vraiment injuste. c ’était de t ’accepter telle que tu étais. je lui dis : « S ’il lui arrive quelque chose.et quelle gifle ! Mais qu’importe ! De ce jour. il n’y avait rien à faire. comme si on m ’avait ligotée des pieds à la tête. je mettais en cachette des gouttes dans ta nourriture. leurs terribles menaces. Il aurait pu imiter ses semblables.. Un jour. ton univers. D’ailleurs.. dans le « pays des Arabes ». » puis il partit à la recherche d ’une voiture pour emmener Yemma à l’hôpital. à la fin. crois-moi ma fille. leurs enfants.. mon père me donna une gifle . Suffit-il. Yemma. de quoi. non sans sévérité. C ’est incroyable. qu’as-tu fait !. tous tes maux vont disparaître. tu vas guérir. Ce que je sentais à ton contact. sans ombres ni lumières.. En écoutant la radio. je n’y croyais pas vraiment. D’où tirait-elle toute cette matière à raconter? Durant une grande partie de son existence. égarée dans les replis de sa pensée alambiquée et ailleurs. Yemma ! Tu as entendu un nom qui ressemble au tien. s’intéressait aux informations. D’où je tiens d ’être matineuse. alors. ces mots futiles. notre famille était en permanence cernée par de nombreux « ennemis ». la seule langue qu’elle. une immensité où il n’y avait rien autre que des mots. Elle était partout. tout au fond de moi. Elle sélectionnait les émissions. dans la tête des gens et dans leurs bouches. moi aussi. je me suis demandé quelle était la cause de notre malheur. puis aux autres voisins des différents étages. pour finir par former une ligue contre elle. faute de mieux.Mais il n’y a rien.Et que disent-ils ? . 1’« ennemie » devenait de plus en plus « virulente ». Yemma ? Qui te connaît à la radio ? Pourquoi parlerait-on de toi ? . Des mots vivants qui s’agitaient dans tous les sens. engluée dans ses croyances. tel un vent à travers la fenêtre. la plus menaçante. creux. Je me surprenais comme dans un espace périlleux. et face à cela. les ouvrais. Il me suffisait d’écouter Yemma. mon être tout entier. communiquant sa haine d’abord à ses proches sur le même palier. à nous ses enfants. Sans m’en apercevoir. l’atmosphère d’un monde non perceptible par nos sens communs. me levais et m ’éloignais. Lorsque nous habitions en immeuble. « Ma fille. à la lumière vacillante d’une chandelle. il y avait 1’« ennemie » du moment. Un monde ouvert de tous côtés. Il ne relève ni de la pensée rationnelle ni de l’autre. Et il suffisait de frôler ce monde. Elle se répandait hors d’elle-même par son imagination bouillonnante. pour ressentir l’angoisse qu’elle y respirait. Oh ma fille ! Que peuvent-ils bien raconter sur moi ? . non sans d ’abord fermer portes et fenêtres. ce monde à part. décidément. Je te les disais. Et lorsqu’elle tombait de fatigue. J’ai entendu mon nom. sans limites ni repères. ils l’ont prononcé plusieurs fois.30 31 « Il ne se produira rien ». je touchais à Vextraordinaire. Yemma repérait son « ennemie » et l’infernal scénario recommençait. Je me secouais. La télévision l’agaçait . Yemma. non plus. C ’était intenable. J ’éprouvais une sensation affolante. Elle aimait mieux rester chez elle. Je fermais les yeux. Avec toi Yemma. quitte à la suivre parfois dans ses raisonnements dédaléens. qui vivait dans la maison la plus proche. Des paroles que j ’avalais. les commentait. ils parlent de moi à la radio. En règle générale. dans un autre quartier de la ville. de choses ! Sans arrêt. Ah ! Ce qu’elle m ’en disait. Elle m ’avait raconté une histoire. À mon corps défendant. Je me sentais sur le point de me diluer dans une matière évanescente . ils n’étaient pas tous des « ennemis ».. 1’« ennemie » était forcément à l’étage supérieur. voilà tout. . longues et compliquées. Que d’énergie elle aura gaspillée à rester vigilante jour et nuit ! Elle montait la garde contre les « ennemis ». m ’apprit-elle un jour. ils disaient mon nom . Rien qu’en ce verbe intarissable. à voix basse. celle qu’on dit « irrationnelle ». j'entr’apercevais l’autre versant du monde. . Au bout de quelques semaines. sans sol ni ciel. j ’avais pénétré le monde de Yemma. Il existe.. et même.Je me le demande. juste pour aller bavarder une petite heure chez une parente. Yemma ne supportait pas d ’entendre des bruits de pas au-dessus de sa tête. telle une béance dans le néant. Si bien qu’à en croire cette dernière. mon corps. c’était le souffle de Tailleurs.. Au demeurant. qui devenaient mon esprit. qui tourbillonnaient dans un mouvement vertigineux.. rien. mes mots me semblaient approximatifs. près de son poste de radio constamment réglé sur la chaîne kabyle. occupée par ses corvées quotidiennes et sa guerre continuelle avec les voisins. je percevais la présence dont elles témoignaient. comme s ’ils ne se reposaient jamais. Nous déménagions souvent. * Très jeune encore. Yemma. connaissait. elle semblait oublier ses voix morbides. insignifiants. et pas en même temps. ces voisins . ne pouvait être banal avec Yemma.Je n ’ai pas compris. » J ’essayais de la ramener à elle-même. Tout ce que je pouvais faire : l’écouter sans lui opposer aucune résistance. elle ne parlait jamais le kabyle. elle représentait déjà un mystère pour moi. Mais elle sortait peu. Yemma n ’avait commencé à sortir qu'après avoir largement entamé la cinquantaine. de prendre la relève. C ’était comme des informations. Cependant. mon impuissance à adoucir sa condition plus encore. Dès lors que Yemma l’avait désignée comme telle. Des phrases. enfermée dans une langue qui tissait tout son monde sans en préciser les confins. Que te dire d ’autre ? J ’entendais tes paroles de tout mon être.Qui peut bien parler de toi. elle nous demandait. je réagissais. Je feignais de m ’intéresser à un autre sujet ou à une . eux non plus. Je me réveillais alors vers trois heures du matin pour lire ou étudier tranquillement. elle était par coutume confinée à la maison. il n’y aura rien. un lieu sacré. L’esprit troublé par la richesse à sa portée.. plus le doute s’insinuait dans mon esprit. plus j ’y songeais. Dieu vous donne la patience ! » Et. Yemma ne devait pas avoir plus de cinq ans à l’époque où les événements se seraient produits. un sou. Il remonta chez lui. s’il avait été bien inspiré. voyant-guérisseur. (J’ai fini par parler d ’elle. comme toutes les fois où elle était disposée à me livrer un fragment de sa vie passée. comme si elle craignait de me la révéler. une poignée de figues sèches. à genoux. Le mieux. elle était bien là. c ’est tout ce que je peux faire. En retournant une dernière pierre. Je l’avais parfois priée : « S’il te plaît. il aurait imploré le pardon de l'Asessas. puisqu’il y avait quelque chose : cette inquiétude. saura le comprendre . un mouton. dans notre champ ! Et là. elle percevait mon malaise et consentait à desserrer son emprise.Mais nous y sommes allés.) Elle avait la tête bourrée de mots. Elle se montrait réticente. à l’instant même où je les prononçais. Elle se mettait à bâiller. il n’est pas bon de raconter ce genre de rêves. deux beignets. Même un enfant pouvait comprendre. dans la famille... ne voulait plus rien me dire. un chevreau.. Intéressée. Avais-je le choix ? Et qu’allais-je en faire. Prenez ceci. je dus y revenir souvent. » Comme dans un éclair de lucidité. La première fois. lui enlever sa signification négative et lui donner un aboutissement heureux. soudain. La pioche. Cette histoire. je croyais cette histoire. de cette angoisse reçue comme une faveur ? En attendant. le trou sous le rocher. les cailloux noirs comme du charbon. S’il avait été sage. d’intrigues. nous avons trouvé les traces de ce qu’il avait fait. (Pour les Kabyles. de phrases. à cette histoire. Allons préparer le repas.. dans lequel les passants déposaient de menues offrandes : une part de galette. sans s’y appesantir.. J ’avais l’impression que ces mots flottaient devant moi. le corps trempé de sueur. hagard. Armé d ’une pioche. Elle m ’avait raconté une histoire. comme aimantée par les mots de Yemma . 2 Ccix : prononcer « Cheikh » . ou bien encore. il ne vit qu’un tas de cailloux noirs qui roulaient au fond du trou. cette angoisse diffuse que Yemma me transmettait et que j ’acceptais d ’éprouver avec elle. mon grand-père aurait immédiatement posé sa pioche et. En échange du sang versé.. grelottant en pleine canicule. agissant à mon insu.Cette histoire.32 33 autre personne pour détourner sa pensée de ce qui l’occupait. éclaire-moi. presque sans m ’en rendre compte. Comment sais-tu ce qui s’est réellement passé. Yemma. c ’était un Asessas {Gardien). alors qu’elle m ’avait déjà tout dit d ’une certaine façon. ni l’amulette épinglée sur sa poitrine ni la potion qu’on lui fit boire ne guérirent mon grand-père. VAsessas lui aurait peut-être cédé le trésor sur lequel il veillait depuis plusieurs générations. . mon grand-père continuait de creuser. de discours qui. il besognait dans sa figueraie qu’un rocher bornait d ’un côté. aux étoiles du matin qui l’effaceront de ton esprit comme elles s’effacent du jour naissant. hanté par une puissance invisible. comme un cliquetis. Mon grand-père avait besoin de quelques pierres pour reconstruire un mur de sa maison. Après qu’il eut palpé la chemise du malade. par sa bienveillance. de l’amphore remplie de louis d’or qu’un ancêtre aurait enterrée quelque part. Deux jours avant. Yemma. Mais si. Ensuite. tes frères vont rentrer. il serait allé chercher un animal. ta mère te l’a donc racontée plus tard . en moi. .) L ’histoire que m ’avait racontée Yemma. Les femmes de la maison se dépêchèrent d ’aller consulter un voyant-guérisseur dans le village voisin. Ce rocher fiché là par la main de Dieu n’était pas un caillou quelconque . puisque ton père n’a rien pu dire ? . sans rien brusquer. puis disait : « Nous avons assez bavardé. malgré tout. elle la tenait donc de quelqu’un. choisis la bonne personne : celle qui. C ’est qu’on en parlait quelquefois. toujours entre quatre murs et à mots couverts. lentement. Son père mourut vers l’âge de vingt-cinq ans. c ’était celle de son père dont elle avait gardé un vif souvenir. au cours d'une interview téléphonique donnée un an après la mort de Grand-frère. tandis que le bruit se faisait plus net à ses oreilles. un coq. il est tard. d’une pertinence inattaquable. un pigeon même. pour lui en soutirer chaque détail. Par la suite. et il l’aurait immolé au pied du rocher. c ’est de le confier à l’eau vive pour qu’elle l’emporte loin de toi. en effet. tu ressens le besoin de le dire à quelqu’un. comme si elle me racontait un mauvais rêve. alors. je le quittais sur la pointe des pieds . dans un de ses champs. et Yemma l’acceptait. étaient d ’une cohérence. par sa sagesse. il entendit un bruit. Enfant. il se mit à creuser au pied du rocher quand. Je sortais à reculons de ce monde hallucinant où je venais d ’entrer sans le vouloir. Il rendit l’âme sans avoir ouvert les yeux ni dit mot. sur les ondes de cette même radio où elle avait cru entendre son nom ! Je l’ai fait incidemment. C ’était bien des mots en l’air. le vénérable ccix2 leur dit : « Cet homme a été frappé. « Il n’y a rien.. je m ’en écartais doucement. » lui disais-je sans réelle certitude. en eux-mêmes. ni même d ’un autre mariage. il m ’avait rapporté une écuelle décorée de fleurs multicolores.34 35 . d aya i d ddwa-s. une expression exagérée de sa culture et de ses principes sclérosés. elle exprimait la vérité passée et actuelle de la . Elle et sa mère. tu l’as entendue quand tu étais une petite f ille . comme si. les plus belles robes qu’aucune fillette du village n ’eût jam ais portées.) Son histoire m ’a longtemps aidée à supporter notre malheur. tu trébuches sur tes mauvais actes.» Je voulais en avoir le cœur net : « Cette histoire de ton père. se croyant immortel.Ma mère ?. je disais. non dans l’autre. Il nous apportait tant de belles choses ! Ma sœur et moi. Sa tanuf craignait de voir son mari la prendre. ») * Depuis que Yemma n’est plus de ce monde. Ah ! Comme j ’aimais manger dans cette assiette ! Nous vivions bien.. à son enterrement. moi aussi : cette histoire de mon grand-père n’avait jam ais existé que dans la tête de Yemma ! Elle l avait imaginée avec son âme d ’orpheline maltraitée pour s’expliquer la misère dans laquelle elles étaient plongées. mais ma mère n’en voulait pas. tu le retrouves tôt ou tard. N ’en pouvant plus. ce sont leurs descendants qui les payent ! ») Ou encore : « Lkurag kan. une faiseuse de maléfices redoutée de tout le village et au-delà. se croyant fort. stupéfiés : “Recouvrez vite son visage. teffey di S id i M e s s u d ! » («L es sacrilèges commis par les ancêtres. elle et sa jeune sœur.Je ne me rappelle pas l’avoir entendue. elle ma mère. à la maison et dans les champs . Tout le monde se nourrissait de couscous d'orge . de ce mariage avec le frère de mon père . et. tel un artiste. étaient décidées à rendre folle ma mère ou à la chasser de la maison. » Yemma connaissait le pouvoir des mots. il y avait du couscous de blé tous les jours. une sorte d ’âge d 'o r impérissable dans sa mémoire : « Mon père travaillait en France. Ils ne m'autorisaient pas à lui rendre visite. N euf ou dix ans. je la vois mieux. ils ne pouvaient pas se passer de m oi. tu le dois à l’imprudence d’un aïeul aggravée par l'égarement d ’un autre ? L’un. la maudite Faffa At-Hmizit ! Ne l’oublie jamais. Toi alors ! Quand aurait-elle pu me raconter des histoires ?. ma mère a remué ses lèvres. Ma mère venait d’avoir un garçon et elle en était comblée. ma mère s’est résignée à nous abandonner. chez nous. notre famille était comme une représentation accentuée de la société kabyle. c ’est son seul remède. Il revenait deux ou trois fois dans l’année.. s’était dispensé de prier VAeessas pour mériter d’hériter du trésor ancestral.. après avoir connu une vie heureuse.. je suis arrivée au village au moment même où ils l’emmenaient au cimetière. Je savais ce qui s’était passé dans notre champ. sauf à s’armer de courage. criaient. et nous n’attendions même pas les jours de fête pour les mettre. par laquelle. comme seconde épouse. jour et nuit. qui te frappe aussi. Ce que tu fais. Que peux-tu faire quand tu découvres que le sort qui frappe les tiens. notre maisonnée a été démantelée et un voile noir est tombé sur nos vies. je ne l’ai revue que deux ans après. tout se paie dans cette vie.. » (« L e courage. Ensuite. Elle a quitté la maison avant que la terre se soit tassée sur la tombe de mon père. avait omis de révéler la cachette de son trésor à aucun des siens . Ce jour-là. dans sa fascinante étrangeté comme dans son affligeante banalité. Ça suffit maintenant ! Mais qu’est-ce qui m ’a poussée à te parler encore ! » J ’en savais assez. beaucoup mieux que tout le monde dans le village.. dépêchez-vous !” Qu’avait-elle essayé de me d ir e ? . et à le vivre comme une expérience contre laquelle il n ’y avait rien à faire. peu de temps après. Lorsqu’ils ont soulevé le linceul pour me montrer son visage.. Yemma devait penser de même. Ma mère est retournée chez ses parents et le nouveau-né a rejoint son père deux mois après. La femme de mon oncle n’était pas rassurée pour autant. Quel âge avais-je ?. ta tante et moi.. Du coup. elle qui disait à tout bout de champ : « Ddaswessu xedm en lejdud.. donc. c ’est tout. Ils sont la part de ton destin que tu fabriques de tes propres mains. Ma mère. la civière s’est mise à trembler comme si quelqu’un la secouait. j ’ai moins besoin de justifier la souffrance qui l’habitait. pas plus. Du jour au lendemain.. Les gens tout autour. Cette famille était la production de Yemma. Mais elle n’a pas tardé à souffrir de sa félonie.. ce qu’elle disait et répétait. il y avait tant à faire... l’œuvre de sa vie. ils m ’ont donnée en mariage chez les At-Abbas. cette souffrance. La pratique était coutumière. Telle qu’elle fonctionnait sous l’empire de Yemma. crois-le si tu veux. Un jour ou l’autre. dans son étendue « généalogique » comme dans ses dimensions familiale et culturelle. l’autre. Une fois. (Ne le détenait-elle pas ? Je l’ai cru parfois.... nous avions 3 Tanut : épouse du frère du mari. sa création majeure. Mais tout ce bonheur a disparu en un clin d ’œil. . ils enjolivent leurs extérieurs pour camoufler leurs ruines intérieures. Un soleil éclatant frappe mes yeux douloureux. Lorsqu’ils se complaisent dans des conflits insolubles. l’ainour sans réserve ni calcul : le malheur aussi y travaille. c ’est tout ce que Grand-frère avait tenté de fuir pour ne jamais cesser d ’y être au tréfonds de son âme. par un autre vol. Il me semble que je vais atterrir dans un autre monde. le vrai. il ne le permettait pas). » Rien n’y fait. Je me sens mal. ses boutades désopilantes et autres persiflages amusants nous laissent toujours. ils se contentaient de ramasser un modeste pécule et se dépêchaient de revenir au pays pour reprendre leur vie d’avant comme si de rien n’était. Dans le ciel. « en s’exilant.. la ville est baignée de lumière. Le nom du défunt n’est pas celui de mon frère. Ce dimanche. c’est ainsi : les morts voyagent avec les vivants. suivant le mot courant « A nef-asentlean adyum m ent! » (« Laisse-les voilées ! »). Nous sommes conduits dans la salle d ’honneur de l’aéroport où. que se trouve une des sources d’inspiration qui nourrissait la créativité de Muliend-u-Yeljya. tu reviens aujourd’hui . les Kabyles ne savent plus trouver en eux-mêmes cfautre ressort que ce combat permanent qu’ils se croient obligés de soutenir contre 1’« ennemi » du dehors. accourent de petits nuages blancs. tu meurs ! » Menace ou mise en garde ? Je ne sais.. Et voilà aussi pourquoi son humour. Combien étaient-ils dans l’avion ? Combien d ’émigrés rentrent de cette façon ? Hier.36 Kabylie séculaire : lorsque. traînant une remorque chargée d ’un cercueil. Nous sortons de la salle. Où est-il encore passé ? Le véhicule revient une demi-heure plus tard. Lorsque. quelque chose dans ma tête me disait : « Si tu rentres. alors qu’en réalité. Lorsqu’ils s’enorgueillissent d’une culture qui. chargé d ’un autre cercueil. je me laisse entraîner par la foule des passagers qui se hâtent vers la sortie de l’appareil.. Lorsqu’ils instituent la discorde. ils apprennent à se méfier les uns des autres dès le berceau. telle une toile d’araignée. Mouloud est arrivé plus tôt. à mes autres frères et à moi. Quoi qu’il en soit. il n’y a pas de quoi en faire un drame de plus. plus encore qu’hier. Je ressens la douceur de l’air sur mon visage. ce que l’on pourrait dire de l’amour. Lorsqu’ils discourent sur l’union ou chantent l'entente. je crois. nous explique-t-on. * Voilà. . la suspicion ou le mutisme comme mode de communication. tient chacun dans ses mailles enchevêtrées.. on emporte toujours avec soi plus qu’on voudrait en em porter». Sans perdre de vue Morad. pour affirmer leur existence. Pouvait-il faire autrement ? Comme me le faisait remarquer Alain Ercker. de son vivant. refusant obstinément de renoncer à ce qu’ils ne possèdent pas. Aussi. peut-on dire de son œuvre poétique. À travers le hublot. chaque fois que l’envie me prenait de retrouver l’Algérie. le cœur serré devant elle. ils se vantent de leurs hauteurs. ces derniers les leur renvoient à la figure comme autant d'insultes ou de moqueries. Donc. Une camionnette arrive. Lorsqu’ils se défendent de confier leurs maux à leurs proches par peur qu’un jour. je prends Alger lablanche comme une grosse claque sur la figure. dans l'autre monde. Aujourd’hui. nous attend Khalida Toumi. littéraire et théâtrale. l’isolant dans une solitude sournoise tout en l’enchaînant aux autres par des liens à la fois inévitables et insupportables. Lorsque. 4 Pour me préparer à la suite. embourbés dans leurs contradictions. je me répète : « Tu t ’es absentée quelques années. c ’est là. Tel est le fond tragique de ce « g é n ie » qu’il est possible de lui reconnaître enfin (puisque. Ces dernières années. comme un arrière-goût amer. je devenais cette petite fille terrifiée devant une mère exaltée aux prises avec son fils aîné. je dus vite l’admettre : « C ’est incroyable.. Je tiens à vérifier quand même. bégayais. Avec lui. encore jeune adolescent mais au caractère déjà bien affirmé. car au fond.. l’étiquette porte bien le nom et prénom de mon frère. du moins. effrayante et poignante. (J’ ai rêvé que j'é ta is mort. mais ils ne les habitent pas . N ’est-ce pas une damnation ? Eux-mêmes le reconnaissent : « Yewt-ay B-ebbi. Pas de doute. Yemma parlait avec une telle gravité ! Et ce pouvoir. tremblotais . saturée de chagrin et d ’amertume. allant. je perdais tous mes moyens. Longtemps... ils me remplissaient d’effroi. il est là.. ô monde trompeur /) Ses mots. incompréhensibles. Je me suis dit : Mon cœur. Il se montrait intraitable avec elle. jusqu’à l’oublier. Il était inflexible devant ses larmes. c ’est bien lui derrière la vitre . je lui écrivis pour le prier de me laisser aller avec lui. dans ses paroles comme dans ses attitudes. je lui en ai voulu pour cette raison. Je vous prie. avec sévérité et colère .. tout de m êm e. je lui dis tout haut : « Te voici au pays. C ’était l’occasion de revoir une dernière fois Yemma. Tu savais et tu n’as eu aucune compassion envers m oi. si souffrante ! Elle n'avait pas seulement le sens de la tragédie .. tu savais tout. Grand-frère bien aimé ! lui criai-je en pensée. tout entière. je t ’accompagne ! » * Un jour. kkes açlar-ik y e f y ir i n tqabact ! (Enlève ton p ied du tranchant de la hache !) Les Saints te préservent de la malédiction de ta mère ! » Je n’étais pas encore en âge de saisir toute la portée de ces mots qu’elle lui adressait sur un ton désagréable. soyez avec lui. rien expliqué de mon marasme. cette force occulte. répétant : « Dieu. pas un seul. disait-il. de ce qu’il voyait en elle comme une menace.. Et en plus. » II n’en savait rien. Saints-gardiens. lui et toute sa descendance ! » . en apparence. à lui. un silence épais et glacial qui le protégeait d’elle. Nniy-as : A y ul-iw ifna-k ssbef Ma telliçl d Iher A ql-ak zdaxel n tebwat tura. je le croyais. si faible. il ne l’avait jamais oubliée. je n ’insistai pas. je lui pardonne. Il s’abritait derrière une carapace rigide construite de toutes pièces avant même d’avoir atteint l’âge adulte. cependant. où qu’il soit.. je l’absous. il n’y avait entre Yemma et Grand-frère qu’un silence terrible .38 39 Aujourd’hui. Du moins. 11 ne me répondit pas. imperturbable devant ses supplications :. Nessa iirnessi! » (« C ’ est un châtiment divin. disproportionnées. Tout comme notre père. de ce qu’il refusait en elle. il était peu disposé à écouter Yemma. Morad ouvre la petite fenêtre percée sur le couvercle du cercueil de façon qu’on puisse voir le visage de son père. ce pays est devenu pour nous comme un monstre ! » Il disait bien « lwehc » (« un monstre ») ! « Alors. il se rebellait. mais c ’ est comme si nous n ’avions rien ! ») Sur le second cercueil. tout contenu dans une caisse en bois. à faire le moindre pas dans son monde. leurs familles non plus. Pendant des années. Nous avons [des biens]. tu es tenu à la patience Si tu es bien né Te voilà dans une boîte à présent. Il résistait en se renfermant. A kem -ixdas Rebbi a ddunit. qu'elle avait pensé à lui chaque jour.instant. réprimait toute sensibilité pour ne lui présenter qu'un visage dur et froid. « Prends garde mon fils. A tort. ayant appris qu’il était sur le point de rentrer enfin. Grand-frère. même après la retraite. Comment aurait-il pu deviner ce que je ressentais ? Je ne lui avais rien dit.. qui émanait d’elle. à un visiteur qui lui racontait son dernier voyage en Algérie. Ce que j ’aurais voulu lui dire par-dessus to u t? Q u’il n’avait jamais cessé d ’être de toutes les prières de Yemma. sont plus directs : Urgay mm utey. elle était une tragédie elle-même.. préservez-le... dans sa chambre d'hôpital. Ils ont fait construire de vastes et luxueuses demeures dans le village. ils hésitent à rentrer. Devant elle. plus tard. Elles vont les rejoindre en France pour s’entasser les uns sur les autres dans un petit appartement. a tamyerrit! (Maudis sois-tu.) Incapable de contenir mes larmes. et il me la refusait. Ai-je jamais pu terminer une phrase avec lui ? Je redoutais ses colères épouvantables. que dis-je ? . à mes yeux. Ton Grand-frère va bientôt être là. il l’avait revue cinq mois avant qu’elle s’éteigne. je ne sais plus comment je suis parti ni comment je suis arrivé. sur ses mille et une douleurs physiques. Des mois après. elle s'agrippait à ces expressions toutes faites et revêtait le masque du commun. lui préparant ses repas comme pour un invité de marque. maîtriser ses mots. Réfrénant ses divagations... hein. » Je ne me rappelle pas l’avoir entendu réagir autrement que par un de ces longs et profonds silences dont il usait pour dire l’indicible . Plus tard. par un de nos frères qui m ’écrivit une lettre. Ils se serrèrent la main. notre mère-là. je me prends parfois à douter qu’ils se soient réellement revus.Tu sais. presque jour pour jour. comme il l’expliquait à qui voulait savoir : « Les jours précédents. J ’ai bien essayé.. pour lui surtout. il dit. Je n’étais pas là. » Pour mes autres frères et moi. il semblait n’avoir rien prévu non plus. elle a dû changer de comportement avec lui. Tout à coup.. sa pleine signification à la relation entre un fils aîné et son père. de réparer l’erreur de Yemma.. ils n’ont rien dit. Elle était malade et très fatiguée. tant le fait s’apparente. comme s’il voulait en finir au plus vite : . . Le choc fut rude.. faisant de son mieux pour que tout fût à la convenance de son premier fils si délicat. je me suis mise à trembler des pieds à la tête. ça suffit. A taya Dadda-m M uhend-uYehya a d-iteddu. marmonnant quelque chose comme ceci : « A moi non plus. ressassant les formules d’usage : « A m nekw ni am medden (Nous sommes comme tout le monde). tu entends ? ») En entrant à la suite de Hemza.. au choc des cieux ou à la rencontre de deux montagnes. ce retour de notre frère aîné était comme une sorte de miracle qui nous laissa bouche bée. contenir ses propos. elle avait dit à Mila. Hemza s’écria : « Je vous amène Muljend-u-Yehya ! » Yemma se redressa. à sa manière. ça va. Merveilleux Grand-frère ! Comme paroles d ’apaisement. elle est morte aujourd’hui. 1 1 avait manqué ce moment unique qui donne toute sa force. c ’est aussi dire). A y e n yuran ad isaddi (Ce qui est écrit se produira).. Nous y allons tous. il a exprimé le désir de l’entendre. je ne cessais d ’entendre un avion voler dans ma tête. elle dit à Fazia : « Ma fille. Mais nous finîmes par apprendre que notre père n’était plus. canaliser sa parole par le récit rebattu des difficultés ordinaires qui rendaient malaisés ses vieux jours.Yehya arrive. Yemma l’aurait-elle provoqué ? Aucun doute. c ’était assez foudroyant. au moment où.. sur un ton agacé. Trois infarctus à quarante-cinq ans ! Je pensais déjà moins à Yemma . Tesh'd ?» (« Viens. Ça suffit. Deux semaines avant. il la trouva sommeillant sur le canapé de sa salle de séjour. mon premier geste fut de l’appeler. comme à son habitude : « Ça va.. je me suis retrouvé à Tizi-Ouzou. M uhend-u. pétrifiant. Il n’empêche ! Sur l’essentiel. J ’ai cessé de pleurer. à quelque occasion.. et comme je le regrette ! Aujourd’hui encore. après vingt ans d’absence.. .il était le décontenancement même.40 41 Mais peut-être le lui ai-je dit comme j ’ai pu. Ce retour inopiné. lui se bornant à répondre. 1 1 avait l’art de te décontenancer . le trouble absolu. Yemma. je vais te dire quelque chose à Voreille. comme sur le superflu. elle a appelé son premier fils par son âme souffrante de mère qui aimait ses enfants jusqu’à les étouffer. » Yemma parlait ainsi autrefois. Qu’est-ce qu’ils ont bien pu se dire ? Pas grand-chose certainement. Je ne voulais pas que recommençât l’histoire de notre père. Amaeni. A-t-elle au moins pensé à lui expliquer comment les choses s’étaient passées avec notre père ? Elle avait demandé à ses fils autour d’elle de « ne pas rajouter à nos tourments d’exilés ». sa petite-fille alors âgée d ’une dizaine d’années : « Yya a m -iniy lhaga yer umezzuy-im. Voilà tout ce dont je me souviens. terra tmara (Nous patientons... Ensuite. Je n’en croyais pas mes yeux ! » De son côté. moi. c ’est comme ça ! » Cela m ’a glacée entièrement.. Grand-frère. » Quant à elle. un peu par automatisme. sa mort était devenue un sujet secondaire. et qu’il apprît la chose par quelqu’un d ’autre : « Grand-frère. quand je l’ai vu apparaître dans l’embrasure de la porte.. Elle a dû encore prendre sur elle-même.et comme il le disait bien ! Il n’était pas sans le savoir : Ula f-Çasustnif-fimenna (Se taire. Mais ne le répète à personne. obligés). A nesber. il nous était difficile de nous parler. Quand je sus que Yemma n’était plus. et le moteur dans ma tête s’est arrêté.Ah bon ? » Après un silence ponctué de longs soupirs caverneux. J ’en suis à mon troisième infarctus. Alors. l’ami d ’enfance qui l’avait accompagné depuis Paris. lorsque Grand-frère revenait à la maison pour quelques jours ou quelques heures. saisissant. awal agi ad yeqqim da. affolée. Il aura survécu à Yemma neuf ans. par un ami qui venait lui présenter ses condoléances . en le méprisant. oh non. c ’était ce malheur dont nous avions été nourris. que des soupirs encore et encore . j ’en ' étais devenue le « témoin privilégié ». « Bon appétit existentiel ! » disait Grand-frère à qui il appréciait. c ’est tout ! » Ensuite.. nous l’avions laissé croître à sa guise.. faite d ’une souffrance ancienne. par notre raison d ’adultes. la guerre civile. ces gros soupirs insupportables par lesquels il vomissait ce dont il ne pouvait se libérer par la parole. le premier mot pour parler franchement. plus rien. Pourtant.. Le monstre qui s’était emparé de notre pays pendant que nous croyions lui échapper en nous exilant. Une souffrance qui les précédait. D ’où aurions-nous tenu la possibilité de nous parler ? Nous n’avions guère appris à discuter ensemble sans nous emporter. avant tout. ce n’était pas faute d ’avoir essayé.42 Que dire de plus ? De nouveau. parce que c ’était là. diminuer son étrangeté destructrice et. une de ces relations indissolubles. Ils avaient tous les deux une vision claire de l’unité de toutes choses. une sorte d ’accoutumance à l’exil . de la vie. en fait. L ’angoisse me montait au cœur. déstabilisant. Enfin. Yemma et Grand-frère. l’ayant toujours su. Une vision absolue qu’ils exprimaient par leurs façons déroutantes d'être et de penser. il dit : « Je l’ai vue récemment. ce mal logé au plus profond de notre être avait pris des proportions démesurées. Si encore il m ’encourageait ! Mais il ne semblait pas prêt à m ’entendre. objectivement. duré. voyaient au-delà du commun. au moins pour lui ôter son venin. nous avions peur de nous retrouver face à nous-mêmes tels que nous avions été. en lui. ce silence chargé. jam ais là où on les supposait être. Q u’est-ce qui nous empêchait de retrouver notre pays natal ? Peutêtre. c ’était. peur de revivre cet affreux cauchemar qui nous avait chassés du pays de notre enfance. Ils comprenaient. le mal de notre culture .. Je ne voyais pas le moindre fil sur lequel tirer pour démêler le paquet de nœuds douloureux qu’était devenue notre histoire. Une souffrance partagée au-delà des mots. insoutenable. loin de là ! Ils étaient imprévisibles. en parler entre nous. Dieu ! Q u’il était difficile de les suivre ! Q u’ils étaient difficiles à vivre !. Nous croyions pouvoir le vaincre en le négligeant. avant le langage.. Cela a duré. A notre insu. J ’ai raccroché brusquement. Ddeqs-is ! Le courage. les soudait. le reconnaître enfin comme une partie de nous-mêmes. sa résistance désespérée à la . c ’était l’image de notre mère habitée par l’étrange . Je savais qu’ils étaient liés par une certaine relation. Nous aurions dû nous en occuper sérieusement. accablant. avec mon frère. plus d ’une fois . les enveloppait jusqu’à couvrir l’amour profond qu’ils avaient l’un pour l’autre. certainement. parce que c ’était plus fort que tous les mots réunis. de notre malheur fondamental. accaparé comme il était par sa lutte intérieure. percevaient. En réalité. gavés ju sq u ’à ne plus vouloir vivre. en l'éliminant de nos mémoires . les commandait. empoisonnés.. Et c ’était comme si. le mal de Yemma. Ils n ’étaient pas dans la confusion. par nos mots. de leurs existences avant tout. je ne trouvais pas. alors qu’il aurait dû se tenir à une autre échelle. Nous marchons sur le sol. faisait trembler le sol sous mes pieds. Il suffisait de nous voir. Ensuite. il y avait la colère qui ne le quittait jam ais et qui me désarmait face à sa fragilité. un père son fils). Ssefray.. cette colère. ils me marchent dessus. entre nous deux. Je versifie. je le crains. Là.. L 'exil sera long. Mais comment aurait-il pu ? Que pouvait-il contre la violence ordinaire. De ce que mon père disait à son fils aîné. ad ssefmy. en nous-mêmes. peut-être. d'échanger quelques mots. de notre pays et de ses habitants. Aql-ay kan seddu ssnasel. ouvrait le vide devant moi.. entre nous et notre mère. Ugadey a /-ntiw el . ses paniques et ses orages. mais aussi. Avec notre père... Elle devenait présente.. aucune compassion.44 45 partie menaçante de lui-même. Elle me désarçonnait. la raison follement logique de Yemma ? Nous n’avions pas la moindre chance de nous en sortir. et qu’en l’état. Lqaea nfeddu felJ-as. éprouvant notre malheur comme nous. ses tensions et ses blocages. en quoi il paraissait s’éloigner de lui-même. Jour et nuit à besogner. Je connais mieux la parole et l’histoire de Yemma (ce qui est conforme à l’ordre culturel kabyle selon lequel une mère instruit sa fille. notre plaie ouverte. pour nous préserver d ’elle. c ’est bien connu. A m za l am y i d d akwerfi. pour que nous retrouvions aussitôt notre famille telle que nous l’avions endurée. contre le même monstre. versifierai encore. On dira : il a été banni. il n ’était point responsable. Mon frère lui répondait qu’il ne le pouvait pas. Quant à notre père. ce Kabyle moyen. Ahaat a y-hemmlen kra. * Comment pouvais-je lui parler de ce qui. C’ est tout ce qui nous reste. Nous nous battions. Mais le « Mulj » ou le « Muljend » (personnage récurrent dans ses textes).). à l’exorciser par la poésie. il me terrorisait comme elle me II 4 Expression consacrée qui traduit la relation éducative père-fils. Par-dessus tout. dépassé. cette représentation négative qu’il avait conservée de notre mère. Avec Yemma. nous tenaillait tous les deux quand il semblait lui-même le représenter ? se battait contre la mère de notre enfance. il est passé à autre chose. Grand-frère en était resté à la même attitude à l’égard de Yemma. les enfants. M edden a s-inin d imenfi. Sa fuite ne lui aurait donc servi à rien ? Pis : ne lui aurait-elle pas fait perdre la chance de réparer un tant soit peu de son enfance comme de son adolescence sur lesquelles Yemma avait pesé de toute son étrangeté ? D a whid i d-tegga yemma-s.. tout en soulignant l’importance de la parole du père dans une tradition essentiellement patrilinéaire. . Peut-être nous aimeront-ils un peu. M a d n e k la (edduii fell-i. au-dessus de nous. il aurait été conduit illico à la caserne dès son retour au pays. Objecteur de conscience comme bien des étudiants de sa génération. Sauf avec le temps. donc. mais il se comportait avec moi comme elle le faisait quand j ’étais enfant et adolescente .. Widak-nni um ihekkuy. Inna-yas baba-s im m is. Moi. (Un homme seul depuis toujours.) Il avait commencé à exprimer sa détresse ancienne. D aya i y-d-igwran tura. là. au fond. Il lui écrivait régulièrement et lui demandait de rentrer. aurait-il cette réalité criante de vérité s’il ne comportait quelque ressemblance avec son auteur ? La créature contient son créateur. Ula d Ihem yetfasyu (Même le malheur s ’épuise). avec ses peurs et ses angoisses. n ’est-ce pas ce que disent ceux qui ont beaucoup vécu ? Malgré les décennies écoulées. Ceux-là à qui je parlais. Ccafuea din ur telli. (Le père a dit à son fils 4. je ne sais pas grand-chose. Nous sommes enchaînés. chacun de notre côté. . en montrant une réelle fierté. de son côté. dans ses rires comme dans ses larmes. où était l’issue ? Yemma. Pendant ce temps. lui-même n’avait pu partir qu’avec l'aide d’un ami. Elle ne sait pas qu’une partie d’elle-même lui échappe. où va le chemin fermé qui. pourtant. Elle vit de sa vie ancienne sans cesse reproduite dans ses contenus comme dans ses formes. ne le savait-il pas d ’une certaine manière ? Non. mon frère. en plus ? Je n’y songeais même pas ! Tout de même. il a agité la main. encore fallait-il le trouver déjà en moi-même ! Il me reste à espérer l’entrevoir enfin. changeait sensiblement.. en réalité. Elle semble geler. sinon en lui-même ? J ’aurais pu le lui dire. de sa voix formidable. ouvert de grands yeux perçants et. la pente est glissante ! » Cette phrase. en partant pour longtemps. jusqu’à l’effondrement dans le trou ainsi creusé. Ça t ’aurait ouvert les yeux sur notre problème. et sur ta vie tout entière ! » Plaisanter avec lui ? Dans son état. je me suis montrée faible devant ses faiblesses. En effet. Mais de quoi parlait-il? D’une limite à ne pas franchir? D’une direction à ne pas prendre ? Quel est le danger ? Où se tient-il ? Il le voyait. Il m ’a alertée. s’améliorait en prenant de l’âge. critiquant le moindre de mes gestes. durcir comme un morceau de chair pris dans un bloc de glace. j ’avais toujours su qu’ils étaient proches l’un de l’autre d ’une façon particulière. en lui envoyant ces mots prêts dans mon esprit : « Quoi. allant son chemin de toutes parts bouché. Il m ’a demandé « comment ça va ? ». cet être pacifié en moi aussi. Et comme je le déplore ! J ’aurais dû insister pour trouver le chemin vers son être pacifié. les rares fois où il a parlé de moi à certaines de ses connaissances. (Pourtant. il m ’a crié cette phrase surprenante : « Attention. C ’est égal.46 47 terrorisait. Je savais. sur cette « pente glissante » ? . qui ne devait ni voler ni se poser. Mon frère semblait avoir été modelé à l’image de Yemma. sans comprendre à quel point cela était vrai. Et cette découverte m'inquiétait : mes autres frères.. ce chemin vers lui. et que je respectais scrupuleusement. cultivait ces situations où. elle n’était pas contente. il me repoussait comme elle me repoussait. même cette distance à laquelle il s’obligeait. guidée par des fantômes de plus en plus troublants. la personne. Je venais d’entrer dans la chambre. grâce à lui. tandis qu’il était près de mourir... cette partie. m ’a-t-on appris. il me l’a lancée de son lit d ’hôpital. j ’y pense constamment. Alors. cet être apaisé : ne s’était-il pas sauvé durant toutes ces années ? Mais. dénigrant mes compétences. elle. Il devait bien exister en lui. tu l'aurais constaté toi-même. moi-même. sur le ton d’une plaisanterie par exemple. lui : n ’y était-il pas. n ’est-ce pas cela aussi ? Coupée de ce qui la nourrissait jusquelà. il la vivait tout aussi mal. on dirait que tu as tout fait pour lui ressembler ! Tu serais revenu à la maison. moi non plus. mais elle ne vit plus que par ses traits rigidifiés. Je ne pouvais rien pour lui. Mon frère m ’a crié gare. Elle n’est pas morte pour autant. si j ’avais pu au moins lui dire comme il ressemblait à Yem ma. je lui ai répondu par un haussement d’épaule. elle aussi. dans ses pensées comme dans ses émotions. lui. Impossible d ’oublier ces môts : ils tournent dans ma tête comme un-gyrophare. qui continue de m ’inspirer par-delà la mort. L ’exil. une partie essentielle de la personne se fige. et ça t ’aurait peut-être mis au pied du mur. il l’a fait. quoi que nous fassions. nous étions souvent réduits à nous comporter comme l’oiseau de la fable. modifié et réorganisé chez ceux restés derrière elle. ce qui nous avait permis de nous réaménager par rapport à elle qui. A la suivre. Or.) Yemma et Grand-frère. dédaignant mes efforts. “ta mère-là” ? Grand-frère. jusqu’à l’usure. croit encore à la permanence de ce que les ans ont. « Attention. * Grand-frère ne pouvait pas m ’emmener avec lui au pays.. n’avions-nous pas tous pâti du même modelage ?. nous avions malgré tout continué à vivre avec elle. Alors. voilà ce que je découvrais de jour en jour. la pente est glissante ! » Depuis. se poursuit. il n’y avait pas d’autre solution que la sienne : conserver la distance à tout prix. durant tous ces mois qui nous avaient rapprochés. 11 aurait explosé! D’ailleurs. oui. s’était privé de cette possibilité d’évolution. Mais nous. Grandfrère. Quant à Grand-frère. s’il vous plaît. Des mains s’en emparent. Ils sont attentionnés.. « Dites-moi. pathétiques dans leur excitation. mes frères. Le chagrin ne m ’empêche pas de ressentir de l’irritation. nous savons bien qu’il n’aurait pas apprécié ce cérémonial inattendu. madame ! » La foule se dirige vers une grille derrière laquelle se presse une masse compacte d ’hommes. À qui en ai-je ? Peut-être refusé-je encore d ’admettre les événements. le soulèvent et l’emportent dans un désordre général. depuis des mois. tout de même ! Posez-le. limité à l’étalage du drapeau. Une foule afflue vers le cercueil. cause de toute cette animation. Mais ce n’est plus son affaire désormais. je vous dis ! . « Où allez-vous comme ça ? .Je vous dis de le poser tout de suite ! » Pour le coup. c ’en est trop ! Je suis vraiment furieuse. Je ne trouve rien à redire .. . Il faut que j ’en sache plus. à dire vrai.C ’est pour que les gens le voient. alors que j ’y suis pleinement. La cohue grossit autour du cercueil dont je ne m'écarte pas d ’un centimètre. Je m ’affole. .6 Je n’ai pas vu qui a recouvert le cercueil du drapeau national. Dans de telles circonstances ! Je ne m ’attendais pas à me mettre dans ce genre de colère.Mais les gens sont venus exprès.Je pense que la mort de votre frère représente une perte nationale. non plus. ce que signifie ce drapeau. La plupart sont de jeunes garçons venus du pays kabyle accueillir celui qu’ils n’ont jam ais rencontré ou dont ils ont à peine entendu parler. voilà toute la signification de ce drapeau ! » me répond-elle sur un ton appuyé. ils sont venus de tout le pays pour le voir. n’ayez pas peur. on l’a fait sur l’ordre de Khalida Toumi. et prêts à prendre en main la . « Q u’est-ce que les gens vont voir ? Vous n’allez pas l’exhiber comme un objet de curiosité. bien que ce dernier ne fût plus en état de lui répondre. » (« Ne perds pas ton calme. 11 l’apaisait visiblement lorsqu’il lui disait d’une voix sûre : « Muh.. je ne sais même pas comment la commencer. il s’est attardé dans la chambre et. murmure-t-il. il a parlé longuement à notre frère.. Je l’ai revue petite fille. « Cette fois. Mokrane a récité quelques versets du Coran suivis d’une suite de bons vœux : « A d ig R ebbi ncalleh ur tdasd ara ! A k-icfu R ebbi ! (Dieu fasse. oh nuit. Dès ce moment... peut-être. » . ur k-lfeffey ara laeqel. la vie. je me sens en confiance malgré tout. en ce qui concernait sa famille . en tête-à-tête.. Muh. Lorsque j ’ai estimé le moment venu. et même rire ? Je repousse une jeune fille qui veut m’embrasser : « Qui es-tu. Aussi longue sois-tu. Quelque chose de nouveau le préoccupait. Il m ’impressionnait par son calm e. Je le sais au pays depuis des semaines. le premier bébé dans notre maison. il m ’inquiétait surtout. par un mot. nous sommes là. C ’est sûr. c ’est notre affaire.. un mois avant de perdre l’usage de la parole : « Fket-ay ddaswa n Ixir. que Grand-frère avait demandé.A ¡-y e ssu fe y R e b b iy e rlx ir! {Q u’ Il l ’exauce !) » a conclu mon frère. j e vous prie !) . ayant du mal à admettre l’inéluctable. » Hamid était venu à Paris. . à quoi penses-tu ? Q u’as-tu à nous dire aujourd’hui ? . ses paroles vraies. que j ’ai demandé de faire entendre à Grand-frère des « paroles de vérité ». en me rappelant son éloquence dans notre langue. Mokrane. pendant que mon frère. toi ? . Nanna Nadia. un bref signe de la tête. quand on lui demandait : « Muh. qu’il offrait à mon frère. je n’en reviendrai pas. A y yezzifed a y id. elle a grandi en mon absence. ce n’est pas encore le moment.Commence-la comme tu veux ! Dis-la seulement. l’avait compris et accepté. que j ’avais bercée quelques semaines dans mes bras avant de m’expatrier. Je reconnais cette solidarité pratique. c ’est l’aînée de Hamid. Nous sommes tous là.50 51 suite des événements.. sagacité dont la maladie aura finalement raison. que tu ne sois pas perdu ! Qu 'Il te guérisse !) . le bonheur ne ressuscite pas. Les visiteurs affluaient. le matin se lèvera !) » Et Youcef. » Plus tard. s'Il veut. celles qui lui parleraient clairement de sa fin. se promener dans la nature. je levais les yeux et lui demandais : « Q u’y a-t-il. Cette jeune fille resplendissante malgré les larmes qui altèrent son visage. T-tag ‘ 1 d ddunit. Et Mokrane l’a fait avec intelligence. ») Comme Djaafer : « Muh. Le malheur ne tue pas. de sa lucidité comme de sa remarquable personnalité. Lorsque je me trouvais seule avec lui. ( laisse couler l ’eau. Ici. On me tire par l’épaule. toute mécanique et néanmoins réelle.. {Nous sommes en train de mourir. lui.. » C ’est à lui. Lâche prise. II se laissait faire par le personnel soignant sans se plaindre. un léger pincement des lèvres.) » répondaitil d ’une voix maîtrisée. Alors. « T u nous as tellement m anqué!» lui dis-je. Ensuite. a leqrar-ik [-(a$ebl. Je me retourne : c’est Hamid. la voici rien que pour toi ! » Et s ’en remettant aux formules apprises. le travail n’est pas term iné. à la fin. c’est encore jeune.. ur ffagwad ara. il les recevait dans une sorte d'indifférence. C ’est ça. dont savent faire preuve les gens de mon pays quand ils sont confrontés à la mort d ’un des leurs. sans rien réclamer ni refuser. comme s’il constatait simplement le fait. la cinquantaine. disait-il dès le début. a n e f i wanian ad Itwn.Alors. Il se voyait avec cette faculté de clairvoyance incontestable. Un soir. si profondes. je surprenais parfois son regard posé sur moi.A ql-ay la nefmeffat. Grand-frère ? Dis-le-moi. « Calme-toi. » me répond-elle d ’une voix étranglée. l’air un peu désolé. sérénité et générosité.Je suis Mila ! Ne crains rien. Il ne se fâchait plus contre personne.Une bénédiction ? Par Dieu. S’ils pouvaient en sus être un peu moins maladroits. . cette sagacité jamais démentie (sauf. di lasnaya-nnwen ! (Donnez-nous une bénédiction. Pour tout dire.la « partie gelée » chez lui !). d ’une voix frémissante : «M uh. puisque telle est Sa décision. j ’avais moi aussi besoin d ’entendre ces mêmes paroles. c ’est encore à lui. cher ami. tu vas guérir ! » indignes de lui. Mon regard tombe sur Mokrane. d ’une voix solennelle. ur tfreggu talwit. Mokrane. au lieu de continuer à lui répéter des « Muh.i( ! ( N'aie pas peur. non ? Si cela dépendait de nous.. je sens que j ’ai franchi la ligne rouge. Tout de même. Percevait-il au moins la présence du frère avec qui il aimait discuter. Ur tneqq ccedda..) Laisse s’écouler la rivière de boue. En même temps. La douleur évinçait les mots. non ? Toi.. Il s’est calmé. Tout est sens dessus dessous. J ’y avais souvent pensé . De grosses larmes coulaient sur son visage émacié. pour s’accomplir.. moi aussi. Il vivait'dans la colère comme s’il était branché à un courant électrique qui le grillait littéralement . Il faut toujours savoir où l’on met les pieds. tu marches les yeux par terre. Puis. suivie du médecin. Quand tu t’engages dans une rue.. Je t ’ai pourtant dit de laisser tomber toutes ces bêtises !. Un raz de marée. saisie par l’envie de courir vers la sortie. Vous le croyiez. ce frère. une colère totale qui portait la moindre chose à un point beaucoup trop douloureux... il a lâché : « Voilà trois quarts d ’heure que je te suis. tu dois lever la tête et regarder droit devant toi. toujours les mêmes. Les mots. figée sur place. Tout s’en va. Les mots de ta mère-Ià. l’ignoble sort qui. rien à quoi se raccrocher. Il allait me dire (ah ! Comme je l’espérais !. il ne m ’offrait aucune ouverture. Sa déroute semblait complète. là où j ’ai toujours mal. » Mourir est donc aussi simple que cela ! Tout comme a été simple de nous montrer notre attachement mutuel. qui s’ouvraient. et je l’aurais fait.. D’un autre côté. une voix claire et profonde : « C ’est une épreuve. rendait impossible tout dialogue.52 53 II détournait son regard. » Et jam ais je n’avais encore éprouvé à son contact cette sensation de douceur. du fond de son silence qui m ’enveloppait. cette attention délicate. Sur le moment. » Je ne l’avais pas revu depuis ce jour où. Je sentais les fissures. Voilà ce que j ’aurais dû lui dire ! Ce jour-là ou un autre.. A l’hôpital.. une de ces scènes inénarrables qu’il se plaisait à m'infliger quelquefois. il m ’avait fait une scène au beau milieu de la rue . Je marchais juste derrière toi et tu ne t ’es aperçue de rien. Nous l’avons fait autant qu’il nous a été possible de le faire. s’élargissaient. des sentiments les plus tendres. non ? Depuis combien d ’années vis-tu ici. Il était allongé sur le lit. j ’ai pu trouver les mots : . je ne suis pas entrée tout de suite dans la chambre. de longues minutes après.. devenait mort grand-frère comme il ne l’avait jam ais été. » Sidérée. sous les regards curieux et désapprobateurs des passants. j ’entendais sa voix. il faut les oublier . tu dois regarder son nom avant de faire le premier pas. n’était ma crainte d’augmenter sa souffrance. votre frère est toujours là. dès ma première visite à l’hôpital de La Salpêtrière où il était admis depuis quelques semaines : « Comment te sens-tu... et de le voir ainsi me faisait mal comme si on m ’enfonçait une lame dans la poitrine. il était identique à lui-même. je ne comprenais pas pourquoi il s’emportait. va jusqu’à se servir des cœurs purs.. Dieu ! Comme je l’espérais !. Il écumait. j ’allais jeter un coup d’œil à travers la vitre de la porte. puis je m ’éloignais. je ne peux plus rien rattraper.. » me suis-je entendu dire d ’une voix étrange.. Ou alors. au cœur de mon être. toute l’éducation qu’elle t’a donnée. » Je ne m ’attendais pas à le retrouver dans cet état. dis ?. Sauf ces larmes étonnantes. Adieu ! » Mon inattention méritait-elle une telle colère ? Je pleurais non parce qu’il me sermonnait comme si j ’étais une enfant. hein ! Tu penses encore à l’anthropologie. Quand. C ’est sans doute vrai : nous nous apprivoisons avec la mort par les êtres chers qu’elle nous enlève. de jour en jour. j ’ai foncé dans la chambre comme si je me lançais dans le vide. essayant désespérément de rassembler toutes mes forces. Vous croyiez que nous vous détestions.. encore moins à entendre ces paroles venant de lui. Je le découvris tout d ’un coup : le sort imprévu. je crois que mon frère vient de mourir.) : « Rassurez-vous. Grand-frère ? « J’ai fait naufrage. se creusaient. à cette seconde fatidique. le funeste. Je suis vite retournée dans la chambre. si bouleversantes ! Pour la première fois. le cœur palpitant. Enfin.. l’esprit confus. là. ce jour-là.. tu devrais l’avoir compris. il a cessé de respirer. tout sombre. je me suis précipitée vers le bureau du médecin : « Docteur.. il s ’est mis à pleurer. je l’aurai ignorée jusqu’au bout. au moment même où je commençais à le découvrir? Quant à l’intraitable ravisseuse. Comment dire. Je ne voyais que lui qui. Je ne voyais pas la mort qui rôdait. ça ne vaut rien dans ce pays. Avant de tourner les talons et de disparaître au coin de la rue. sans réaction face à cette colère ancienne qui me terrifiait. Il mettait le doigt là où j ’avais mal. Comment aurais-je pu ? Je tournais en rond dans le couloir.. Par moments. gesticulait. « Voilà où nous en sommes. d’en appeler à son cœur fraternel. mais parce qu’il parlait de Yemma avec rage une fois de plus.. ma façon de le supplier. Quand tu marches. cela me « divertissait ».. n’est-ce pas ?. Comment pouvaisje accepter de le perdre. A ma vue.. tout comme lui. des mois auparavant... les phrases se précipitaient dans sa bouche : « T u ne changeras jamais. comme si quelqu’un d'autre eût articulé cette phcase. vociférait comme un forcené. Je pleurais. J ’ai fondu en larmes. nous devions faire des exercices de mathématiques ou recopier des pages entières de nos livres de français. des bêtises comme nous en sortons souvent. dans une grande brouette calée sur ses manches et. pour la première fois sans doute. en dehors de lui. Mon frère les récupérait alors.. lui. après que les marchands ont emballé leurs marchandises. Tu me répondais “Je n’ai pas besoin !” Rappelle-toi ce que tu as dit à Djamal. par eux. Pendant ce temps. il s’en prenait à elle. Personne. du monde.. je t ’ai proposé de t ’accompagner. J ’avais sa main dans la mienne. Je me souviens d’un été. Tu te tourmentes.54 55 « C ’est dans ta tête. il aura gardé ce pouvoir quasi sacré que je ne reconnaissais même pas à notre père. Un instant.. les seuls objets auxquels il s’attachait. Grand-frère. je ne sais pas le dire autrement que par ce mot.. ne pouvait pas le supporter . mais pour les envoyer au pays.. imposait sa discipline. entourée de tant d ’« ennemis » ! (Cet enfermement domestique des femmes. prendre un peu trop au sérieux son rôle d'aîné.. Cet été donc. n’avait exercé une telle autorité sur moi. c ’est peut-être lui qui a pris la mienne. allant jusqu’à les ramasser dans les poubelles : « Ce n’est pas leur place. Submergée par une émotion neuve. pareil à un prince souverain. » Il a détourné son regard. j ’agissais déjà sur les événements. » disait-il. de l’agressivité gratuite de la part de Yemma qui pestait contre nos voisins à partir de la cour ou à travers les murs mitoyens. Grand-frère et les livres. de te préparer tes repas. Il n’avait jam ais levé la main sur moi ni sur aucun de nos frères. » Je lui ai pris la main. et. Il allait se relever sans le moindre doute. Du haut de ses quinze ans.. » J ’étais calme. Grand-frère avait besoin de moi. Je croyais mes propres mots que je prononçais d’une voix assurée. Mais pour . il se sentait responsable de nous en l’absence de notre père. Grand-frère. lui lisait. J ’ai souvent connu cette vive émotion qui s’exprime par les larmes et cette tristesse persistante dans l’âme ignorante des gaietés parfaites. il les vendit aux bouquinistes.. il ne voulait pas l’entendre. Ce n’est que des mots. si. définissait les tâches de chacun. Je ne pense rien de tout ça et personne ne déteste personne. parfois. et avec ce qui l’agitait. « S’ils en sont à s’entr’égorger là-bas. bien moi-même. du moins. et.. tu verras. C ’est pourquoi je nomme « jo ie » toute émotion qui me remue et me transporte audelà de moi-même. A une époque. je ne sais plus. Mes autres frères et moi. ces livres jetés par les ignorants. Après les avoir lus. ils n’en étaient pas à une guerre fratricide. Il les prenait non pour lui-même. ils en venaient aux mains. Ou dans le marché aux puces de Saint-Ouen. Je t ’ai appelé plusieurs fois. Comme notre père travaillait à Tizi-Ouzou et que nous vivions encore à Azazga. en tant que frère et sœur. comme Yemma. Me voici m aintenant. Dès qu'il me trouvait sur le seuil de notre maison. c ’est qu’ils ne lisent pas de livres. en « marée basse ». 11 n’en fit rien. tu n'es pas “maso”. lui si intelligent. me soumettre à la réclusion domestique.. les choses vont s’arranger. il s’est trouvé directement aux prises avec Yemma. si circonspect. il n’y aura que du bien. il commandait. tout en gardant un œil sur nous. j ’ai cru qu’il allait retirer sa main. Je t ’ai supplié de me laisser t ’aider. mais je devais. Grand-frère. durant ces vacances scolaires qu’il passait avec nous. laissant par terre les livres qui leur ont semblé sans valeur. Il tonnait contre nous. pendant que Mouloud intervenait pour la défendre. Mes deux grands frères se disputaient alors. Tout de même. c ’est-à-dire invendables. ce que je ressentais face à mon frère en larmes. ne voyait que de la provocation hargneuse. du temps. J ’étais remplie d'un espoir infini. c ’est tout. portée par le bonheur d’exister enfin l’un pour l’autre. lui. tu rumines des idées noires. il ne se produira rien. Grand-frère. Par Dieu. j ’éprouvais une sorte de joie ! Oui. puis s’enfermait dans un silence aussi affolant que ses vociférations. À quel moment ? Mais. il en avait plusieurs milliers dans sa cave. je lui ai dit : « N ’aie pas peur. Il éclatait comme un orage. » pensait-il. frotté ses yeux d ’un geste enfantin. comme si. il veillait à la marche tranquille de notre maison. Il aura vécu une grande partie de son existence dans les livres. qu’il révérait même. la forçant à se taire. Il s’installait à une extrémité de la cour. et je regardais cela comme une chose inouïe. dans un état d'abattem ent incroyable. et m ’a répondu d ’un air penaud : « J ’ai dit ça ?. Tu ne voulais pas me voir. il devait. Et cela. il ne pouvait pas être battu par cet abominable cancer qui attaquait son cerveau ! Je m ’emballais. Donc. mes plus jeunes frères et moi.. Je n ’étais encore qu’une petite fille. Jusqu’à la dernière seconde. dans mon pays : quelle abomination. Je suis avec toi.. des « ennemis » qui avaient aussi une certaine réalité pour nous. Elle était alors cloîtrée. de te laver ton linge. quelle violence faite à l’humain !) Des « ennemis » par lesquels elle existait en dehors de sa « prison » .. il m ’ordonnait : « Rentre à la maison ! » Je lui obéissais. lui préférant son cadet. ils se battaient à cause d’elle qui se comportait contre toute raison. « Comprends-tu ?. Nous n ’étions pas seuls. à l’évidence.. Quelqu’un disait nos souffrances. ne pouvait rien savoir. Elle s’était mise elle-même entre ses deux premiers fils...) Cette présence du poète dans notre maison me réconfortait. Comprends-tu ?... je crois bon d ’ajouter ceci : exagérer l’importance de l’histoire familiale chez Muhend-u-Yehya ne servirait de rien à qui veut comprendre son oeuvre. Grand-frère. une mélodie si belle que j ’en venais à les aimer. Slimane Azem a toujours été présent dans notre maison dont. les disputes de mes deux grands frères étaient un grand malheur . qui a eu. Puisque l’illustre poète décrivait sa vie. Mais cela... le tragique malentendu qui a mutilé son âm e. en plus. qu’évoque « yemma-s » (« sa mère ») sinon..) « Il parle de tes frères. le privilège de le rencontrer. ne parle-t-il pas de l’Algérie et de son attitude quelque peu inique envers ses enfants (ou. » J ’avais huit ou neuf ans. c ’est dit. I win i tekja yem m a-s M elt-iyi w'ara t-ihcm m len. A s m i bemen wacciwen K u l y u m tfemberrazen Tezdey tasdawtgar-asen A m zun maôùi d atmaten.56 57 Yemma.. l ’hostilité s ’est installée Comme s ’ils n 'étaient pas frères. A zger yaeqel gm a-s (Le bœ uf reconnaît son frère). avait dû conclure que Yemma le rejetait. grâce à Yemma.) L’absurde. En grandissant Ils se sentent plus forts L ’un repousse l ’autre De loin.. elle ne le voyait pas.. enlisé qu’il était dans sa propre souffrance. au demeurant banale. lui. Ainsi. Il était l’aîné de manière irrévocable.. S’il avait su comme nous avions tous été affectés ! S’il avait cherché à connaître l’histoire de cette mère qui ne vivait que pour et par ses enfants ! Mais il ne voulait. Mais maintenant que la chose est entendue. (Grand-frère aussi. encore jeunes adolescents . En l’occurrence. un drame aux dimensions d'une de ces tragédies antiques où les dieux s’affrontent jusqu’à . est admise. il chantait l’infortune. la mère-patrie ? Une fois que cette image. naturellement.. tout au moins. une richesse que notre famille était seule à posséder. (Celui que sa mère n ’ aime point Dites-moi qui d ’autre l ’ aimera. c ’était une souffrance de plus. La chanson de Slimane Azem. lui tirait des larmes diluviennes. il est vrai. nettement plus docile.un de plus ! -. dans sa colère. Je commençais à les regarder comme un bien précieux. elle n’était pas en mesure de le voir. le sens du texte cité semble déjà moins énigmatique : en effet. la chute de l’un d ’eux. Elle avait pour lui une réelle tendresse. Voilà.. à travers ses chansons qu’elle fredonnait tout en accomplissant ses travaux ménagers. ces souffrances. dans son exception même. ils se toisent. l’incompréhensible. Pour Yemma. sa vie à elle. avec des mots ciselés. ils s ’entre-cognent Entre eux. ayant toujours bénéficié des avantages dus à sa position tout en endurant ses obligations jusque dans l’absence. A s m i i bdan la tfnernin Ukin iqaed uÿegnin K u l wa yeqqar-as xu r akkin M basid i ftem yexzaren. une catégorie de ses enfants) ? (Quand les cornes s ’endurcirent Chaque jour. » disait Yemma. bouillonnant de vie. Nous roulons vite. Même l’effervescence des rues est normale. de boutiques débordantes de marchandises. Une jungle de bruits et de mouvements.7 Je monte dans l’ambulance où l’on vient de porter le cercueil. Pourtant. Je colle mes yeux sur la portion non teintée de la vitre derrière moi et je regarde comme si je découvrais le monde pour la première fois. longées de magasins aux riches devantures. Nous patientons de longues minutes. Tout semble à sa place. peut-être plus. par la sirène de l’ambulance. grouillant. entre un ciel et une terre parfaitement scellés. coloré. sans corps ni âme.. le convoi se forme et nous démarrons. de possessions et de confort. Un homme s’assied à côté de moi. avide d’air et d’espace. Ce pays que j ’appréhendais. cette route. au-dehors et au-dedans. Tout tourbillonne dans ma tête dans un mouvement vertigineux. Il est là. Nous traversons des rues animées. de panneaux publicitaires affichant des visages jeunes et riants. La cinquantaine. Tout va vite. durant mes quatre années d’université ! L’homme m ’explique que nous devons attendre d ’être rejoints par les voitures qui vont nous accompagner jusqu’à Tizi-Ouzou. de luxe et de gadgets technologiques. semblable à celle que j ’ai connue. Nous roulons. je l’ai prise tant de fois. debout plus que jamais.. lumineux. Rien n’aurait donc changé ? . de temps en temps. Partout. sur la banquette vissée au plancher. le visage raviné. Je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où nous stationnons. le voici donc. une sorte de chaos vivant. tout paraît normal. tout comme autrefois. les cheveux gris et clairsemés. la même folie mécanique qui s’est emparée de la vie pour la rendre infernale. Mouloud est dans la première voiture qui nous ouvre la route à coups de klaxon relayés. Le trafic est dense à la sortie de la capitale. L’ambulance se range sur le bas-côté de la route maintenant moins encombrée. mais on y sent la négligence comme dans une maison mal tenue. De jeunes garçons me bousculent. plus la relation avec la personne a été longue et intense. je ne saurais les décrire sans le secours d’une photo. comme si les deux faces n’étaient plus celles de la même pièce.. Hend m ’explique que les manifestants y ont mis le feu lors des dernières émeutes dans la région. qui te cerne ! Et maintenant.Le fils de ta tante. bizarre.. laconique. Je ne reconnais ni l’entrée de la ville ni la grand-rue sur laquelle elle donne directement.. tellement bizarre ! Bizarre. Croyant peut-être q u e je m’adresse à lui. Une véritable marée humaine nous attend à la Maison de la Culture Mouloud Mammeri. . L ’ambulance s’arrête. je n’ai jamais eu une bonne mémoire des visages. toi ? Recule-toi ! . » dit enfin Hend. Même ceux de mes parents. comme lorsque tu te réveilles d ’un long et profond sommeil. avec ses jets d’eau en marche (il y a de l’eau en cette saison).. comme si ce n’était plus la même personne.. je ne cesse d ’articuler ce mot. Voici Tizi-Ouzou. Je n ’en crois pas mes yeux. « Nous arrivons.. n’a pas bougé. L’ensemble paraît. les unes et les autres courant dans tous les sens. En général. de la grisaille.. Ne m ’en restent. C ’est bizarre. lui. des dizaines de mains se saisissent du cercueil. ce sentiment d ’incohérence n’a rien à voir avec ce pays qui mène sa vie comme il veut ou comme il peut.. assez familière. le . Il ne voulait plus cautionner les fables et autres vaticinations des Berbéristes. tout est tellement bizarre.H end. je demande à Hend : « Sommes-nous arrivés ? . Je veux comprendre. il est là.. de la poussière. Grand-frère ! Le voilà.Laissez-moi passer.. bien souvent.. Frappant le cercueil de la main.. Où est donc l’esprit lumineux de Mouloud Mammeri censé hanter cette « Maison de la Culture » ? Mais j ’exagère sûrement : estce bien le jour pour apprécier quoi que ce soit à sa juste valeur ? Aussi.Pas encore. Grand-frère. Chaque fois que nous abordons une agglomération. Quel Hend ? . ou qu’on citât ses textes. Une sensation de familiarité et d ’étrangeté devant ces immeubles dont il est impossible de dire s’ils sont anciens ou récents..... ces rues exiguës. Que sont devenus tous ces jours heureux passés chez ma tante. Est-ce bien encore. je ne peux me retenir de lui dire : « Nous te ramenons au bercail. Cela ne correspond à rien de ce que je ne pouvais même pas imaginer jusqu’ici. moins je me souviens de ses traits. » me répond-il. c ’est mon frère qui est là-dedans ! » On s’écarte. l’homme à côté de moi finit par me dire : « Alors. interminable. elle. voyons ! » Tout de même. ce monde que tu t ’obstinais à fuir toutes ces années. bondées de voitures et de piétons. C ’est une affaire personnelle. et les dégâts de l’absence dans mon histoire. Comprendre quoi ? Je cherche le mot approprié pour saisir ce queje ressens.du moins. Déjà. là. que dire alors des années ! Et cela fait dix-huit ans que je n’ai pas respiré l’air de ce pays. le dramaturge talentueux. Tout me semble à la fois vieux et neuf.. de nouveau. au milieu de mes cousins et cousines ? L’exil les a transformés en trous noirs.. « Que fais-tu là. bizarre. dans ma mémoire maintenant en ébullition. Nadia. De jeunes gens fougueux.. le seul qui me vient à l’esprit.. embrouillé. comment la d ire ? . tout en notant mon trouble. Ce qui se passe là me paraît tellement fou ! Les dernières années. étrange. ne me reconnais-tu pas ? » Je le regarde longuement. je ne vois pas. Comment l’exprim er?.la même pièce ? La vie te change sans te demander si elle fait bien de changer ceci ou cela... me tirent en arrière. devant ces trottoirs délabrés. Ni étonnement ni indifférence. en d’autres circonstances. comme le bâtiment de la poste . * Cette salle de théâtre dans laquelle nous sommes maintenant. ce qu’il en reste. .60 61 Mais cette atmosphère indescriptible. il interdisait même qu’on parlât de lui.. de l’obscurité. Le Rond-point. ç'aurait pu être une belle salle de spectacle. cherchant une expression familière dans ses yeux éteints. une maison qui appartiendrait à tout le monde et à personne en particulier. à ses paroles ou à ses attitudes. comment fuir ? Où fuir ?. aucun jour n’est semblable à l’autre . C ’est curieux... cette impression de bizarrerie. la porte s’ouvre et. que des impressions liées à son regard. comment voir en ces lieux autre chose que du vide. Je suis absorbée par mon propre trouble. De toute façon. Je le sais pourtant. je n’aurais pas eu de mal à penser qu’il était un proche : mes frères auraient-ils permis à un étranger de s’asseoir près de moi ? Je me confonds en excuses. « Bizarre ». un problème entre moi qui suis partie et l’autre moi-même qui est restée : l’une peine à reconnaître l’autre. « Non. La route s ’étire. vraiment curieux. » Délire.Ah ! J’ai donc tellement vieilli ! Je suis Hend. dans une pagaille.. ainsi nommentils la mort !) La première scène de mon rêve s’est jouée à l’aéroport.. qui nous éclaire tandis que nous nous tenons en pleine nuit de nos lendemains. Certes. Non sans raison. D’abord. de quoi nous sommes capables ! » . ils manquent généralement de sérieux. comme absente. Des vieilles femmes aussi. Il les voyait comme ils sont. à dix-huit heures et vingt minutes précises. J ’essayais de le dégager en repoussant de tous côtés les corps amoncelés. Nous. le sujet principal.. Le soir de ce même jour. ceux-là mêmes qui sont en train de se produire. devant le spectacle dont Grand-frère enfermé dans une caisse est la cause. à la merci de n’importe quel énergumène aux projets douteux : « Allez jeter des pierres sur les gendarmes ! Détruisez tous les édifices publics ! Q u’ils comprennent. D’un mouvement de la main. La seconde scène vient de se jouer avec ce jeune homme qui a essayé de voler l’image de son dernier visage. Ensuite. mais le sentiment que je m ’y attendais.. je guette ceux qui semblent prendre la mort pour une syncope. les « générations du quatorzième siècle ». Je parviens même. bien qu’il soit difficile de savoir par avance. Ils traversent la salle. Ce sont des hommes et des femmes. Nous sommes prévenus tout de même.et se penche par-dessus le cercueil. nos aïeux étaient plus dotés que nous le sommes dans notre monde réduit à lui-même au fur et à mesure qu’il perd de ses secrets. En bas. Assurément. des inconscients : A nes/as i s-qqaren i ¡m ut! (Evanouissement. Ils se prennent souvent au sérieux. cette fois. Il regardait les gens de notre pays comme des enfants. De son vivant. Je me sens presque détachée. sorte de « fous ». l’amuseur public. le voici exposé sur une scène de théâtre ! Il joue son dernier rôle. nous sommes avertis. que peut-il contre le coup de pied de l’âne ?. et le pire s’en va comme il est venu. dont les larmes et les gestes pathétiques m ’étreignent le cœur. je chassais les enfants en les frappant sur les jambes. un rêve véridique qui me montrait les événements à venir. Une habitude chez eux : ils se dépêchent de rire des adversités qui les frappent. De leurs épreuves. eux aussi enveloppés de blanc et allongés les uns sur les autres. un instant. je me jette sur lui : « A wer tawded ! » (« Puisses-tu ne pas parvenir ! ») Il se redresse. Ils oublient. bredouillant : « Excusez-moi. au moment même où je vois le jeune homme près d ’actionner son appareil. sans lui accorder plus d ’importance que cela. de ce que nous décidons de faire de cette obscure lumière en nous-mêmes. à me faire un peu oublier de mon chagrin quand un jeune homme brandit un appareil photographique . Je pleure en me retenant de hurler à la mort qui s’est dévoilée. Tout dépend. elles saluent la famille réunie d’un côté du cercueil et lui lancent la formule habituelle : « A d ig R ebbi yegÿa-yaw èti-d Ibafakka ! A w en-d-yeik R ebbi ÿÿber ! » (« Dieu fasse qu ’il vous laisse grâce et prospérité ! Dieu vous donne la force de supporter sa perte ! ») Concentrée. jettent un regard à travers l’étroite ouverture vitrée du cercueil. l’esprit désemparé. nombreux. je suis prise par le rêve sur lequel je me suis réveillée ce matin-là. * Debout tout près du cercueil. Mais en s’en tenant à cette conduite magique. des imprudents. de nombreux étudiants. et disparaissent de l’autre côté. Et maintenant ! Maintenant. ils font des plaisanteries. l’air embarrassé. il refusait d ’être photographié. je voyais Grand-frère emmailloté dans un drap blanc et étendu parmi d’autres hommes. Mais chacun le sait : dans ce domaine. le cœur palpitant. comme quand tu souffles sur une bougie. montent sur la scène. Je ne savais pas. des enfants marchaient sur lui. rire peut être aussi une arme. apparaît la longue file de ceux qui viennent le voir pour la première et dernière fois. II tenait ses mains fermées comme un nourrisson endormi. tandis qu’en eux-mêmes. pour peu que nous soyons attentifs aux infimes signes émanant du mystère en nous.. D’un bond. » Comment pouvait-il savoir ? Le plus troublant n’est pas le geste en soi. sur son visage.. Je croyais. sur l’essentiel. Assise à un pas du cercueil. ensuite.. ne risquent-ils pas de rester inconséquents et malléables. piétinaient son visage. à travers nos labyrinthes intérieurs. Là. Je tâchais encore de le sortir de là. Je me suis forcée à noter ce rêve qui m ’inspirait un pénible pressentiment.. nos ennemis. j ’observe le comportement de chacun avec la curiosité d ’un ethnologue. (Ce qu’on dit des étourdis. Grand-frère a rendu l’âme. avant que le rideau tombe sur sa vie. lorsque ce groupe de jeunes gens a voulu prendre le cercueil. nous n’avons plus que nos rêves pour créer cette sibylline clarté grâce à laquelle nous nous retrouvons parfois. je le voyais dans la même position et. un moyen plaisant de conjurer le sort. 1 1 s’est éteint simplement. des jeunes en majorité. brusquement.62 63 comédien admirable. pour aller montrer le visage de Grand-frère comme un phénomène de foire.ce genre d’appareil à usage unique . Qui pourrait comprendre ? C ’était un rêve limpide. comme ces jeunes filles qui arrivent avec une couronne de fleurs.. mais il appartient à tout le monde. on peut comprendre qu’il en soit ainsi dans un pays où les deux tiers des habitants ont moins de trente ans. je le revis souvent. la formule de condoléances récitée. C ’est qu’il n’est pas n’importe qui ! C ’est que nous sommes issus du même ventre ! C ’est cette parenté. Là.. à cette douleur intime qu’il est donné à ses seuls frères et sœur d’éprouver. comment la supporter. et me laissant ainsi diminuée. dans sa tombe. Maintenant qu’il va mourir. alors que ce visage-là appartient désormais à l’Eternité. les « sauvageons ». mes frères. 11 est notre frère. je ne sens plus la fatigue. l’envie. et ce regard qui s’est accroché à mon regard. autour du cercueil de mon frère. un adieu fraternel. Je comprendrai pas à pas. ce lien mystérieux qui hurle à la douleur. quelque chose qu’il ne voulait pas emporter avec lui et qu’il tenait à me transmettre. Pourtant. ils étaient pleins de vie. Il a fermé ses yeux sur mon visage. en même temps que l’ordre des choses se mettra en place au fil des mots.. notre fils à tous. lors de la veillée qui a suivi la levée du corps. la bouche crispée pour réprimer le cri dans ma gorge. comme ç ’aurait été plus simple. Je n ’étais pas présente lorsque mon père est mort. il va être plus proche de nous qu’il ne l’aura jam ais été. que mourir c ’est comme s’évanouir ! Parfois. Quelques semaines avant. Je n’étais pas présente lorsque ma mère est morte. à Mohemmed et à Mhenna. le réveiller! Oui. pour. » Ah ! Je voudrais tant croire. suivant l’inspiration qui me guide. (Brebis entraînées par d ’autres Qui de gré qui de force Quand paraît un enragé Il les envoie à la bataille. avec Grand-frère ? Il y a une logique. A y ulli inehher wayeçl Wa s lebyi. Un peuple jeune. à quel rythme cette compréhension s’accomplira-t-elle ? Je l’ignore. un conseil.. l’on me dit encore : « Il nous appartient également. et nous l’avons accepté. son fils et moi. Mais . au funérarium de la Maison médicalisée Jeanne Garnier. à Hamid.64 65 Et ils y vont. tellement plus commode de s’en tenir à la réaction biologique ! Cet instant gravé dans ma mémoire. cela se peut bien . wa nnig lebyi M i d-ikker yiw en yessetf A ten-imekken s imenyi. tandis que l’excitateur se tient à l’affût. il est notre frère. et cela aussi. elle en plus ? Je l’ai entendue plusieurs fois à Paris. enlevant un morceau de mon âme. Les larmes coulent sur mes joues sans discontinuer... moi aussi. d ’espoirs et de rires en toutes circonstances.. Pourquoi suis-je là. celle qui mène à la source de toute compréhension. Ils me disaient un dernier mot. cette contradiction et nous ne pouvons rien y changer. » Aujourd’hui. j ’ai demandé à Mouloud de préparer nos autres frères : « Il faut se faire une raison... mais laquelle ? Je finirai par comprendre ! Je suis sur la bonne voie. il n’a jamais eu qu'une famille. je ne veux plus entendre tous ces gens me dire ce que je pense déjà. l’idée me vient d ’aller.. saccageant ce qui leur sert avec une violence enivrante. profiter des retombées de sa manipulation. Comment peut-il être porté sur un vulgaire papier? Au grand jam ais. près de bondir sur quiconque tentera encore ce geste impudent. Dis-le-leur bien. pour m ’envoyer un signe par son regard son ultime regard : était-ce là un simple effet du hasard ? J ’ai beau me forcer. je ne les essuie même plus. Voilà cinq jours que je ne dors pas et me nourris de rien. il n ’était pas avec nous. je ne parviens pas à considérer ce regard comme un simple réflexe du corps que l’âme va déserter pour toujours. tout de même. puis dans la Salle municipale de Saint-Ouen. Alors.) D’un autre côté. A quel moment. par téléphone. conserve une certaine désinvolture. je ne laisserai personne fouler aux pieds son visage ! Je veillerai sur lui jusqu’à ce qu’il soit à l’abri. Par moments. Il est mort en ma seule présence. ivre de vie. il n’est plus dans les événements. Comme je me sens mal dans cette exposition du dernier visage de Grand-frère ! Mais que pouvons-nous répondre. Ce qui me retient d ’y céder. Je suis comme une chienne aux aguets. une consigne. dans la coulisse. C ’est tout lui.. » Cette phrase. alors qu’il ne les avait pas ouverts depuis la veille. le moment venu. je n’ai pas le cœur à supporter la légèreté. mais par son âme. Dis-leur que lorsqu’il allait sur ses jambes. Il est animé. à tous ces gens qui veulent le voir de leurs yeux ? Les bras croisés. ces mots que je murmure à moi-même pour me cramponner à la réalité crue : « Ton frère est mort. Et ces yeux qui ont croisé mes yeux. D’autres essayeront encore de voler une photo. présente. nous devons l’accepter. qu’il appartienne à tout le monde par son esprit. même dans le pire. le réveiller pour qu’il arrête enfin toute cette mascarade autour de lui. Il a eu la volonté d ’ouvrir les yeux. * 11 m ’a attendue ce soir-là. la foi qu’il y met. il m ’a raconté. plus complexe. non plus. Et le résultat est là.. quand ta vie devient trop difficile. ne se laisse entrevoir.. Les Kabyles devraient peut-être s’en inspirer. encore et toujours. A n s i s-tekkid. lui aussi. une forme de pensée. cherchait un chemin dans sa vie fermée de toutes parts. dans laquelle la science apprise ne suffit pas. les événements. c ’est cela qu’il est impossible de surmonter. n’en sont-ils pas à la délaisser. Il s’agit de chemin. Fell-ani tetcuddu. à moi en particulier. H at an webrid yeftaw in ! {Quoi que tu fasses. c ’est celle que tu cherches en toi-même. confiantes et créatives. mais il faut y aller. Essayer de comprendre pour se sortir d’affaire. ses rêves et ses inquiétudes.. sa famille déchirée par l’exil et les guerres. du moins entre lesdites cultures « traditionnelles ». Finalement. les générations. les rêves et la réalité. peu importe le moment où je comprendrai. disais-je. Si leur acception incitant à l'activisme ne vaut plus. c ’est une démarche totale. eux qui prétendent s’en soucier ? Donc. lui si bien inspiré par sa tradition Lari. se départir d ’une façon d ’être et de penser désastreuse. En guise de réponse. Les dernières années. Je dois aussi rester attentive à ces liens qui s’imposent d’euxmêmes. ces vers. comme il le laissait entendre lui-même. ici et là-bas. Ils la possèdent. la spontanéité avec laquelle il s’y réfère pour se retrouver dans chaque jour et clarifier sa vie. dans Mars : « Ce n'est pas ce que j ’ai vécu de pénible qui me chagrine mais que cela continue encore à agir. A sani teirid. ces mots n’ont pas perdu leur puissance signifiante pour autant. Quand tu es poussé à tes derniers retranchements. Il ne s’agit pas d ’intellectualité. tu n ’as guère le choix : tu dois devenir toi-même l’ouverture. à l’extérieur comme à l’intérieur de lui-même. son vrai sens : parfois. les vivants et les morts. Aujourd’hui. il ressemble à ses millions de frères et sœurs de l’Afrique noire . tkerres. Ils tendent à la traiter comme un slogan éculé. par cette longue tradition qui a formé son cœur et son esprit. eux qui semblent se servir de leur culture ancestrale plus qu’ils ne la vivent.. Walakin. aux richesses insoupçonnées. Ces liens. encore et toujours. Il me suffit d ’être patiente. je songeais à ces phrases de Fritz Zorn. participant de mon être. Ce n’est pas le poids du passé qui pèse mais qu’aucune fin. L ’air de rien. En cela. C ’est par elle qu’il m ’a entendue. la seule qui reste. Il ne vivait pas. agissant en dehors de ma conscience. elle qui est avant tout un état d’être. une condition de vie passée. la vie et la mort. je lui ai confié mes pensées et mes croyances. le passé et le présent. Je comprendrai par nécessité vitale. ou comme un objet de conflit.. tellement difficile qu’elle ne te permet même plus l’ombre d ’un espoir. yenqes. bien avant le naufrage : « Pas d ’issue ! Rien. puisqu’ils ont toujours existé... il survivait. Il savait de quoi il parlait. demeurer dans ce courant de la vie qui me contient et me dépasse. Xuÿ$en ffaetac i sacrin.66 67 peu importe. la seule ouverture possible. plus pénétrant. Mais. il était véritablement acculé. encore et toujours. j ’avais l’impression qu’il lisait dans mes pensées. me tenant auprès de lui. » Certains jours. par-dessus tout. Voici l ’issue !) Ces vers remontent à l’époque où Grand-frère « militait ». tout se noue et se complique Tu n ’en vois pas l ’issue Le mal est profond. Il me faut écouter ces présences réconfortantes à mes côtés et. ses croyances et ses rites. lorsque. maCCi syin. plus douloureux aussi. Il fallait l’entendre répéter. C ’est plus large. cette culture. Je lui ai raconté mes morts et leurs apparitions fréquentes dans mon sommeil . Tebbwed tü d i s iyes. dans laquelle les hommes et les femmes continuent d ’entretenir avec leurs traditions des relations directes. De tout mon être. sans y réfléchir précisément. pensait-il. mes interrogations et mes angoisses. à cette voie de la révolte. ou alors. c ’est tout ce qui relie les personnes. comme me l’a soufflé Théodore M ’bemba. comme si mon frère me les avait adressés. En réalité. j ’ai admiré sa maturité dans sa tradition. Mon frère. walakin. faits de la même matière que mon être. Voilà ce que mon ami congolais a validé en faisant appel à sa culture. je les redécouvre. cela ne suffit pas Il manque dix-neufpour faire vingt Pour toi. Ils résonnent dans ma tête comme un vieux refrain qui prend tout d ’un coup un sens nouveau. il a de plus infirmé les hypothétiques frontières entre les cultures. cela n’est pas de mon ressort. C ’est désespérant. cette Afrique à l’humanité foisonnante. lui aussi. » . Peut-être y croyait-il alors. plus qu’elle ne les habite. actuelle et future avec les siens et avec les autres.. Ainsi va la parole. âgé de quelque trente-deux ans.8 La longue file des visiteurs circule encore pendant des heures autour du cercueil.. L’oncle Hsen semblait pourtant un solide gaillard.. Dans ma tête. trottent ces vers d’Issa... Vers l’âge de treize ou quatorze ans. Us viennent encombrer mon esprit déjà troublé par les fragments de bien d’autres. Les hommes sortaient pour le cimetière le corps de Hsen. « M elm i ara nepvu awal ?. sont transitoires. Un jour. Ces pleurs des hommes. elles aussi. le poète japonais : Ne pleurez pas. Chez les Kabyles. a y ibassucen ! Ula d itran d ase ddi ka n . un mystère de leur nature. après avoir causé des heures et des heures. un mot entraîne l’autre. Je les murmure dans ma langue maternelle : Ur ffrut. on se nourrit de cela aussi. il travaillait comme un diable... insectes ! Les étoiles. des flots de souvenirs.. il est . ») se demandent-ils. j ’ai vu mon père pleurer. un cousin de Yemma. je croyais les hommes incapables de verser des larmes : à mes yeux. un rien innocents.. Beaucoup d ’hommes ne cachent pas leurs larmes.. Jusqu’alors.. » (« Quand serions-nous enfin rassasiés de la parole ?. Mes souvenirs ressurgissent et s’entrechoquent . dans une boulangerie. comme une digue qui aurait sauté. dès quatre heures du matin. ils me surprennent encore. En revanche.. nous en étions à méditer sur les façons de mourir. La prochaine fois que je la reverrai. Les gens n’en revenaient pas. je nettoyais ses mains après que de nombreux visiteurs les avaient tâtées. des mois durant. surtout. leur espèce semble en voie de disparition. Apparemment. De nos jours. Il semble attendre là. De ce côté-ci de la mer. une de ces forces cachées qui peuvent retourner le monde. prouver de cette façon ? Que cherchent-ils à éviter ? Que craignent-ils de ne pouvoir contrôler en eux-mêmes ? Et. mouraient d ’une mort soudaine. Moi. et je m ’y associe facilement : j ’y vois une grande force..70 71 tombé malade. « Mhenna. dans son cercueil. les poumons et le sang de son mari en étaient tout remplis. se déployant sur plusieurs dimensions à la fois diverses. Et je ne peux expliquer ni à mon frère cadet ni à personne d ’autre ce que je suis seule à savoir au fond : que Grand-frère. mon plus jeune frère. c ’est toi ? . amusé quand il était un petit garçon espiègle et adorable. Ces êtres favorisés s’en allaient vers leur ultime destination comme ils avaient vécu. massées sans retenue. eux aussi.. Wrida At-Salem m ’expliquait un jour : « Dans notre pays. les gens meurent d’un seul coup. Je devais donc vraiment l ’accompagner jusqu’au bout. d’une tristesse contenue qui confère à ses traits une certaine grâce. Cependant. emportés par leur désir frénétique d ’être utiles ou de le toucher enfin. celles des hommes me dérangent et ne me donnent aucune envie de pleurer. elle paraît tellement fertile en gestes injurieux et mots fielleux qu’on peut se demander si elle ne tend pas à favoriser la haine. le pas mesuré. Pourtant. en glissant d ’un monde à l’autre.. Il a même gardé cette expression douce. comme un objet qui se brise. accepte toute cette agitation autour de lui. quand les hommes en viennent à flancher. » D ’habitude. Ils meurent par pièces détachées. Nous nous épuisons à conserver notre unité. de cette farine qu’il avait respirée tous les jours depuis des années. C ’était des gens de bien. La faiblesse des seconds m ’inquiète. porté sur le dos. mais non comme un objet qui se casse . comme s ’ils cherchaient. un peu comme ces vies animales et végétales étouffées par notre modernité débridée. je vais surveiller ceux qui viennent avec des appareils photo. nous échangions nos idées sur les façons de vivre d ’« ici » et de « là-bas ». les gens meurent par une lente usure. incohérentes et contradictoires. l’affection. traîne. Son visage est triste. À présent. Vrai. un grain de son intelligence.. Par simple pudeur. Mais que veulent-ils donc. les Kabyles. eux aussi. la tendresse. par mon père en larmes ce jour-là. il est resté tel que je l’ai laissé.. Ils vivent encore tandis que des parties d’eux-mêmes sont en fait mortes depuis longtemps. celui que j ’avais dorloté. » Je ne l’ai pas reconnu tout de suite.. comment peuvent-ils même espérer continuer de cette manière encore longtemps ? Mohemmed me souffle : « Va t ’asseoir un peu. » Il m’est impossible de m’asseoir... A s m i m azal-iyi yefidarœ n-iw Jaami yella win i yi-issnen Tura m i m m utey D ew w ejn-iyi akw. la seule partie de lui encore « accessible ». ( J ’ai rêvé que j ’étais mort. autrefois. Déjà. Nous mûrissions. intègres et entiers. si les larmes des femmes me bouleversent et provoquent mes propres larmes. Je disais. dans notre pays. j ’ai fait cette découverte ahurissante que les hommes. avec quiétude et humilité. Quand j ’étais vivant Jamais personne ne venait me voir M aintenant que j e suis mort .Oui. ma vieille amie d ’exil. sans douleur ni résistance. Sa femme racontait qu’il était mort à cause de la farine. tant nos vies se complexifient. Cela traîne. sauf qu’on touche à son visage.. la bouche fermée. n ’est-ce pas aux femmes de prendre le relais ? * Un homme fixe ses yeux sur moi. un peu souffreteuse. à deux pas de moi. allongé là. il n’était plus. elle m ’incite à me ressaisir dans les plus brefs délais. La faiblesse des premières me rassure d ’une certaine manière. plutôt comme tu passes d’un lieu à l’autre. serrées. à lui prendre quelque chose. les mains ouvertes. Urgay m m utey. ce geste auquel j ’ai plus d ’une fois songé. derrière ses lunettes blanches. Six mois après.. que je lui dise quelque chose. Et comme je le regrette ! Mais c ’est ainsi : la culture kabyle semble avoir placé la pudeur partout où se tient l’amour. je n ’avais jam ais osé le faire réellement.. me donnait l’envie de le prendre dans mes bras pour le consoler dans toutes ses peines de vingt ans. Les docteurs le lui avaient dit. je lui dirai ceci : jadis. peuvent éprouver des chagrins qui ruissellent. par ces contacts volés. qui. les gens aimés de Dieu. peut-être un peu de son aura. des hommes et des femmes qui vivaient le cœur clarifié. comme si leur contenu n’avait pas d ’auteur : c ’est la vigne à mon oncle. l’embrassait.. qui l’entourait depuis de longues années. di laenaya ! ( Ccix Muhend-u. de savoir s’il pouvait influencer son entourage autrement que par ses réflexions d’homme de culture. amicales ou non. leur attention au moindre mot qu’il prononçait. palpait ses mains et ses bras comme s’il examinait un cadavre : « N e le touche pas. a été mis en montre jour et nuit. qu’ils avaient toujours été « en phase » avec lui ! Je suis toute disposée à le croire. p.) Ce qu’il pouvait donner.. c ’est spécial. s ’il te plaît.. . lui mon frère.Yehya Nous venons sans arrières-pensées Te rendre visite dans ta boutique Ô Saints et Protecteurs invisibles De grâce. qui m ’entourent. Combien m ’ont dit qu’ils avaient une « relation spéciale» avec lui. En fait. Devenir l’objet d’un culte n’était sûrement pas son but : il fuyait les adulations comme on fuit la peste.) Je demandais. la manière dont certains visiteurs s’empressaient autour de lui. 5 Cf. À l’hôpital. l’idée courait bien avant.. je manquerai aux uns comme aux autres ! Urgay mmutey.. Comme j ’ai souffert de le voir accessible enfin. il n ’a pu l’atteindre. préservez-le !) Avait-il conscience de son influence ? Je me suis souvent posé la question. tout de même. note 2. Nous l ’avons perdu ! Je rageais !) Pourtant..Yehya N usa-d s nniyya A k-nçur d i tbutikt-ik A Ssaddaf a Law liyya Harbet fell-as. qu’on m ’explique pourquoi il était si seul... Grand-frère. intouchable.. Lorsqu’il se tenait sur ses jam bes. qui s’échangent et se vendent librement. la déception. à la lettre. Ifuii-ay ! Rrajiy ! Tout à coup Ils ont je té une couverture sur moi Les mouches se sont envolées Je les ai entendues bourdonner Elles disaient A h !. il était estimé et respecté. froid et silencieux. tout me faisait parfois penser au spectacle d ’un ccix 5 entouré de sa cour d'affidés.Bien sûr ! Ma relation avec Mulj. offert à toutes les mains. Mais qu’importent les abus des uns et des autres ! Maintenant qu’il s’apprêtait à franchir la dernière frontière. à celui-là qui caressait son visage. je le découvrirais plus tard.. le désespoir ! Ce maudit cancer. (le figuier sur le chemin public.. il l’a donné sans compter.. Ur ((akwiy ara Teggfen-d fell-i tafefÿadit Ufgen akw yizan-nni Sliy-asen m i zzenzunen Qqaren-as A h !. 1 1 suffit de l’entendre par ses cassettes de poésie et de textes lus. languissant dans le découragement. Ils croient qu’il suffit de toucher la personne pour attraper ses qualités. Mais alors. Cependant. et elle ne doit rien à une interprétation personnelle : A Ccix Muhend-u. . cet homme discret et. de cet amour étrange et profond réservé aux êtres d ’exception. » J ’avais du mal à imaginer mon frère se laisser « tripoter » de la sorte. sans pouvoir y remédier ! L’esprit primitif des Kabyles. presque suppliante... il en était arrivé à dire : « Nous allons distribuer des amulettes.. Adieu le monde ! Pleurent ceux qui m ’aiment ! Se réjouissent ceux qui me détestent ! De toute façon. il n’y a que ça de vrai ! » (J'ai rêvé que j ’étais mort. taneqlef n webrid. et sans rien espérer en retour. win yasddan ad ixerref. Beaucoup l’aimaient vraiment.. qu’en se faufilant à travers le désert humain. Au fond.72 73 Ils sont tous là. qui passe se sert et déguste. quant à lui.. leurs attitudes frisant la dévotion religieuse. leurs gestes. 33. Il n’avait cure.. te comportais-tu avec lui de la même façon ? . je peux affirmer qu’il était souvent en prière. ou en produire ici. Dans le contexte de l’exil. comme on riait lorsqu’il suggérait : « Nous devrions vendre aman n ccix (de l’eau « épurée » par un voyant-guérisseur). que réside toute l’importance des traditions. la tentative était vouée à l’échec. Cette identité représentait une issue..de vraies amulettes ! -. tu le sais déjà. ils le consultent sur tous leurs problèmes. Ainsi reconnue.. Quand tu diras un mot le matin. tu me surpasses de beaucoup !. Peut-être aurait-il pu se garder du cancer s’il était retourné vivre chez nous. . la seule. eux. mon frère s’est refusé lui-même ces possibilités. Pour l’avoir observé et écouté durant plusieurs mois. Savent-ils. Ssehsabey deg lemljayen. Je devais le penser tout au tond de moi. riiy -d yer ddunit-a. » Et moi aussi. Yemma pouvait enfin vivre d ’une manière un peu plus paisible avec ses voix. » L’identité de voyante-guérisseuse était positive à plus d ’un titre. Cependant. souvent mal compris et dénigré par les siens mêmes. comme le sont généralement toutes les solutions ultimes. il m’avait quelquefois conseillé : « Va allumer un cierge à Notre-Dame de Paris ! Tu verras. je me demande s’il n’a pas finalement tenté de s’en sortir en empruntant la voie salutaire de Yemma. nuisibles dans certains cas. Il devint son guide. peut-être dès le départ : Z zeh f-iw iffey tamurt A k k en d im i yi-iwala.74 75 Et il en a donné. » On peut en effet y voir une de ses fameuses plaisanteries. et son protecteur. Ce n ’est pas que des bondieuseries. des hommes pour qui il avait de l’estime et de l’affection. le soir il se réalisera ! » Mais Yemma avait dû renoncer à cette fonction de voyanteguérisseuse. sans intérêt. et même. La médecine dite « moderne » fait-elle mieux ? Rien n’est moins sûr. Il aurait retrouvé pleinement notre culture et profiter du meilleur de ce qu’elle a conçu. avait été initiée par un voyant-guérisseur réputé. qu’elles soient. un jour. le renoncement à sa vocation ne l’empêcha pas de conserver cette identité exceptionnelle. que le rationalisme est discuté depuis belle lurette dans les sociétés mêmes où il s’est imposé comme principe de pensée ? Par « le meilleur de notre culture ». dans la chapelle de l’hôpital. désormais acquise. Ou bien alors. D Iqibla i-ger?an tabburt. il a appris à dire “Azul !” et les Kabyles de Paris lui font confiance . tu en sais sûrement davantage puisque. Plus tard. le fait de tout un groupe et de ses croyances ou le fait de l’individu isolé : comment échapper à l’étrange et à l'inexplicable. Était-ce juste « pour rire » ? Cela se peut bien. Comme ce voyant-guérisseur à qui. et qu’il portait à part lui cette étrangeté sublime à laquelle Yemma devait sa personnalité complexe. une solution inespérée et singulièrement géniale. » Comme il a demandé à le faire aussi.. il lui dit. devant l’assemblée des visiteuses qu’il recevait ce jour-Ià : « Nous te donnons l’autorisation. et ils sont disposés à le payer le prix qu’on leur demande.. s’accommoder avec elles : teffum lek (elle était possédée). depuis qu’il l’avait révélée à elle-même en attribuant ses voix à des présences occultes désireuses de se manifester à travers elle. Voyez le succès de Lfrag Mba sur Radio Beur .. Pour ma part. marquante et tellement fascinante.. lui qui faisait remarquer : «Notre-D am e de Paris est un lieu puissant. Nous allons en rapporter du pays. N ’est-ce pas en cela. Et même. Les gens ont besoin d ’espoir. il y a vraiment une force supérieure là-dedans. et admise par les gens de la profession. et ce. malgré son ton des plus sérieux. il faut le démontrer. ne sont jamais fermées ? Par malheur. ceux-là qui se croient au faîte de l’intelligence. en France. mais cela ne suffisait pas. voilà ce dont elle souffrait . probablement .. ce geste. Et l’on en riait autour de lui. à deux de ses connaissances au moins. je veux dire : ses possibilités réelles de surmonter l’insurmontable. Yemma. elle. sinon en l’acceptant sans réserve. toi ? Tout ce que je pourrai te révéler. en devenant soi-même étrange et inexplicable ?. Au fil des jours. je le découvrais tel qu’il était véritablement. par égard pour ses fils peu disposés à la suivre dans une voie où ils ne voyaient. que des croyances désuètes. Après lui avoir mis une clef dans la main. D eg wass-nni nek d ahebbey. j ’ai appris qu’il l’avait souvent fait. ce geste.. surtout. faute de l’accompagnement du groupe. par nature. elles qui. au nom de ce rationalisme obtus auquel se réfèrent certains. au pays. il l’avait reçue par ces mots : « Que viens-tu faire ici. Pour ce qui est de mon frère. dans ces choses. preuves à l’appui. ça t ’aidera. comme ici. voilà tout ce qu’elle était en réalité. des amulettes . elle rendit visite . je pensais qu’il se moquait de moi. de penser l’impensable ou d’offrir l’issue là où il n’y a plus aucune issue. ce qui leur inspirait de l’aversion. les contacts écœurant des mains ou des corps (dans le métro. il portait dans sa poche un flacon d ’alcool à brûler. Devant eux. Je me devais de respecter ce qu’il était. il refusait de les tendre . la plupart du temps.. « Yesea ttabaa » (« Il a [quelque chose qui le] poursuit »). Ensuite.. Il fuyait le monde. nous riions. ni leurs paroles sirupeuses ni leurs gestes mous ni leurs regards ahuris ni leur démarche alourdie. il croisait ses bras et cachait ses mains sous les aisselles. plus on cherchait à le toucher.76 Ugadey teyzi n Iasmer. Il finit par ne plus offrir que deux doigts. » (« Ton Grand-frère est possédé. La sage-femme a cassé la porte Et j e suis tombé en ce monde. Comme une voix d ’outre-tombe. » Elle ramassa soigneusement les cassettes et elle les fourra dans son giron. la condition existentielle d’une personne qui ignore la paix de l’âme. quand lui riait de nous. 9 Il n’y avait aucun mépris de ma part quand. comme si elle ne pouvait que constater l’ampleur du désastre. j e n 'ai que tourments Egrenant les épreuves Craignant longue vie. Et plus il fuyait. à tous les deux. Les dernières années.ce à quoi elle répugnait. traqué par. D’où a-t-il sorti toutes ces paroles ?.oh combien ! . m ’expliquait Chérif Si Ahmed.. c ’est comme si tu avais affaire avec quelque chose de visqueux. Ensuite. Ce qu’ils prenaient soin d’éviter. c ’était surtout les êtres vasouillards. . ») À la fin. Personne ne résistait à son humour (lui si mélancolique au fond !). Amis. tu n’as qu’une 6 Cf. mes autres frères et moi (notre père n ’était déjà plus).. Yemma semblait comme pétrifiée. Yemma et Grand-frère. bien évidemment. Rien ne tient debout chez eux. sans compter les personnes malpropres. même ces deux doigts. Yemma essuya ses larmes. ») Je sais . par exemple). de te parler ou de te saluer. d ’un rire forcé.. à des morceaux plus légers ou franchement drôles. comme si elle était harcelée par le mystère. cette expression décrit un état.. Depuis. Nous ne pouvions parler non plus. de désagréable jusqu’à la nausée. Sem m ebt-iyi a y iljbiben ! (Ma chance a quitté le pays Dès qu 'elle m ’a vu. Quelques minutes après... Par quoi ? Par qui ?. (« II nous faisait rire. Yemma était bien placée pour savoir comme il était tourmenté : « Dadda-m yetfum lek. pleurant sans bruit. tout comme je l’avais fait avec notre mère. si familiers et si comiques.. pardonnez-moi !) En entendant pour la première fois ces vers. à ses expressions hilarantes ou à ses personnages attachants. cette voix de notre frère aîné parti depuis tant d ’années nous nouait la gorge. à l’hôpital. sans autre parole que la profession de foi articulée mot après mot. . Il s’en servait pour se nettoyer les mains après avoir rencontré quelqu’un qui avait tenu à le saluer par une poignée de main.. et parce qu’ils ont justement tendance à te coller de plus près. elle se mit à dodeliner de la tête.. Yemma le disait : Grand-frère était « poursuivi ». puis elle dit : « A taqecci6. ceux-là qui ont cette façon inélégante de se tenir devant toi. plus il fuyait encore. Avec eux. je lavais le visage et les mains de mon frère après le départ des visiteurs. S’agissant de son premier fils. note 1 page 17. de l’achever par une remarque que j ’avais moi-même du mal à admettre. toujours sur un ton courroucé. Quand il y a une réponse. intempestivement proches avec les autres. Après tout. Et ce dégoût des contacts. tout en les refusant. tout endurer de sa part. Grand-frère ! Elle est morte. nous devions retirer nos chaussures avant d ’entrer dans la maison. Mais si c ’était une personne qu’elle aimait bien ou pour qui elle montrait quelque déférence. Beaucoup sont ainsi dans mon pays : les connaissances qu’ils acquièrent ne les modifient pas foncièrement. Plus tard. elle acceptait de lui tendre le bout des doigts. Mais je redoutais sa réaction. lequel. il l’avait reçu. lli axenfuc-ik. elle n’est plus depuis des années ! Laisse-la. Yemma.. tout en ne cessant de la représenter. Et comme elle devait se sentir seule dans ce « non-monde » où elle s’était retirée ! Or. Mais je dois exagérer ici encore. Je le dis à celui-là. Comme je l’ai détesté. qu’il était pénible. comme Yemma elle-même).tout ce que j ’espérais de lui ! Je m ’adressais à l’homme de ma génération... remettant la réponse à plus tard. elle révélait. donc. elle aura tenu le monde à distance par crainte d’y sombrer corps et âme. Toutes ces manies. de ce fait. et continuait à nous triturer. nous laver les mains à tout moment. c ’était d’être prise dans des rapports abusivement. J ’étais déçue de constater que ses années d’études ne le rendaient pas tellement différent du dernier cul terreux de nos villages. Toute sa vie. ces relations par trop étroites qui fondent le mode de vie kabyle.. Chaque fois qu’il évoquait notre mère. sentant l’angoisse me submerger comme une déferlante. tout en essayant malgré tout de tenir jusqu’à la fin du repas : « S’il te plaît. De cette manière. des personnes. n’était pourtant pas une simple histoire de propreté. qui ne paraissait l’avoir fuie que pour la reproduire telle qu’elle était. à l’universitaire qu’il était. comme si elle survivait en lui. ces précautions continuelles.. il a estimé bon de me rappeler qu’il s’agissait de mon grand frère et que je devais. l’envie me brûlait de lui répondre : « Dis. garde toute sa prééminence sur leur façon d’être et de penser. plus qu'on n’a jam ais existé. cette comédie. je t ’en prie ! » Des mots en l’air. moi aussi.78 79 envie : les prier de se tenir loin de toi pour ne pas être infecté par toute cette mollesse. Déjà. Ensuite. Un soir. » Il ne m ’apprenait rien. hélas !. n’est-ce pas ta mère aussi ? Sinon. A ha. Dans ses dernières années. par sa façon d ’être et d ’agir. Croyant que je me plaignais du comportement de mon frère. un rêve où tu ne distingues plus rien. lui ne désemparait pas de sa colère : « Ta mère-là ceci. cet homme qui ne se contentait pas d ’entendre mon désarroi . Voilà ce que n ’aimait pas Grand-frère. voici son premier-né sur ses traces. j ’ai osé lui rétorquer d ’une voix suppliante : « Ça suffit. encore ! Puisqu’il n’y avait pas eu de mort. Elle existait toujours. lorsqu’il émergerait du gouffre noir où il se débattait. d ’où sors-tu ? Que lui reproches-tu ? Parlons-en enfin ! » Mais je me retenais. Grand-frère. Ta mère-là cela. on les suivrait volontiers. J ’avais l’impression qu’il s’acharnait contre moi. Je craignais de provoquer chez lui une crise cardiaque. Je le nourrissais avec une petite cuillère. Du plus loin que je m ’en souvienne... elle tenait sa main loin du corps. « Je suis devenu maniaque. ces expressions huileuses. Elle était toujours présente pour nous... Ce qu’elle ne supportait pas au fond.. Si tu veux savoir. cela fait des années que personne n’est rentré chez moi. elle repoussait quiconque voulait l’embrasser. . et où tu te débats dans l’espoir de te réveiller pour échapper enfin à cette peur innommable qui menace de t ’engloutir. décidé à me faire tomber dans l’abîme. renforcé par les indéracinables valeurs de la tribu (de la tribu fossilisée !). elle était aussi hors de sa culture. et elle la gardait ainsi tant qu’elle ne s’était pas lavée avec force savon. enfin. elle aussi. comment cet homme pouvait-il comprendre ? Ce soir-là. des lieux dont il nous était défendu de nous approcher . Si encore ils pratiquaient réellement ces vertus morales qu’ils invoquent à tout propos. Si bien que leur instruction a très peu d’impact sur leur milieu familial et social. tant elle me consternait. Yemma n’était pas seulement hors d ’elle-même . sors-la dès qu’elle se présente ou raye-la de ta tête. j ’ai souvent voulu lui dire combien il ressemblait à Yemma. Oui. quels qu’ils fussent. dans le couloir de l'hôpital : « Veut-il m ’entraîner avec lui ?. à notre insu. cette mère-là. pour qui tout dans la vie n’est qu’une affaire de morale. je tremblais de tout mon corps.. il y avait toujours quelque chose. cette culture. cette platitude ram pante. un visiteur assidu. toujours pour la vitupérer sans jamais aller jusqu’au bout de ses pensées. non à un aîné détenteur d ’une quelconque autorité « morale ».C ’est ton frère ! » me répondit-il sur un ton moralisateur. là-bas dans nos montagnes les plus reculées. » Si au moins je comprenais ce qu’il disait ! Comme dans un horrible rêve où tu perds tous tes sens. ce geste ! Pendant ce temps. m ’a-t-il avoué. jusque dans ses principes qu’elle semblait caricaturer par sa pensée. tous tes repères .. . cette comédie autour de la propreté (et il nous arrivait d ’en rire. les « ennemis » riaient de nous. J ’en oubliais. Nous n’en étions plus là. peut-être. je ne pouvais le savoir. Il demandait même à reprendre là. cette sombre histoire inventée par une petite fille (Yemma) pour justifier à ses propres yeux les événements tragiques qui avaient ravagé sa vie naissante. Il semblait vouloir me précipiter dans ce néant que je percevais parfois dans le regard de Yemma. ce que je commençais à comprendre par cette phrase énigmatique dont le sens allait se révéler au fil des ans. m ’éloigner de ce qu’il vivait? Après des semaines de radiothérapie. le dos coincé. en fait. je le croyais libre comme le vent. tellement navrée ! Et aussi. * Cet été durant lequel notre père travaillait à Tizi-Ouzou. cette phrase. sa conduite ayant été de tout temps irréprochable. Comme j ’étais triste pour lui. ce malheur originel. comme nos frères. ce qu’il venait de boire en guise de café au lait. cette « mère-là ». de quoi il se nourrissait. inlassablement. que nous soyons actifs ou passifs. Par la suite. nous aussi. consentants ou forcés. simplement. Il avait toujours fait ce qu’il voulait et personne ne s’en plaignait. ou. Je réagissais non contre mon frère. il voulait que nous en parlions. bien sûr. et ça fait naître d'autres. bien que je n’eusse pas plus de neuf ans. de lui survivre en acceptant de lui reconnaître sa place dans notre histoire. que pour accroître nos tourments ou ternir nos joies. Il y avait surtout des livres. En réalité. Nous en étions à l'achèvement de son destin . maintenant ! $aliha y a Rebb/. Il refusait l’ordre des événements tel qu’il s’imposait en dehors de notre volonté. Cette phrase. alors il s’était retiré dans la partie inoccupée de la maison. Si nous étions bons.. tracée d’une écriture dense. ceux-là. J ’y ai goûté : c’était de l’eau sucrée. de m ’approcher enfin de son « mystère ». Aux commencements. comme emporté par un mouvement incontrôlable. il retrouvait sa colère . dans l’atelier de traduction et d’adaptation littéraires qu’il dirigeait depuis quelques années. faisait des projets.. Jusque-là. je n’avais pas à le lui rappeler simplement parce qu’il n’en était plus là. J ’aurais dû lui dire « imik » . dans sa chambre d ’hôpital. cette colère qui me livrait à la peur panique. j ’ai pensé : et si. Avec moi. Je voulais voir comment il s’était installé. il obtenait le prix d ’excellence. et Yemma se déchaînait pour leur retourner leurs moqueries. Je revois encore notre père marchant fièrement à la suite de ses deux grands fils dont les bras sont chargés de livres reçus en récompense dans chaque matière. le travail engagé. il résistait encore au courant. avec Yemma. comme dans un sursaut.. moi. Ça ne meurt pas. Je ne pouvais plus bouger. Chaque fin d ’année scolaire. C ’était ainsi depuis toujours : si nous étions mauvais. Sur une table. s’agitant dans tous les sens. Mais à la maison. Cependant. mais elle eut sur moi un effet marquant. J’avais toujours été frappée par sa différence par rapport à mes autres frères. tandis qu’elle .. de cette mère qui le hantait. 1 1 vociférait. entre Grandfrère. Grand-frère vivait presque seul. il ne s’agissait pas de lui rappeler que moi aussi. mais il m ’était impossible de m ’en souvenir. profitant de son absence. il y avait un réchaud à gaz . il souffrait.. J ’étais seule à la connaître. Et donc. à côté. Un matin. Comment pouvait-il ignorer que nous avions souffert. et je la portais comme un lien secret entre Grand-frère et m oi. Ils n’existaient. Il était fâché avec Yemma. Non. j ’ai déchiffré : « Nul n’est maître de son destin ». j ’avais l’impression de le découvrir. et dont il se souvenait avec cette colère stagnante ? Je n’avais pas non plus à lui dire qu’il était temps de la voir enfin telle qu’elle avait été.Quoi ? Tu me dis d ’ouvrir ma gueule ! Axenfuc.ce destin qu’il avait peut-être entrevu dès son plus jeune âge. pour toute notre maison où chaque jour était une épreuve à souffrir. semblait incrustée dans le papier. ils nous enviaient. indéfiniment ! Ma réaction était violente. sans aucun doute. et nous. une casserole contenant de l’eau encore chaude. et Yemma se déchaînait encore plus. c ’est la “gueule”. pour Yemma. enfin. cette réussite ne valait pas grand-chose. Sur la page de garde. de quelle manière il se passait de Yemma. redoublaient de méchanceté. les cauchemars. Yemma et moi.. Il remarchait. je suis entrée là-dedans par curiosité. ni lui rendre visite. de cela qui nous faisait encore souffrir ? Ou. Je suis restée malade pendant plusieurs jours. j ’ai lâché la cuillère et j ’ai quitté la chambre à la hâte. il paraissait vraiment en voie de rétablissement. tous nous étions seuls et démunis face à Yemma. mais contre l’angoisse qui m ’oppressait. À cause des « ennemis ». que nous en ayons conscience ou non. des piles de livres dans tous les coins.80 81 . J ’ai ouvert un livre posé sur le lit. çahha ! Ta mère-là. comme notre père. non ? Je suis un chien. car il pouvait revenir d ’un moment à l’autre. Ce qu’elle signifiait au juste. et dans lequel j ’étais appelée à jouer un certain rôle. ce frère étranger. mangeait tout seul. comme lui. 11 savait tout cela. de la laisser mourir pour de bon. Pour la première fois. Puisque nous jouons constamment un rôle. des mois auparavant. comme sanglé par des chaînes métalliques. jusqu’à la bonne façon de parler dans notre langue. chassée par un cauchemar que je croyais mort et enterré. » Il n’oubliait pas ses problèmes de traducteur. Je me suis introduite dans son domaine en tremblant. ça ne s’oublie pas. Alors. notre obligation en tant qu’êtres de culture. langue de tous les dangers. Et pour qui ? Pour quoi ? Comme il le criait lui-même. pour lui. en réalité.82 83 vivait au milieu des siens. il me serrait tellement le poignet que j ’en avais mal plusieurs jours après. il y avait un caractère intraitable et même. Ce qui absorbait son esprit : l’ombre innombrable de la langue. les expressions énigmatiques de la vie. C ’est là mon sentiment vécu dans le contexte de la maladie mortelle. il ait tenté d ’accomplir une réparation personnelle. immuable. tout en ouvrant la porte à bien des épreuves. pouvait-il faire autrement ? D’un autre côté. tout ce qu’il était lui-même. dans la vie matérielle comme dans celle de l’esprit : « D dunit am ubi lu : ma tinalecl akka af-¡eylicl . sans mensonges ni trahisons. les points de suspension dans le texte. parvenu à une limite. Il passait par le fait même que j ’étais la sœur. la maniant et l’étudiant sous tous ses aspects. droit comme un pieu en acier trempé (physiquement et moralement). la plus proche de la mère . l’indicible. la mythologie familiale. » Sans doute avait-il atteint un niveau de compréhension extrême. Cette étreinte en lui. l’héritage symbolique. lui. buté. était-ce bien la sienne ? La possédait-il vraiment ? Ou bien. tout juste soucieux de plaire à Dieu ! Aux commencements. Nous incarnons la transmission qui est sans début ni fin. le connaître vraiment ? Chacun peut tout au plus décrire telle ou telle facette de sa personnalité. les yeux ouverts face à la vie dans son ensemble. comme l’écrit Jean Delumeau. Désormais. cette dureté dans son corps ! Lorsque je l’aidais à marcher dans les couloirs de l’hôpital. voilà peut-être toute notre responsabilité. de ceux du passé et de ceux qui naîtront. lui. il est possible aussi qu’en se plongeant dans la langue maternelle. la tête levée.. une personnalité dure et raide. les non-dits. dans sa profondeur et sa complexité. intolérant. ») Ce qui l’intéressait : pénétrer l’impénétrable. les silences.. parmi ceux qui l’ont côtoyé. cette personnalité dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’aura laissé personne indifférent. cet acte douloureux et.. la langue maternelle. donc. l’étendue obscure des mots. Enfin. son goût pour la réflexion approfondie. C ’était sa conduite : ne jamais se laisser aller ni baisser la garde . Cela veut dire que nous ne sommes jam ais seuls dans cet acte primordial qui incombe à chacun . était-ce elle qui le possédait ?. la filiation. au fond ? Mon frère.de cette « mère-Ià ». la position du juste milieu en toute chose. les dents serrées.. là d’où vient le sens. Etait-il encore de chair et de sang ? Et cette force. Elle traduisait sa rigueur intellectuelle. le poing fermé. Il se démenait pour parvenir aux vérités enfouies dans le magma de la langue maternelle. le besoin constant d’une maîtrise de soi et des événements. mais les personnes ? Comment les êtres s’arrangent-ils pour exister longtemps après qu’ils sont devenus poussière ? Est-ce cela. Ce rôle ne devait pas passer par la parole explicative ou la raison savante. cette question du « Pour qui ? Pour quoi ? ». Il se serait donc sacrifié. au bout du compte. l’image plus triviale du vélo pour exprimer l’idée de la dernière limite. limpide.. Que de risques il aura pris ! En œuvrant dans cette langue. le courage en toutes circonstances. toujours debout. qui peut affirmer en avoir fait le tour. Q u’il était rigoureux. sans concessions. « heureux » aussi ? Est-ce là toute notre gloire d’êtres humains ? Est-ce là toute l’Enigme. obstiné. parfait. tu tombes . peut-être aussi. que ceci : nous recevons et nous transmettons.cette pitié humiliante de gens sans noblesse d’âme. pour faire comprendre ce qu’est la ligne d ’équilibre. Comment se transmettent non les choses. . son souci de clarifier les tenants et aboutissants de toute action et. tu penches de ce côté-là. il la posait souvent.. derrière cette rigueur louable à plus d ’un titre. à lui-même et aux autres. ce dont il était question concernait les liens de parenté. la tradition ne serait avant tout. Car.. opiniâtre.. cette sorte de « péché originel » qui rendait possible une vie en lui donnant un sens. aussi. je la sentais. Grand-frère ! Rigide. qu’il me faut comprendre ? Comme me l’a rappelé Théodore M ’bemba. lorsqu’il était pris dans cette affreuse désespérance où il me semblait que toutes les disgrâces du monde venaient projeter leurs ombres. et par-dessus tout. C ’est bien ce qu’il convient de comprendre : comment fonctionne la transmission.. n’espérant de leur part qu’une fausse pitié . pour la logique et l’efficacité. vu la puissante vocation qui l’animait. Et il voulait que le monde autour de lui fût également droit. nous sommes accompagnés des vivants et des morts. je la touchais : on aurait dit un étau qui enserrait tout son être. roide. Cependant. parfois. m a tmaleçl akka af(eylidl. un peu comme Icare s’approchant du soleil ou le savant moderne brisant l’atome. ne renforçait-il pas son enchaînement à ce qu’il voulait fu ir? Ne nuisait-il pas à lui-même ? Mais. tu tombes. 1 1 fallait la sentir cette force. » (« La vie. En un mot : ¡ ’ailleurs. Cela ne réduit en rien le sens sacrificiel de son œuvre. et essentiellement. la tradition. Il employait. De fait. Et c ’est dans cette tragédie qui poursuivait son cours jusqu’à son terme que j ’étais conduite à jouer un rôle. disait : « Il faut percer les secrets.. C ’était son monde. c 'est comme le vélo : tu penches de ce côté-ci. . ceux-là mêmes qui l’avaient fait ce qu’il était. par orgueil.. de toute évidence. par suffisance.. sinon ces aspects ténébreux de leur culture qui se dérobent à leur . Je le dirai tout net : il est grand temps pour les Kabyles de mettre un peu de côté leurs ancêtres Imaziyen pour s’inquiéter davantage d’eux-mêmes. (Que de temps il te fa u t [attendre]pour que ce monde se construise /..) (Les brobro qui accordent de l ’importance a m mots Tels les gens de Tizi-Yebli Qui exultent devant le vent. a s-im u lemlelj i wakken ur d-teftemyi ara. A y yur-k i wakken af-febnu ddunit-a !. par faiblesse. Us les rejettent hors d ’eux-mêmes suivant le procédé antédiluvien dont usent tous ceux qui s’enferment dans l’illusion : celui du « vilain. excités par les joueurs de flûte et louangeurs professionnels de tout genre.Yebli Ifaezzihen i waçlu. à percer les opacités de sa langue maternelle.. c ’étaient les insuffisances de la société kabyle et de sa culture. et de s’en occuper sérieusement au lieu de les masquer ilm en d n waedaw. c’est l’autre ! » Et c ’est ainsi que leurs images négatives réapparaissent à l’extérieur. ces ennemis obsédants. Elles leur reviennent. Ne le voient-ils pas : les abcès purulents couvés par des générations atteignent l’os ! 1 1 est urgent pour eux d ’ouvrir les yeux sur la réalité souterraine de cette culture qu’ils célèbrent à plaisir. ») Il dévoilait la vision que les Kabyles ont d ’eux-mêmes. et ce qu’il mettait au jour.. Qui sont-ils en effet. avec son émouvante fragilité. leurs aveuglements navrants.. son immense sensibilité et son génie créateur. à essayer de percer les abcès d ’une vie familiale. Puisque. l’infécondité de son fonctionnement. méconnaissables. Ils se doivent de prendre réellement conscience de ces vermoulures qui les rongent au-dedans.84 85 1 1 cherchait. pour empirer leur confusion intérieure et les conforter dans leurs errements. sous la figure des étrangers malintentionnés. ces côtés troubles et inavouables d ’eux-mêmes.) J’en suis. son aridité. quant à moi. plus sournois. » (« Le Kabytchou : il plante un arbre et il y met du sel pour qu ’il ne pousse pas.. leurs illusions lénifiantes : L es B fubfu iffaken a w a li wawaJ Uyalen am A t Tizi. à tous points de vue : « AkabiCCu : ad izzu ftejfa. chemin faisant. ce n’est pas moi . ces images détestables d ’eux-mêmes. Miihend-u-Yehya. les dérèglements de leurs pensées et de leurs comportements. conscience ? Ils refusent de les reconnaître. ruinant leurs dispositions à vivre les uns avec les autres. pour ne pas perdre la face devant P« ennemi ». ils n’ont pas d’ennemis plus redoutables. vraiment d ’eux-mêmes en tant que personnes. qu’eux-mêmes. Dans mon cœur. c ’est lui faire un sort comme on le fait à une chose. ceux-là qui cherchent à capturer l’image de ses yeux fermés . nous n’avons jamais eu d’autre oncle que lui. de sentiments débridés. jeune demi-frère. sa présence me console. Mais il devait exister de bons moments aussi. Il est un peu Yemma qui avait pour lui. Il vivait à l’autre bout du pays et nous ne le voyions qu’en de rares occasions. de souvenirs ranimés. sans rien y comprendre. à d ’autres moments. un peu comme si elle voulait remplacer la mère qui leur avait manqué à tous les deux. mais ils n’ont guère laissé de traces dans ma mémoire. des instants de grâce où je n’éprouvais pas cette peur permanente d ’un drame imminent. La seule idée que l’on veuille photographier le dernier visage de Grand-frère me rend folle de douleur et de colère mêlées. j ’ai besoin de lui. tout ce qu’ils veulent au fond. Tant d ’images anciennes se précipitent dans ma tête. comme s’il n’avait pas sa propre vie et n’existait que pour nous. il tient une place à part. ces moments ont dû exister. certains jours empreints de douceur et de rires. Je le reconnaîtrais entre mille. Ils croient l’aimer. Je ne connais pas sa famille nombreuse. me rappelant une histoire pleine de tristesse et de larmes .10 Percluse de chagrin. presque maternelle. une profonde affection. brisée par le déluge d ’émotioris.. cette époque où je ressentais tout avec une incroyable intensité. Elle l’aimait d’une façon parfois étrangement polie.. Je pleure encore à la vue de cet oncle qui me paraît surgir du passé. de notre passé. Pourquoi gardons-nous le souvenir de nos souffrances ? Pourquoi de tels souvenirs pèsent-ils toujours autant sur le . je veux rester vigilante. Aujourd’hui. de blessures réouvertes. Quel sort indigne ! Voici l’oncle Akli. Oui. attentive aux gestes de chaque visiteur s’approchant du cercueil. son cousin âgé comme elle d ’une vingtaine d ’années. Ce n’était pas de la paresse. il en était conscient. à eux qui n’ont pas encore assez vécu. non . voire plus . Grand-frère dressait un constat d ’échec. et moi. dans son allure. plus forte qu’aucune autre : celle de mourir en exil. disparaissent dans les chaleurs dévorantes de l’été. une fois de plus. mes yeux se sont remplis de larmes. et même. c ’était autre chose : je ne tenais pas à la retrouver. les « envahisseurs ».. à peu près la même phrase. l’aimer ? 1 1 m ’arrive de le rêver ces derniers temps. toujours interdite devant le monde qu’elle découvre à travers le regard troublé de sa mère. « Bienvenue. comme si je m ’étais trouvée devant un de ces « Mulj » dont il raconte les tribulations dans ses pièces de théâtre et autres textes. emportant dans leur cœur toutes leurs peurs et une nouvelle. Ils sont persuadés que la vie est plus facile de ce côté-ci de la mer. d’un rire douloureux. d ’une voix timide. quelque part. Ayaaa !. dans notre balluchon d ’acrimonies héritées de notre mère. Je lui ai répondu que ce n’était pas le bon moment. toujours figée. Aujourd’hui. avec sa figure effarée. abominable comme une œ uvre. les « fuyards ». Inexcusable. Comment peut-elle comprendre ? Mais peut-être finira-t-elle par comprendre. Il était ainsi lorsqu’il s’exprimait « normalement ».. la même expression à la fois tragique et comique. en effet.Quel Ramdane ? » Mila intervient : « Nanna Nadia. Elle y est encore. une leçon de courage. Si j ’y réussis. Je remue ma mémoire. Oh non ! Il n’y avait rien d’amusant dans ce drame quotidien joué par Yemma. Mais ça. j ’aurais pu lui dire. en partie du moins. garçons et filles cherchent tous à partir. dans ses paroles. C ’était insensé. elle m ’a téléphoné pour me dire qu’elle voulait venir en France continuer ses études.. et me lançant d ’une voix théâtrale : « Voilà à quoi nous sommes parvenus ! C ’est tout ce que nous avons réussi ! » À ces mots. Au début de l’autre siècle. le supporter sans fléchir. Comme nos vies qui filent sur la pente raide du temps. . La France. tu ne le reconnais pas. Dans un sens. toi ? . Il y a quelques mois. En toute lucidité. comme les printemps kabyles qui. à peine nés. les injures ou les quolibets qu’elle leur envoyait pendant que nous parlions de choses sérieuses. est-ce que je pourrai encore vivre ?” Chez nous.. effrayant. et qu’elle devait de toute façon terminer ses études engagées à l'université de Tizi-Ouzou. Ai-je déjà dit comme il était exigeant envers luimême avant de l’être envers les autres ? Il n’avait pas réussi. sa peur de mourir. notre France si décevante ! Je répéterai à Mila ce que m ’a confié Djamal. Ils ne voient pas qu’en succombant aux attraits des pays dits « nantis ». dit-il enfin. Einstein. Ils savaient les morts jaloux de leur territoire. Il avance lentement. ils l’abandonnent à sa ruine. Parviendrai-je un jour à l’apaiser.. autant que les vivants. et de pleurer en même temps. je suis ! J ’aurais déjà dû y mettre de l’ordre.. Mila ouvre de grands yeux. il avait six ou sept ans tout au plus. comment leur expliquer. C ’est sûr. elle aussi.. comme son frère.. les « immigrés ». étonnée par mon incapacité à reconnaître son frère.Ramdane.. et j ’ai esquissé un sourire. la mort dans l’âme. au port impeccable. ce terrible sentiment d ’avoir tout « loupé » ? Il résumait en quelques mots son parcours d ’immigré. songent à s’expatrier. les « intrus ». et il me le criait. Mais ce n’était pas drôle. elle prêtait à rire aussi. étudiant immigré depuis deux ans : « Au pays. comme tous les garçons et les filles de leur âge. appâtés par l’abondance affichée de la France.89 cœur ? Le temps. Je lui dirai ce qu’est la France pour nous autres. La scène était prodigieusement triste . me regarde à travers ses lunettes fines. levant les bras au ciel. farfouillant dans le fatras de mes souvenirs délabrés. son désir de ne pas vivre. le vrai Maître : « seul Dieu est éternel » en effet. comment elle se moquait de quiconque (y compris les siens) lui paraissant s’infatuer de luimême. plus légère que l’heure entachée de larmes. rien qu’en me rappelant les manières de Yemma. la . * Un tout jeune homme proprement vêtu... même lui. il me donnait là.. cette enfant nichée là. eux aussi. . Surtout. ils partaient tels des damnés. Nanna N adia. ce sera grâce à ma fille. que la vie n ’est facile en aucun lieu dans ce monde ? Je parlerai à Mila. II avait de qui tenir ! Il m ’arrive encore d ’éclater de rire. je ne connaissais pas cette angoisse avec laquelle tu te demandes : “Et demain. au milieu de sa chambre d’hôpital. en moi. je veux dire sans cette fichue colère qu’il puisait. Comment. les hommes kabyles émigraient par nécessité vitale .qui peut dire ?. Quand elle est venue au m onde. ils vident leur propre pays de leurs espoirs.Qui es-tu. L’heure animée de rires est plus rapide. Je lui parlerai de son oncle malade qui vacillait sur ses jambes comme un pauvre pantin désarticulé... les « sansavenir-fixe ».. c’est une autre histoire. de l’Occident en général. Dans ses gestes. à. de l’Europe. sa peur de grandir. satanique ! Là. » La dernière fois où j ’ai vu Ramdane. dans ses pensées. les noms dont elle affublait nos « ennemis ». nous situons hors de nos volontés et de nos pouvoirs. ils ne nous ont pas rencontrés. Ça ne s’explique pas. Mon frère pensait que s’il avait quelque chose à dire qui méritait d ’être entendu. du point de vue de leur civilisation. Ce que j ’ai compris. » De ce manque en nous. ils veulent être supérieurs... Ici. après plus de vingt ans de vie en France. pareils au-dedans et au-dehors. dans nos sentiments les plus intimes.. je lui expliquerai une des choses importantes que nous avons fini par comprendre. sensibles au moindre choc. Ici. comme il hante tout un chacun. On dirait qu’ils évitent de nous rencontrer.. on est « à cheval sur deux langues » ? Je ne voulais pas renoncer à une voie qui m ’avait tant coûté. depuis des siècles. autres parmi les autres de par le monde .) Cette appréciation ne me dérangeait pas . les clôturant. eux. j ’y souscrivais au fond. Et nous n’avons d’autre choix que d’adhérer à leurs vues. mais à ceux de là-bas. quelle arrogance de notre part ! Que sommes-nous à leurs yeux ? Des indigents. ne rayonne dans tout l'univers ? J ’essayerai d ’expliquer à ma nièce que les choses sont comme elles sont non parce que ceux d ’ici ne nous aiment pas (certains nous aiment sincèrement. les côtoyant sans les pénétrer vraiment. comme s ’il ne suffisait pas de l’avoir reçue pour vivre. (Et voilà. décortiqué nos pensées. ils se passent de nous. eux qui n’ont de cesse que leur propre lumière. je le sais. son oncle défunt et moi. Ainsi réduits à notre moindre expression. Ils n ’ont besoin ni de nos intelligences ni de nos possibilités créatives. Ils savent à notre sujet ce que nous ne savons pas nous-mêmes. depuis des siècles. Une de leurs ambitions n'est-elle pas de triompher de la Méconnaissance primordiale. tout écrire. dans nos poches et dans nos têtes. Les changer. Aussi. en dehors de nous. eux-mêmes. en tant que personnes. ce n ’était pas à ceux d ’ici qu’il devait s’adresser. Que faire d ’autre. je préférais. (Pourtant. ils n’ont pas besoin de toi ! » me disait-il chaque fois que je lui offrais une de mes publications. en commençant par nous nommer. nous le possédons. n’y peuvent rien. pourquoi rechercheraient-ils les minces lueurs des autres. s’évertuent à incarner le modèle de civilisation ? Quelle prétention. à la conquête des espaces les plus reculés.. cet ailleurs qui les hante. les balisant. décrit nos faiblesses et nos forces. tangible et indiscutable. c ’est qu’ici. Nous voici nus. Nous avons l’air de nous fréquenter depuis des générations. moi. ils ont analysé nos us et coutumes. sans doute aussi. ceux d ’ici semblent déjà pouvoir tout penser. il n’y a pas très longtemps. la vie ne va pas de soi. mais ils refusent d ’être transformés par nous. Ainsi sont-ils faits . l’exil ?. je suis arrivée à l’idée qu’« ils n’ont pas besoin de nous ». comme il est donné dans toutes les langues qui animent ce monde. des rescapés des siècles. mais qu’ils ont. c ’est la question de chaque jour. comment pouvons-nous encore leur être . vulnérables. de sensibilité. un thème de réflexion susceptible d’intéresser ceux d ’ici de même que ceux de là-bas. ils tendent à s ’estimer également autosuffisants en matière de raison. en partie : moi aussi. L ’essentiel nous est donné dans notre langue ancestrale. au point que nous avons tendance à oublier cette vérité simple : que l 'essentiel. mais parce que. » Djamal trouvera bien par lui-même la réponse. une des raisons qui l’ont amené à privilégier la langue maternelle dans son expérience littéraire. il faut le vivre pour comprendre. Avec patience et ténacité. En réalité.. prévisibles dans tous nos gestes. « Tu perds ton temps. ils ont même réussi à nous persuader. nos pensées les plus muettes. ou nous n’existons pas. pour toujours « en voie de. défini nos goûts et nos aversions. de philosophie. « les Primitifs ».. Mais plutôt que d’accorder à cette idée la portée rédhibitoire qu’elle semblait avoir pour mon frère. tout dire. à eux seuls. il me lisait avec beaucoup d’intérêt. Ils peuvent se passer de nous. et tels qu’ils s’interdisent d’être désormais pour continuer à s ’abstraire de la condition commune. comme tous les hommes de toutes les époques et de toutes les terres. Quant à Mila. moi. cette raison hors du temps et de l’espace. la poser comme une question ouverte.. tel un soleil perpétuel au cœur du ciel. nous comme eux. quand. les orientant selon leurs désirs et leurs desseins. Et ils l’affirment. Nous sommes devenus transparents à leurs yeux. D ’une manière générale. ils n ’attendent rien de nous. Je m'obstinais donc. C ’est là un fait notoire.90 91 vie nous est donnée totalement . Peut-être refusent-ils de reconnaître en eux-mêmes cette conscience non contrôlable. mise en ligne de mire de leur raison disséquante ? Ils nous ont étudiés sous toutes les coutures. eux qui. comme s ’ils craignaient de se découvrir en nous tels qu’ils ont été dans le passé. Ou nous existons par leur regard qui a organisé le monde. ça tient peut-être à la manière de vivre des gens d ’ici ? Je ne sais pas. encore proches de ceux qu’ils appelaient.. Ou alors. mieux. du moins. Ils ne veulent pas être simplement différents. de ce Mystère nécessaire.. de cette Ignorance indispensable à nos existences communes que nous autres. dans nos vies d ’exilés. la main sur leurs livres remplis de nos énigmes déchiffrées.) Puisque. comme si nous étions leurs créatures sorties tout droit de leurs cerveaux. avant nous et après nous. Parce qu’ils sont riches et puissants. j ’en suis convaincue). C ’est donc ça. mais un don du Ciel. dévoilé nos visages les plus secrets. suivant le mot d ’Albert Memmi. Ils ne se lassent pas de nous transformer. elle n’est pas une question. des affamés de tout. nous les gênons en vivant à côté d ’eux. tandis qu’ils vont. comme toutes celles des immeubles que j ’ai vus tout à l’heure.le cinquième ou le sixième étage ! Signe des temps : l’inquiétude.. J’ai la sensation d ’une douce chaleur . et cela se mêle à ma douleur qui prend une nouvelle dimension. comme celles des maisons voisines. quand tu leur parles de la vie peu enviable des immigrés. Il est temps de rentrer à la maison.. L’ambulance traverse la ville. de lui-même surtout. les mêmes tas d'immondices. Alors. se retirant en eux-mêmes comme l’escargot dans sa coquille. de vouloir les détourner de leur fortune qui les attend de ce côté-ci de la Méditerranée. ils se claquemurent . assez de généralisations non justifiées ! À quoi bon ? Ils ne t ’entendent pas non plus. agglutinée des heures durant sur le seuil de la salle de spectacle. du rez-de-chaussée jusqu’au dernier . Les Kabyles. En franchissant la porte de la maison.. presque agréable. qui paraît avoir traversé les tempêtes sans rien perdre de son impétuosité. Allons. ils s’enferment à double tour. Je sens que là enfin. la Cité Million où nous avons habité quelques années. je vais pouvoir donner libre cours à mon chagrin. Les fenêtres de la maison devant laquelle nous nous arrêtons sont garnies de barreaux métalliques. tu gardes pour toi toutes tes méchantes réflexions. trêve d ’élucubrations. il y en a à tous les étages. derrière le cercueil de mon frère. Non ! Je n’expliquerai rien à Mila. qu’un monde. Là aussi. ils te prêtent des intentions suspectes. à mes chagrins accumulés depuis tant d’années. Le jour décline. par exemple. Rien n’a changé. je suis chez moi. Là. quand ils se rappellent que nous n’avons. et les gens se protègent du monde extérieur qu’ils ont eux-mêmes créé. un seul et même monde dans lequel tous. La foule. une puissance de vie.. 11 1 / II La file de visiteurs s’étire peu à peu.92 d ’une quelconque utilité ? Ils n’ont pas besoin de nous. Certains. C ’était déjà un peuple maladivement cachottier. Mais nous ne voulons pas les croire complètement. eux et nous. Pourtant. Eux-mêmes le savent et le reconnaissent parfois. la peur est partout qui s’étale. tu te tais. ceux de là-bas. Tu pries très fort pour qu’ils comprennent enfin par eux-mêmes. ils te regardent comme si tu leur parlais dans une langue inconnue. la tête farcie d ’illusions. la même ambiance joyeuse d’une population coriace et indécrottable. Tout a changé. et tu pries. celle. c ’est profond. soupçonneux. qui se méfiait de tout. À présent. et certains d ’entre eux le clament de plusieurs façons. finit par se dissiper. . vont même jusqu’à te croire de mauvaise foi . je suis prise par une émotion neuve. Des barreaux aux fenêtres. nous savons qu’ils se trompent. ces quartiers populeux ne ressemblent déjà plus à ceux que j ’ai connus. les bâtiments grisâtres et imposants de la Wilaya et. à côté. J’expliquerai. nous avons à apprendre encore comment vivre les uns avec les autres. le même linge séchant aux fenêtres. Je reconnais le quartier des Cadis que les ans semblent avoir un peu plus enlaidi. » ? Je crois que c ’est quelqu’un qui. Il avait terminé ses études. Enfin. » * Suis-je vraiment là.. je vais te le donner avant que tu ne mettes la maison sens dessus dessous. je n'espère plus rien. Il bat dans le vide. Tu ne trouveras rien d’autre que ce que tu as laissé. puis il repartait comme il était venu. Voici ma tante. « Je m ’en vais en France ! » dit-il à Yemma. Et moi. Et lui. je me laisse aller tout à mon chagrin. usé par la maladie. Mais ce n’est plus la foule des anonymes. tout cramoisi. de cette machine ! (Tout de même. elle m ’explique. Voilà comment tu dois penser. m ’enlace. Sa blessure est encore ouverte . l’embrassa également. J’erre dans ma mémoire confuse comme dans un paysage bouleversé par un ouragan. Comment imaginer ce petit garçon timide. Qui a d it: « . parvenu au terme de son existence à trente-deux ans ? Malha la douceur même.. si attendrissante. il est parti rejoindre ses oncles au pays des Anglais. nous endurons. nous. c ’est ça. Mon cœur est comme mort. trois jours. la vie ? Dieu me pardonne. Il se produisit alors quelque chose que je n’avais encore jam ais vu : Yemma prit le visage de son premier fils dans ses mains et elle l’embrassa longuement sur les deux joues. dévisageant une personne après l’autre et recherchant dans mes souvenirs quelque chose d’elle. les affaires sont claires . pleurant toutes les larmes de son corps : « Nous l’avons laissé émigrer. des enfants. poli. il apparaissait vers la mi-journée. Je vais sans but. sa visite durait plus longtemps que d ’habitude. Il travaillait. son fils aîné est revenu dans un cercueil scellé. miné par le chagrin. elle a perdu son fils de seize ans. » Je n’ai pas d ’autres mots pour elle. ce fut différent. soulevant les couvercles. Malha.. je me suis éloignée du cercueil. son fils aîné et son petit-fils de vingt ans sont morts au beau milieu d ’une rue. 11 venait d ’acheter une maison. lui aussi. tellement fiers de lui ! Dis. Un matin. Je m ’abandonne dans les bras de Fazia.. lorsque je revenais d ’Alger.» Ma pauvre tante ! C ’est à son malheur que je pense : il y a bien des années. Sitôt arrivée. Alors. Malha. J’apprends qu’il est alité depuis des semaines... écrasés par une voiture. je sais combien c ’est difficile. Puis elle lui dit : « Riili a m m i. s’est jeté par la fenêtre.. » Si seulement je savais ce que je cherchais avec ce violent sentiment de privation ! Curieusement. « Je sais. ce sont les miens.. en avait une sainte horreur. souffrant de survivre à ses enfants et petits-enfants. en réprimant ses rires devant les clowneries et autres gags de Laurel et Hardy).on nous raconte des histoires ! L ’amélioration des conditions de vie.. prenait ses repas avec nous. Ensuite. Dis-moi ce que tu veux. un peu comme en ces lointaines années. Je cherche.. Dieu et les Saints-gardiens Il Il . jeune et vieux. tu n’es pas seule. Mon fils sous terre. Et Yemma le laissait faire. c ’est toute la durée qu’il lui a accordée. portée par le mouvement ambiant. « Que cherches-tu. ma cousine. devant la tombe de son fils. lui. comment l’accepter? Comment supporter chaque jour qui se lève ?. et cela aussi nous rendait perplexes. Ne cède pas au chagrin. entends-tu ? Ton frère. ainsi que le prescrit le rite. enfin ? disait Yemma. et nous n ’y pouvons rien. ma fille !. des visages connus et aimés. Elle me secoue comme pour me réveiller. II nous avait annoncé au téléphone qu’il allait rentrer pour les vacances d ’été. ce qui nous déplaisait aussi... à la fin. il semblait moins silencieux. Je ressens comme un sentiment de sécurité. peut-être quatre. plaisantait même. beaucoup de femmes. Confiante.. passant d ’une pièce à l’autre. rien n’a plus aucun goût. je suis debout. Grand-frère avait le même comportement. le mari de ma tante. ce qui nous intriguait . Parfois. Crois-le si tu veux. les miens et ceux de nos jeunes frères.94 95 On dépose le cercueil au milieu d ’un vaste salon. pour Lui. Un jour. ad ddun Rcbbi d Ssaddaf y id -k ! Fkiy-ak lhiba Ihepna ! A n si tekkid (-(afat ! » (« Va mon fils.se fermera-t-elle jam ais ? L ’an dernier. après quelques semaines d ’absence. présente ? Rien ne me paraît réel. je me mettais à fouiller les moindres recoins de la maison. et ma douleur à moi qui ai pleuré deux êtres le même jour ! Malgré tout. à cause de la télévision que nous ne pouvions alors allumer. ouvrant les armoires.. parlait. La mort est pour tout le monde. Je suis dans un état second. Tout est terne. Il y a du monde. à chaque seconde. joignant ses pleurs aux miens : « Et moi qui ne l’ai pas revu ! Je n’ai même pas pu voir son visage. le confort. nous le vîmes prendre sa valise. si gaie autrefois ! Plus tard. Je ne vois pas Da Ferhat. le progrès. il l’avait regardée une ou deux fois.. sage comme une image. jetait un œil critique sur nos cahiers. déclamant d ’une voix autoritaire : « Regarde-moi ! Regarde tout autour de toi ! Vois. Nous étions heureux. passait quelques heures à fureter dans la maison. Nous sommes cernés par le danger. le visage de mon fils adoré ! » Je ressens sa douleur de mère.. la tête orientée vers l’est. tirant les tiroirs. D'abord. comme une sorte de rituel qui marquait chacun de ses retours.. Il y a quelques mois.. il était arrivé avec une grosse valise. . la sienne donc. et Yemma-là. ses cheveux tout blancs. creusant son absence. monte. du café. Il me submerge..) * plus de la perte de ses deux frères et de ses deux neveux ? Là. Le sous-sol a été réaménagé pour la circonstance .. en . les mets indiqués pour un repas funéraire. Je hurle à perdre haleine sans pouvoir rien retenir au-dedans. » (« Où es-tu . Je remonte dans la cuisine où d’autres femmes. laissant aux hommes le grand salon et la salle à manger attenante. il se libère. il remit à Mohemmed et à Mhenna un paquet de photos d’identité prises à différentes époques.. je crois la reconnaître malgré son foulard porté avec élégance. Et les années. comme son autre frère plus âgé. Il me semble que Yemma pleurait après. du couscous.. du thé. Lui non plus.96 97 t’ accompagnent ! Je te confère charisme et dignité ! Où que tu passes. c ’est bien elle. ») Et c ’est comme si le monde entier s’était évanoui dans un vertige irrésistible . aussi. tu regardes droit devant et tu y vas. » Mais je n’entends plus Yamina. comme effrayée. L’absence est réparable sans aucun doute. me soulève dans une sensation de douleur extrême : « Anda tellid a Yemma ? Yem m ut Dadda. tu ne tournes pas les yeux sur les traces de tes pas . Puis. Quand tu veux aller vers l’inconnu. Ah ! N adia. devant les yeux l’image de Yemma me regardant partir. et les décennies ont passé. y est ailé. d’ici. A m an b-bwedfel A m an b-bwedfel Annay a kra yeffuden A la win iùùa lebhef. dans ma famille. Je n’entends plus rien. je lui demande : « Yamina. et m ’adressais au Ciel pour lui demander la raison de toutes ces souffrances. en me les montrant. sinon ce long cri funèbre enfoui en moi depuis une éternité. ma cousine Yamina. Mon exil que j ’ai voulu. Sur de grands fourneaux à gaz posés à même le sol.. jabotant comme de coutume... Comme s’il attendait ce jour. je prononce celui de son frère à qui elle ressemble comme deux gouttes d ’eau. Je la dévisage longuement. Cette jeune femme qui avance vers m oi. elles préparent des crêpes. m ’expliquera-t-elle plus tard. entraînée par un courant irrépressible. la nièce préférée de Yemma. Il lui sert à cacher ses cheveux.. avant de monter dans le car qui le conduirait à Alger. il ne devait pas le penser. amplifiant ses frustrations.. (Eau de neige Eau de neige Oh ! Tous les assoiffés Tous avalés par la mer. elle. je vois mieux tes ficelles et tes mirages ! 1 1 suffirait de quelques semaines pour ressusciter ma vie disparue. s’élève peu à peu pour recouvrir les voix aux alentours. me broie. les femmes s’y affairent. aiguisant sa réceptivité aux maux des hommes. et murmure : « Ta m ère.. la lumière sera ! ») Il sortit. lui. La belle chevelure noire de ma cousine ! Q u’est-ce qu’elle a souffert. où est-elle ? » Elle recule. M akhlouf qui vit en Angleterre depuis une trentaine d ’années.. Elle porte le prénom de ma grandmère maternelle. jeunes et vieilles se sont regroupées... Yam ina. comme si je me tenais sur le plus haut sommet du Djurdjura. A la gare routière. Nous étions à mille lieues de penser que nous ne le reverrions pas avant plusieurs années. Grandfrère. Je m’habitue à l’idée que je suis bien dans mon pays.. acérant son verbe pour les dire.. Yemma ? Grand-frère est mort. dis-moi. suivi par notre père et nos deux jeunes frères. mais au lieu de son prénom. 12 Ce jour-là. je ne serai plus là. Elle me poussait. à mûrir et à demeurer la petite fille apeurée qu’elle avait formée de sa sensibilité excessive et douloureuse. sans le savoir. De même. pas . J’étais sa fille unique : à qui d ’autre les aurait-elle confiées ? Et puis. Yemma percevait ce que moi. Tant de larmes. tu reviendras . A l’écouter. ce n’était pas à cause de mon départ. Car. voulait dire : se débrouiller pour ne pas subir son sort . je les avais toujours accueillies. je croyais être ma révolte. Et moi. Elle me l’avait dit. ce n’est pas différent des gènes : tu ne les tries pas en les recevant. contre quoi me serais-je révoltée ? Contre elle ? Contre ses souffrances ? Je l’ai dit : ces souffrances. tâche de t’en sortir ! » me disait-elle souvent. » Je m ’efforçais de ne pas prendre au pied de la lettre toutes ses paroles. acceptées comme un don. moi. Yemma voyait bien au-delà de l’instant présent. elle ne cherchait pas à me retenir pour autant. reçues comme un dépôt sur lequel je devais veiller. tout ce que Yemma me donnait.. je le prenais. je voulais m ’adapter à l’exil. à la réflexion. je me sentais encouragée à vivre et à ne pas vivre. Un jour. j ’étais prise par ma propre vie . ce jour-là. Avait-elle jam ais voulu me retenir ? « Va. que c ’était la dernière fois que nous nous voyions. elle qui semblait me pousser à partir et à rester. nous le savions toutes les deux.. ma fille. pour elle. C ’était tout clair en elle. Yemma savait. Elle me transmettait son pressentiment . Je ne pouvais l’entendre davantage. Je devais m ’en sortir par mes propres moyens. peut-être lors de cette dernière visite précisément : « Oh ! Ma fille. ce qui. contre qui. N ’étais-je pas faite pour partir ? J’étais vouée à l’absence dès la naissance. Comme si se trouver entre deux mondes était une existence sûre et durable !  sa manière. d ’une voix basse. mais je me gardais bien de le dire à Yemma : elle m ’aurait immédiatement mise dans le camp adverse. Deux jours après. alors qu’elle me tournait le dos : « Que vais-je en faire maintenant. ma fille ? Qui t ’a fait du mal ? Qui as-tu rencontré ? .. Comment aurais-je. de ces remarques qui te cassaient.. j ’essayais de la calmer : « Yemma. dans un monde à part. par son aplomb.100 101 seulement sa piètre condition de femme dans une société plutôt injuste avec ses femmes. pour Alger. Vois où ils en sont. Alors. Rien. c ’est de vivre : tel est peut-être un des plus forts enseignements que j ’ai reçus d ’elle. au milieu de plusieurs centaines de jeunes filles et j ’en étais complètement bouleversée.. et rien d’autre. Ce fut un véritable choc pour moi. elle consentait à me répéter ce qu’elle entendait : « Elle me dit (ou ils me disent) Ton fils-là qui est en France. Elle savait s’y prendre. la voisine incriminée n’était même pas chez elle à ce moment-là. la grande affaire. mais aussi sa condition d’être humain réduit à l’extrême pour ne pas mourir. devant cette grande Dame qui méprisait la médiocrité et la pleutrerie. » Avait-elle été prévenue dans le secret de son âme ? Certains jours.. dis-tu ! Tu ne les entends donc pas ?!. reviens donc à la maison. et je n’ai eu affaire à personne. puisqu’elle travaillait. fais que je parte avant. Elle ne m ’avait même pas demandé les raisons pour lesquelles je ne voulais plus aller à l’université. sans renoncer tout à fait à .. se forçant à dire l’inconcevable. l’autre sur la hanche. Ma fille. par cette rage d’être. Elle se tenait à une échelle supérieure. » Je ne pleurais plus. il n’y avait nul « ennemi » aux alentours.. C ’était la première fois où je quittais la maison. avait manqué de m ’initier tant soit peu. Viens t’enfermer avec moi entre quatre murs. cette faculté de discernement dont elle faisait preuve dans certaines situations. nous rendait la vie invivable. j ’écoutais. Yemma. ils l’amèneront dans une caisse.Quoi ? Tu as assez étudié ! me dit-elle d’un ton ironique. Pour elle. allant d ’un coin de l’appartement à l'autre dans une agitation telle que je me sentais entraînée dans son angoisse sans fond. J’ai assez étudié ! .. Alors.. elle était habitée par quelque chose qui la dépassait. Parfois. Il n’en fallait pas davantage pour la plonger dans la panique : « Que t ’arrive-t-il. pour t ’asséner de ces paroles corrosives. Elle était ainsi. le vif de la question. écoute-moi. Yemma m ’ouvrit la porte. j ’éprouvais de la honte à me montrer hésitante face aux expériences nouvelles que m ’offrait la vie. Il n’y a de dieu. je repris ma valise. Souvent.Rien. Mais je réagissais et. Elle m ’avait toujours encouragée à partir.Ce qu’ils disent. Il me suffisait de la regarder : elle vivait avec constance et obstination. « Enseignements » ?  vrai dire.. tu es sourde ! Elle parlait d ’une manière si persuasive que je doutais de mes oreilles. l’important c ’était les études. je jetai ma valise dans un coin. après avoir fermé portes et fenêtres. ces abominables « menaces » ? Depuis toujours. pu lui expliquer que j ’avais peur de vivre avec les filles de mon âge ? Elle aurait éclaté de rire. Le seul et véritable défi. Je ne veux plus étudier. une main soutenant le menton. Sans un mot. comme tous les jours. de ce rire impitoyablement sarcastique qui ouvrait le sol sous mes pieds. de cette maudite fille ? . . Je n’entendais aucune voix. puisque tu es suffisamment instruite et que tu peux tout comprendre. Mes raisons. Là. plus familière du monde de m es frères que de celui des femmes auquel Yemma. elle qui terminait ses prières quotidiennes par cette supplication : « Dieu. Yemma. Je revins au bout d ’une semaine. « Qui te parle ? Q u’est-ce qu’ils te disent ? . puis je me précipitai dans une chambre pour m ’abattre sur le lit et pleurer tout mon soûl. oserai-je encore les avouer? Je venais de passer six jours à la Cité universitaire de Ben Aknoun. les ennemis de Dieu ! » Comment pouvait-elle rester sans réaction face à de telles « menaces » ? Et d ’où venaient-elles finalement. même envers « ceux » qui la torturaient de leurs voix.. je t ’en prie. avec cette inébranlable patience dont je désespérais d’avoir une once. il ne m ’est rien arrivé du tout. Je l’avais observée pendant qu’elle se moquait de moi. Il n ’y a rien. une fois encore frappée par sa fermeté.. pourchassée par mes peurs insensées. t ’aplatissaient. * Yemma devinait sans doute aussi le destin de son premier fils. Je l’avais entendue.Quoi ? Il n’y a rien. hochant la tête. elle invectivait contre ses « ennemis » avec plus de véhémence que d ’habitude. te réduisaient à rien. D'abord. elle ne m ’enseignait rien. Elle s’adressait aux murs ou au plafond. Puissé-je ne pas être là. me jaugeant de ses yeux foudroyants. Q u’Il leur envoie de quoi se distraire pour qu’ils nous oublient enfin ! Ce qu’ils me disent. » Et elle s ’emballait de nouveau. Qu’ils n’atteignent pas leurs objectifs ! Je m ’en remets à Dieu et aux Saints-gardiens contre eux.. après t ’être donné tant de mal toutes ces années ! » Et elle retourna à ses corvées. tout occupée par ses « ennemis ». qui nous dépassait. plus de temps. Une partie d’elle-même était devenue étrangère. et distant. en effet.Alors. prise quelques mois avant sa mort. qu’elle percevait.. lui ouvrait la bouche. malgré le trouble qui me saisissait : « Ce n’est que des mots. serrer­ as. sa propre histoire. En voyant cette photo. je lui adressais cette prière : « A Yemma. lui aussi ! ») Je ne me rappelais pas encore l’affreuse réalité qu’elle avait entr’aperçue de son âme clairvoyante : « Ton fils. il a bien fini par être amené dans une « caisse » ! * Lorsqu’il a été transféré de l’hôpital à la Maison Jeanne Garnier. j ’ai douté de mes initiatives.Comment est-il ? Qu’est-ce qu'il a ? . J ’avais besoin d ’un appui pour . semmeh-as. Yefwa-tent. jusqu’à la fin de son existence. Comme par hasard. ce qui n’était pas bon.Je ne sais pas. Yemma y a la tête nue. qui en connaît ? En revanche. alors. elles aussi. yiw en wudem-nwen. son fils de France. pardonne-lui. Ses traits ont conservé leur dureté malgré la lassitude qui les marque visiblement. arrivent à te persuader qu’ils sont Ses représentants sur terre. elle avait un ascendant certain sur son entourage. et aussi. En plus de ces enregistrements que je lui faisais entendre quand nous nous trouvions seuls. elle n’avait cessé de voir le monde de loin.un notamment. en personne ! » J’ai donc décidé de lui faire écouter ces enregistrements . je me suis dit : « Eh bien. vraiment . comme si. Je sens que c ’est ce que je dois faire. un peu agacée. il n ’y aura rien. Alors. présent parmi nous et qu’il l’entendait. austère. qui la faisait accéder à cette expérience du monde où il n’y a plus de limites.. Se sentait-elle coupable vis-à-vis de lui ? Mais des parents parfaits. Je t ’en prie. un peu de haut. il n’y avait plus que la nourriture. Certains. l’aimer m aternellem ent? Cependant.. il existe un genre d’êtres. » Ce n’était pas ma curiosité insistante qui irritait Yemma. Tu vois bien ! me répondait-elle. Il n ’y a rien. les cheveux teints au henné. .. Je convoquais les morts. ula d netfa !» (« Mère. ceux et celles qui l’ont connue. D i lasnaya-m. je me sentais incapable de tenir le rôle de cette « mère-là ».. C ’était une photo d ’identité agrandie. son fils à elle.. en passant devant son image. l’air de dire : « C ’est tout ce dont je suis capable. comme s’il était là. Le plus frappant. un visiteur m ’a fait un tas de reproches. » Et j ’ai fait. par son pouvoir étrange.102 103 celui qui l’entourait. de ne pas pouvoir tout expliquer. hommes et femmes. des mots que j ’entendrai plus tard chez deux vieilles mères au moins. et je ne peux pas t ’expliquer non plus ! . lâche-le. ces mots étaient une réalité pour elle.. il faut le reconnaître. Grand-frère. Je lui parlais sans arrêt . lorsqu’ils te parlent du bon Dieu. de ces jours qui avaient vu naître son fils aîné. qui enduraient. ses larmes trahissaient les émotions. Ce n ’était que des mots. il ne parlait déjà plus depuis une quinzaine de jours. J ’ai fini par lui répondre : « Cela n’a rien à voir avec les décisions de Dieu. encore intactes. je voulais (jliscuter les décisions de Dieu.) Chaque jour. » Ce n’était que des mots. plus d ’obstacles à la perception. vous avez le même visage. tout proche. Ils constituaient toute sa réalité. je me suis interrogée : et s’il en était à renaître ? Et s’il en était à redevenir un nourrisson qu’il faudrait materner ? Et s’il fallait maintenant le traiter.. se souviennent encore. ton Grand-frère. C ’est tout ça.... elle avait dominé nos vies. Yemma. Alors. J’essayais encore de l’apaiser. voilà ! Elle peut être là. Et elle concluait son récit par ces mots : « Tu vois comment il est. » Inspirée par un espoir fou. j ’espérais. Comment dire. les mêmes affres de la possession (combien sont-elles. Ce qui l’irritait. Pendant quelques instants. Yemma et Grand-frère étaient de ceux-là. Tu ne peux pas comprendre. n’aie pas peur. qu’elle pensait . Yemma. » Je me rappelais seulement combien. ils l’amèneront dans une caisse. Mais comme elle ne vivait plus que dans l’univers des mots. De son charisme tout singulier. dans lequel Yemma racontait sa naissance. j ’ai collé sur le mur une photo de Yemma de façon qu’il l’eût constamment sous les yeux. tout ce que je viens de te raconter. c ’était de ne pas trouver les mots. celle qu’elle vivait seule. Elle voulait vraiment m ’expliquer comment Grand-frère avait été affecté dès le début. Elle porte des lunettes derrière lesquelles apparaît son regard sombre. celle dont elle souffrait. (Pourtant. Comme possibilité de communication. présente auprès de lui. disait-il . des années après sa mort.. fais selon ce que te dicte ton cœur. on les dirait moulés dans la souffrance même. Sa voix. à lui. Il a tant enduré.. c ’est qu’elle en parlait de ce fils. j ’ai retrouvé les cassettes dans lesquelles j ’avais enregistré Yemma me racontant son histoire. 11 ne t ’en voudra pas d’agir selon ton cœ ur. et peut-être même. aujourd’hui encore ?) Pourtant.. alors que le mieux était de se soumettre à ce qui était écrit. d’agir avec violence en lui imposant une présence qu’il avait cherché à fuir toute son existence. il y avait aussi. j ’étais là pour tenter de rassembler les parties. le seul vrai miracle ? Pourtant.) Donc. Va. notre pays natal ? Or. la « théorie ». inutile que tu assistes à son agonie en plus ! lui ai-je dit. qui traverse chacun de nous. peut-être. Lorsqu’il a commencé à respirer difficilement. notre passé. Elle contenait un océan d ’amour. il ne me suffisait pas d ’être là. retourne à ton absence. Et. je ne faisais qu’obéir à ma sensibilité. à l ’originel. une tendresse infinie. et qui ne s’arrêtait pas à nous. lui et cette « mère-là ». à travers cette voix singulière qui remplissait la chambre de ses sonorités inoubliables. Et c’était ce lien. J ’avais alors l’impression de m'immiscer dans son histoire. insaisissable en dehors de l’expérience. cette tendresse qui avait dû tellement lui manquer. afin qu’il partît avec la douce sensation d'être accueilli par elle. nous reliant à nos parents et à nos enfants. j ’étais mue par le sentiment de faire exactement les « bons » gestes. Yemma. susceptible de relier ce qui était en train de se produire avec notre famille. ce lien lui-même qui pensait et agissait par l’entremise de mes actions. à partir d ’un certain savoir « scientifique ». aux sources. Je pensais et agissais par le sentiment q u e je devais tenter de les réconcilier... j ’éprouvais parfois un malaise devant cette photo et ces cassettes qui rendaient Yemma présente. Mon frère et moi. certes. Cette histoire contenait le malheur. Ou bien encore. le savoir universitaire acquis ne me servait en rien.104 continuer à me tenir auprès de mon frère. tout commence par elles : là n ’est-il pas le plus grand. Non pas un « remède ». . ce malheur-là étant irrémédiable (mais est-ce vraiment un « malheur » à tous points de vue ? N ’est-ce pas toute une vie aussi ? Une vie peut être « malheureuse » . et même. en son être tout entier. elle n’est pas un malheur pour autant. pensais-je. d’où aurais-je pu le 105 tirer sinon d ’une parole. Je me disais qu’il finirait lui aussi par la percevoir du fond de son abîme. C ’est vrai d ’une manière générale : la théorie ne nous est d ’aucun secours quand il s’agit de nos problèmes humains. en cette histoire. un appui ! Je n’avais rien d’autre. C ’était surtout lorsque je réfléchissais là-dessus «intellectuellem ent». Dans ces moments. » En rendant Yemma présente au chevet de Grand-frère. Il fallait aussi que ma présence eût un sens aussi bien pour lui que pour moi. J ’étais là pour lui faire retrouver l’unité en lui-même. C ’est que. toute désappointée. physiquement présente à ses côtés. Les mères donnent la vie. Ceux qui la construisent se tiennent bien trop loin de la vie ! À d ’autres moments. lorsque j ’essayais d ’analyser les choses de façon rationnelle et objective. une trame de significations qui s’était tissée avant notre naissance. mais elle contenait aussi autre chose. dès lors que j ’admettais qu’il n ’en était plus à fuir. me semblait-il. J ’étais en colère. d ’une présence parlante. j ’ai retiré la photo. Yemma. pour l’accompagner réellement. et que. de les faire coïncider en lui. cette voix déformée par la souffrance remémorée. reliant entre elles les générations passées et futures. n ’existait plus que ce lien fort. peutêtre. la souffrance personnifiée. nous étions en exil. telle une tentative ultime de lui faire retrouver sa place dans une chaîne de significations. En fait. Et ce sens partagé. en moi-même également. je m ’en rendais compte. « Puisque c ’est ainsi que les choses doivent se passer. une réponse salutaire : celle que je me sentais capable d’apporter à mon frère. mais à revenir aux débuts. je n’avais qu’une histoire. Quarante jours après. Elle me faisait comprendre que l’important était de suivre son chemin. Yemma ? Grand-frère est mort. » Cette question lancinante emporte mon âme jusqu’à cette nuit où. alors que moi. Elle réagissait tout comme elle le faisait de son vivant. toujours trop nombreuses. d ’où tout signe de vieillesse et de maladie avait disparu.. avec un visage radieux. De l’au-delà. Je m ’étonnais de la voir dans cet état de félicité. absolument convaincue que chacun doit accomplir son propre destin.13 Cette nuit. se moquant de mes faiblesses. je veillais le corps de Yemma étendue au milieu de son séjour. elle se montrait encore telle qu’elle avait été : farouchement indépendante (y compris vis-à-vis de ses enfants). je voyais son visage de morte qui ne me disait rien. résolument attachée à sa voie. Mais qui est mort ? Qui irons-nous demain ensevelir ? Yemma ? Grand-frère ? Je les pleure des mêmes larmes. toute proche. * « Où es-tu. Yemma ?. de l’autre côté de la mer.. distinguant pour moi l’essentiel du superflu. Des semaines durant. j ’en étais encore à la pleurer comme si elle était partie la veille.. recouverte d ’un drap blanc. Et pourquoi ne se manifeste-t-elle pas ? Je la cherche des yeux chaque fois que mon regard tombe sur un groupe de vieilles femmes en habit traditionnel. me livrant à un chagrin affolant.. elles sont négligeables. celui qui se trace en soi. « Où es-tu. Quant aux peines. » Comme si elle ne le savait pas ! Incroyable ! Intolérable ! Elle est là. entourée de mon absence. chaque fois . elle se montra enfin dans un rêve. nous veillons un mort. 108 109 que j ’entends un timbre de voix qui me rappelle le sien . elle jouait son rôle de belle-mère. Je bois l’eau et le lait. me contiennent. elle aussi. nous le découvrons par l’expérience. moi ? Qu’on me laisse pleurer toutes mes larmes ! Q u’on me permette enfin de sortir de mon corps toutes ces douleurs qui m ’empoisonnent depuis tant d’années ! « Dis. Et ça. (Puisqu’il y a toujours une juste mesure en toute chose !) Et pour cela. Ce n’est pas du « symbolique ». Mais elles jouent un rôle. C ’est sûr. je guette son apparition dès qu’une porte s’ouvre. la gorge sèche. celle qui doit se faire entendre en ce jour. je le sais. et elle ne s’est imposée chez aucun d’eux. et cela m ’aide à me livrer à des torrents de larmes sans crainte de m ’y noyer. voilà ce que je vous demandais. ce n’est pas moi qui hurle à la mort .. tumultueuse. c ’est à moi qu’il est donné de pleurer de cette manière. c ’est quoi tous ces hurlements ? N ’est-ce pas toi qui nous demandais de garder une attitude digne ? » A Hamid qui me parle ainsi dans l’oreille. Il y a de l’espace. elle était tellement choquée qu’elle quittait les lieux. comme chacun de vous. derrière elles. Elle n’en a vu que les fondations. « Me voici ! Je peux la remplacer si tu veux. aurait été très fâchée que je me sois mise dans des états pareils. mais tout intérieure. feu dévore ! Ça. par mon corps tout entier. On me donne un verre d ’eau. vois-tu frère. ils n’ont rien d ’excessif. c ’est du réel. Sidi Balwa sur les hauteurs de TiziOuzou ou Sid’Ammar à Tasaft Ugemmun. je demande à Mouloud : « Yemma a-t-elle connu cette maison ? . Elles m 'accompagnent. votre sensibilité qui ne craint pas de se faire entendre. S’agissant de mes pleurs. un rôle par lequel il participe au fonctionnement naturel de l’ensemble. c ’est fini pour elle depuis des années. mais je refuse de manger. ils ne lui appartenaient plus. Elles me retiennent. En se conduisant ainsi. elles m ’éloignent du bord de ce vide obscur que j ’entrevois par moments. chez une femme surtout. » Ma tante ne sait plus que dire pour me calmer. je voudrais répondre : « Chacun doit bien tenir son rang. Yemma désapprouvait les comportements hystériques. et rien qu’en cela. elle. Néanmoins. elle. Car. Demain. elles m ’enveloppent. comme si elle avait pris sur elle toute la honte du monde. cela ne pouvait justifier ces contorsions obscènes qui défiaient les règles de décence élémentaires auxquelles toute femme est tenue d ’obéir. Avec ses brus. c ’est ce que je représente. exposée de la sorte aux regards et aux oreilles des gens. deux cuillerées de couscous dans une assiette. Je veux m ’écarter de toutes ces femmes qui m ’empêchent d ’expulser mon chagrin. Je vais du côté du grand salon. mais de loin. elle était discrète. un verre de lait chaud. Attachée à . bien évidemment. Ce que je veux. Je reprends mon errance à travers la maison. ma voix sera cassée. Chacun joue un rôle dans la tribu. hantée par des « djinns ». De toute façon. elle n 'a jamais quitté cette terre. J’erre en moi-même. je ne pourrai même plus parler. Ses fils s’étaient mariés. » Je surprends dans ses yeux une ombre de tristesse. comme toutes les choses importantes de l’existence. cela ne se dit pas . votre seule sœur. voilà un de leurs rôles. Par exemple. Qu’est-ce qui vient de se produire ? Que s’est-il passé dans ma vie ? Q u’estce qui a massacré mes pauvres espoirs ? Et maintenant. C ’est moi qui suis partie. » disait-elle en s’éloignant promptement. ils ne manqueront pas de trouver là un sujet de commérage. d ’une discrétion agitée. étourdie de douleur. les cheveux dénoués. je le sens. Que la malade. en ces circonstances particulières. la tête baissée. en chacun de leurs enfants. tapageuse. » Les mots restent dans ma tête. ce n’est pas une m aladie. Je suis la seule fille de Yemma. Comme je lui en veux de m ’abandonner dans un tel moment ! Pourtant. une des significations de leur présence et de leurs paroles tellement banales en apparence. aux yeux de Yemma. « Terre avale. elle était à part. ce nouveau chambardement de mon existence que je dois à mon malheureux frère. elles aussi. instinctivement. Laisse ta mère où elle est. Ma voix se pend au désespoir. / * Chancelante. tout comme toi. le dos voûté. ne fût pas totalement maîtresse d’elle-même lorsqu’elle s’étalait. là. Par où passeraient les aliments solides ? Je me lève. Comprends-le. dans un paysage dévasté. Lorsque nous allions en pèlerinage dans quelque sanctuaire. et qu’elle voyait une jeune femme déchaînée par les tambours. Je joue le rôle qui m’a été attribué. Plus tard. du concret : je le sens vraiment en mon corps. c ’est luxueux. encore tout emplie de mon lugubre cri. c ’est à ces femmes qu’il revient d’inciter ma raison à ramener les événements à leur juste mesure. Je la sens en chacun de mes frères.. en transe. me portent. mes frères. il n’est pas nécessaire de le dire par les mots. je me laisse tomber sur une chaise. son corps offert à tous les regards. les paroles de Hamid me font penser que Yemma.Non. Yemma se connaissait à ces choses . Yemma aurait trouvé à redire de toute façon. je cherchais à ramener l’impensable dans sa tête . d ’une relation de souffrance avec son premier fils. cette chère voix. un éclat de voix.. moi aussi. intraitable sur l’hygiène et l’ordre. Ils construisent des univers entiers. C ’est leur « littérature orale » spontanée. c ’était de reconnaître concrètement la présence de Yemma. Ce n’était pas tellement grave. il n’avait pas fait son deuil. Si seulement j ’avais eu le courage d e. Pour ce qui était d ’engager avec lui une discussion à ce sujet. Cela les implique peu en tant qu’individus. me disait-il alors qu’il était en radiothérapie. dans sa tête . par sa façon d'être. Je n’en dormais plus. et tellement angoissants. dupé par des interlocuteurs en qui il avait mis toute sa confiance. énervants. » Jamais il n ’avait été aussi loquace avec moi qu’en cette période. par son regard qui s’immobilisait. à chaque fois. à mon insu. si friands de ragots. c ’était de lui faire entendre la voix de cette « mère-là » dont. un geste de mécontentement. L ’idée de vouloir provoquer sa colère n’était qu’un prétexte. je dois le souligner.plus justement. Trois ou quatre soirs de suite. il s ’était dépêché d’en finir. de son lit. encore comprendre. J ’aurais dû l’oublier. alors que Yemma essayait de m ’expliquer l’inexplicable. Alors. Je sais parfaitement quand tout cela a commencé. Et en recevant ses confidences. la cause déclenchante aurait été une perte financière. comme ses colères en général. Grand-frère. Il y avait du monde autour de lui. à médire les uns sur les autres. nous n’avons pas été suffisamment inform és. » Tout ce que je voyais. notre « m ère-là». Il vivait ainsi depuis des années. Jusqu’à cet effroyable « raz de marée » dont. Ce n’était pas si important. sans prendre conseil d ’un tiers. j ’avais sur la langue cette réplique. c ’était que mon frère vivait toujours parmi nous. à l’en croire. je suis persuadée qu’elle savait tout sans rien savoir précisément . des univers imbéciles. surtout jalouse de son indépendance.. avec ce foie frémissant d ’une affection éperdue. C ’était une façon de justifier dans l’immédiat ce que je ne pouvais pas. se tenant sur une corde raide qui branlait au moindre choc. en elle. .pour ne pas le laisser dévaster son corps.110 111 son autonomie. c ’est là au moins une chose que les Kabyles n’ont pas inventée !) Mon frère ne voulait pas me mêler à sa vie.. dans son esprit. Yemma elle-même. Nous accordons de l’importance à ce qui n’en a pas et nous négligeons l’essentiel. Je cherchais à le provoquer. c ’était aussi inutile qu’impossible. et je m ’inquiétais de la manière dont les uns et les autres interpréteraient cette réflexion malvenue. Offusquée une fois encore. il la saisissait par tout son corps qui la reconnaissait. « Tu devrais être la maîtresse de maison ! » m ’a-t-il lancé un jour. vu qu’il y était déjà. Je lui rappelais trop Yemma. des hommes et des femmes qui ne me connaissaient pas. (À leur décharge. elle avait elle-même lavé son linge jusqu’à son dernier jour. Alors.. elle savait par son être. de façon presque machinale. Il la percevait. Parce que ses « ta mère-là » hargneux. comment il est. » Il avait effectivement fait une mévente. ils s’en donnent à cœur joie. « Ur iz p fredd i t-iggunin » (« N u l ne sait ce qui l ’attend»). avec toute ma raison. rien qu’avec des mots. En agissant ainsi (et comme j ’en tremblais !). « Tu vois ton Grand-frère. ce n’était. « Je sais d ’où cela vient. comme chaque jour depuis des mois : « Me voici. manifestement. laquelle expérience englobait le passé et l’avenir. cette voix maternelle. celle qui dure le temps de la rumeur. Je n’aurais pas dû en faire toute une histoire. j ’étais près de la lui jeter sur le même ton cinglant : « Je devrais être la maîtresse de quelle maison. comme s’il l’avait composé lui-même. le dépositaire de ce lien primordial qui les unissait. nous rappelle la vieille sagesse. Elle me livrait son expérience essentielle. Cela n’aurait servi qu’à grossir sa colère. Je m ’approche du cercueil et jette un regard sur le visage de Grandfrère. » J ’ai l’impression qu’il participe activement à tout ce remue-ménage. et existentielle. avant la révélation du cancer et après. elle et mon frère aîné. guettant la moindre réaction. Grand-frère ? Tu es à l’hôpital !» Je n’en ai pas eu le courage... Il voulait se débarrasser d ’un appartement pour mettre fin aux litiges fréquents qui l’opposaient à des locataires peu fiables. ne plus y penser. à stimuler l’infime ressource qui devait encore subsister en son être. je devenais. Certains sont très bavards. et qu’il avait décidé que j ’y prendrais part. mais que je devais faire pour rester debout auprès de lui.. il était revenu là-dessus : « J ’ai perdu de l’argent. Personne ne nous a appris. dans une absence infinie. non par les idées ou par la réflexion. Le plus que j ’ai pu faire. sa colère tant redoutée la veille ! Mais il Pécoutait. Yemma savait.. alors qu’il sombrait dans l’inconscience. c ’est-à-dire ce qui nous liait fondamentalement. Je lui dis. que la crête d ’une vague soulevée par les secousses souterraines qui l’agitaient en permanence.. Comme je l’espérais maintenant.. pendant que je lui mettais dans la bouche de menues cuillerées de nourriture. De sorte que tout ce que j ’avais à faire auprès de mon frère gisant sur son lit d ’hôpital. O ui. son immense œuvre dans une langue qu’il comprend en ses mots usuels. avec leur cœur. noyé dans un murmure étouffé .. ce chemin. ils bavardent et boivent du café. » Le garçon en est à découvrir son père. Je voudrais dire un mot réconfortant à Morad. Derrière. Cette rue n’est encore qu’un chemin de terre plein de bosses et de creux. Pas même avec leurs parents. « enfants d ’immigrés » pour longtemps encore. qui devront faire eux-mêmes leur place dans un pays pourtant vécu comme le leur. criblée de myriades d ’étoiles scintillantes. L’air est doux. Mouloud a pensé qu’il était prudent de Péclairer. la voûte du ciel est toute proche.. Vu l’état du chemin. Morad et moi. Etonnante chose que cette langue familière à ces enfants. son drame. D’un signe de la main. assis non loin du cercueil de son père.. comme la plupart de ses frères et sœurs nés en France. mais qu’il ne parle pas. lorsque les constructions tout autour seront terminées.. Il fait nuit. Il est rempli de monde. Mais quel mot ? Où le trouver ? Je n’ai plus aucun mot. ses obsessions.. On le bétonnera plus tard.112 Mais l’affaire d’argent n’était sans doute que la goutte d ’eau de trop. encore et toujours. mais dans laquelle ils ne savent exprimer ni leurs pensées ni leurs sentiments. Us forment une génération d ’individus inclassables. je l’invite à me suivre jusqu’à la porte qui donne sur la rue. il y avait la trahison insupportable. Nous nous tenons tous les deux. sur le seuil de la maison.. « Vois ce que vaut ton père ! . . c ’est impressionnant. des hommes de tous âges assis sur des chaises. Tout le quartier est illuminé par des guirlandes d’ampoules électriques. Il ignore son histoire. leur esprit et leurs rêves. peut-être. Les Kabytchous feront la fête.Tu ne vas pas mourir.. ses yeux. c ’était ici. qu’en sais-tu. pour « s’alléger la tête ». de la générosité du cœur et de l’esprit des montagnards. Ou contre le sort.. Koukou était venu en France dans un seul but. comme s’il se plaignait d ’un effort imposé... Koukou eut une vision fulgurante : il vit son ami sous l’aspect d’un cadavre. . c ’était la mort qui. et cela faisait cinq ans qu’il vivait en immigré clandestin. franc. de. d ’une sensibilité à fleur de peau. dans un rituel bien réglé. et lui. « J ’ai parcouru à pied toute la banlieue parisienne. Une partie de lui-même semble appartenir à l’autre époque. Et puis. est-ce que j ’ai encore une raison de rester en France ?. Il avait tout abandonné. fê t e ! L’été. et à bavarder. il la portait dans son cœur. À la fin. qu’il se sentait forcé de marcher de longues distances ? 11 parcourait plusieurs kilomètres tous les jours. Mais tout étalage de faiblesse était bon à attiser la colère de mon frère : « Je vais guérir. Entre les deux hommes. lorsqu’il me parlait de lui.. De sorte que je ne savais jamais quoi lui répondre. de ce qu’il faisait ou de ce qui le tracassait.. Koukou.. comme l’appelait encore mon frère. » Alors. un soir. avec un vieil ami . et notre conversation tournait court. Muh ! Tu vas guérir.d ’une voix posée .. to i? Je vais mourir. sa dernière nuit en ce monde.. toi. cette ambiance animée. Dix mois avant la déclaration de la maladie. ces lumières. « Ce n ’était pas la première fois que je vivais ce genre d ’expériences. il parlait clairement. Pourquoi ne fais-tu que parler de la mort ? Tu ne vas pas mourir ! Pourquoi ne penses-tu pas à guérir ? Nous allons reprendre notre travail. avait pour ce dernier une réelle estime affectueuse. avec mon oncle que j ’aimais beaucoup. » j * « Monsieur Koukouch ». blême. détendue. la m ort. m ’a-t-il confié. hein ? E§-tu mort et revenu ? Quelqu'un t ’a-til téléphoné de l’autre côté? Pourquoi pleures-tu. sa famille. Il te plaît donc tellement. Me prends-tu pour un idiot ? Je suis condamné. de paix. à plus de cinquante kilomètres à la ronde ! » m ’a-t-il dit sur un ton crispant. Mon frère l’appréciait. j ’ai pu voir les dégâts causés . comme s'il programmait lui-même les événements.De l’oued. rigide. son entreprise de transport lucrative. et l’odeur de la mort traversa ses narines. vous attaquez avec des pierres les gendarmes armés de kalachnikovs . le contraire. de l’autre. Dieu nous préserve ! Tu te conduis comme l’oiseau de mauvais augure. Et puis c ’est tout I » Koukou s’irritait contre son ami. En lui massant les jam bes et le dos. clémente. » (« Je mourrai pendant l ’ Aid.. à l’hôpital. disait-il. Sur le moment. et la vie là-bas ? Qui peut savoir? Tu le sais. ses amis. Comme une nuit d’été. De toute façon. Mon frère pratiquait la marche intensive. Celles-ci étaient également en piteux état depuis qu’il avait été renversé par une voiture. Cette nuit qui prend des allures de fête. Voulait-il me dire. je ne comprenais pas pourquoi il prenait ce ton pour me dire qu’il marchait beaucoup. là.. le lui rendait bien. chargée de vie. il s’est écrié. à l’hôpital. le courant passait au-delà des mots. le visage baigné de larmes : « Et maintenant. ne resteront que les pierres ! Je te dis que je vais m ourir. un être vous manque. à contempler cette nuit de veillée funèbre... et nous reprendrons notre travail d ’écriture. vous avez peur de la mort ! Tu tiens-à ce m onde. rencontrer Muhend-u-Yehya qu’il ne connaissait que par ses cassettes de poésie et de théâtre. Il était un des rares dont Grand-frère recherchait encore la compagnie.. debout. Il a su garder un peu de la naïveté. ») .. A d xedm en tameyra li kabiCCu.. mais aussi pour entretenir son cœur malade et fortifier ses jambes. mais dans sa langue maternelle. Koukou est un homme passionné. dans un passage piétonnier. direct. pas loin de la quarantaine. La vérité. » C ’est donc vrai.114 Seule devant la porte de la maison. les Kabytchous feront la fête.. Koukou ne pouvait plus contenir ses larmes. une. comme s’il lisait dans un livre. il a été formé par les plus éclairés. avec calme et méthode : « A d m m tey d i Leid. belle nuit calme.. comme ça. Il n’a pas beaucoup fréquenté l’école.. en arrivant à l’atelier (un modeste local du côté de Belleville. normal. Tous ces gens réunis.. ce merdier ?. depuis quelque temps déjà. espèce d ’âne ? Vous craignez la mort. Grand-frère ne l’a-t-il pas prévue ? 1 1 parlait avec Koukou. Sa bouche disait cela . Il cachait mal son trouble. là. dans la rue de La Fontaine aux Rois).. je le sais. Muh. ensuite. J ’ai vécu la même chose au pays. mon chagrin se dissout dans cette atmosphère d ’harmonie. d ’une vie conciliante.. ou encore. Peu à peu. et chaque fois. c ’était toujours sur le même ton déplaisant. Grand-frère l’appelait souvent pour l’inviter à marcher avec lui. pendant que mon frère. préparait le thé. D’un côté. qu’est-ce que je vais faire dans ce pays ? Sans Muh.. Et si la mort. la saison des fêtes fam iliales. en face de cet ami irremplaçable qu’il allait perdre.. comme si j ’y étais pour quelque chose. C ’était comme si nous vivions chaque moment dans l’attente d ’un cataclysme cosmique . Nous nous sommes lavé les mains à une fontaine. il y a de la pastèque sur le marché.. me répond-il. Le feu était passé au vert et j ’ai traversé. dans notre région. il avait trouvé une paire de béquilles sur le trottoir et.D ’accord. Tu choisis ta pastèque. tu le voyais. comme nous le faisions souvent. Normale. il virait aux pleurs. .. goûte-la et dis-moi comment tu la trouves.Et pourquoi donc ? Es-tu entré dedans ? . Il riait rarement aux éclats. Ensuite. à l’entendre. Chez mon frère. las et déjà bien malade. voici un couteau.Elle ne me plaît pas du tout. non. Ai-je déjà dit qu’avec lui non plus. ta pastèque. Il y a des signes pour reconnaître une pastèque mûre. riait ju s q u ’à se plier en deux. il a tellement ri qu 'à la fin. Je lui dis : i « Mah. il les avait emportées chez lui. l’autre a foncé de ce côté. j ’étais passé devant l’hôpital Bichât. il est tombé de son fauteuil. Un peu plus loin. il dit : «C’ est le hasard. . il l ’a inventée ! Il essayait de retenir son rire. » * Koukou racontait : Un après-midi. La vie entière est une affaire d ’ expérience. Je vais couper un morceau de la mienne. un destin qu’elle semblait incarner elle-même. Il avait l’air de me dire : “À très bientôt !” » Quelques jours avant. C ’est de l ’expérience. Il a ri ju s q u ’ aux larmes... parfois. Alors. chez moi. alors que j ’étais étalé par terre : « Monsieur. laisse-moi faire. talonné par. Il portait en lui tout un monde. Par Dieu. Je lui dis : « Midi. et nous. » .Alors. ma pastèque est mangeable. Nous allons retourner au marché et tu vas m ’ en choisir une autre.. tu vas prouver ton savoir tout de suite. II fallait le voir aller à fond de train ! On aurait dit qu’il fuyait. Alors. en regardant sa pastèque à la chair toute blanche. c ’est tout. Elle était rouge et délicieuse. tu aurais dit qu’il me faisait un clin d ’œil. si c ’est une question de savoir. « Vois. Je vais t ’en trouver une bien mûre. . nous ne connaissons rien du leur. nous mangeons du couscous avec de la pastèque ou avec du raisin.. mais. Tu ne l ’entendais pas rire .116 117 par cet accident bête. c’est ici que j ’ai failli mourir. j e choisis la mienne ! » Il a payé les pastèques et nous sommes sortis du marché. « Vois. » A son tour . il riait tellement que ça sortait p a r ses yeux. et tout finissait par aller dans le sens de ses pensées.. tout en dedans. Je lui dis : « Mub. vous nous avez cassé un pare-brise ! » Il m ’a fait rire. vas-y ! » J ’ai coupé une tranche de ma pastèque.Non. . ce n ’est pas le hasard.Pas question. je crois. . c ’ est ta pastèque ! Je ne mange pas ce qui ne m 'appartient pas. Le noir complet. La discrétion. je percevais en lui comme un air de « déjà vu ». Je retrouvais cette sensation de panique perpétuelle qui avait marqué notre enfance. Un jour. Tout à coup. et plutôt étrange . Je commençais à avoir fa im et j e songeais au couscous que j ’avais préparé le matin. Tiens. Donc. M ême à l'hôpital.Mali. Je me souviens d ’un pompier. Il riait comme il vivait. il a coupé sa pastèque. quand j e lui racontais les histoires de l ’oncle Aefuffu. qui me disait. plus rien.du moins. nous sommes tombés sur un marché encore ouvert. elle n 'est pas bonne. il s ’est mis à rire. je sais en quoi consistait chez lui cette pratique de la marche. Coupesen un morceau. tout était signe. allons en acheter ! » Nous avons choisi chacun notre pastèque. Pour l’avoir accompagné quelquefois... Je m ’essoufflais à soutenir son rythme de marathonien et. avec elle. Il pleurait vraiment de rire. quoi ! lui dis-je. convaincu qu’elles n’allaient pas tarder à lui servir. blanche et complètement immangeable. Et tu sais quoi ? La veille. rien ne pouvait être banal ? Il a tenu à me montrer le lieu de l’accident. il était revenu de tout. l’événement le plus anodin prenait subitement des proportions inimaginables. qui ne pouvait s’abstenir de prêter attention au moindre détail et de l’interpréter suivant son système d’idées. parfois. Nous verrons après. je /’ai bien vue venir. alors que nous marchions depuis un bon moment. Le monde de Yemma était régi par la logique obscure d’un destin implacable . C ’est simple. nous nous sommes arrêtés dans un jardin public. m ’a-t-il expliqué en criant. Elle était blanche comme une courgette. Il avait épuisé ce qu’il pouvait désirer. je suis majeur et vacciné. Pour elle. il riait. Vois. . non loin de là.. ce goût pour la marche devait être aussi une sorte de « revanche » qu’il se devait de prendre sur les Français : « Us ont fouillé chaque recoin de notre pays. ça vient donc de chez nous ! . Comme ma vilaine pastèque. ne me donne pas un poisson . vous prétendez avoir de l ’ huile d ’olive.. » Un autre jour. Nous sommes retournés au marché. il s ’ est arrêté et il m ’ a dit...Et comment ça. j e lis : « Israël ». Comme le dit le sage Chinois. il fallait toujours apporter les preuves de ce que tu affirmes. en 1991: Yibbwas i tkehhel tyazit. Lui-même n ’avançait une idée qu 'en l ’accompagnant de sa preuve. Si elle existe. nous avons discuté sur « comment choisir ». Mais encore faut-il en avoir les capacités. rien à reprocher à . il sera mangé p a rie s pigeons. Il était ainsi fa it : il marchait et parlait avec lui-même. la plus pure.) Les pauvres Algériens. Moi. D ’ accord ? . c ’est tout. il dit : « Où est donc votre huile d ’olive ? Même celle que vous produisez ne suffit pas à votre consommation. c ’est tout ce qui comptait pour lui. Ensuite. Il fa u t toujours essayer de s ’accorder avec l ’autre qu ’on porte en soi . Nous ne pouvons qu 'essayer de faire preuve de discernement. vois-tu Z Mais un homme. En fait. nous n ’ y pouvons rien.Toi. Ce n ’ est pas une grande perte. elle doit se trouver ici ! » Je me suis mis à lire les étiquettes sur les bouteilles rangées sur les étagères: Maroc. nous sommes passés devant une épicerie où l ’on ne vend que de l ’huile d ’olive. Et tu auras voté pour lui. Je lui ai expliqué à peu près tout ce cjue je savais sur les pastèques. Grand-frère affectionnait les lieux. Tout le monde n ’a pas les mêmes facultés de jugement. Muh. Comprends-tu ?. tu as le droit de voter. (Le jour où la poule s’est mise du noir aux yeux. aux sifflements et aux bruits qu ’il émettait. comment peux-tu le choisir ? C ’est peut-être un homme des plus dangereux. S 'il veut te tuer. Il dit : « Si elle n ’est pas bonne. tu la tâtes de cette façon. tu l ’as. tout content : « Muh. entrons Ici-dedans. J ’ai choisi une pastèque..C ’est ce que tu crois ! Mais tu n 'as pas fin i de lire toute l 'étiquette. tu le paies avec deux sous.tatabatata. comme s ’il discutait avec quelqu ’un. sur l'huile. comme toutes les pastèques mûres juste comme il faut. pas loin de la Gare de Lyon.D ’accord ! » J ’ai coupé la pastèque.. j e ne sais pas choisir.119 Avec lui. Tu veux du fromage. il te tue. Tu peux élire un homme. Souviens-loi de l ’ A lgérie. Il a écouté et enregistré mes explications. S ’il n ’est pas mangeable. Moi.. il discutait tout seul. il dit : « Et maintenant. autrement. pour une fo is oit ils avaient vraiment le choix. je ne peux pas désigner le meilleur homme. Chamlal. la plus savoureuse. faut-il que j e te téléphone chaque fo is que j e veux acheter une pastèque ? Il fa u t m ’expliquer comment lu fais. pas ! . c ’est peut-être bien une question de savoir. tu le jettes. comme sur tout le reste.. Tu le vois bien. Enfin. » Alors. la meilleure de toutes les huiles. Alors. La logique.. Tu la grattes comme ceci. Alors. celui qui va te commander. tatabatata.. » À la fin. L'exemple. Tu le tâtes. en effet. les deux amis se retrouvaient au restaurant « Taninna». quand il estime avoir atteint ses propres objectifs et qu ’il peut se passer de toi ? Comment trouver l'homme qui convient à la situation ? C 'est la grande question. il a reconnu : « Oui. vous vous vantez de rien. yebbwi-î ufalku. là. tu peux la prendre. c ’est qu ’elle n ’est pas bonne. celui qui va gouverner ton pays.. Son cerveau ne lâchait pas l ’affaire. tu la payeras de ta poche. Tu le goûtes. le conducteur capable de t ’emmener ju s q u ’à la destination prévue. Dans l ’épicerie. pas ?.. voilà ce qu ’il disait souvent.. » Nous avons repris notre marche. Normale.. Comment choisir le bon guide. Comment est-il possible de choisir ? Qui peut choisir qui ?.. ne trouvant. comme ça. les Kabytchous. c 'est bien une région de notre pays. d'un air très sérieux : « Toi. j 'a i trouvé.. Je lui ai dit : vois. Espagne. si tu sens qu ’elle est molle. Comprends-tu ?. moi j ’ai le droit de voter . Il m ’a expliqué : « Dans cette vie. monsieur Koukouch. pendant un long moment. Donc. montre-moi comment tu le pêches. si la peau est ferm e et ne vient pas facilement. puis. Des questions importantes. il me dit : « Vous. Cham lal Je m ’écrie. tu l ’achètes. Il y avait un autre Muh en lui. je ne suis même pas capable de reconnaître une bonne pastèque. Italie. Tunisie. avec lui-même . je le voyais à ses mains qu ’il remuait dans tous les sens. Tu vois. je lui ai cité quelques signes pour reconnaître une pastèque bien mûre.. Il me dit : « Viens. » * Quelquefois.... vas-y. . tu sais choisir.. » Je pensais q u ’il voulait acheter une bouteille d ’huile. Par conséquent. montre-moi votre huile d ’olive. ça ne peut pas fonctionner. le vautour l’a enlevée. Grèce. » Pendant plus d ’une heure. sans te lâcher en cours de route. toi. nous nous trompons souvent. disait-il. à l’effort persévérant. c ’est qu’il ne se contentait pas de critiquer. « Q u’est-ce qui se passe ? s’est écrié Mouloud d’une voix brouillée. mon frère jetait un coup d ’œil à travers la porte vitrée. Emporté par son élan. maüùi d gens ? Ce sont les difficultés qu ’ils rencontrent chaque matin. comme d’habitude. J’étais complètement aveugle. je me suis rendu compte de mon imbécillité de berbériste . je me conduisais comme un nazi. il finit par oublier ma recommandation : « Aujourd’hui. non.. ... Toi. tu prendras un café..120 121 leur propriétaire. j ’ai compris que j ’avais été l’exemple même du « B asbae». Mes frères me manquaient. il citait certaines de leurs connaissances communes. sans rien trahir des expériences qu’il a partagées avec lui. contre l’inanité culturelle du peuple kabyle plusieurs fois ébranlé. » C ’était un dimanche de novembre ensoleillé et froid. contre les habitudes de penser obsolètes et nocives. comme il l’avait fait à maintes reprises les mois précédents. je pouvais encore sentir vibrer l’âme de notre famille. contre l’indigence du cœur et de l’esprit. Il part là. Celui-ci. Son esprit critique est assez connu. j ’ai soif. non moi avec mes cassettes ou untel avec sa guitare. en le voyant vivre. Muh ? Je ne vois que deux bonshommes au comptoir.. comme il les appelait. » (« Qn ’ est-ce qui réveille les . Grandfrère la voyait sur le terrain des mentalités. » Effectivement. Lui attribuer un « mot d’ordre » serait pourtant une erreur. Grand-frère a braqué un regard vif sur son cadet. Son combat.. moi de l’autre. » Au même moment. son réalisme lui interdisait toute illusion : « D acu i d-issakwayen lyaci ? D lehmiun i d-fmagaren ÿ$beh. * « Je mourrai pendant l’A ïd. nommait nos frères qui. puis il l’a tourné vers le plafond. Avant de le rencontrer. En l’écoutant. Mouloud m ’avait appelée et je lui avais demandé de venir si ses affaires le lui permettaient : « Il a parlé de l’A ïd. Sa tête s’est soulevée. nous lui avions pris les mains et nous lui parlions. » nek s tkaçi(Jin-iw ney d leflani s tgi'taft-is. ce n’était pas ça. qu’il ne sait plus différencier les voies de son salut de celles qui le mènent à sa perte. J’appréciais ces rares instants où. tous. il disait à Koukou : « Allons-nous-en. Quelques jours avant. il n’a pas l’habitude de parler pour ne rien dire. et cela ne me déplaisait nullement. Mais avant d ’entrer dans le restaurant. Tu me fais le coup à chaque fois. ce pourrait bien être celui-ci : « Soyez éveillés ! » Il incitait les Kabyles à prendre conscience de leurs véritables problèmes. vidé de sa substance. Cet après-midi-là.. C ’est complet ! » Un jour.. il n ’y avait encore aucun visiteur dans la chambre. il ne soulevait un problème que lorsqu’il avait réfléchi à sa solution. encombrent le monde ! » Koukou peut parler des heures de Grand-frère. Mouloud d’un côté du lit. Grand-frère avait les yeux ouverts . «m onsieur Y uyu». “c ’est complet”. en même temps que ses mains ont serré ma main et celle de Mouloud. Plus précisément. je te dis ! Ne le vois-tu donc pas ? Ceux-là. et agressives de surcroît. tout son corps s’est raidi. j ’ai envie d ’une bière. Abdellah ! Abdellah ! Nous sommes avec toi ! Il va partir. de son côté. parce que la vraie lutte.Allons-nous-en. à eux deux. son cou s’est tendu. il le menait contre Ses aliénations apprises (si bien assimilées qu’elles tendent à devenir une seconde nature). Koukou a insisté : « Comment ça. il ne critiquait ceci ou cela que lorsqu’il avait mieux à proposer . en compagnie de mes seuls frères...Tu le connais. Je croyais mener une lutte juste. Ses yeux remuaient dans tous les sens. Mouloud évoquait le pays . En fait. et j ’en étais fier. peut-être. et violent en plus.. et qu’il convient de souligner. et non sur celui des affirmations identitaires creuses. enfin. appréciait les conseils et autres suggestions de mon frère pour rentabiliser son affaire commerciale. ») Il croyait surtout à la réflexion méthodique. je voulais détruire tout ce qui n ’était pas comme moi. des yeux tout remplis d’un regard troublant depuis les crises épileptiques qui l’avaient plongé dans le mutisme deux mois auparavant. l’on sait moins. Mais que voyait-il vraiment ? On ne pouvait savoir. Ce que. S’il avait un mot d’ordre... Moi. Nous n’avions pas été réunis depuis tant années. » Et Mouloud était venu. Pour ce qui est d’« éveiller » les gens. ses membres se sont étirés. j ’ai perdu mon temps. car rien ne lui était plus étranger que de vouloir jouer le rôle de « leader ». s’inquiétaient. Quand j ’étais au pays. et cela aussi m ’était insupportable. Lorsqu’il y voyait un ou deux clients qu’il préférait ignorer (les « imaziyistes » en particulier). du plafond au mur sur lequel j ’avais collé la photo de notre mère. son regard agité allait de Mouloud à moi. tellement laminé. la vraie lutte. ni de ce qu’il a appris en le fréquentant : « C ’est une chance de l’avoir connu d ’aussi près.. c ’est l’A ïd. vraiment pas. la lutte efficiente et constructive. Cette fois. je ne voulais pas l’admettre. de cela. Je me tordais les mains pour contenir le tremblement qui s’était emparé de tout mon corps. on revient. je t ’en prie ! » Pourquoi l’idée qu'il allait partir le jour de l’Aïd m ’était-elle à ce point intolérable ? On ne part pas le jour de l’Aïd. Un infirmier nous a fait sortir de la chambre.. une respiration qui retrouve sa voie dans une espèce de bonheur morne. Il lui aura fallu atteindre la fin de son existence pour qu’il comprît enfin combien il n’avait jamais cessé de compter pour nous. On se sent alors comme réintégré dans le courant des êtres. il parachèvera son départ. d ’agapes familiales. de sentir le parfum du monde. il continuait d’être son propre maître. impossible dans ces conditions. il ne se souvenait pas. Il s’appelle. Parle. je me suis précipitée vers le couloir pour chercher le médecin de garde. Il finit par se présenter. Il semblait si présent que j ’étais persuadée d’entendre sa voix d ’un moment à l’autre. En même temps. la conscience réanimée après un temps où elle a été plongée dans l’apathie. de réconciliations et de pardons. non.. les vivants et les morts. « Je mourrai pendant l’Aïd. Je me refusais à cette décision. Mais aussi. comme il semblait l’avoir décidé lui-même. attentive au plus petit signe sur son visage. muselée par des forces obscures dans une sorte de non-existence intenable. » Et j ’attendais. comme je le lui avais écrit. la mienne. son regard une expression plus vive. Grand-frère. je ne m ’en souviens pas. Mais. » . comme ça. je perçois comme un mouvement intérieur qui reprend. Parfois. Ce bonheur tranquille et discret que procurent certains moments de la vie. de respirer de tout son corps. suspendue à ses lèvres. Ce frère. lorsqu’on parvient à se relier à ses sources vives. j ’avais l’impression qu’il décidait lui-même de mourir. Pourquoi ne choisissait-il pas de vivre ? Il semblait vouloir en finir avec ses jours. incroyable.122 À la vue de son visage maintenant tout livide. Une joie inattendue. c ’est comme la joie du prisonnier à qui il est enfin donné de voir le ciel. Je lui demandais doucement. elle se reproduira avec d’autres visiteurs. Nous étions encore en plein mois de l’Aïd. Son visage avait repris des couleurs. Je répète ses nom et prénom. 15 Je vois très bien qui est cet homme aux cheveux gris qui m ’aborde avec un faible sourire.. un temps où elle a été bridée.. et même vénéré. Ce jour-là. je ne pouvais que le reconnaître : jusque dans ses derniers instants. Pourtant. celle de nos frères. J ’ai merdé bien comme il faut !.. comme s’il pensait être seul à l’avoir vécu. comme de tout ce que notre famille pouvait contenir de bon malgré tout. ses frères et sa sœur : « J ’étais aveugle et sourd. j ’en suis convaincue. je l’ai toujours admiré. Ou bien alors. Quinze jours après. d ’entendre les voix des vivants par lesquels il éprouve sa propre vie. Les Kabytchous feront la fête. il a voulu. sans prendre en considération notre douleur. Grand-frère... Mais la formule de condoléances qu’on m ’adresse me rappelle que demain. » Cette « fête » racontée ici. et moi. dis-nous ce que tu veux. celle de son fils. Pas en ce jour. Nous le retrouverons quelques minutes plus tard. il ne va pas. je l’ai bien combinée. il a été réellement tenté de partir. mois de liesse. et je ressens une sorte de joie. Il ne se souvenait que de notre cauchemar qui semblait l’obnubiler. pendant qu’il me regardait avec insistance : « Dis-nous quelque chose. « Ce n’est pas vrai.... mais je n’en tirais aucune satisfaction. parce que nous sommes bêtes ! J ’aurais pu éviter toute cette merde. personne ne nous a dit la vérité. J ’y avais déjà pensé. » .. J ’ai vu les signes et je n’ai rien fait pour.. ne sentais rien. ceux-là qui veulent imposer au monde entier les certitudes éclatantes de leur raison universalisée. au plus petit geste. Il ne faisait que parler. nous refusons de savoir.. Le manque de confiance en soi.. c ’est à quoi nous servons en réalité.. il n’avait pas reçu de visiteurs et Mouloud avait pu lui parler enfin. ce n’est pas grave. (juijey-kem . .... Cette «catastrophe». Mais j ’ai hésité.. j ’ai pu enfin commencer à essayer de comprendre : « Oh Grand-frère..Va.. Lorsque les visiteurs étaient nombreux.. Comment aurais-je pu ? De le voir au repentir me rendait les choses encore plus douloureuses... pour reprendre son expression. entre deux couloirs de l’hôpital. J ’ai vu les signes avant-coureurs.124 125 Il reconnaissait ses erreurs en ce qui concernait sa famille. tentais de deviner ses pensées. je lui posais cette question.. incapable de supporter davantage son agitation. La veille... parce qu’il y était totalement. « Oui. Il lui avait surtout reproché son attitude envers moi. nous endorment de leurs mensonges mielleux. Comme ce jour où je m ’étais assise tout près de lui. Nous devons maintenant supporter tout ça ! Ils nous font croire qu’ils vont nous guérir avec leurs petits cachets et leurs piqûres... Vous pensez que nous sommes fou ? C ’est incroyable ce que nous sommes bêtes ! Nous ne savons rien. tu m ’as fait de la peine. » J ’aurais dû tenir ma langue et me contenter de l’écouter. préserve-nous /. Je ne t’abandonne pas. dès le début. tandis que nous autres. remplissant la chambre des fantômes de notre enfance ruinée. Il était singulièrement calme.. je l’observais. Je la sentais. nous bernent comme ils bernent tant d’autres. la colère l’emportait : « Je pouvais savoir. envahie par l’émotion. non ?. Attentive au moindre mot.. Pour la première fois. émanant de lui. ce n’était pas difficile. ») Ce genre de paroles était tout à fait nouveau dans sa bouche.. de saisir la logique de l’histoire qui l’avait conduit à cette « catastrophe ». il a murmuré de sa voix la plus nette : « A an i... Ce sont tous ceux qui. Je ne l’avais pas revu depuis le soir où je m’étais enfuie de la chambre. II était... » Etait-ce là sa manière de me demander pardon ? Alors. . il disait qu’il l’avait vue venir. . palpable. Elles nous suffisaient largement pour le restant de ses jours. Nous en étions à constater l’échec de toute une vie menée dans l’impossibilité de résister à l’impensable... L ’ignorance. Quoi ? Encore quelques semaines ? C ’est désespérant !.. Traînant ses mots. comme une timide tendresse. je la reconnaissais. nous nous installions là pour ne pas déranger l’autre malade avec qui il partageait parfois la chambre. Trop tard. j ’habite au sixième étage. les « petits » peuples. depuis des siècles. nous vivons en existant de moins en moins.. nous font croire qu’ils sont parvenus à modifier la condition humaine par leurs grandes valeurs morales et politiques .. et des miens ! Après quoi. peut-être. Elle était là.. j ’ai ajouté : « Je ne t ’ai pas laissé.. Le manque d ’informations. L’impuissance. Il se tenait à une autre échelle.. nos « adversaires » étaient aussi de ce côté-ci de la Méditerranée. lui expliquant combien j ’en étais affectée. s’agitant dans tous les sens : « Quand est-ce que tout ça va s’arrêter ? Je n’ai pas de temps à perdre..) » Comme un flux irrépressible. lui aussi. comment t ’y es-tu pris pour finir dans ce naufrage ? » Tous les jours. Le doute. Pourquoi ai-je hésité ?. Nous ne pouvons rien supporter.Grand-frère.. pendant ces lents déclins du jour qui amplifiaient son angoisse. tu sais ! Six étages et j'e n aurais fini une bonne fois pour toutes. » Des paroles sans colère ! Les premières et seules paroles affectueuses que nous aurions échangées. et la mienne. fa it de la peine .. l’écoutais. Chaque mot avait une portée qui allait bien au-delà de son sens immédiat. et combien je voulais simplement l’aider.. nous ne savons rien. cwi(. indicible. A suivre ses interminables monologues. « Vous ne nous croyez pas ? disait-il. ils nous leurrent. cette angoisse des crépuscules dont Yemma se plaignait souvent. Grand-frère ne pouvait plus quitter son lit. Nous en étions aux dernières chances. la jambe droite déjà paralysée. Grand-frère.. ne nous dites pas le contraire ! Nous pouvons toujours savoir ! Mais la plupart du temps. Nous faisons marcher leur commerce. J ’aurais pu éviter tout ça. » (« Je t ’ai.. je sentais. mais j ’ai fait comme si je ne voyais rien. Ils nous mentent. Grand-frère... A Rebbi qil-ay !. lui ai-je répondu sans pouvoir contenir mes larmes. En fait. (Dieu. ses propos débordaient l’instant présent de leurs significations multiples... comment pouvais-tu savoir ?... dans cette dimension sans limites qui m ’était familière... du même coup. énigmatiques. d’une cohérence sans faille. en silence.. étrangement familière. de la douceur. abondantes. comme à mon habitude. cette sensation d’effroi sans nom et sans objet. Il parlait ainsi quand nous étions seuls. une des inepties !) Culture à la noix. nous payons. Grand-frère.. Et cette manière qu’elle avait d ’affirmer sa toute-puissance. je le pense vraiment. sa détestable verve imprécatoire se tarît d ’elle-même.. On aurait dit qu’elle avait détourné notre langue pour son usage personnel. eux et tous leurs descendants ! » suivis d ’une série de bénédictions.. les enfants ne sont pas coupables. Nous sommes coupables. Imbue de son pouvoir maternel comme toutes ses pareilles. ruminant les sempiternelles jérémiades : « Daswessu n hvaldin tewsar. joli. Un autre soir. en effet. Elle nous avait donné le jour... comme si. il a repris : « C ’est vrai. elle nous clouait à ses souffrances en distillant en notre âme cette affreuse culpabilité vis-à-vis des parents. c ’est vrai. elle nous donnait aussi nos destins. empêtrés dans leur culpabilité secrète. Grand-frère ! » Je ne le regardais pas dans les yeux. Les enfants ne sontpas coupables. » (« Redoutable est la malédiction des parents.. nous étions plongés dans la souffrance où elle se noyait.. [il nous reste] la fuite.C ’est vrai. elle s’en servait aussi pour tracer le destin de ses enfants. Elle était notre dieu qui nous condamnait ou nous sauvait. nous payons. Grand-frère ? Quel mal as-tu fait ? Qui as-tu lésé. situ. à la fin de chacune de ses prières quotidiennes.. C ’est quoi. » Et lui. ses enfants. J ’avais décidé de ne plus l’interrompre : « Qu'est-ce qui se passe ?. C ’est alors qu’elle prit ¡’habitude de nous dire : « Ma ur awen-semmhcy ara. D’où cela peut-il bien venir? Je ne comprends pas.Oui. ça ? . il semblait encore très calme et voulait visiblement me parler. non ? Q u’avons-nous fait ? C ’est vrai. Yemma ne voyait pas que nous aussi. » Au bout d ’un moment. Elle usait et abusait de cette langue qui semblait n’appartenir qu’à elle seule. Elle nous distribuait notre futur. Il attendait plus. Amva urnebyi ara ad iqqel yer tmurt ? Ih. mieux. elle s ’essoufflait. inventant leur avenir dans le moment même où elle donnait libre cours à ses colères. les fêtes. ») . à répéter « Dieu. a sidi. . ju li.. là-bas comme ici. tu le penses vraiment ? . tyerqem ! » (« Si je ne vous pardonnais pas . C ’est peu dire qu’elle avait l’art du verbe ! Ce verbe. enveloppant le monde tout entier dans leur logique implacable ... qui aime à lester ses membres pour la vie ! Ils se traînent. timeyriwm. jusqu’à ce que. Où se réfugier ? Aucune issue. joli.elle ne s’en servait pas seulement pour tisser ses raisonnements qui nous enfermaient. « De toute façon. contre les siens. dès l’instant où elle ouvrait la bouche. Tu y vas pour accomplir un travail tout simple Les lutins le transforment Alors. désormais. tarewla. (Qui ne voudrait pas retourner au pays ? Oui. De la voir s'exciter ainsi à nous pardonner me faisait pleurer... A(-{ruljed a d-tzedmed dinna Iqannunen a t-eawden. c'est logique. lexrif. j ’avais une bonne hygiène de vie. qu’avions-nous fait ? Nous n’étions que des enfants !) Q u’elle était pathétique dans sa toute-puissance ! Elle semblait tenir nos vies entre ses mains.Oui. l’âge venant. La mort devenait une option attrayante. sans vraiment y réfléchir : « Quelle malédiction... c ’est tout.. volé. je leur pardonne. Elle était notre consolation ou notre damnation. (Dieu.) La déception partout. Ça ne peut être qu’une malédiction. ju li. non ? C ’est une malédiction. les figues. C ’est une malédiction. Q u’est-ce que tu en penses ? » Il demandait mon avis ! Je me suis empressée de répondre. Mais il n’y avait peut-être pas que cela... A lur.. mais je sentais bien son regard appuyé sur moi. je n’ai entendu que des bénédictions. » Nous parlions de la même chose sans rien nommer explicitement. transformant en acte sa violence contre elle-même. cette catastrophe ? Q u’avonsnous fait pour mériter ça ? Pourtant.. elle s’appliquait à effacer sa violence d'avant. (J’ai envie de dire . un des défauts ou. qui constitue sans doute un des traits les plus caractéristiques de la culture kabyle. calomnié ? Je n’ai jamais entendu de mauvaises paroles à ton sujet . vous seriez perdus ! ») Et en effet.126 127 De là venait une grande partie du dégoût qui entachait son exil plus ou moins forcé. de répondre d’une voix précipitée : « C ’est vrai ça. parfois même. cette raison à la fois cohérente. ses idées. inadaptés.) Où l’on voit comme ils sont tout à fait à même de reconnaître leur impotence congénitale. à sa vision ? À la manière d ’un Jean de La Fontaine. l’ont-ils reçue en héritage? Sinon. Ils sont persuadés d ’avoir accédé à une position morale incontestable. Ni plus ni moins. les décharge de tout reproche. Mes parents ni ’ont peut-être maudit. Ces mots remâchés et lâchés à tout venant. elle correspond bien au ton quelque peu emporte-pièce de Mufyend-u-Yehya. à quoi serviraient les anses ? Ou encore : A cu i k-ixussen a B en saryan ? . acu ara s-d-gen ifassen ? (Pour un panier sans fond. Ils m ’ont élevé dans l’urgence. Mais eux. En fait. Ont-ils oublié les avertissements de leurs devanciers. allez vous faire tuer !” Voilà à quoi se résume l’enseignement de nos soidisant intellectuels. auteurs prolifiques de proverbes toujours éloquents : I udellaa i wumi y e k k e s Iqaea. et cela dure depuis des générations. avec des moyens usés.Jfaxatemt. En veut-on un exemple ? Il sortait littéralement de lui-même dès qu’il entendait : « Azul ! » (« Salut ! »). ils m ’ont inculqué leurs façons d ’être et de penser. les mêmes avec lesquels ils ont été euxmêmes forgés. étayés. C ’est bien en ses soubassements que leur culture est déficiente. Ils ne se sont pas préoccupés de m ’offrir la moindre assise. les Kabyles d ’aujourd’hui. n’ont été pour moi qu’une succession de ratages de mes parents. Comment ne pas souscrire. qui s’est emparée des esprits. une fois de plus. ces mots. ceux qui l’ont fréquenté le savent : il n’exprimait rien qu’il n ’eût longuement médité. carencée en ces principes de vie familiale et collective qui concourent à l’épanouissement de chacun et. qui devraient être les meilleures. trouveraient cette remarque exagérée. ou a été. Waqila dsan-iyi imawlan. celles qui consistent à s’occuper de la forme et à cultiver les fioritures tout en délaissant le fond. Le fait même d’être parents les disculpe de toute faute. Tout est « moral » chez nous. celui-là qui n’a jam ais vu l’œuvre accomplie d ’un ouvrier méritant. de se reconnaître les uns les autres. en vain. péremptoires au premier abord. il disait simplement : « Travaillez. mon frère les abhorrait.Une bague. « Tanemmirt ! » (« Merci ! »). ce qui leur fait défaut. à les résoudre ? Pour ce qui est de mon frère. » Il rejetait les solutions de facilité. à la fierté chatouilleuse. donc. (Que te manque-t-il. à ces Kabyles. procèdent d’une pensée exercée à saisir les réalités telles qu’elles sont. » (« Je cherche ma chance. Pour tout dire. Ils m ’ont charpenté à la diable. veulent poser un toit là où ils n’ont encore rien fondé ni bâti. Mes parents m ’ont donné la vie plus par devoir moral (encore !) que par un réel désir de m ’avoir. » Muljend-u-Yebya. voire erronée. etc. incompétent en tant que père ou mère. Voilà comment la morale masque ces problèmes qu’il convient de résoudre en nous-mêmes ou ces comportements qu’il nous faut changer. dépourvue. dans des creusets familiaux favorables. s’étonner de leurs difficultés. Si bien que j ’en suis à m'éreinter pour mener ma vie jusqu’au bout avec cette tare originelle. toi le dénudé ? . très lointains. Elle témoigne aussi de sa volonté de battre en brèche l’image magnifiée que les Kabyles ont tendance à arborer de leur culture. de les aborder avec lucidité. Il constatait avec tristesse : « Ils leur apprennent à répéter “ozw/” et ils leur disent : “Maintenant. lui. par conséquent. de se concevoir en tant que peuple en devenir. mais ils auraient donné leur tête à couper plutôt que de le reconnaître. » D’aucuns. Ils m ’ont nourri. mais aussi. Ainsi se méprennent-ils sur leurs problèmes. et cette façon de voir nous dispense de poser concrètement nos problèmes. en était arrivé à cette conclusion lapidaire : « Ur neffu/vbb ’ ara ! » (« Nous n ’avons pas été éduqués ! ») Comprenez : « Nous les Kabyles. » Les Kabyles. Ces premières années. orientés dans le bon sens.128 129 Ou encore : « Jnadiy y e f zzehr-iw ur t-ufiy. d’abord en tant qu’individus. ferme et souple qui leur aurait permis de se construire. sans crainte d’offenser le Ciel. au bien-être de la collectivité. Aucun parent chez nous n ’avouerait qu’il est. édifiés. c ’est une raison. En tout cas. Il est possible que leurs ancêtres lointains. qu’ils le reconnaissent enfin : ils ne la possèdent pas. mais ils ont manqué de m ’établir vraiment dans la vie. s’ils n’existaient pas ?). alors. aient été gratifiés d ’une raison digne de ce nom. prenez de la peine : c ’est le fonds qui manque le moins. aussi déplaisantes soient-elles par ailleurs. et de relever les défis du . nous n’avons pas été construits. fanatisante). à leurs propres yeux. je n’étais pas le seul enfant qui se pendait à leurs basques. comme d ’autres de la même facture adoptés par la majorité sous la pression de cette bouffée de berbérisation quelque peu abêtissante (et. ») Au lieu d ’admettre tout uniment : « Mon enfance a été un gâchis. Ainsi se mentent-ils sur ce qu’ils sont. Ils m ’ont travaillé comme travaille un mauvais bricoleur. C ’était de lamentables éducateurs. Et comment. eux. Mes parents n’étaient pas à la hauteur de leurs responsabilités. pas uniquement aux yeux des étrangers (Ah ceux-là ! Que seraient les Kabyles. Sophocle ou Xénophon après ses trois alertes cardiaques. comme il les appelait. il ne voulait pas les garder pour lui seul. on en conviendra. comment peuvent-ils récupérer cette raison qu’ils ont perdue. la Vie sans prix qui donne leur sens à nos actes. Ils ne font preuve d’aucune originalité en réalité. par exemple) l’ont montré. Les kabyles ont à faire évoluer leur façon d ’être et de penser et. mais c ’est là qu’il y a un rayon de lumière. mon frère revivait. Ce ne sont pas les médecins qui m ’ont guéri. Car leurs problèmes les plus sérieux ne tiennent pas au fait qu’« on » leur interdit d ’être des « Imaziyen». C ’est dire qu’ils contribuent à leurs problèmes. ou encore. est le propre de tous les extrémismes). tout le monde le sait ou peut le savoir : c ’est dans l’histoire écrite. m ’a-t-il dit en me tendant l’Ethique de Nicomaque d ’Aristote. Donc. Comme quoi. qu’ils 1’« accrochaient à la vie ». pourquoi cultivent-ils cette peur irraisonnée d’être confondus avec « les Arabes » ? On a affaire à deux langues distinctes (quoique très parentes). Il ne s’agit pas de remplacer une formule par une autre. leurs mœurs en général. en compagnie desquels il passait ses longues nuits sans sommeil.. sous l’éclairage du mythe berbériste inspiré par leur volonté sectaire de se différencier des « Arabes ». finissent toujours par rejoindre le mythe) ni en se fourvoyant dans la recherche effrénée d’une « authenticité » ethnique et culturelle douteuse (laquelle. tout simplement. à ramener leur tendance à la prétention immodérée aux limites respectables de la simple et juste dignité. eux.130 131 monde contemporain. Ce sur quoi ils devraient être inquiets par-dessus tout. ces Grecs-là ont su. ils l’ont égarée dans les méandres de leur longue et douloureuse histoire. entre eux-mêmes et les autres. encore moins de réflexion. lorsqu’ils se conduisent comme cet homme qui a perdu sa montre et qui la cherche sous un réverbère : ce n’est pas à cet endroit qu’il l’a perdue. la mondialisation triomphante "étant. ce sont les Grecs. propice aux revendications ethniques aux quatre coins du monde. cette intelligence qui illuminait sa voie. qu’ils étaient pour lui comme « un phare rencontré dans la nuit ». son cheminement personnel de celui de tout un peuple. De même. Les hellénistes (Jean-Pierre Vernant. les Kabyles croient qu’ils comprennent leurs problèmes. pour se concrétiser. toutes les sociétés actuelles. c ’est là une donnée irrécusable : ne leur suffit-elle donc pas ? Ou bien alors. ce sont leurs pratiques éducatives telles qu’ils les ont subies et telles qu’ils les reproduisent avec leurs enfants. mais aussi. c ’est comme l’habit du moine dont parle l’adage. parlant de ces mêmes Grecs de l’Antiquité. on le sait également. ce qu’ils devront tôt ou tard remettre en question. Et cette expérience de régénération. Au demeurant. ils ne font que réagir. En clair. ils n’inventent rien à clamer leur « Amaziyité » sur les toits . à leurs façons d’être homme ou femme. d 'être humain.. cette pléiade d ’« im yaren » (« vieux ». En découvrant Platon. leur conception des rapports entre parents et enfants. Et. n ’attend rien ni du Ciel ni des hommes. « sa g e s» ). ou élaborer une autre ? Sûrement pas en succombant à la séduction des récits d’origine (lesquels. vous serez sur la bonne voie. Le jour où vous proclamerez : “ Ur nt'fruzu ur nkeim u /” ("Nous ne nous briserons ni ne courberons non plus ! ” ). à des degrés divers. il expliquait. Grand-frère la jugeait assez stupide finalement : « Brisés. ou 1’« azul » ou la « tanemmirt » ou tout ce qu’ils veulent. ils ont à mûrir enfin. et qu’ils les résolvent. C ’est d’une mutation radicale qu’il s’agit. Diogène. Aussi. notamment. C ’est vrai. Et pendant qu’ils y seront. ne suis-je pas surprise qu’il se soit tourné vers les Grecs de l’Antiquité. les mots ne font pas une identité : ce ne sont que des mots ! Les idées avancées ici ne sont guère différentes de celles que mon frère aimait à exprimer. ce jour-là. à leurs manières de vivre en société. De la même façon. C ’est qu’il ne distinguait pas ses intérêts propres du progrès collectif. inventer toute une Raison. que gagneriez-vous ?. entre hommes et femmes. Leurs problèmes ne sont pas là où ils les situent habituellement. Quant à l’ethnonyme. cette faiblesse ne leur vient pas du dehors . celle-là même qui a en partie inspiré la Renaissance des peuples d’Occident et qui continue encore d’inspirer la pensée universelle.. par Dieu ! » A d ’autres. C ’est qu’il était profondément généreux. telle une cellule à son milieu chimique. il me plaît de le penser. ce sont eux-mêmes qui les créent en même temps qu’ils en souffrent. de cette générosité totale et sincère qui. dans tous les sens du terme : «T iens. va t ’instruire. dans ce cas. ils feront bien de s’interroger aussi sur cette relation aberrante qu’ils entretiennent avec toute forme d’autorité. aux incidences de la modernité uniformisante qui affecte. à nos engagements. Quand tu te donnes tout . » Il plaçait la vie par-dessus tout (sachant peut-être qu'il ne ferait pas de vieux o s). Aristote. à nos rêves mêmes. on le sait. ils n’ont confiance ni en leur langue ni en ce qu’ils sont. paradoxalement.. alors que leurs vrais problèmes tiennent à ce qu’ils sont en euxmêmes. Cette raison. ils ne la doivent qu’à eux-mêmes. ces brailleurs de rue . il voulait les partager avec les siens. les mettre au service de quelque ambition égoïste . dont une des expressions pourrait être le mot d ’ordre actuellement en vogue : « A nerre? waV a neknu ! » (« Plutôt se briser que de se courber ! ») Cette consigne cruelle (donnée par qui ?) à laquelle leur orgueil puéril les contraint de se plier. S’il ne s’agissait que de gagner ta vie. le pragmatisme. Tel était mon frère. tu ne te demandes pas ce que tu vas y gagner. Kabyles ! ») C ’est qu’il était hanté par la vérité : A y e n byiy.. il trouvait encore la force de crier : « Leqraya ! L'instruction ! La quête de la connaissance. a leqbayel ! » (« Qui vous ôtera la vanité et le mensonge. . non sans une pointe d’humour : « Puissent-ils guérir ! Puissent-ils changer. iyna-kwen. fell-i a y dessen Uyaley n e k d asdaw-nnsen. il continuait pourtant de tonitruer en présence de certains visiteurs : « Nous vous disons “voici la voie !” mais vous ne voulez pas la voir.. le berbérisme n tackum ! » (« J'exècre votre berbérisme ! ») Ou encore : « Pendant ce temps. Ce n ’est pas fait pour avoir une fiche de paie et se pavaner. il cessa non de travailler (dans sa situation. Après quoi. D ’ailleurs. pour justifier la rétention de son travail : « A m win icettben i uderyal. Espérait-il une période plus propice. tu peux faire n ’importe quel métier. volait dans les plumes de qui. comme il le faisait jusqu’alors. si personne ne les écoute et ne les apprécie à leur juste valeur ? Il prêchait dans le désert. il le disait haut et fort : « Inaal. une génération moins hypnotisée par Vam aziyism el Cela se peut bien. les Algériens ne survivaient que grâce à la semoule que leur envoyaient les Français et les Américains.132 133 entier à une œuvre. Us ont peut-être mangé quelque chose. en sa présence. Pourquoi dites-vous qu’il y a quelque chose là où il n ’y a rien ? Pourquoi mentez-vous aux gens quand ils attendent de vous la vérité ? C ’est de la trahison ! Vous êtes des traîtres ! » Et aussi : « Win ara wen-ikksen z z u x akw d lekdeb. Le pain est le même pour tout le monde. Leur conduite est incohérente. » Comme il était remonté contre les moutons de Panurge qui suivent aveuglément ces « intellectuels zaeemma tik » (« les soi-disant intellectuels ») ! Et il ne le cachait pas. Cependant. (Et ils rient. Yema ¡¡an agad i sen-igan ccan. À l’époque. nos intellectuels spéculent sur du vent. c ’est fait pour dessiller leurs yeux. penser autrement. Donc. » Il disait encore.. il s’en allait digérer sa colère dans sa solitude retrouvée. se prévalait de son amaziyité de façade. quel que soit le grade de chacun. il voyait que la majorité choisissait la mythologie amaziyiste et ses chimères. crachait son dégoût. Hélas ! ») Et peut-être même avant : Yema dessen Nniqal ad xem m en citub A d msefhamen gar-asen A m m a r ad beddlen leryuh Zemren m a yehwa-yasen Nniy-asen. ») Le bon sens. il explosait. ni titre ni siège ni tribune ni appui officiel ? Du lit d’hôpital où il dépérissait de jour en jour. celui-là vous enrichira. Tout affligé. les intellectuels nney la tfektilin açlu. il est possible qu’ils aient été drogués. yiw e n a y d udem-is J-fidef zeddigen am lekwfen. il y en a qui les écoutent. Ça sert à montrer le chemin aux autres.. comprendre enfin ! Ceux nés dans les années quarante ne réfléchissent pas à ce qu’ils font. cela aussi formait son caractère. le souci de la cohérence et de l’efficacité dans les actes les plus ordinaires. il finit par se retirer . $abfra y a R ebbi çaijlja ! » (« Pendant ce temps. Oh ! Comme il en voulait à ces élites pontifiantes qui prennent les vessies pour des lanternes ! Tandis que le moindre mouvement devenait pour lui de plus en plus difficile. mais de distribuer des copies de ses travaux. quand cette œuvre et toi n’en font qu’un. cela aurait signifié la mort immédiate). Pourquoi refusez-vous de comprendre ? Quand cesserez-vous de berner le peuple avec le berbérisme ? Il n’y a rien. à quoi bon perdre son temps à enregistrer des cassettes de textes. ce n ’est pas un diplôme. En plus. ils s'en moquent Et me regardent comme un ennemi. en plus Au lieu de réfléchir un peu De s ’entendre Dans l'espoir que les choses s'améliorent Ils sont capables s'ils le veulent Je leur ai dit. Dès 1980. lui qui n ’avait aucun statut. » (« Comme qui danse pour un aveugle..) Combien l’entendaient. Lorsque les circonstances l’y obligeaient. . et il le disait. réellement. leurs contradictions au plan de leur savoir comme à celui de leur morale. Dans cette perspective. il mettait au travail la langue ancestrale telle qu’elle fonctionne au quotidien. ad ig R ebbi ¡¡awil ! [Etre la cible d ’un Kabyle ou d ’un Arabe. Ah ! Que n’a-t-il pas été un rien égoïste ! Malgré tout. leurs dérives. si tu veux ! ») Il s’agit donc de semer dans et par la langue telle qu’elle est. participe en grande partie de leur tribalisme délétère. Il travaillait d’arrache-pied. voilà tout ce que les Kabyles ont su apporter à l’humanité ! ») On dirait même que les problèmes des Kabyles se compliquent de plus en plus. sans citer tes nombreux préjugés. dans le vrai de sa culture. ils créent eux-mêmes la réalité qu’ils dénoncent. racistes et autres. Et aussi. désagréable peut-être. C ’est que Yemma était pleinement. la langue kabyle en involution depuis des générations. ce qu’il disait explicitement. par exemple : ton mépris pour celui qui ne te domine pas ou qui te ressemble (Aberkan uqerru. simple. d’inventer de la matière palpable. L’autre. Certains d'entre eux ne poussent-ils pas le ridicule jusqu’à se vanter d’être « plus civilisés que les “Arabes” » ? Soit dit en passant. d ’enrichir un contenu culturel et. ou la ruse infâme dont tu te sers pour te sortir d ’affaire aux dépens d ’autrui. voici une des conclusions de Muljend-u-Yeljya. plus sensée. cynique et odieux. de te montrer présomptueux. avec lequel tu as du mal à vivre. mais je n’en rougis pas). cherchant la meilleure méthode pour communiquer une des idées qui lui importait particulièrement : la nécessité pour les Kabyles d’affronter leurs travers. en exploitant tous ses détours. Mais la vérité est bannie Les gens la redoutent. aussi concret que l’était celui des aïeux qui s’exténuaient sur leurs lopins de terre pour en extraire leur pitance quotidienne. la culture kabyle en panne . d’une des dispositions mentales les plus révélatrices de leur culture tribale : se sentir persécuté par l ’autre vécu dans une proximité insupportable. sehheq-it : ulac ddaswessu . l’obligation à laquelle tu es tenu d’afficher des attitudes hautaines. [Le Kabyle ou l ’ A rabe. il enrageait de son incapacité à intéresser les siens par sa démarche réflexive inspirée par les grands penseurs. sans lequel tu ne peux pas vivre. qui peut s’adresser à tous. Entre nous. ce qui déforme leur perception de la réalité. il récusait la thèse courante chez les Kabyles. vos pires « ennemis » s’y prendraient-ils autrement pour vous nuire ? Quoi qu’il en soit.) Ce n’est ni par nihilisme ni par négativisme que mon frère répétait : « Il n’y a rien ! Nous n’avons rien ! Nous n’avons aucune raison de nous réjouir ! » Il reconnaissait cet état de fait : les élites kabyles occupées à piler de l’eau dans un mortier depuis des décennies . écrabouille-le : ce n ’est pas un péché] . de quels « Arabes » s’agit-il ? Quels sont les indices de cette culture kabyle prétendue « supérieure » à celle des « Arabes » ? Où sont ses productions par lesquelles elle collabore à la Culture universelle ? (Mon frère disait : « le couscous. notamment. leurs causes principales sont en eux-mêmes. une voie plus concrète. il y a une leçon à tirer. leurs incohérences. toujours. ce sont les « autres ». Dieu y pourvoie !] Curieux proverbes. ta jalousie incurable. grecs et autres. plus féconde. lui . en mettant à profit tous ses particularismes régionaux. le plus authentique. simultanément. Win itbas uberkan uqerru. Va travailler. le plaisir que tu prends à donner du fil à retordre à ton voisin.. mais bonne à dire comme toutes les vérités qui se respectent : les Kabyles sont les premiers responsables de leurs maux . C ’est un effort concret sur le terrain de la langue. Kabyles. dans la bouche de la . exhortant ses interlocuteurs au travail : « Taqbaylit akw d lbup eaddi ma tebyid af-fxedm e^ ! » (« La langue kabyle est en friche. d’une illusion commune à laquelle ils adhèrent sous l’effet. dramatiquement. la langue et la pensée de ceux qui la portent. pour ne pas perdre la face. leurs réponses également. plus pondérée ! Il souffrait. Je serais tentée de dire qu’en pensant de la sorte.134 135 Maena tidef iyba yisem -is J(agwaden-f yemdanen. Muljend-u-Yeljya ne s’opposait pas à l’idée d ’interroger l’histoire (et non de s’y réfugier) pour mieux comprendre le présent. leurs entraves intérieures qui brident leurs capacités créatives. il ne renonçait pas au travail de fond qui s’imposait à lui. le plus déplorable qui soit : ce qui écarte les Kabyles d’une vision précise de leur situation. Cette réalité semble relever d ’une croyance collective. du fait de leur mode d’être et de penser tribal qui tend à se perpétuer surtout par l’exacerbation de ses aspects les plus débilitants.. selon laquelle les responsables de leurs problèmes. Voilà une des raisons qui l’ont conduit à modifier sa vision sur le « problème » de la culture kabyle et à s’engager dans une autre voie . Il s’agit de produire. n’est-ce pas ?). C ’est donc ainsi : de notre malheur familial dont je n’hésite plus à parler (j’en pleure. Tels ceux-ci. Toutefois. (Ce que j e désire n 'a qu ’un visage C ’est la vérité immaculée comme le linceul. De sorte que je ne savais jam ais à quoi m ’attendre avec lui. dans leurs échecs comme dans leurs réussites. * Ce soir-là. ney taqbaylit agi ur [-nessin ara. précisément : Ur ffeawad ara i yeysan tibbw it! (Ne recuis pas les os !) Tout bien pesé. un passage obligé pour tous ces peuples. bien des peuples actuels. la question est celle-ci : jusqu’à quand se conduiront-ils comme ce paysan qui cherchait son âne alors qu’il était dessus ? Veulent-ils recouvrer leur identité culturelle « authentique » ? Elle est là. dans leurs défauts comme dans leurs qualités. il avait de plus en plus de mal à se rappeler ce qui s’était passé la veille. » (« Ce n ’est pas la langue kabyle qui est déficiente. les Kabyles ont à devenir ce qu'ils sont. Aussi. selon ses ressources propres et sa situation dans le cadre de l’Etat national dont il fait partie. la langue telle qu’il la parlait lui-même. D nekw ni ur nezm ir ara i yiman-nney. S’agissant des Kabyles. Elle est. Pour qu’enfin notre histoire puisse couler comme l’eau. dans leur tentative de surmonter leurs traumatismes historiques. comme les saisons. à différents degrés. et plus généralement. dans leurs mesquinéries comme dans leurs grandeurs.. ») Evidemment. ces Kabyles qui n’ont d ’autre prétention que celle de durer tels qu’ils sont. culturelle et sociale de ceux qui l’expriment . C ’est d ’ailleurs là. en les fréquentant un peu. Grand-frère semblait apaisé par ma réponse. sans ambages : la quête identitaire est une des préoccupations majeures des peuples hier colonisés. Et si ce qu’ils sont leur déplaît. surtout en les observant . Il connaissait ceux d ’ici. Je m ’en rapportais à l’espoir de le voir se rétablir. cette quête. cette langue. la façon dont ils la maîtrisent. c ’est-à-dire les héritiers d ’une tradition orale qu’il leur appartient d ’enrichir et de prolonger par l’écriture. et comment je voyais la question de la culture. la recréent et l’enrichissent en intégrant de nouvelles réalités . l’état d ’une langue reflète la condition intellectuelle. c ’est-à-dire en eux-mêmes . Nous faisions connaissance enfin ! Pourtant. c ’est nous qui sommes incompétents. de se relier à leurs origines. psychologique. leur langue est aussi leur première et dernière chance de conserver leur identité culturelle sans s’enfermer dans une vision ethniciste. Peut-être sommes-nous fatigués. cela ne l’a pas empêché. il m ’a demandé ce que je pensais des Kabytchous. et aussi.136 majorité. nous ne la connaissons pas. dont il découvrait peu à peu les subtilités régionales et les potentialités inexploitées à tous les niveaux. Cela admis. Cette langue. Et chacun d ’eux la mène avec plus ou moins de bonheur. toute Y authenticité qu’il défendait : cette expérience de vie révélée à travers la langue vivante. leur ardeur à la pratiquer avec passion et intelligence. ils la portent en eux-mêmes. comme s’il vivait parmi eux. qu’ils le veuillent ou non. le dirai-je à mon tour. les Imaziyen d ’il y a deux mille ans ? C ’est peut-être le lieu d ’invoquer la sagesse de ces ancêtres. 11 a évoqué chacun de nos frères par le surnom qu’il lui donnait autrefois. comment l’aborder. il connaissait ceux de là-bas. dans quelle disposition il était. quels étaient mes rapports avec eux. . l’histoire. Et c ’est peu dire qu’il les connaissait. Je me promettais que je trouverais alors le moyen de discuter avec lui pour débrouiller notre sac de nœuds et liquider ce qui nous déchirait. dans ce miroir aux alouettes que leur tendent. Mais aussi. les Kabyles sont le produit d ’une hybridation linguistique et culturelle multiple. Ensuite. d ’éprouver leur continuité culturelle tout en restant ouverts au monde actuel et à ses évolutions inéluctables. de reprendre ses lancinants « ta mère-là ! » qui me déroutaient. Ahaat nasya. Enfin. à travers les fantasmes débridés de leurs puristes entêtés. tel Narcisse dans ses eaux originelles. J ’avais perçu son sentiment de culpabilité à l’égard de nos parents. à la transmettre pour elle-même et non pour s’opposer à une autre. ou alors. les citoyens d ’un pays participant du monde et de son humanité diverse.. la masse des petites gens qu’il regardait comme des proches parents .tous ces hommes et ces femmes vrais dans leurs souffrances comme dans leurs joies. comment cette langue n ’auraitelle pas toute leur confiance ? C ’est elle. de tous les groupes qui ont été. tout comme le rêve permet à chacun de retrouver son enfance. Comme. n’est-il pas plus pertinent d’essayer de l’améliorer plutôt que de se mirer. sa vitalité. m ’écouter ! Il m ’a appris certaines choses qui l’avaient blessé dans sa vie privée. sa force. comme la vie. à mon sens. en chaque instant. passer comme les jours. peut-être pour la première fois. le passé étant inchangeable par nature. la langue maternelle (et non le 137 berbérisme !) qui leur permet vraiment. il a bien voulu me parler et m êm e. de sérénité. les immigrés. Il répétait à qui voulait l’entendre : « MaCCi t-taqbaylit ur nezm ir ara iyim an-is. de notre mère surtout... happés par la modernité conquérante mise en branle en Europe depuis cinq siècles. donc. les jours suivants. de s’emporter encore. là aussi. la langue usuelle vibrante des heurs et malheurs des gens ordinaires . inscrite dans la langue qui les habite et qu’ils habitent. toute tournée vers luimême.. Yemma aimait les entendre.138 J’espérais. ce dernier lien avec un monde pour lui de plus en plus invivable. Dans sa chambre d ’hôpital même. Thérapie. d ’exposer ses problèmes ou de soumettre ses projets personnels à l’avis de tous. en cette veillée funèbre. lui aussi.) La maison résonne maintenant des dikr. de la main qui lui obéissait encore. ne disait-il pas qu’il lui avait été infligé. l’on chantait dans l’atelier. peut-être dès l’aube de sa vie. cela veut dire tailler. Alors. je rêvais une seconde chance. Nefbibb/.. la possibilité donnée à chacun de rompre un instant son exil en parlant du pays quitté...politiques ou autres -. d ’une voix vigoureuse et envoûtante). en fait. un espace de réflexions et de discussions autour de thèmes divers . Et.. Grand-frère les considérait comme une « thérapie de groupe ». Sa violence. afrerref. au-delà du travail littéraire. ces chants religieux d ’évocation et d ’édification qui me bouleversent toujours. était en lui depuis toujours. il est parvenu à le rompre.. il mimait l’opération.. Certains soirs donc. il les a réclamés. le cousin de Mokrane. Ces séances consacrées à la controverse et à l’expression libre. mon frère ne pouvait cacher ses larmes : Lefhama win um i f-yefka Teyleb lyella U ryetfili d igellil Bab-is y e b b w i lbayakka Yebead i tlufa Uridenneb ur ¡{Iieyyil . Oui. Car. une grande partie de la soirée était parfois occupée par ces chants. Tandis que lui. Mokrane. neqqar m azal Aql-ay nedder tamara. Koukou et Saïd lui ont chanté les quelques couplets qu’ils connaissaient. mais aussi. à voix basse. disait : «R adiothérapie. il faut trancher dans le vif.. 16 (Nous endurons. C ’est dire l’importance qu’il leur accordait. » Et. mendiés autour de lui. plus conscient des approches de la mort. Dans l’atelier. à ce morceau par exemple (le même qu’entonne. c ’est juste. endurons Survivant de mauvais gré. les réunions étaient avant tout des rencontres et des retrouvailles amicales. Il faut sectionner. Ce monde. Dans un sens. Grand-frère les recherchait. Mort Gens. Comme Yemma. qui ne se laissait enfermer dans aucun cadre. je l’ai dit. elle n’avait aucun pouvoir de décision. il n’a pas vraiment été entendu. Mais. et à laquelle elle s’en remettait tout entière. il semblait tout imprégné de cette piété naïve. j e prenais cela pour un simple mot M ulj-u. C ’est. elle parvenait à se libérer de ses voix intérieures.. Par ces mots. pris au sérieux. de l’autre. en partie au moins. sa conviction que sa vie ne lui appartenait pas et que. elle n’était ni banale ni drôle. aucune forme établie. * (La sagesse. elle disait son impuissance devant certains événements.) D’un côté. Tusid-d a Im ut s lasjel rile y a m edden d awal kan Mufr-u.Yefrya. leur donnant une hauteur d ’où ils finissent par transcender leur propre existence.) . le passé et le présent. les êtres et leurs jours. il essayait de trouver une issue à une existence qui tendait de plus en plus à l’impasse. il était profondément croyant.. putréfiés en dedans Dieu. assez familière. Muh ? lui demandait-on quand il pouvait encore parler.. Pour moi. Tu es le Compagnon Remplis d ’appréhensions. Elle témoignait ainsi de la Force qui l’habitait. nous comptons sur Toi Quand sur nous. que désirer de plus ? Tu ne peux pas être en de meilleures mains ! » Lui se taisait. Et. composante évidente et. « Comment vas-tu. L ’Espérance vivante. en prononçant « R eppw i» au lieu de « g e b b i» . c’était une réplique banale de la part de mon frère . Puisqu’il n’y a qu’un Ciel qui relie tout. cette phrase qui était une des expressions favorites de Yemma. Il faisait rire surtout. son terme est arrivé Les anges ont apprêté la place Nos cœurs se nourrissent de souffrance Engorgés. par moments.Aql-ay deg uñís n R eppw i ! (Nous sommes entre les mains de Dieu /) » Parfois.140 MaCCi am win tebbwi lhawa La ddin la lljepna A k k en isabba ad as-tm il.. pendant qu’au fond de lui-même. quelqu’un ajoutait en riant : « Alors. puisqu’elle passait par notre langue maternelle et s’appuyait sur nos croyances traditionnelles. à qui II la donne Prime la richesse Qui l ’a reçue ne connaît point la pauvreté Il est béni pour toujours Il se tient loin des malheurs Ne pèche ni ne complote Ce n ’est pas comme le frivole Sans fo i ni dignité Toujours sa vie sera déséquilibrée. une phrase qui les faisait sourire parce qu’il la disait à la manière d ’une femme. sur ce plan non plus. 141 cette Foi qui grandit les êtres en eux-mêmes. (En hâte tu es venue. sous cet angle aussi... la tombe se ferm e Nous laissons parents et amis. si communicative. sur l’essentiel. C ’était sa façon de laisser la porte ouverte à l’espérance à laquelle elle tenait de toute son âme martyrisée. telle était Yemma quand. . Elle portait Les deux chœurs de lexwan vont se relayer des heures durant pour remplir cette nuit de leurs voix puissantes. la vie et la m ort. il ne croyait en rien qu’au travail concret . Pour les visiteurs. ce que masquait le semblant d’humour par lequel il exprimait la composante spirituelle de sa personnalité . mon frère lui ressemblait visiblement.Yefrya yebbwetj-as lajel Lm ulukheggan aha amkan Tasa d wul tay y e f inijel A r daxel qebren rkan A R ebbikeC dim w ennes Demn-ay aql-ay deg yeblan I uçekka ni 'ara yay-yefrbes Negga leljbab dimawlan. le haut et le bas. somme toute. présente à tout moment dans la chambre de l’hôpital. jamais ! Pas même dans un rêve ! Cet après-midi-là. elle se confond avec leur matière toute faite de compassion.. et cette connaissance les ouvre à la pleine sensibilité. me demandant à voix haute : « Oh mon Dieu ! Comment. ce sont celles d’une souffrance harmonisée et acceptée comme une grâce du Ciel. je me suis figée. » Ensuite. simples et vrais. Et ils sont inconsolables. le cœur engourdi. puisqu’elle était là. et mon âme s’apaise peu à peu. sur un ton grave. dans leur profondeur insondable. mais je me disais que c ’était Yemma qui devait être là. Ils me rassérènent. À dire vrai.. je n ’avais pas une grande photo de lui. Je la prends par tout mon corps et la range dans un coin de mon cœur comme une précieuse révélation. Elle ne me domine plus.. » Et alors qu’elle n’était plus. je revoyais mon père dans ce rêve qui était aussi clair qu’une image sur un écran. et leurs chagrins sont plus désespérants que les nôtres. elle avait répété. en français : « Ça ne fait rien. Aurait-elle été encore de ce monde. 1 1 se leva et prononça. comment aurais-je pu le lui dire ? Non. je ne sais plus. Je voulais prendre le métro pour rentrer chez moi.. elle continuait de savoir. ce que. Les défunts pleurent-ils ? Un rêve fait quelques semaines après la disparition de Grand-frère m ’a répondu : oui. Demain. hébétée. Tandis que nous. elle aussi. les défunts pleurent. Ma douleur vibre à leur rythme . je sens ma douleur se transformer. fébrilement. savent ce que nous ignorons. J’étais sans mot. dont il ne me reste que ces mots. je rapportai le terrible silence.142 143 En écoutant ces chants sublimes. Elle ne me fait plus mal. très longtemps. mon esprit. amplifient mon sentiment d ’humilité à l’égard de la vie. de paix. elle . Yemma savait. à côté de Yemma assise. Ah !. Je la ressens comme une émotion . une longue phrase en kabyle. celui qu’elle semblait avoir ligoté toute sa vie par sa souffrance. je le sais. décrivis la façon dont il avait ouvert les yeux. Quant à mon père. Pendant des mois. » qui avaient brusquement cessé pendant que je lui parlais et lui caressais le visage de ma main mouillée.. J’aurais pu demander à Mouloud ou à Hamid de m ’en apporter une. comme si mon frère en personne était apparu là. Je mimai tous ses gestes. Elle savait depuis longtemps. une émotion pure. mais je me suis égarée. l’esprit confus. Je pris les mains de mon père : « Père. Il y a son œuvre.. Je reproduisis la façon dont ses paupières s'étaient abaissées comme le rideau sur une scène de théâtre. non ? » Ces mots m ’ont calmée. * . ils nous entourent d'une insensibilité qui nous permet d’aller à la rencontre de nos jours. à libérer son premier fils. elle savait par elle-même.. vais-je dire ça à Yemma ? » Tout à coup. il n’est pas mort entièrement. Par eux. j ’aurais agi comme elle l’avait fait avec nous deux au sujet de notre père : je ne lui aurais rien dit. Mais elle savait. ils m ’ont soulagée ! C ’était comme si la mort annoncée de Grand-frère était dans un sens plus supportable que le fait d’avoir à l’apprendre à Yemma. j'aim ais à le croire. soudain. à la pitié absolue. Mieux. cette douleur. Je les bois mot après mot. Vous ne voulez rien me dire. Ils sont la condition humaine versifiée. Je répétai les « Ah !. belle et sacrée. je décèle la mesure juste de ma langue maternelle. le monde tout entier. nous cherchons à savoir. Yemma devait être présente : ne Pétait-elle pas de toute façon ? Donc. me réconcilient avec le monde. Enfin. harcelant ses fils autour d ’elle : « Il est arrivé quelque chose à votre frère en France. les jam bes flageolantes. l’ignorance et l’oubli nous protègent. son long regard plein de vie. je les avale note après note. cette douleur. Sinon.. Ils pleurent à ma place. Et leurs larmes. je me mis à lui raconter comment Grand-frère avait rendu l’âme. Les larmes qui coulent maintenant sur mes joues. Ah !. je suis sortie vite de l’hôpital. assommée. après que le jeune interne de garde m ’eut expliqué que mon frère venait « d’attraper une vraie vacherie » et qu’il n’avait « plus que six mois à vivre ». J ’attendais avec Yemma que mon père vînt pour l’informer. elle. l’indescriptible absence. elle devait être là et consentir enfin à rompre le cordon. devant moi. Mais moi. je ne serai plus la même. je revoyais mes parents. » Mon père fit une grimace de douleur et des larmes coulèrent sur ses joues. l’effroyable vide qui. Dans ce rêve. puisque c’était elle qui tenait les fils . Eux. ces chants graves et ardents. Il vint s’asseoir sur un petit banc. Il était malade et personne ne lui avait rien dit à propos de Grand-frère. tu sais. Grand-frère Abdellah est mort. maintenant. et elle est vivante. eux aussi. J ’ai erré des heures. et sa voix m ’a crié : « Q u’est-ce qu’il y a encore ! Ta mère-là. Je vois le monde illuminé d ’un éclat nouveau. Dans leur mélodie unique. je m ’éprouve à l’échelle infiniment modeste de ceux qui la parlent et la nourrissent. dans leur résonance tragique. mais elle est déjà morte. Il ne savait pas encore. sur un petit banc. avait rempli la chambre. se tenant de l’autre côté. Qui aurait compris ? Il aurait fallu raconter l’histoire à partir du début (et quel début ? Le savais-je moi-même ?). ce flacon. et même. comment expliquer ? Expliquer quoi ? Crois-le si tu veux..144 Quand cela s’est produit ce soir-là. Cela avait intrigué plus d ’un. elle ne vient pas du robinet .De l’eau bénite! Eh bien. ce flacon que je me dépêchais de dissimuler dans mon sac lorsqu’un visiteur me surprenait à passer ma main" mouillée sur le visage et sur la tête de mon frère.. » Je l’ai remercié. Alors que je commençais à lui raconter comment la chose était arrivée. je me serais obligée à admettre l’inadmissible. cela ne concernait que Grandfrère et moi.. La mort avait tout figé. Abdenour m ’a dit d ’aller m ’asseoir et il a fermé la porte derrière lui. tout à fait sûr ! C ’est aussi un geste de foi. J ’ai balbutié : « Quoi ? La profession de foi. J ’éprouvais une sorte de satisfaction à constater qu’en me laissant mener par ma sensibilité. C ’est qu’il y avait la mort d ’un côté. Oh non. Avant de se tourner vers moi. J ’étais seule. elle vient d ’un voyant-guérisseur que Yemma avait l’habitude de consulter. le monde tout autour. Y em m a.. c ’est fait. Etait-ce donc pour cela aussi que je tenais à ce que Yemma fut « présente » ? Quand la mort te surprend en exil. Je m ’étais posée là sans savoir que faire d’autre... Alors. à travers nos croyances et nos rites traditionnels. ce n ’est pas de l’eau ordinaire.. puis.. » Je l’avais pris surtout parce qu’il venait d’elle. depuis les commencements.. Ensuite. Mais au moment de franchir le seuil de la chambre. et qui m ’avaient accompagnée jusqu’à l’âge adulte ? Comment n ’avais-je pas pensé à effectuer le geste primordial ? En me soumettant à la Loi par la formulation explicite de la profession de foi. Il s’agissait d’autre chose. nous allons la lui réciter tout de suite. qu’est-ce qu’il y a dans cette bouteille ? . des instants privilégiés où elle semblait résister aux assauts de ses infatigables « ennemis ». tu as fait exactement ce qu’il fallait faire. Grand-frère-là. vers qui peux-tu te tourner pour lui demander ce qu’il convient de faire ? Qui peux-tu appeler à ton secours ? À quoi peux-tu recourir. de l’autre la « bonne façon » d ’agir. C ’était des moments que j ’appréciais. je n’ai pas pu me retenir de le lui dire au téléphone : « Tu me manques. à deux pas de la chambre d ’où sourdait maintenant le mystère absolu. Une seule fois. quelque chose de plus « grave ». Ça ne m ’est même pas venu à l’esprit. Abdenour m ’a interrompue : « Lui as-tu au moins récité la profession de foi ? » Je suis restée toute pantoise. . et je me suis mise à trembler comme avant. Yemma me l’avait donné. Oui. Téléphone à Mouloud. Abdenour s’est levé : « Il n’est pas trop tard. Yemma chérie par-delà la mort. et si vaillante par ailleurs ! * Il contenait donc de « l’eau bénite ». Comme ça au moins. Peu de temps après. » Je ne voyais pas l’intérêt d ’en parler.. ma fille. mes mouvements.. je n’avais jamais pu dire : « Je t ’aime ».Rien. je lui ai demandé d ’appeler quelques personnes. expliquer qu’il ne s’agissait pas de la simple croyance aux vertus d ’une eau sur laquelle un ccix avait prié et crachoté des années auparavant. Abdenour est arrivé. au bord du néant. à l’instant. il s’est essuyé les yeux. j ’avais fait les « bons» gestes avec Grand-frère. Viens. en me disant : « Prends-le. pourtant. s’il te plaît. j ’ai repris mon récit : « J ’étais en train de lui essuyer le visage avec de l’eau. à qui. j ’ai répété. « Voilà.Ah bon ? Tu en es sûr ? . Il a reparu quelques minutes plus tard. il est en paix avec son Créateur. je ne peux pas. de plus abstrait. une espèce d’intrigue inextricable qui se poursuivait fatalement. peut-être même avant . De l’eau. c ’est parfait! Tu vois. » J ’étais rassurée. qui se tramait depuis longtemps. où elle revêtait le visage de cette mère émouvante. C ’est comme si tu lui avais récité la profession de foi.' Tu en auras besoin. . il est mort. » . à travers ses prières quotidiennes que je suivais avec une grande attention. mes pensées.Oui. sinon à ce que tu as toujours connu et que tu portes en toi ? J’avais toujours aspiré à la spiritualité du monde par l’intercession de Yemma. » Je ne me sentais pas la force de l’annoncer moi-même à m es frères au pays. et l’on m ’avait parfois demandé : « Dis. » Je me suis sentie comme prise en faute. c’est tout. Sans consistance ni sol sous mes pieds. mes jam bes se sont bloquées. Il m ’a trouvée assise dans le hall. je n ’ai rien fait de tel. Avais-je complètement oublié les rites dans lesquels je suis née. comme il avait son portable. tout bas : « Je ne peux pas avancer. j ’ai appelé Abdenour : « Abdenour. Tu sais.. » Je lui ai emboîté le pas. L ’âme a ses secrets. j ’ai été emporté. de cette sérénité que l’on atteint quand nos actes s’harmonisent avec ce qui nous inspire en notre âme. cette âme . J ’allais me coucher sans même dîner. surtout. de ne rien penser par moimême en réalité. ami. Oui. une de ces rivières du pays kabyle. qu’il s’écoule par les êtres pour les conduire à la réalité. Ccerfa n Jeddi Behlul. toutes ses pensées. emportent tout. il n ’y avait plus aucun espoir. qui gonflent en hiver. tu t ’en souviens ?. à tout moment.. alors. j ’ai coulé. c’est en ne demeurant pas immobile et en ne luttant pas que j ’ai traversé le fleuve.146 À sa réaction. par exemple -. ceux-là. L ’expérience restait douloureuse.. la sensibilité. c ’est que tout est lié du début jusqu’à la fin. tu en auras besoin.. je ne sais pas très bien. » m ’avait dit Yemma. les choses que tu vis sans le savoir. J ’obéissais à une sorte de nécessité. tout racorni et infesté de parasites. à côté de ces objets divers et sans valeur. Comme si. mais je ne l’avais encore jam ais ouvert. comme ça. corps et âmes. lorsque mon regard tomba sur ce flacon. je me rendais compte que j ’agissais suivant une logique. Le cactus était en piteux état. Alors. d ’un voile qui n ’est pas fait pour la dissimuler. Je l’avais toujours posé bien en vue. dans son langage à elle .. « Prends-le. . la nature pure. ami. en rentrant chez moi. ce flacon.. mais une souffrance consentie comme un accès ouvert à une plus grande compréhension. cette eau vient d’un ccix. Moi. Ce que je vivais me semblait cohérent. guidée. offerte depuis toujours. tu le penses aussi. j ’avais rêvé d’une plante verte. » Jusqu’à ce soir-là. toujours dans le rêve. je me suis sentie ridicule à lui dire de telles balivernes. de but en blanc. J’avais oublié notre culture et ses pudeurs si subtiles. et sans me débattre.. une volonté impérieuse qui me poussait à prolonger un fil tissé à travers des générations.. Il faut aussi que le temps accomplisse son oeuvre.. Jusqu’à ces jours de désespoir.. Ou alors. et cela m ’apaisait au lieu de m ’effrayer. Grand-frère ?. n ’est-ce pas ? Elle est voilée. Quelques semaines avant.Sans rester à ne rien faire. je me suis mise à invoquer les saints tutélaires du pays kabyle. elle. Pourquoi aurais-je été effrayée par ce qui se présentait comme une issue inespérée ? Je me sentais soutenue. mais pour en préserver la valeur. ses espoirs et ses rêves.celui des rêves. l’infime mouvement qui pouvait me laisser croire à une amélioration de son état. En fait. Par quoi ? Par qui ? Le plus important dans l’expérience que je vivais avec mon frère. sur une étagère. ses peurs et ses angoisses.Mais comment y es-tu parvenu.. elle te révèle. serein même. ô seigneur ? . je pensais : « Mais qui sontils. je passais en revue l’image de mon frère pour y déceler l’imperceptible geste. 147 En essuyant le visage de Grand-frère avec l’eau du flacon. Au comble de mon désarroi. au cœur d’un hiver sans fin. Je ne sais que faire d’autre. * Ce soir-là. au juste. J’avais pris ce flacon comme je prenais tous les mots de Yemma. Ainsi. dans un large pot à la forme rectangulaire et muni de barres en métal blanc. déracinent les arbres séculaires. Il m ’était arrivé de le prendre. Et elle parle aussi. de le tourner dans tous les sens pour voir s’il ne s’y produisait pas quelque phénomène. J’étais rentrée tout abattue ce soir-là. Yemma le faisait. as-tu traversé le fleuve ? demande le disciple. de pouvoir insérer les événements dans un ordre donné. pour décider que mon frère est à la fin de sa vie ? Que savent-ils vraiment du mystère de la Vie ? Peuvent-ils seulement dire quand la vie commence ? Et comment. un peu comme si j ’avais traversé une rivière à gué . et quand je me suis débattu. Comment l’idée m ’était-elle venue ? Les médecins en étaient maintenant à parler de « phase terminale ». j ’avais le sentiment d ’agir au gré des événements.. C ’était comme si le voyantguérisseur qui l’avait donné à Yemma me faisait signe. alors qu’en réalité. je lui disais : « Grand-frère. Voilà donc par où je suis passée. . mais auxquels je tiens : ils m ’aident à me rappeler d’où je viens quand je ne sais plus où je vais. ami. et dont les eaux déchaînées inondent le monde. répond le maître bouddhiste. voilà comment je me suis conduite : « Comment. C ’est vrai. n’est-ce pas. portée. à leur propre réalité. une sorte de cactus. non plus une injustice. Sauf que la comprendre requiert de la patience. Qui sait d ’où vient le mal ? Qui sait d ’où peut venir le remède ? Ce qui est sûr. peuvent-ils savoir quand elle se termine ? » Chaque soir. une pensée qui opérait en dehors de moi. c ’était cette possibilité.Lorsque je suis resté à ne rien faire. Pardonne-moi si je me trompe. Seigneur. tu rêvais au printemps ! J’ai fini par admettre que je me forçais à entretenir l’espoir. La douleur elle-même devenait différente : ce n ’était plus un châtiment. » .. j ’avais songé à le soigner en l’aspergeant d ’un certain produit. j ’ai traversé le fleuve. mais elle avait désormais acquis une profondeur qui la transfigurait. . Pendant quelques secondes. Je t ’écoute. ça n ’a pas voulu reprendre. Mais pourquoi suis-je troublée à ce point ? Et qu’est-ce que je vérifie ainsi ?. exactement les mêmes. ou allongés sur les tapis.. Cela dure une minute.. Le début d ’une Eternité. sans quoi. mais je continue de parler. c ’est Malha telle que je l’ai connue autrefois. pas du tout inquiétant. tandis que. je vois. Je ne crois pas à sa mort. La dernière fois où il était passé chez moi. d’autres semblent assoupis. à cette minute même. Je suis avec toi. je t ’en prie. Dormir là. Je les dévisage longuement l’une après l’autre comme si je vérifiais quelque chose. j ’entends son regard me dire les mêmes paroles. c ’est moi aujourd’hui. incapable de me poser. Je ne peux pas me reposer. Ses yeux sont animés d ’un regard intense qui rencontre mon propre regard. Fais attention. fais un geste et je comprendrai.. merci. comme si je percevais l’urgence de l’instant : « Me voici. et c ’est comme si je sortais d ’un rêve..148 C ’est à ce moment-là que ses paupières se sont soulevées. assis. Mais ce soir-là. c ’est moi il y a dix-huit ans .. si rayonnante de jeunesse.. Parle.. Dis un mot. Quelques visiteurs occupent encore les sièges tout autour du cercueil et le long des murs. Les femmes se sont regroupées dans le petit salon. Je reprends ma lente déambulation. il y aura du monde autour de toi. » Je m ’efforce de retenir son regard. Il m ’avait répondu : « Pas le temps... Je suis saisie. Mes yeux se fixent sur le visage de ma cousine Saassi. la tête sur leurs bras croisés. règne maintenant un étrange silence. avec précipitation. Sur mon visage aussi. 17 Quelle heure est-il ? Deux heures. N ’aie pas peur. Les paupières s’abaissent. puis sur celui de Malha.. Dans la maison. ferme mais paisible. « Viens te reposer un peu. d ’autres à l’étage. une longue minute. sa sœur plus âgée. cette détermination qui s’en dégage !... Certains bavardent tout bas. Malha. Je n’entends plus aucun souffle. Ce regard. par moments. Confusion : pourquoi suis-je ici ? Pourquoi tout ce monde réuni ? Que signifie cette drôle de n u it? Et Yemma que j ’attends. Tu n ’es pas seul. Je dois m ’en aller. et puis. trois heures du matin ? Les dikr se sont peu à peu éteints. tu vas tomber d’épuisement ! » me disent mes cousines. Ses lèvres remuent. Et ce silence.. Rien autre que ceci : Saassi. Le cercueil. je l’avais invité à manger ou à boire quelque chose. Leur ressemblance me trouble. là. Saassi. . Les derniers jours aussi. A quel moment ? Tout à coup.. J ’ai l’impression qu’il y met toutes ses forces. mais qui n ’apparaît toujours pas ! Je me penche par-dessus la rampe qui donne sur le grand salon.. Le temps sans vergogne a bien imprimé son empreinte sur le beau visage de M alha . dans les chambres ou dans les couloirs. Tout à l’heure. je ne les ai plus entendus. les officiants sont partis. j ’attends que sa respiration reprenne. Lamana tebbwecj Bab-is (La chose confiée est rendue à son Propriétaire). il s ’arrêtait de respirer. terni son expression si gaie. Et cette puissance. je m ’y plonge dans l’espoir éperdu qu’il me sache vraiment avec lui. Le visage de mon frère à travers la minuscule vitre.. le temps est passé.. Grand-frère. Courage ! » En cet instant précis. cet ultime regard est tellement expressif. Je suis toute dans ses yeux.. Je ne veux pas m ’asseoir.. hagarde. Quoi ? Q u’y a-t-il ?. il a abîmé ses traits fins. d’une tristesse froide.. la propreté. dis ? Et même s’il le faut. tout en l’enchaînant en luimême. Ils t ’ont choisie.. Elle savait de quoi elle parlait. Pourquoi nous terrorisait-il ? Je voulais le lui demander. quelque chose qui le dominait. Je n ’entends plus que lui. est-ce bien le moment de balayer... une tristesse figée sur mon cœur qui bat très fort. sa simplicité dans la joie et la douleur. Combien de personnes sont entrées dans la maison ? Le sol carrelé du salon. * 151 Ma tête est vide. il s’était blindé .. Je balaie dans tous les recoins jusqu’à ce que Malha se jette sur moi : « Q u e fais-tu là.. assourdissant. nous nous tenions tout cois. toujours ce même silence angoissânt qui l’entourait. sortez-le de là. par sa gouaillerie. « Grand-frère. tu n’as rien d ’autre à faire ! » Malha et ses vieilles croyances magiques. tellement il avait tendance à dépasser la mesure en toutes choses. les Saintsgardiens sont avec toi. Personne n ’osait desserrer les dents. En sa présence. impénétrable. Je le verrais bouger la tête. entier. ce n ’est pas à toi de balayer ! D ’ailleurs. qui l’entraînait dans une vie cahotante.Tu me prends donc pour un monstre ? m ’a-t-il répondu. Me permets-tu de leur dire qu’ils peuvent venir ? lui ai-je demandé tout au début de son hospitalisation. « Dis. Alors. la simplicité. » Malha a suivi les conseils de Yemma. garde ton cœur compatissant. il ne se passera rien. « C ’est donc ainsi. espèce d ’étourdie. Comment supporter de la voir sans rien faire ? Je me mets à la recherche d’un balai. par Dieu ! Il n’était qu’endormi ! Allez. ne méprise pas cette faveur. Malha. Je pourrai le dire moi aussi. poussé par quelque chose sur lequel il n ’avait aucune prise. par sa vérité tout entière. Même quand il est réduit à l’état de. Je veux briser ce silence qui m ’écrase. inflexible et irascible . par sa sensibilité. tes mains ouvertes. Je demande l’heure : pas loin de cinq heures du matin. ses yeux s’ouvriraient. vide mon corps. retenir cette nuit qui va s’achever pour laisser venir le jour où l’on mettra sous terre mon frère. elle lui disait d’une voix grave : « Il n’y a de dieu.. tout est triste. Grand-frère ! » Et je m ’éloigne.. ma fille. mais lui-même n’y était pour rien au fond. même quand il ne remplit qu’un coffre de bois. sa candeur aussi troublante qu’agréable. La douleur monte en moi comme une fièvre. Je lui aurais posé la question tout de go. frères et sœur. préservez-nous ! Donne-moi ce balai. beaucoup voudraient te rendre visite. c ’était surtout par ses « qualités abusives ». ce n’est vraiment pas sa place ! » Je regarde longuement le visage de mon frère. Nos parents eux-mêmes devenaient muets. Va. Va t’asseoir. Je descends près du cercueil. Je remarque les nombreuses lumières. il ne manque pas de femmes dans la maison pour balayer. tout mon être disparaît dans le silence pesant qui a subjugué la maison. tant il se montrait insaisissable. ils sont les bienvenus ! M ’as-tu vu renvoyer quelqu’un une seule fois ? » À sa manière. le couloir d ’entrée. de poussière apportée par des dizaines de pas.. par sa modestie. Elle a su conserver son innocence. ?! O h ! Saints-gardiens. après avoir entendu sa nièce lui raconter ses rêves prémonitoires et d ’autres visions tout aussi surprenantes. Yemma. En réalité. tellement rigide qu’aucun de nous. tout bouffi de colère. où mettait-il toutes ces montagnes de choses tues ? Ce silence retentissant. tu n ’es pas seule . comme Guy de Maupassant dans un de ses romans : si mon frère péchait. Yemma disait qu’elle était « habitée ». lorsqu’il revenait à la maison. par sa lucidité. par sa droiture. Je crierais simplement : « Venez voir ! Je le savais. Il était habité. invincible. Il n ’était ni haut ni large. de peur de sortir un mot qui l’irriterait et le ferait partir comme il était venu. Il était dans l’excès par son intelligence. Tout est illuminé. . parents. Il ne se passe rien. il était pourtant une espèce de « monstre ».150 Ce silence lourd de tout ce qu’il n ’a jam ais pu exprimer. Voilà que l’envie me prend de hurler encore. Grand-frère aimait l’ordre. toute cette poussière !. tout comme autrefois.. Toi. quand. Elle passe des rires aux larmes et des larmes aux rires avec une . Recherche toujours la pureté. mais j ’attendais qu’il fut en état de m ’entendre. comme s’il était le cœur de cette maison. Je suis comme déçue. ne pouvait toucher son être véritable. par son rejet des faux-semblants. ce silence qui l’accompagnait persiste. tout est recouvert de terre. Toujours rien. pourquoi ne pouvions-nous pas te parler normalement ? Pourquoi riais-tu de bon cœur avec les autres et rarement avec nous ? Que t ’avions-nous fait ? » Comme je me leurrais à penser de la sorte ! Il nous inspirait une terreur irrationnelle. il s’était enfermé dans une cuirasse d ’autorité tellement dure. mon cœur déchiré. je ne serais pas surprise. par son indépendance. Si les gens veulent venir. claire et précise . elle aussi.... Ne la crains pas non plus.. J ’attends tout de même. sa démarche pesante.. malgré ses deuils. notre village où nous avons notre cimetière. Tout à coup. De nouveau. je me sens consolée. Y ehya. sans bruit ni voix. J’ai des enfants. cette porte. « Ma sœur. elle vient. Je le voyais devenir tout bleu. » Mon cœur se crispe.. resserraient leurs ceintures. Et Dieu qui nous regardait.. Je remarque son visage creusé. ses poids et ses légèretés. Il faut monter. lui non plus. Et Grandfrère ne l’a pas oublié.. moi aussi. Moi.. lorsqu’elle faisait une offrande. Je me répète avec une étrange satisfaction : « Y ehya.. à leurs chants pleins de ferveur. Que Yehya mourût aussitôt né. mais j ’ai toujours son image devant les yeux. * Je n ’ai pas vu le jour poindre. les mères. cet enfant. ils incarnent son essence riche de toutes les possibilités. un de ces liens évidents que je ne voyais pas avant. Elle n ’avait que son jardin à traverser pour atteindre la porte en planche que ton père avait aménagée pour elle. » Donc. Je l’ai toujours admirée pçur la confiance qu’elle mettait en la vie. Malha invite sa mère à chanter des dikr à côté du cercueil. quand les soldats français abattaient un homme sur la place du village. la vie n’est peut-être pas finie pour moi.. d ’un pas lent et silencieux. sans manquer de le citer : « Cette part pour Yehya. son calme. le village de mon père. Je ne l’ai pas vu longtemps. Quand elle est arrivée enfin. La maison se réanime peu à peu. et ce jour-là. À mes yeux. ou de se labourer la figure de leurs ongles. Elles me font une place entre elles et. Je songe à ce frère que je n ’ai pas connu. Mais le voisin l’avait condamnée. » 153 Et..je le souhaite de tout mon cœur ! Aussi ses cris de joie ne doivent-ils pas être contaminés par la mort. comme Grand-frère. Elle est restée entière.t ’en souviens-tu ? C ’est elle qui vous a fait naître. ces youyous me transpercent l’âme. dont l’existence n ’a duré que le temps d ’être étranglé par le cordon qui l’avait nourri neuf mois durant ?. Par moments. « Je mourrai pendant l’Aïd. Je me suis toujours demandé d ’où elle tirait sa foi infinie. » Quel péché a-t-il commis. » Les enfants de Malha ne sont pas encore mariés . Elle le fait par affection pour son cousin. au lieu de s’effondrer. cela n’avait pas d ’importance : il existait dès lors qu’il avait reçu son prénom. comment elle arrivait à être si sérieuse et si spontanée tout à la fois. M uhend-u-Yehya. tes frères et toi. Comme Yemma. la « fête » continue. Nos yeux se croisent et se fuient aussitôt. Je me retiens de lui répondre : « Sommes-nous obligés ? » L ’heure est venue de monter à At-Rbah. Les Kabytchous feront la fête. tant elle me paraît se tenir au plus près des sources. par fierté aussi.. Ainsi clamaient-elles à la face des vainqueurs la grandeur de leurs hommes morts . elle aura bien des bonheurs . des femmes et des enfants. levaient la tête et lançaient des youyous de triomphe. Pourtant. Si Dieu veut. j ’étais seule. j ’espère encore. la facilité avec laquelle elle trouvait à plaisanter au moindre prétexte. * Un long youyou retentit au moment où le cercueil franchit le seuil de la maison. Nous étions seuls. » C ’est encore un lien entre Grand-frère et notre histoire familiale.. J ’appelais Tajenuct à mon secours . c ’est tout ce que je peux faire ! me dit-elle. par eux. Yehya. Au fait. Il faudra retrouver sa tombe. son regard vide. Dieu lui pardonne. Mamma Laali a dû faire un grand détour avant d’arriver à la maison. Il devait avoir un peu plus de trois ans lorsque naquit Yehya. Je tourne en rond. sa mystique. Malha représente un mystère qui me fascine encore. on va et vient de tous côtés. Mouloud dit : « C ’est l’heure. à leurs voix prenantes.152 aisance stupéfiante. l’enfant était déjà mort. de pousser un youyou. avivent ma douleur comme le couteau dans la plaie. sous les yeux des vieillards. j ’aperçois un de mes frères.. ces trois êtres portent toute la profondeur de la culture kabyle . les épouses et les sœurs. à son tour. où est sa tombe ? Je me rappelle Yemma m ’expliquant : « Le jour où il est apparu. * Pendant la guerre.cette vieille femme que vous appeliez “Mamma Laali” . à leur contact chaleureux. Malha le reprend d ’une voix hésitante. ou quand ils venaient jeter là les corps de ceux qui les avaient bravés des heures durant dans le maquis. pour sa finesse. elle nommait tous ceux à qui elle la dédiait. lui et moi.. Ils y sont parvenus grâce à ces « chemins des Français ». Mais par-dessus tout.La bêtise ! Il la dénonçait sous toutes ses formes. Inutilement. On pourrait dire aussi bien que ces femmes hurlaient comme par un réflexe de survie. comme on les appelle encore. moi aussi. attirer sur lui l’attention de ses congénères et. suivis. comment peut-on s’opposer à un mode d ’être et de penser tout en continuant à le faire sien ? Il est vrai que l’esprit de la tribu. avec ces youyous qui signalent la sortie du corps de mon frère. Il était indépendant de façon absolue. Car l’homme dans ce cercueil n ’est pas un homme ordinaire. vraiment malade. se défendait d’aimer l’âne juste pour faire comme tout le monde. n ’en finit pas de grimper. un autre pays. .154 en martyrs. Ah ! Que ne lui a-t-on pas rappelé la parole des anciens : M i ljemm len at taddart ayyul. mais dans le groupe ! » Les justifications sont nombreuses. Ce sont les Kabyles eux-mêmes qui parlent de cette façon. Cependant. lui. Je tente de comprendre. adulés par la masse engourdie par des siècles de tribalisme rigide. ne secoue-t-elle pas ses flancs ?) et les ravins vertigineux.. je sens. c ’est avant tout cette espèce de conformisme. tandis qu’ils errent d’illusion en illusion.. qui légitiment la règle. Tout de même. . mon cœur se gonfler d ’un sentiment de fierté. selon le mot courant. quand il constatait comme ils étaient écoutés. 155 L’injonction est on ne peut plus claire : « Pense et agis comme tout le monde. Lamasna ferqent-ay tirga.. Je m ’étonne de voir que nous longeons une grande étendue d ’eau bleue : allons-nous au village en passant par le bord de mer ?. à telle enseigne qu’il n ’a pas formé sa troupe de « partisans ». cet adage qui semble conseiller l’hypocrisie et la flagornerie comme une règle de conduite à laquelle chacun doit se plier pour ne pas se distinguer par ses propres opinions. de l’autre le reste. aux (Le sommeil nous rassemble.. Comment y résister ? Cela me remplit. il m ’a souvent fait penser à Juddi Krishnamurti. ceux-là qui se croient éveillés et. d ’être étrangers dans leur propre pays !) Très vite. d’égalitarisme tyrannique qui ne tolère aucune singularité. Les rêves nous séparent.) Ceux-là rendaient malade mon frère. les régimes totalitaires exigent-ils autre chose de ceux qu’ils oppriment que ce devoir auquel chacun est tenu. dans l’ambulance. Sa propre bêtise n ’échappait pas à son esprit mordant. Elles ont été construites par les « indigènes » sous la direction des colonisateurs impatients d ’atteindre enfin le cœur de ce pays hostile par nature et réfractaire par atavisme. En cela.. De cette façon. (Comme si d ’un côté. zwir-iten. c ’est mon frère cadet qui vient s’asseoir près de moi. devance-les. à Tassaft. Tu peux affirmer ta différence. Grand-frère. C ’était un combattant lui aussi. (Je comprendrai plus tard : en fait. qu’elle fût petite ou grande. de styles ou de couleurs. aussi constructive soit-elle. Surtout. Je retrouve mon ancien malaise. il y avait ce « pays » . je pense avec une profonde tendresse aux femmes kabyles. lui qui avait plus d ’indulgence pour les autres que pour lui-même. inoffensive ou dangereuse. c ’est ce qu’on dit selon l’habitude. Une fois encore. Ce qu’il combattait ? . cours lui chercher de l'herbe !) Mais il ne devait pas l’ignorer. Nous montons au « pays ». ne sors pas du lot. c ’est un barrage d’eau. à nous voir pris entre la montagne vivante (de temps en temps. et ils se plaignent. allant ju sq u ’à refuser toute position d ’autorité. rub bucc-as-d! (Quand tous les gens du village adorent l ’âne. tortueuse. il se montrait sans complaisance pour les universitaires qui ont une grande idée d ’eux-mêmes. et en bien d’autres aspects de sa vie. un homme de valeur qui mérite ces youyous exceptionnels des femmes mûres. entraînant les autres dans leur fourvoiement. provoquer leur haine. abrutissant. le système tribal.celui des Kabyles -. de ne pas les contredire ? Or. par ailleurs. me comble. * Cette fois. aucune mort ne détruira leur détermination à perpétuer la vie. la route étroite. Enfin. Elles « youyoutaient » à la vie. me soulève par-dessus les têtes. obtus. un pays lointain. par la même occasion. Rien n ’entamera jam ais leur capacité à se redresser. au-delà de leur diversité. par conséquent. l’Algérie. à même d ’éveiller leurs semblables. la plus grande réalisation locale des dernières années.) Nous atteignons Taxuxt. elles unissaient leurs cœurs pour retenir le ciel de tomber. Quelques hommes en uniformes bleus contrôlent l’embranchement des routes menant aux Ouadhias. pour ne pas sombrer dans le désespoir. Tout le pays est traversé de long en large par des centaines de routes comme celle-ci. Comme le dit Ali Recham : N ekw n i yesdukel-ay yiçle$. donne à ma douleur une dimension inattendue. le cœur. Quelques kilomètres plus loin. elle disait : « Vous avez une tante. les travaux et les fêtes. Mais d ’hier à aujourd’hui. quand. vers l’âge de quatorze ans. Yemma ne faisait que parler de sa sœur. mes 157 jeunes frères et moi. le sentiment d’être abandonnés.Calme-toi. Maintenant. nous venions de loin dans le passé. tel vieil oncle ou telle grand-mère dont l’image toute pleine de gentillesses continuait encore de l'attendrir jusqu’aux larmes. j ’ai peur. nous le prenions pour aller aux champs ou à la rivière. Nous roulons en direction de T assaft Quelques voitures nous suivent. j ’ai compris que notre famille n ’était en rien différente des autres familles kabyles. c ’est une affaire de famille. Je vais me retrouver devant les tombes de mes parents. on ne peut manquer de voir qui monte au village et qui en descend. Je me souviens d’un autre chemin plus discret. monstrueuse. de l’autre côté du village. A un tournant. Que n’astu pas vu ! » Nous passons sans encombre. En regardant Yemma bavarder avec sa sœur et les autres femmes du village. Mon cœur bat à fendre ma poitrine. n ’est-ce pas ? Ils vont nous arrêter. au lieudit « Atranci » où se croisent les routes de Tizi-Ouzou. simplement ordinaire. Un peuple en guerre contre lui-même : qu’espère-t-il encore ?. Ce ne sont que des gardes communaux.. elle eut pour nous réellement un visage. Pour la première fois. elle se mettait à évoquer leur enfance. ce moment incroyablement bouleversant. au pied du chemin qui mène au village. « abrid n tqabuct » (« le chemin de Tqabuct ») . le sang fidèle qui a la patience. le réclamer souvent à cor et à cri avant que nous puissions le vivre. de Yatafène. Je me tourne vers mon frère : « Mouh. sans même nous avertir. intéressés. une habitation. après avoir été entourés tous ces jours noirs.. d ’une peur brutale. captivés jusqu’à l’émerveillement.. Comment vais-je supporter les heures qui viennent ? L ’appréhension me broie. des Ouacifs. des avalanches de souvenirs. où étais-je donc? Soudain. . il nous aura fallu l’espérer longtemps. Pour la première fois. une vraie tante.156 At-Yanni et aux Ouacifs. Les lieux me sont familiers comme si j ’étais là hier. Seul le sang pleure. les faux barrages étaient fréquents ici. de Tassait et de Bouira. à elle et à sa sœur. mes frères et moi. la bonté de partager avec toi les heures difficiles.. apparaît tout d’un coup « Le garage ». Elle comprend une épicerie. je n’ai jam ais eu peur que de cela. je vais voir pour la première fois la tombe de Yemma. quand ils devaient venir. Mais ce moment inoubliable où Yemma et sa sœur purent enfin mêler leurs larmes et leurs rires. que nous aussi. J ’éprouve comme une solitude subite. des jours dont je me délectais. Mon attente n ’a pas été déçue. je le sais : je n ’ai peur. C ’est comme ça partout dans le pays. De là. invraisemblable.  la fin. c ’est un barrage. Des visions. elle m ’apparaissait comme une femme kabyle ordinaire. C ’est dans ce village que j ’ai commencé. j ’allais passer quelques jours chez ma tante . dans cette terre dont nous avions été longtemps tenus éloignés. Je me dis que les gens sont venus quand ils voulaient. une bâtisse élevée au bord de la route. Avant. sans savoir qu’ils ne reviendraient plus jamais. et que ce passé plongeait ses racines là. la vie au village qu’animaient. cette tante qui faisait irruption dans notre vie. Depuis des semaines. . et voir la fosse béante qui recevra le corps de mon frère.. des pensées décousues. un service de mécanique automobile et. avec leurs sinistres engins en bandoulière. je la découvrais sous un jour nouveau. tout s’agite en dedans. Nous l’écoutions. comme cela. croyez-moi. depuis Paris. nous nous fîmes à l’idée qu’elle existait.. Nous étions des enfants en mal d’ancêtres. Peu à peu. quand il fallait laver le gros linge. Et un jour. d’autres hommes en armes. Oh ! Saints-gardiens de ce pays. au-dessus. Certains étés. qu’elle avait des liens de parenté avec beaucoup d ’autres. me rappellent que le pays n ’est pas encore sorti de la géhenne. faites que ma raison ne se renverse pas ! Au fond.. Nous ne l’avions encore jamais vue. Ces hommes. au rythme des saisons. pour répondre à notre insatiable curiosité.. à découvrir enfin l’histoire de mes parents. mes enfants ! » Nous ne demandions qu’à y croire. il croisa à nouveau le chanteur : « L ’autre jour.. et toi. qui révèle l’appréciation de mon frère quant à ce « renouveau culturel » imaginaire auquel bon nombre de Kabyles croient. lui. ce n ’est pas la fourche ). « Ce n ’est pas nécessaire ! » lui dit mon frère. en revenant de l’atelier en compagnie de Tahar Slimani. derrière le cercueil soulevé par des dizaines de mains. plantant là le chanteur tout surpris.. plutôt que de reconnaître leur pitoyable réalité.. je me suis arrêté pour te serrer la main. moi pas. une voiture s’arrêta à sa hauteur et un homme en descendit. tu t‘es dérobé. C ’était un chanteur célèbre qui avait repris (avec son accord) quelques-uns de ses poèmes. mais je ne tarde pas à en comprendre la raison. les jeunes de mon village ont tenu à répercuter comme en écho une pensée de Grand-frère. Et il poursuivit son chemin. il fulminait rien qu’en entendant ces mots considérés comme « berbères authentiques » (« idles » n ’en est-il pas un également ?) ou ces formules creuses auxquelles se cramponnent certains pour afficher leur identité culturelle telle qu’ils la voient dans le rétroviseur de la mythologie amaziyiste.18 Je descends 'de l’ambulance. Un jour qu’il marchait seul. L ’anecdote suivante suffit. ce qui me surprend. on peut lire : Idles maCCi d afefcid (La culture. Sur une grande banderole accrochée à l’entrée du village. et dans lequel ils se complaisent. Il enrageait. Quelques semaines plus tard. ce que cela veut dire. et qui tenait à le saluer. Q u’est-ce que cela veut dire ? .Quoi ?. Par conséquent. Il n ’était pas dans la mouvance de ceux qui voudraient réduire la culture kabyle à ce symbole en forme de deux tridents accolés qui trône partout aujourd'hui. Tu fais partie de ceux de la fourche. devant l’importance accordée à ce qu’il appelait le « crapaud ». J’ai vu le crapaud sur ta boucle de ceinture.. et que les jeunes brandissent comme une arme à la moindre manifestation. Par cette inscription qui m ’inspire un vague sentiment de soulagement. nous . Je l’ai dit. On l’attache sur une civière à l’aide d’une corde. Avait-il jam ais espéré récolter les fruits de son travail ? Il n’avait rien à vendre non plus. eammi Tahar ! » Tahar se souvenait encore de la violence du coup : « Il était furieux comme je ne l’avais jamais vu. c ’était surtout par sa modestie. Un jour. il le leur disait. humaniste convaincu. se tenant à tout moment au bord du gouffre. Il voyait les Kabyles marcher sur la tête . il ne l’aura pas emmenée avec lui. homme de sens. le plus fort ! Tu iras loin. trahi dans ses attentes. poétiques et autres. ni critiques ni éloges. Il se contentait de tracer sa propre voie. si mon frère « brillait ». dans une large mesure. y e jje z uqessul A d yrey di lakul. ( J ’irai à l ’école Longue est ma route J 'a i fa it le serment De ne plus y retourner J ’irai ci l ’école. Décidément. Et cela est vrai d ’un bout à l’autre de son existence. dans cette clandestinité pour laquelle il avait finalement opté. enveloppe. et de la tenir. aurait-il pu approuver ce militantisme guerrier ? Ce fut ainsi sans doute aussi. Ce coup terrible sur mon épaule. « Va en paix. Il était mécontent de ses premiers textes. Moi... Or.) . Par qui ? Par quoi ?. cette rage qui l’aurait rendu malade pour des jours. celle qui aurait pu la lui chantonner était dans une position précaire. dans sa vie quotidienne comme dans son œuvre... D ’ailleurs. blessé. parfois tout est joué avant même que rien ne commence. d z z u x uya?iç}m’ara ib e d d y e f ugudu n leybar !» (De la fierté du coq quand il se tient sur un tas de fum ier /) » Avant de s’éloigner d’un pas rapide. je suis fier d’être un Amaziy.. tu deviendras quelqu’un qu’on admire et qu’on craint. » Oh non ! Il n ’a pas été nourri par le chant des mères comblées. (Soit dit en passant. Pourquoi ? Peut-être parce qu’il n ’était pas de ceux à qui les parents répètent dès leur jeune âge : « Tu seras le meilleur parmi tes pairs. tu n ’es pas fier de ce que nous faisons. Lui. étant un des 161 traits les plus saillants de sa personnalité.Tu es fier.. Cette douce. il n’attendait rien. Grand-frère s’inquiétait plus de se maintenir en équilibre que de s’imposer ou de se valoriser. lui.pourquoi ne pas le souligner ? .la fidélité à lui-même. c ’était sa rage expulsée. N ’allait-il pas jusqu’à l’exiger de ceux qui le sollicitaient pour participer à leurs projets : « Oubliez-moi ! » Sa décision était définitive. dans le fond. sa pensée évoluait. parce qu’il était tout d ’une pièce. c ’est bien connu.assez belliqueux. pour reprendre le mot de Sartre. savez-vous ! . . étaie et nourrit le petit être. En fait. Tu es le plus beau. alors qu’il était à la veille de soutenir sa thèse de Doctorat à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. tous les jours. De toute façon. intègre et si sensible à la trahison. comme ça. Etant constamment aux prises avec ses propres limites. Avec un tel caractère. mon frère se tourna vers Tahar et lui asséna un coup sur l’épaule.Alors. ce qui l’enchantait. de paix et de raison. mon fils. il refusait d ’être un « leader » et il espérait être entendu. pourquoi parlez-vous au nom de tous les Kabyles ? Qui vous a élus pour nous représenter ? Vous nous déshonorez. Il ne cherchait pas à exister pour sa propre personne. l’effort constructif de chacun. J ’étais content d ’être là .. ce qui aurait laissé penser qu’il avait une haute idée de luimême et de son travail.. C ’est pourquoi il préférait le travail solitaire. sa façon de mourir même témoigne de cette adéquation totale à lui-même. comme ça au moins. allant jusqu’à les qualifiait de « bêtises ». ne servent que leurs promoteurs.160 n ’avons rien à nous dire. » Muljend-u-Yehya récusait les images et les symboles mystificateurs qui. Mais là n’est pas son moindre paradoxe !) Il en avait gros sur le cœur. l’empêchait de couler à flots avait cessé d ’exercer sa magie.. comment pouvait-il composer avec les tartuffes ? Mais il ne cherchait ni à les défier ni à contester explicitement leurs méthodes. cette précieuse berceuse qui. Il prenait soin de distinguer les ambitions personnelles des besoins culturels pressants de son peuple. par lequel une culture exprime son génie créateur et se fortifie par-là même. tandis qu’il rompait avec un militantisme borné dans ses vues. ne cherchant ni à attaquer ni à séduire. le plus grand. Comment. mais rares étaient ceux qui l’écoutaient.. ce qui. Il avait été irrémédiablement déçu. sous la direction de Germaine Tillion. Les raisons de ce désenchantement généralisé ne devaient pas être purement externes. parce qu’il restait fidèle à ce qu’il était . retourner à l’école ! A d yrey di lakul Tura abrid-iw idul Haca ass-nni m i neggul Tuyalin. fumeux dans ses objectifs et . il a préféré la clandestinité dans laquelle il trouvait une indépendance complète.. des biens de paysan reçus de ses aïeuls habiles à faire fructifier leurs parcelles de terre et leur argent amassé sou après sou. Il ne devait pas être. leurs sujets à leurs pieds .. Elle était la troisième ou la quatrième épouse. Lukan ufiy adrew ley Ur cikkey ara a yï-d-fffen Ur byiy ara a d-laley Sem m eht-iyi a y iljbiben. de tenir de la terre ingrate.. il ne voulait rien posséder. pour reprendre son expression. ni personne d’autre qui se serait soucié de l’enlever à la servitude d ’une maison dans laquelle. A sa naissance donc. il avait des biens . j e me serais enfui Ils ne m ’auraient pas rattrapé Je n ’ ai pas voulu naître Pardonnez-moi.. répondait aux caprices du dernier morveux. d ’amertume. cette liberté arrachée à sa propre personne avant tout. elle fut au service d ’un clan puissant pour qui il était plus facile de la croire stérile que d ’avouer la défaillance d’un de ses mâles. Et cela. de ce fiel dont seuls les humains ont le secret de fabrication. Il y a là une leçon . voilà. une salve de youyous retentit de nouveau. plusieurs fois visité par la mort. (Il était une fo is. les plus vraies.. si elle ne te tue pas.) Amaacahu. finit par te rendre fou. elle endura son Tandis que le cortège amorce la montée vers le village juché sur sa colline. supportait brimades et vexations. Pour lui. il ne cherchait pas à découvrir la manière d’être libre. ce qui constitue la condition sine qua non de toute œuvre de création : n’est-ce pas en dehors des cadres autorisés. autrement dit.un premier-né. que naissent et mûrissent les plus belles œuvres. Alors.. il ne l’ignorait pas .. et cette liberté à laquelle il tenait par-dessus tout impliquait le refus de s'attacher à ses propres œuvres.162 À la reconnaissance académique. un fils de préférence. ( Vous ne savez pas Le jo u r où j e suis né On a frô lé le drame Je leur ai fa it un cinéma.) Elle n’était pas loin de la trentaine lorsqu’elle parvint enfin à se libérer de la tutelle éprouvante d’un premier mari de plus de vingt ans son aîné. on ne la gardait que pour ses bras solides et ses mains adroites. qui lui aurait permis d’éviter la pire des choses : l'extinction de sa lignée. il a tété les larmes de sa mère. il l’a toujours su : Ur tezfim ara kw en w i A s m i yi-d-tegga yem m a MaCCi nniqalint terwi Uqmey-asen ssalima. des larmes toutes souillées de colère. Il l’aura quand même payée très cher. la plupart du temps. et percevoir les droits d’auteur auxquels il pouvait prétendre.. elle mérite qu’on s’y attarde : Muljend-u-Yeljya ne luttait pas pour la liberté. s’évertuant à vivre presque en ascète. comme le dit Octavio Paz. Aussi. pourquoi ? » Pourquoi ? Mais je viens de le dire : il était prédisposé ! N ’est-ce pas encore assez clair ? Alors. courbait l’échine. Persuadée. S ij ’ avais pu. accueillent habituellement un garçon . am is. surtout. Mais. spécialement à ceux qui rêvent le sceptre dans leur main. au lieu de l’imaginer. bête et féroce qui. Elle n ’avait plus ses parents. Combien parmi ceux qui se targuent d ’appartenir au peuple des « Imaziyen » (« hommes libres ») sont réellement capables de vivre libres ? La question peut être posée. À sa naissance. elle aussi. et je ne peux me retenir d ’y mêler le cri de mon chagrin : « Oh ! Grand-frère. Pendant de nombreuses années. que des rêves de marchands. plus généralement. et. de courir après elle ou de discourir sur elle.. Des larmes de souffrance . que le « minimum vital ». elle finira par le comprendre. il n’y a pas eu de ces youyous de joie qui. elle obéissait à tous. de cette méchanceté gratuite. (Ah ! La vanité de ces hommes !) En plus. Il ne devait . c ’était du temps gagné à éprouver la liberté au quotidien. « Mérite ce que tu rêves ! » * 163 pas naître.. dans les marges. à nous tous qui n’avons. Il aurait pu les faire reconnaître officiellement comme étant siennes. les plus originales ? Il n’avait de compte à rendre à personne. chez les Kabyles. C ’est qu’il désespérait d ’avoir une progéniture. Il était libre. elle dut se battre encore. Le jeune père finit par réagir. maudissait ce jour particulier. Un jour. Ce n ’était pas du tout ce qui avait été prévu ! La famille recherchait une domestique pour s’occuper de la maison. à genoux au milieu du patio. À partir d ’aujourd’hui. Elle patienta longtemps. toutes ces bonnes nourritures qu’on donne habituellement à une femme dans son état). Ce dernier prit le plat et le jeta à l’autre bout de la maison. » 8 Tinucjin : pluriel de tanuf . lutter contre chaque jour qui se levait sur sa situation peu glorieuse de tamnafeqt1. ouvert les yeux. Emmène-moi voir un docteur.164 sort en silence.. puis se volatilisait dès qu’elle effleurait ses lèvres. ne lésinait point sur ses forces.. dit-elle un soir à son époux. Quels parents ? Je n’ai pas de parents ! Pour ce qui est de partir. Il hurlait. mais après que tu m'auras rendue telle que tu m ’as amenée. Ce jour-là. vu toutes les disputes qu’il y a dans cette maison. Tu peux garder Ton bien.. rien à se mettre sur le dos !) La famille s’agrandissait en effet. avançait. Privée de soins et de nourriture consistante. La famille voulait la répudiation de la mère et rien d ’autre. en leur racontant des histoires. il n ’y aura pas de répudiation. C ’est le mieux que j ’ai à faire. je m’en irai. à elle. Sa mère l’apprêta.. Elle commençait à comprendre son malheur. une main sortant de nulle part lui tendait une nourriture (une tranche de viande rôtie. et vous me demandez de faire pareil avec celle-ci. Et puis..Quoi ? Tu veux me rendre à mes parents. sur laquelle régnait la seconde épouse de son oncle paternel. p. avec eux.. Quelques voisins amis furent conviés au festin. on la donna en mariage dans le village voisin. elle aussi. autrement dit : une insurgée. La mère. selon la 7 Tamnafeqt : épouse qui quitte le domicile conjugal sans être répudiée . elle ramassa ses pauvres effets et. à qui revient de distribuer les morceaux. Elle eut encore d'autres enfants. « Homme. non une future mère pour la remplir d’enfants. cf. Il la roua de coups.T ’emmener voir un docteur?. Je ne quitterai cette maison qu’avec ma santé retrouvée. Je le refuse ! Cette fois.. 165 coutume. vint ce jour où. c ’est bien assez. tous les jours. Mais il ne manquait pas de cœur. Voici qu’arriva le septième jour du nouveau-né. Il se résolut à braver la famille : « Vous m ’avez obligé à répudier la première qui a laissé derrière elle une enfant. la malfaisance des tinutfii? ! Des années s’écoulèrent. mais ils vivaient. comme tout le monde en cette époque de guerre : les gens avaient faim et froid . Non. la mère indésirable : « Ton âme passera entre nos mains ! » Ah ! La rivalité. chaque jour un peu plus.. Chaque naissance était accueillie par cette stupide rengaine chantée à tue-tête de l’autre côté de la cloison de séparation : Tketfer-d teqjrnt içlan A d r m m la? d earyan ! (La chienne a multiplié les chiots Ils n 'auront rien à manger. la mère avait mis au monde son septième enfant. » La division n’amena pas la paix.. le père tendit le plat au chef de famille. Une année après.. et s’évanouissait d’un seul coup. Une bonne âme lui avait peut-être parlé. Ses sens se troublaient. Son sang s’en allait par flots tandis que son esprit s’égarait dans de sombres pensées. » Elle lui tenait tête. qui la portaient à voir et à entendre d ’étranges choses : d ’un pot à eau posé à côté d’elle.. la mort était là. . Je me sépare de vous. Là.. Son père apporta de quoi composer le repas de fête. l’animosité. vous voulez faire un orphelinat. des œufs. et le père s’escrimait à subvenir à ses besoins. . prétextant une visite familiale. elle eut son premier enfant . toujours de trop. comme savent le faire les orphelines élevées dans la sagesse des grands-mères expertes dans l’art de transmettre leur soumission aux petites filles... des années et des années. avançait. Je vais te remmener chez tes parents. je vais mal.. le père implorait son Créateur : «D ieu. On lui promit. sortait une minuscule créature mâle qui avait des yeux clairs . Des rumeurs confuses. ce repas qui. 34. Donne-moi maintenant de quoi nourrir ceux que Tu m ’as accordés. . La veille. Quelques mois plus tard. elle ne se remettait pas de ses couches. une foule de voix indistinctes et menaçantes envahissaient son esprit. un garçon encore. De ma maison.un garçon. note 3. À d ’autres moments. Au moment de servir la viande. vois. cela avançait vers elle. comme une bulle de savon qui éclate.. elle revint dans la maison de son père. tempêtait. Ils vivaient tant bien que mal. nous vivrons chacun chez soi. Elle était de trop. marque l’entrée du nouveau-né dans sa famille. du moins.. asservie. toute seule. l’avaient rejetée. par leur présence. que gagnes-tu. mais des semaines après. même un rien. ce fut le non-sens absolu.. Lorsqu’elle apprit sa naissance (par qui ?). Et aujourd’hui. parce que je me rends compte de tout ce que je dois à mon frère dans son cercueil. tu es chez toi. à sa naissance.. douloureux à un point ! Pourtant. par son homme. C ’est logique. avait assisté à la scène.. et moi. sa revanche prise sur les autres. révoltant. Ici. ce petit-fils alors âgé de trois ou quatre ans. tu es le fils de mon frère aîné. Tu es un morceau précieux de ma vie. Ce devait être la première fois qu’elle le voyait. Et rien ne pouvait mieux la satisfaire que lorsqu’ils s’étaient distingués parmi leurs pairs. Ensuite. comme à nos parents qu’il va retrouver enfin : ce jour particulier.Oui. je mesure l’ampleur de ma perte comme celle de ce garçon de dix-huit ans. et la douleur de mon neveu vient augmenter la mienne. tous ces gens qui. c ’est le mot qui me vient. au milieu de son appartement. immortel. Il me vient au cœur de lui dire encore : « Morad. n ’était pas digne de vivre. elle ne comptait pas. Sa souffrance était de tous les instants. la douleur est si forte qu’elle finit par s ’abîmer dans son contraire ? (Il n’y a rien à faire : le monde est rond !) Ou bien. clament la Vie. rendent grâce pour ce ciel . exploitée. ses plus simples joies tenaient de ce laurier rose par lequel les aèdes kabyles disent l’amertume de l’existence. autrefois. Elle les remerciait alors : « Ccah ! » (« Bien fa it ! ») Ce mot qui signifiait sa fierté de mère. Là. ô Mort. le fils du frère de mes frères. ils puissent réaliser leur propre « ancestralité » et. je com prends. Quant à elle. derrière lui.. à l’instar du rire intense qui s’achève dans les larmes. « les ennemis ». cette âme éternelle. Au lieu de quoi. méprisée. puis elle invita ses voisines à venir boire le café chez elle. sur le côté droit du front. elle regardera le monde entier comme une cohorte d’ennemis acharnés à lui nuire. l’emporter sur la mort. ta victoire ? » Oui. quelque chose comme du « bonheur ». mon existence et ma fille. » J ’ai le sentiment de répondre à une demande émanant non de ce garçon que je connais à peine. les êtres. Lorsqu’on la disait stérile. nous sommes une partie de ta vie. Tous ses bonheurs. son contentement enfin atteint. Comment supporter l’insupportable ? Comment comprendre l’incompréhensible ? Comment penser l’impensable ? Ce n ’est peut-être pas qu’une image. à tous ceux qui. qui enracine les êtres dans la lignée des ancêtres pour qu’à leur tour. elle refoula ses larmes et elle poussa un youyou. le monde dans sa totalité. ô Mort.. gâtée. non le jour même. Elle entachait tout. Non seulement elle n ’était pas stérile. .166 167 Pour elle qui. désormais. * Donc. finalement : tout ne tiendrait vraiment qu’à un fil. Les souffrances de l’enfance se taisent-elles jam ais ?. le coup fatal qui fit basculer sa frêle raison. derrière le cercueil de mon frère. elle sortit la pochette dans laquelle elle gardait ses quelques vieux bijoux en argent. daignait répondre. la raison comme la vie. l’espace. le fils du fils de mon père et de ma mère .. ces youyous des vieilles femmes de mon village me remplissent encore de fierté. Je note que nous sommes devenus un peu plus orphelins. Mais ce que je ressens a aussi comme un goût de. mes frères et leurs enfants. à travers ses enfants qui étaient toute sa raison de vivre. elle l’adressait à tout ce qui alimentait ses frustrations. elles le font à sa mort. Quand cela devient trop lourd. ne l’oublie pas. en me prenant si tôt mon frère ? Bien que je le sache pertinemment : la question n’a aucun sens. elle accrocha une lourde broche sur son foulard. d ’une fierté telle que. sa soif inextinguible de reconnaissance. et mes frères. plus que partout ailleurs. cette horrible angoisse. Elle en aurait un si quelque chose. je dis à Morad marchant à côté de moi : « C ’est le village de ton père. mais encore elle donnait vie à des garçons. La prière du père fut entendue.. cruel. les femmes n’ont pas poussé de youyous . puisant son indicible contenu dans une angoisse sans fond. ainsi. moi aussi. donc le tien aussi. Est-ce parce que.. mais aussi. cette voix vibrante qui affirme la puissance de la vie. une partie de moi-même. portée aux nues sinon par toute la famille.. » Je revois une photo de Yemma portant dans ses bras cet enfant de son fils aîné. * Comme si je me devais de le faire.. Yemma n’avait d’autres joies que celles que lui procuraient ses enfants. qui passe d ’une génération à l’autre. Des mâles ! Elle aurait dû être aimée. je me sens capable de crier : « Où est-elle.. mais de cela. ça casse. le présent et le passé. Il faudra s’y mettre vite. je serais mutilée.. ils ont mangé et ■ bu. Mais il leur suffit de croire les mots. Je ne suis pas sûre de voir ce que je vois. chaque maison doit avoir au moins un robinet dans la cour. les questions indiscrètes et les sous-entendus grossiers des porteuses d ’eau. Je lutte contre des vagues d ’émotions. toi qui étais de chair.. organe du bien et du mal. et peut-être avant tout. personne ne dira que les At-Rbalj sont des arriérés qui croupissent dans un village laid et crasseux. les autres presque douces et réconfortantes. On vient juste de le construire. ce qui leur importe.168 169 éclatant de lumière et de sérénité.. Voilà donc la chaîne qui relie les vivants et les morts.. ce qui compte pour eux. À leurs yeux. et même de la langue. agréables ou douloureuses. l’histoire et l’avenir. cette fontaine. Le progrès. si je veux que la vie reprenne son cours. D’où est venue toute cette foule ? Par où sont passées ces centaines de voitures alignées sur le bord de la route ? Comment ces milliers d ’hommes ont tout d ’un coup surgi de la nature. de ce morceau de chair frétillant et indiscipliné.. Les jeunes gens ont travaillé jour et nuit pour rendre leur village présentable aux yeux des étrangers. Aw al (La parole)!. J’y venais avec mes cousines. c ’est moins l’être que le paraître . Je me bats contre des visions emmêlées. vraiment. sur-le-champ. On est ainsi chez les Kabyles : chacun vit suspendu à l’opinion des autres. dans la tyrannie de leurs jugem ents étriqués. une possibilité de réparer les liens rompus. les larmes sont permises. comme sortis de terre ? Mis à part les quatre ou cinq voitures qui nous suivaient tout à l’heure. dans l’urgence. pérorer. le qu’en-dira-t-on frise l’obsession. ma mère !.. J ’opère là. une jeune fille de la ville un peu nigaude. sur le côté. si ce n’est cette désolation des lieux délaissés qui suinte de ses vieilles pierres. il faut s’y mettre tout de suite ! Rassembler les lambeaux.) La « tradition orale ». quand il disait : « C ’est l’occasion.. instrument du meilleur comme du pire : A y îles yellan d aksum.. d ’une façon générale. discourir. Tumulte dans mon esprit. * Autrefois. sans anesthésie. le chemin qui mène au village était poussiéreux. repriser une vie lacérée dans tous les sens. la dictature de la langue de l’autre. Je lutte pour ne pas chavirer. Ce n’est pas que des chansons.. Ici. sans conscience ni cœur. Elle n’a pas bougé. Mouloud avait raison. comme s’ils respiraient par le mot. la route noire de monde. Non. la fontaine du village. propre comme un sou neuf. ils aiment bavarder. plus vivante autrefois. je peux écrire moi aussi : ces déchirements me gardent entière. En réalité.. dans la douleur et les larmes. recoller les morceaux. pour cette nature magnanime qui nous porte. Eux-mêmes le disent : Efk-asen awal. Et comme Elias Canetti. les unes tristes et accablantes. Aussi. de trous et de cailloux . mille fois raison. ÙCan swan. aujourd’hui. Aujourd’hui. ce n’est pas ce que prétendent les esprits savants ou ce que décrivent les spécialistes en regardant les choses de l’extérieur. qu 'est-ce qui t ’a changée en os ?) * Alors que le cortège arrive au milieu du chemin qui monte. Car. Sans eux. nous étions seuls sur la route. c ’est moins ce qu’ils sont ou font que ce qu’on raconte à leur sujet.. et ils vont ju sq u ’à renoncer aux plus belles choses de ce monde rien que pour ne pas être pris par les langues médisantes. est-ce vraiment moi qui suis là ? Tout en haut du chemin. j ’essuyais les regards embarrassants.. des pensées embrouillées. des histoires et des proverbes . je me retourne et découvre en bas. acu i k-yerran d iyes ? (Langue. Là. rempli de bouse. des regrets inutiles. aux Kabyles. . c’est aussi. je ne perdais pas un détail de leurs allusions chuchotées. c ’est un escalier en ciment. tout animée de la gaieté remuante des femmes. des convenances. Et j ’y vois ma place comme je ne l’ai encore jamais vue. d ’en nouer d'autres. Je pleure sans retenue. Elle était plus riante. » Je commence à comprendre de quelle façon les funérailles de Grandfrère peuvent être aussi une « chance à saisir ». (Donne-leur la parole. et même recommandées : elles purifient l’âme. Chez la majorité d'entre eux. des images anciennes. tandis que tous se flattent d ’appartenir au peuple des « hommes libres ». visiblement ignorante des codes. elles lavent la souffrance et l’empêchent de bâtir sa maison dans les cœurs. je n’étais qu’une étrangère. obscure. Elle est le parfum des gens de la terre. des chèvres. je la retrouve comme une vieille sensation. séculaire. elle n ’existe plus. En elle. Elle est la nature maternelle. les figues.19 La foule s’enfonce dans le village. Tenace. comme un vieux témoin du passé ? Que sont devenus ces murs en pierre massifs qui avaient dignement résisté à l’érosion de plusieurs décennies ? Je ne la vois pas. les cerises. pleine de creux et de roches pointues. et cela m ’étreint l’âme. les raisins. Je la respire.. Je ne me souviens pas de m ’être promenée dans tout le village. Mais où est-elle donc. Et cette odeur qui prend au nez ! Y a-t-il encore des vaches. je me sens comme portée par le courant d’une rivière en crue se déversant sur cette ruelle sinueuse. ce cercueil qui semble planer par-dessus la multitude de têtes sombres et mouvantes. paraissent d ’un autre monde. terrée dans l’obscurité. je la palpe. comme une petite clairière dans le maquis . les olives. d’un temps révolu et néanmoins vivace. rasant les murs aveugles des vieilles maisons basses et coiffées de leurs toits de tuiles romaines.sans doute. cette odeur d ’antan s’insinue partout. l’atmosphère chaude et vivifiante de chaque village kabyle. de plus en plus. Le chemin principal passe par Igamas. dans le village? Ou alors... la place du village. une émotion gorgée de moments intensément vécus. des moutons. à peine plus large que le cercueil devant moi. ceux-là qui. dans les êtres. On l’a reléguée dans la fosse aux souvenirs sans importance. la mosquée. Je ne le perds pas de vue. la vieille mosquée qui a vu des générations d’hommes débattre des affaires du village. lourde. dans les objets. dans laquelle siège le Conseil du village. Nous atteignons enfin un lieu aéré. Elle est l'exhalaison des saisons et de leurs fruits attendus.. Mis à part celles de ma tante et de la famille . l’antique mosquée qui se tenait là. des ânes. il n ’y avait aucune raison d ’aller dans les autres ruelles. Elle est grise. les fermer très fort. les ouvrir.. ton visage fait plaisir à voir.. Le vent semblait près de se lever La poussière avait envahi le monde Voici des gens venant Chacun le bec en avant Mange la poussière Mange la poussière Mange la poussière !. selon leur expression. Il pouvait boire et manger. cette lumière. La maladie.. bien avant ce jour où je le découvre réellement. à espérer sa guérison.) Q u’est-ce qu’ils ont donc vécu toutes ces années pour en arriver là ? Et moi. là où nous jouions autrefois . On le plaisantait sur sa bonne mine. l’on continuait à dire autour de lui : (Notre village-là. chaque famille dans sa taxligi et l’honneur de tous est préservé. wehmey dges Ufly-f-in tura tbeddel.. sur les chemins Là.. tandis que la maladie poursuivait son cours inexorable : « Muh. curieusement. Cette atmosphère crépusculaire. comme s’il disait : « Ça ne vous regarde pas ! » Des semaines durant.. En fait. J’ai beau fermer les yeux.. Tu manges bien. cette lumière éclatante plonge le monde dans une étrange pénombre. Chacun dans son territoire. Ibya a d-ihub wadu Dduiiit y u li-f uyebbar A tna kra n medden K u l y iwen aqamum-is zdat-s 9 Taxligt: un quartier du village. j ’étais où pendant ce tem ps? Q u’est-ce que j ’ai vécu moi-même pour que mon regard soit altéré de la sorte ? Cela vient peut-être de la lumière du jour qui semble tout brouiller. M ceh ayebbar M ceh ayebbar M e e t ayebbar !. rien n’y fait . estompant les contours des êtres et des choses.. . maintenir la paix entre quelques centaines d’âmes contraintes de vivre dans un espace pas plus large que le creux de la main. Le trouble s'accentue. tu te fais servir. son appétit. Il n’y a rien de mieux pour se refaire une santé ! « U r n e s s ’ ara b b w u l! » (« Nous sommes insouciants ! ») répondait-il d ’un ton sec. il m ’étonne Il est changé maintenant Ils ont construit une mosquée au milieu Vous savez. dès l’instant où j ’ai atterri. quarante jours avant la mort de mon frère.) C ’est donc en travaux. On dépose le cercueil devant les murs nus d’un haut édifice en briques rouges. Tout ce que j ’ai pu en voir ressemble à un chantier. épargnait son visage. vraiment grise. cette impression d ’avoir posé le pied dans un chantier ne m ’a pas quittée . Ici aussi ! Le pays tout entier est en travaux. Taddart-nni-nney. j ’en ai déjà fait l’expérience ! J ’ai vu. Elle est encore en construction. l’image de ses habitants décomposés par les « années de feu ». créant une impression d ’irréalité. confondant les temps et les espaces. confus jusqu’aux êtres qui l’animent de leurs bruits et mouvements. Perplexité.. tu te reposes dans le confort. j ’ai vécu tout cela dans un rêve. un chantier douteux. cette vision de la Kabylie chamboulée. Je crois entendre Muljend-u-Yeljya : §ÿbeh z ik i bdiy tikli Ufîy y iw e n Ihiçi d aslayan irab irkuüi D dun/tyuJi-f uyebbar.172 173 de mon père. J ’en étais encore. (Dès l ’aube. c’est bizarre. Mais. je ne comprends pas : est-ce qu’ils construisent ou est-ce qu’ils détruisent?. tura Bnan Igamas di tlemmast-ines Tezram a n d ’ akken ncffurar zik-nni. . un mur élevé tout en ruine La poussière avait envahi le monde. poussiéreux. Combien se sont exclamés à la vue de cette figure pleine et colorée qu’il avait longtemps conservée. C ’est la nouvelle mosquée qui domine la place. La règle est faite pour garantir la marche du village. J ’appréciais leur présence chaleureuse. comme tous les jours. paraissait dans un état flou. ce n’est pas une douleur ! On peut s’habituer à certaines douleurs. à cette sensation innommable. Sa respiration saccadée était ponctuée d ’un bruit de gorge fait de ces « A h ! . sur la terrasse d ’un grand bâtiment. je constatai qu’il était arrivé sans mal.. je continuais de me préoccuper du confort de mon frère sans qu’à aucun moment l’idée de sa mort traversât mon esprit. A h ! . les yeux fermés. Il ne nous laissera pas comme ça. Non. vraiment.. une façon de garder encore le contact. De là. comme pour eux qui ne savaient plus quoi dire ni faire pour obtenir quelque réaction de sa part. Elle bougeait. Il descendait très vite. déformés par une couleur chagrine. ce visage. tout de même ! » Et ces paroles. celui qu’il avait le jour de l’Aïd ! Alors. L ’ensemble. Finalement. n’est-ce pas ? » Elles ont échangé un regard. 11 va revenir. Je suis allée à la fenêtre pour écarter les rideaux. L ’une d ’elles a fait une moue de la bouche . se balançait légèrement comme une échelle de corde. je lui avais apporté du linge propre. sans pouvoir attraper les barreaux très espacés. » Cet autre affirmait d’une voix sûre et persuasive. jouant avec elle au jeu du chat et de la souris. J ’avais songé aussi à demander à Koukou ou à Idir de lui raser la moustache et la barbe. Est-il rien de plus effrayant. Nous cherchions. je me suis arrêtée devant le lit et j ’ai regardé longuement mon frère. les mains croisées sur le ventre. Ce soir-là. Nous nous tenions tous les deux. Dieu est. On ne pouvait pas dire si c ’était un chantier de construction ou de démolition. mon rêve était clair. En entrant dans la chambre. soutenaient mon attente d ’un miracle. Je voyais mon frère la prendre. C ’était là.. à plat ventre. sa peur obsessionnelle des autres ne lui interdisait pas de se nourrir d ’un espoir intarissable . sur lequel pesait une atmosphère grisâtre et inquiétante. tout ce qui gêne la mobilité des êtres et des choses. j ’ai dit aux deux jeunes femmes qui se trouvaient là : « Mon frère va mourir. Il est allé vite. A h !. ») Elle voyait des gens malveillants partout. Plus rien n ’existe quand cela te prend. pour lui qui ne pouvait plus parler. si réconfortante. de plus hideux que cette sensation ? J ’apprends à l'esquiver. comme nous l’explique Henri Atlan.. Les aidessoignantes ne lui donnaient plus ce soin depuis que je leur avais demandé de le laisser à ses amis. si fraternelle. nous finîmes par trouver une échelle qui descendait le long du bâtiment. un moyen pour retrouver la terre ferme. Ce visage-là. Je suis revenue vers lui. après tout : les yeux ne sont pas faits pour voir. pensais-je.. sans aucun doute. Il était presque assis. un pyjama. Oh. N ’existe que ce vide.. toujours dans le rêve.. je ne le vois pas mourir. froid et humide.. les traits durcis. tout ce qui masque... De la porte. Alors. je me dis qu’il y aurait là un enseignement à tirer. Je me demandais comment nous allions descendre de là. C ’est peut-être vrai. de cet espoir qui se remplit aux sources célestes. un gant de toilette. Son visage était affreusement sombre.» appuyés et réguliers par lesquels il disait son attention lorsque quelqu’un lui parlait. tout ce qui ferme. des trottoirs abîmés et encombrés de cailloux. Moi aussi. elles aussi. Nous regardons sans voir plus souvent que nous le pensons. recouvert de poussière. En fait. des pans de murs. Je faisais mienne une parole de Yemma : « A nda leddid. Je suis revenue dans . C ’était une sorte de chantier désert. l’air et le vent de passer. Ce soir-là. Enfin. cette angoisse ! Comment est-il possible de ressentir pareille douleur sans. de terre.. je trouvais son visage moins sévère quand il était rasé de près. Pourtant. » Celui-là semblait penser à haute voix : « Je sais bien qu’il est gravement malade mais. comme s’il détenait quelque pouvoir occulte : « Par Dieu.. je ne voyais que des constructions inachevées. ni le temps ni l’espace. ce n ’est pas celui d ’un homme qui va. Il aimait bien avoir la figure propre et nette. ni ton être ni le monde. comme tous les jours. j ’attendais Koukou et Idir. je me suis sentie sans force. mon frère et moi. mon frère et moi. pas à cela. » Ce n’était pas ce que je voulais entendre. Ce soir-là. comme écrasée par un énorme poids. Je ne supporte pas les rideaux. en effet. il ne mourra pas..174 175 « Il n’a jam ais eu un visage aussi resplendissant. ni neuf ni ancien. Soudain. Je déteste tout ce qui empêche le jour. cette échelle. tout ce qui freine la vie. Tout à coup. deux serviettes.. Par quel mot peux-tu nommer cette horrible sensation d ’être livré tout entier au néant ? Il n ’existe aucun mot.. pas à cette chose. un soir d’automne noir.. de briques... Dehors. cette trouée dans l’espace qui t ’aspire. Rebbiyella. je me suis ruée vers le bureau des infirmières. l’autre s ’est tournée vers moi : « L ’état de votre frère s’est dégradé ces derniers jo urs. et cette descente me faisait peur. des rues. J’ai encore observé son visage : le nez et le pourtour de la bouche étaient maintenant tout blêmes. l’angoisse a transpercé ma poitrine. Mon frère. » (« Où que tu ailles. . non ! Il pourrait être meilleur qu’il ne l’est. et alors. à soutenir ses hommes de valeur. Avant de fermer la porte. il secourra ses proches.176 la chambre. j ’en viens à cette phrase entendue plus d ’une fois le jour même où mon frère s’est éteint : « Il est né aujourd’hui. c ’est assez original. d ’ordinaire. Les deux femmes ont quitté la chambre quelques minutes plus tard. ouvrez les yeux. » Et voilà comment ils passent une grande partie de leur temps à s’embarrasser mutuellement. elles m ’ont lancé avec un regard de pitié : « Bon courage. Une méchanceté qui tient de la bêtise. c ’est encore une exposition publique. combien il est toujours vivant pour ce peuple qui. Dans le meilleur des cas. cette « alliance » dans la calamité. les hommes. d’une mentalité d ’esclave. Le village a-t-il jam ais reçu autant de visiteurs de toute son existence ? Et comme ils ont l’air fiers. maintenant ! » Je suis allée insérer dans l’appareil posé sur la table de chevet la cassette dans laquelle Yemma racontait la naissance de son premier fils. à présent : la place où nous nous trouvons donne sur l’autre ouverture du village. ou à ses formules cocasses. il vaut mieux qu’il ne s’en sorte pas. c’est que. Pendant que l’une vérifiait la perfusion. les enfants. un chemin en pente.. humaine. lui. Ou alors. Bref. d ’habitude. posséder plus. L’autre explication aurait à voir avec leur mentalité tribale. il y a là autre chose que je ne comprends pas. la plus âgée. comme je souffrais de l’entendre ! Dans un sens. tracé par des milliers de pas. assez kabyle. ils préfèrent se voir tous ensemble dans la fange à voir un d’entre eux en sortir. N e k ulac. Le sol est toujours en pente dans ce pays accordé par la montagne. et à laquelle leurs ancêtres étaient contraints et forcés. De nouveau. La manière dont ils ont dompté les flancs escarpés de ce pays m ’étonnera toujours. suivant cette assertion quasi proverbiale : « A kka. sans débordement ni couleurs ni tapage.. le peuple des « hommes libres » !. D ’abord. Oui. se cachent aux regards des étrangers. d ’une façon générale. patiente. qu’après les avoir enterrés. être plus fort. Pourquoi ? Pour quelle raison les Kabyles hésitent-ils à montrer de l’estime. lui. voilà tout ce qu’ils ont trouvé pour contrer le mauvais sort. mon cœur. Réveillez-vous. Et moi.. de l’admiration à ceux d ’entre eux qui consacrent leur vie à produire une œuvre d ’utilité publique ? Cette fâcheuse attitude appelle sûrement de nombreuses explications. j ’ai sorti la petite bouteille d’eau qu’elle m ’avait donnée. il ne leur témoigne sa gratitude.. et même les femmes qui. Il aura donc . des milliers de gens défilent autour du cercueil. Elle dit. » On me disait cette phrase pour me réconforter. j ’ai pensé que le cercueil est posé là pour une ultime prière conduite par les anciens du village. jour après jour. a pris la main de mon frère : « Monsieur Mohia.. C ’est que. Il n’a pas ouvert les yeux. l’autre. Mais ce n ’est pas de cela qu’il s’agit ! Ce dont il s’agit. selon laquelle le plus grand risque pour chacun est que son voisin le surpasse : « Le soutenir. Le plat est un luxe dont les habitants se passent aisément. Est-ce par méchanceté ? Oui. * Je le vois mieux. » Mes oreilles ont bien entendu . cette liesse. Mais ne dirait-on pas qu’ils y sont prédisposés ? Q u’on songe seulement aux nombreuses pratiques coutumières où ils se livrent à des rites sacrificiels : le sang qui doit couler. Pendant que la bande magnétique se déroulait. la solidarité traditionnelle qui se manifestait dans les travaux collectifs. j ’ai fini par l’accepter. on citera leur village à travers tout le pays. les autres devront encore supporter la supériorité arrogante de tout un clan ! En conséquence. Comme il l’a prévu du fond de son naufrage. a compris : « Débrouille-toi seule. En ce jour. votre sœur est là.. d’une manière générale. Ils le savent : celuilà qui est parvenu à se sauver se retourne rarement pour tendre la main aux autres. De jeunes garçons rient à son accent volontairement marqué quand il prononce un mot en français. sans doute. En fait. descend sa voix disant les dialogues de Si Nistri. D 'un haut-parleur installé sur la terrasse de la nouvelle mosquée. M oi [je n ’ ai] rien. à ces hommes-là. tout au 177 moins.. toi [tu n ’auras] rien [non plus] ! ») Qui d’entre eux oserait le nier ? Je n ’ignore pas la pratique de tiwizi. somme toute. keC ulac ! » (« C ’est comme ça. une mentalité d ’ esclave profondément ancrée en eux. » lui disait-elle d’une voix douce. une sorte de liesse contenue. de la pure bêtise ! Mufrend-u-Yehya parlait. un de leurs fils qui a vécu et s’est éteint au loin. souffre à s’accorder autour d ’une même cause ou. celui-là ? Ah. ils l’accueillent un peu comme s’il était leur héros. Par un des leurs. L ’une d ’elles ressortirait à leur histoire qui a développé en eux un certain esprit de sacrifice. lui non plus. il y a vraiment de la « réjouissance » populaire autour de son cercueil . les At-Rbalj ! Ils sont tous venus. en effet. à se saper les uns les autres. De fil en aiguille. suivie par les deux infirmières. Ils se connaissent assez bien sur ce plan. . Comme ce soir-là où il s’excusait de déranger tout le monde. Pourtant. quelquefois. commencée peu avant son hospitalisation. le petit groupe de fidèles qu’il retrouvait tous les vendredis et samedis soir dans l’atelier d ’écriture. Je les entends encore. C ’est là. il est avéré que ses bricolages nocturnes sont en fait une œuvre à part entière. aucune gloire. elle aveugle. enfin. demandé. plus justement. quelconque : la chose vraie n’a pas été saisie. Alors. lui a dit d ’une voix claire. Grand-frère ? Dis-le. (Au fait. lui qui fuyait la notoriété. et.. il remerciait les visiteurs : « Toutes ces bonnes choses pour nous ! Nous voici en dette envers vous tous. que t ’avons-nous donné ? Rien. reçois nos dons en toute quiétude. mais il est là. de temps à autre. de son vivant. Au contraire. peut-être. Et en échange. Il ne recherchait. les gens ne vous croient pas. il ne devait pas être insensible à certaines paroles. Le signe .. » m ’a-t-il confié un jour. cette casquette ? Et pour en faire quoi. se grisaient de possessions matérielles et goûtaient aux joies familiales. ») Cela veut dire quoi au juste ?. » M oi-m êm e. quand il osait en parler. de leur part. et une lueur de joie a illuminé son visage.. de Tixurdas n Saeid Wefrsen. et même de survivre quelques années. vide. le vrai peut sembler inexpressif. en appuyant sur chaque mot : « Mulj. Personne ne nous a répondu. En attendant. il n ’a besoin de personne. » Dans mon rêve aussi. même. tel qu’il avait toujours été. il restait silencieux. lui qui existait dans l’ombre de sa notoriété. me semble-t-il). sur la tête cette casquette que son fils a cherchée dans ses affaires. Eugène Ionesco dans ses Notes et contre-notes : « La voix sincère retentit. Ce qui est vrai. quelqu’un.. au sortir d ’un rêve où je le voyais debout au coin d’une rue ou. reçu dans tous les cœurs... regretté. un « gribouillage » qui l’aidait à supporter ses insomnies. pour autant. les gens ne veulent pas vous croire. il le présentait comme un simple « bricolage ». ces mots : « il n ’est pas mort. on ne la voit pas. estimée comme un bien sans prix. izm er i yiman-is.. la meilleure preuve d ’estime et d ’amitié pour lui. l’espérance exaucée de tout un peuple. cela ne veut pas dire nécessairement que l’on vous écoute. Il me regardait avec cet air au bord de la confession qui. Tahar Slimani. Ce que je veux dire à propos de mon frère. du moins au début. on verra plus tard. pourquoi pas ? Cette façon de voir permet de mieux comprendre l’orientation qu’il a donnée à son existence et. Mais il avait une de ces présences ! Au réveil. de cette vérité qui est de l’authenticité. Ou alors. Idir Naït-Abdellah. il ne disait mot. une pièce de théâtre adaptée des Fourberies de Scapin. C ’est qu’il était sincère ! C ’est qu’il. Ils sont restés présents auprès de lui jusqu’à la fin. Djamal Abbache. d ’un air gêné. entre deux portes. Mais si l’on vous entend. et certains (Koukou. Que ne lui a-t-on pas dit ces paroles avant ! « Nous avons tant écrit. célébré. une force capable de faire oublier sa mort même. Pardonnez-nous ! » Ce soir-là. non ! Il est toujours là.. c ’est-à-dire quelque chose d’éprouvé. à l’hôpital. c ’était le travail qu’il menait seul. Après tout. Mokrane Tagemout.. Le mensonge est banal. Par Dieu. une belle preuve. Le silence. mais aussi. Aujourd’hui.. Quelques semaines après sa disparition. qui l’a prise.. Il ne haletait point vers ces honneurs posthumes. un autre l'a dit en parlant de l’artiste ou de l’écrivain en général. aucun bénéfice financier. il assure. Il ne tenait pas à être vu comme une célébrité . Lui qui fut méconnu de son vivant ou. c ’est nous tous qui sommes en dette envers toi. le voici enfin au grand jour. Comment aurait-il pu ? Ce fruit de ses veilles. sur le dos cette inusable veste en toile vert olive. Mais qu’importe la richesse ou les honneurs éphémères ! D ’avoir mis tant d’années à naître.. proposé. saluée. tandis que ses condisciples construisaient leurs carrières professionnelles.. Lorsque l’on dit quelque chose de vrai. ma vision de la nuit s’est prolongée par cette phrase murmurée d’une voix qui n’était pas la mienne : « i a s yem m ut. cela veut dire que la voix de la sincérité est forte. Tu as tant fait pour nous ! Tu as peiné pour nous ouvrir les yeux et nous montrer la voie. en particulier. » (« Même mort. Qui venait le voir lui apportait de la nourriture. il a répondu par un long regard empreint d’une douce tristesse. disais-je. En même temps. ce qui est vrai semble insolite et inhabituel. un peu plus en retrait. ressenti. et cette œuvre est enfin reconnue. son peu d’intérêt pour les moyens de s’enrichir ou de tenir une position sociale éminente. ditesle-moi ? La honte sur le voleur ou la voleuse ! Mon frère n’est tout de même ni Elvis Presley ni Claude François !) Dans mon rêve. elle se fait entendre. n’espérait aucun remerciement pour son travail. Mange et reviens-nous ! » A l’homme qui lui parlait ainsi (Mokrane. le voici recevant l’hommage unanime de tous les siens. me poussait à lui demander : « Quoi. il a serré ses lèvres comme pour réprimer le sourire ébauché. il devra prendre une force d’existence extraordinaire. Saïd Hammache) ont pris sur eux de terminer la rédaction. Ce qui lui aura permis de continuer.178 179 mis cinquante-quatre ans pour naître. avec un air enfantin. Un frisson glacial me traverse. qu’il convient de le faire. Urgay ttsey.180 que vous êtes sincère. ») Il prononçait cette phrase d’une façon curieuse. Khaled prie les visiteurs de s’écarter afin que les porteurs. Pendant longtemps. Il me répondait : « A h. mais sur un ton léger. un de ces longs rêves mémorables qu’elle me racontait d ’une voix passionnée. J ’ai parfois questionné mon frère sur ses rêves. Le temps passe. Sans quoi.. alors qu’il semblait lui-même intrigué par son rêve. de jeunes gens. Voici encore une chose que j ’ai découverte tout au long de ces mois qui nous . comme si nous vivions sur une île. C ’est la règle de procéder à la mise en terre avant la prière de l’après-midi. et qui me faisaient songer aux grands mythes de bien des peuples à travers le monde. je croyais qu’elle se limitait à mes parents et à mes frères. puissent prendre le cercueil. Il n ’est pas bon. elle qui avait franchi les portes de l’au-delà dans un rêve .. vers huit heures. » (« Oui. je le sais aussi. Si tu veux leur rendre visite. surprendre le mystère. Voilà ce que disait Yemma. vivre l’incompréhensible.. Notre Famille !. Yemma (elle seule ?) l’entourait d’un fossé. de s ’attarder dans les cimetières après une certaine heure. J ’ai rêvé que j e dormais. Ceux de l’au-delà n ’apprécient pas d ’être importunés à n ’importe quel moment. Khaled domine de sa grosse voix le brouhaha et annonce que le moment est venu de se rendre au cimetière. Votre cri fait une trouée dans les habitudes mentales collectives.... c ’est à tes risques et périls ! Tu peux rencontrer ceux-là qui ne sont plus que les ombres d ’eux-mêmes. Sans doute en savait-elle quelque chose. comme s’il formulait une banalité. on vous traite de fumiste. puisque vous êtes honnête. c’est qu’on vous traite de menteur . cette famille réduite à sa plus simple expression. » 20 Sa soixantaine place mon cousin Khaled dans la position d’aîné de notre famille. c ’est tôt le matin. Il exprimait là quelque chose de très singulier. je ne veux pas les voir près de moi. ») Comme si je venais de m ’en rendre compte. c ’est que tu n ’en finis jamais. avec cette culpabilité qui plombe ton destin. Quelqu’un me tire en arrière. Une femme..) Sa jeunesse remémorée. comme dans la plupart des familles. et je vais assister à son enterrement. La viande était rare chez nous. ressentir leur douleur. Depuis toujours ! D’ailleurs.. parce que j ’en ai assez ! Assez de ma propre douleur. annoncé par ce chant lugubre qui nous donnait la chair de poule. Par leurs cris et leurs coups de ceinture. et. Je n ’entends rien qu’une rumeur qui me remplit la tête. lui qui se faisait appeler « L ’ancien » . » Chant lent et monotone de la tragédie.. Je ne me souviens pas de lui enfant.. » (« Nous payons.n’est-ce pas pour cela que je suis ici ? Mais au bout de quoi ? Je veux suivre le cercueil comme tout le monde . mes jam bes refusent de m ’obéir. je me dis : « Aujourd’hui. lui qui s’était toujours refusé d ’être un enfant. peut-être. incapable d ’avancer ni de reculer. mélancolique berceuse adaptée au chagrin des adultes rodés par l’existence. répété comme un leitmotiv : « N efxeiliÿ. Il suffit de naître pour être coupable. Ma douleur se voue à tous les saints. qui menace de me pulvériser. D acu-{ ? D acu-f ?. le lancer au ciel. gît une partie de moi-même. ce petit garçon qui repoussait toujours sa part du précieux aliment.. Comme une flam m e Qui prend dans les brindilles Elle scintille et crépite Se réjouit qui l ’a allumée Elle ne dure qu ’un instant E t ne laisse que des cendres. chez ce peuple un peu geignard par coutume. de ma détresse. frustré. Mais dans quel sens diriger mes pas ? Je ne sais plus. N ’y va pas.. Que dois-je faire ? Que veux-je faire ? Je sais que je dois aller jusqu’au bout . Lui qui m ’avait de tout temps paru « vieux » . c’était jour de fête quand on pouvait se l’offrir. sois raisonnable ! Moi. de mes larmes.. * Je tremble maintenant de la tête aux pieds. le fils de mon père et de ma m ère. Je ne veux pas rencontrer leurs regards embrumés par les larmes. {Devinez quoi ?. ou bien une de mes cousines : « Où vas-tu comme ça ? Les femmes ne vont pas à l’inhumation. par lui-même surtout.182 183 avaient rapprochés : ses attitudes. nous figer sur place. Il était déjà indomptable ! Ainsi m ’apparaît-il en définitive : une partie de lui-même n ’avait jam ais cessé d’être cet enfant-là. sans visage. En même temps.. je les évite . Mon cœur se disloque. j ’y vais. Alors. ils ne réussirent cependant qu’à le renforcer dans son végétarisme. eux aussi . Sauf une fois : un soir où nos parents voulaient le forcer à manger de la viande. titubante. puis finit par sortir par petits sons. ne vois rien que des formes sombres. ses gestes d ’enfant. mais il s’égare en dedans. Le mot existe. Enfants.. » Je me sens perdue dans la foule.. La question. Et ce cri qui enfle. Ma tante. je n’y résiste pas.. « La ilaha ilia lia h. et prononcer en direction de la civière chargée du corps emballé dans son linceul immaculé : « Dieu te pardonne et nous pardonne ! » Il y va ainsi dans ce pays. sur lesquelles le cercueil semble glisser. comme s’il se brisait en de courts et incoercibles sanglots. Je veux l’expulser. et qui te triture du berceau jusqu’à la tombe. Je me laisse porter comme un fétu de paille par le flot. Je fouille des yeux la foule des anonymes autour de moi : où sont mes frères ? Je pense à eux très fort.. croiser les mains sur la nuque.. tefrlales Icfeh win i f-issayen Tallit i /-fudert-ines A y d-teftagga d iyiyden.. Les porteurs du cercueil descendent derrière le groupe d’hommes qui ont déjà entonné le refrain funèbre. quand nous voyions passer un pareil cortège. je suis avec eux de toute mon âme. mortifié. il s’agit de mon Grand-frère chéri.. Mon ventre se liquéfie. De quel crime ? Ce n ’est pas la question. Dans ce cercueil. l’autre avait vieilli avant l’heure. Je tourne sur moi-même. nous devions nous arrêter. m ’entraîne .. ce peuple malmené. La foule me pousse. A m zu n d ajajify n tmes Tin yuyen deg qeclawen La tepejlij. ça ne se fait pas. les parents se devaient d ’intervenir. C ’est un de ces jours ensoleillés qu’il appréciait. Normal. ils achèteraient ensemble un lopin de terre le long de la rivière. nous ferons cuire notre pain. Nous ne gênerons personne. planteraient des arbres. c’était le pays. nous allons retrouver les lieux que nous avons quittés. utilement. akal d aseftar {La terre ne trahit pas. ça m ’est passé par-dessus la moustache. Djaafer m ’avait raconté l’histoire de cet émigré qu’à sa grande surprise. Tu vas guérir. alors qu’il le croyait sous terre. il avait croisé au pays. Nous construirons une tim asm m eft (une école « communautaire »). de légers nuages blancs semblent nous escorter. pour ne plus voir ni entendre. de tout son entrain. Le soleil pour lui. À côté. nourrissait son espoir : « Oui. depuis des années : . je marche au bord d ’un vide qui m ’attire.. il a encore reparlé avec Koukou du jardin qu’il rêvait de cultiver au pays. quelques semaines après sa mort. mais encore. Dans le ciel.. et tu n’y peux rien. tout devait servir à quelque chose. de mots et d ’expressions en kabyle. c ’est sûr. Des mois auparavant. non ? » Plus tard.. vont d’un pas rapide. Nous nous installerons bien comme il faut. Ce temps vide. » A ces mots. dis. chacun cherche à préserver l’autre de sa propre souffrance . Cette pudeur. Ur ixeddas ara wakal.. n ’importe où. nous continuerons notre travail d ’écriture en kabyle.. alors qu’il était hospitalisé. chacun cherche à cacher sa propre souffrance à l’autre. juste au-dessus du cercueil.Il n ’y aura pas de racisme. Nous achèterons une parcelle de terre. toujours manqué. tu n’es pas d ’ici. peut-être. la terre est protectrice). par un impitoyable destin. nous ne dépendrons de personne. plus exécrable ! Quelques semaines avant d’entrer à l’hôpital. Lorsque je le descendais dans la cour de l’hôpital pour prendre l’air et voir du monde. se remettant avec peine de son accident de vQiture. Il devait être jaloux. étant toujours occupé. Il parlait et agissait à bon escient. d ’accord ? . tsadda-yi nnig cclayem {Moi. celui des gens aimés. Elle ne disait pas seulement que l’on doit tout payer d’une manière ou d ’une autre. pressé comme par nature. En plus. tu es d’Azazga !” Il n’y aura pas de racisme. il en avait encore parlé à Koukou.. à l’époque où il fumait : vides. Je me souviens de ses paquets de tabac à rouler. il ne parlait jamais pour remplir le temps. alors qu’il luttait contre le cancer. Et cette phrase allait bien au-delà de sa signification matérielle. Lui est déjà parti. « Rien n ’est gratuit ! » rappelait-il à tout moment. quoi ! » Il était sérieux . « Tout doux. au milieu de la foule. choyés par les leurs. C ’est faisable. » Et Koukou.. Ah ! Que ne font-ils pas appelé plus tôt. le hantait entièrement. Nous n ’avons guère appris à unir nos forces face à l’adversité. Ou par pudeur. tout comme l’était le fond de cet espace dans lequel Yemma m ’était apparue en rêve. A la R ebbiaa d-yeqqimen (Seul Dieu est éternel). Nekkini. m ’abandonner à ce gouffre de désespoir pour partir avec lui. décidément. Il pensait à haute voix : « Nous allons repartir. comme s’il savait son échéance proche. Mokrane est plus intelligent que nous tous. et personne ne nous gênera. je peux encore être utile. ce destin d ’ermite qui l’aura privé du vrai bonheur. Mes larmes coulent au rythme du chant des hommes qui. il se levait de son fauteuil puis s’inclinait tout doucement et disait à son ami : « Vois. c ’est évident. Je voudrais me laisser aller sur « la pente glissante ». monsieur Koukouch ? C ’est une bonne idée. depuis qu’il l’avait quittée ! Il sera parti au moment même où il décidait d’y revenir. il ne le possédait pas. Il travaillait sans discontinuer. l’encourageait..184 185 m ’évitent. il me demandait de le mettre au soleil. la moindre parole. personne ne viendra me dire “toi. Ce ciel est d’un bleu cristallin. Mulj ! Tout se passera bien. Nous ferons pousser nos légumes. tout devait viser à l’efficacité.. C ’était la Kabylie qui lui avait. même quand il faisait très chaud. terre lui-même.. parce qu’ils étaient tout remplis de notes en français. il les conservait. Y a-t-il destin plus cruel. bien debout sur ses jam bes.) Nous allons rentrer. il cultive sa terre . Je pourrai bêcher la terre comme ceci. je retrouve un peu de ma raison et de mon calme. tu verras ! » Il lui disait encore : « Mais quand je serai dans ta région. Normal. le rire même. Rappelle-toi ce qu’il disait. comme par fierté. Il plante des arbres. tout près du cercueil de mon frère.. Le projet était en discussion depuis des mois : il rentrerait avec lui dans sa région. et personne ne s’y trompait. entourés. Mulj. quelle idiotie ! Sur la grand-route. les Saints-gardiens de cette Kabylie qui l’habitait. Oh non ! Grand-frère ne poussait pas le temps avec l’épaule. en tête du cortège. avec les simples moyens dont il disposait : un crayon et du papier. et ils cultiveraient des légumes. que l’on doit savoir mettre à profit tout ce que l’on fait ou ne fait pas. Mokrane me soutient par le bras. Pour lui. du côté de Béjaïa. la moindre action. il a quelque chose qui le fait retourner régulièrement au pays. pur et clair. monsieur Koukouch.. malgré mon genou brisé. l’homme menait sa vie en France. et il songeait encore à travailler ! Mais. comme ton père.... Il est resté dix-sept jours chez elle. Il a l’intention d’acheter un morceau de terre. Mouloud et moi. et nous voulions vraiment. Un jour. l’emmener au pays. » Alors.” . Crois-moi. comme tu vois ! » Des années avant. il s’était attaché à cet enfant dès le premier regard : « Qui est ce garçon ? demanda-t-il à Fazia.Pour y faire quoi ? Ma yella ccyel. il lisait. Il aimait démonter et réparer des appareils.186 « Je lui ai dit : “C ’est bien toi ? Jure-le.. ur teffey ara deg dudan-iw ! A lilil win urnjerreb tasa. remettre en bon état des objets usagés pour les offrir à qui en avait besoin. J ’ignorais encore qu’en réalité. Des mois. j ’ai suggéré à Grand-frère : « Et si nous allions au pays ? Ce serait bien. Savait-il ce qu’est le repos ?. il pensa que. Je te dis : s ’il repart maintenant. » Yemma a-t-elle essayé d ’expliquer à son fils ce qu’elle pressentait? Mais jusqu’à quel point le comprenait-elle. elle. non sans remplir ses poches de friandises. si c ’est pour se balader. il sortait.Qui. » répondait-il. croit q u ’il en va de même pour tout le monde. A l’évidence. et non qu’il ne reviendrait plus jam ais au pays. des années passèrent. il prenait par la main un de nos neveux. A m-qqarey : ma yu ya l tura.) Comme il détestait les tire-au-flanc ! Enfant encore... nous l’appelons “Abdel lah”. mais j e ne peux pas le retenir. ma ulac flIjeJ. c ’est bien ce qu’il m ’a dit. . . étudiait.. « S’il repart maintenant. elle-même ? Elle semblait simplement dire qu’une fois en France. au pays ?.. et que les choses avaient été depuis longtemps réglées en dehors de lui. Tasa-w ur teskiddib. Après des heures de marche.. bricolait de ses mains ingénieuses. l’aurait-il écoutée ? Il est retourné la voir. Encouragée par cette histoire (vraie. il parlait souvent du soleil.. (Ma fille.Nous. j e ne mange pas mes doigts. S’il y a quelque tâche utile à entreprendre au pays. Et même si elle avait essayé de l’avertir.. Mais ta mère a dit qu’il doit aussi porter ton prénom. et qu’ensuite.. venant de lui. comme le chien qui perd la trace du gibier. mon frère changerait d’avis.. Pauvre de celui qui. il ne décidait de rien. il était à la maison. il était actif à tout moment. Djaafer Chibani n ’est pas homme à inventer pareilles histoires !). nous l’avons appelé “Ramdane”. il ne reviendra pas ! Et j e sais qu ’il va repartir. il ramenait le garçon chez ses parents.. Il ne jouait pas . Pendant la journée. la maladie s’abattit sur lui et les médecins finirent par lui expliquer : « Vous avez une tumeur. . au fond. Yemma le savait.. en homme raisonnable. pourquoi parles-tu comme ça ? Il m ’a expliqué qu’il va mettre en ordre ses affaires en France. Ils ne se sont pas parlé. il valait mieux le faire dans son pays. c ’est une affaire de quelques m ois. . puisqu’il allait mourir. ur ditfuyal ara ! Uma ?riy ad yuyal. non ? Un simple allerretour. crois-le. Ne se plaisait-il pas à dérouter tout son monde ? Il se savait très malade.Et comment l’avez-vous prénommé ? . nous pourrons envisager d ’y aller . entouré des siens.. dam.. yin-as akken akw medden. c ’était déjà inespéré. La mort l’avait oublié. à notre grand Je ne voyais que son entêtement. âgé de huit ans et allait parcourir la ville. il reviendra s’établir au pays. Alors.A yelli. il ne reviendra pas ! » confia-t-elle à sa première bru.C ’est mon fils. elle n ’avait pas réussi à le pister dans sa traversée de la Méditerranée. ne connaissant pas [les affres de] l ’amour filial. Comme ça. Il n’a probablement jam ais su ce qu’est la paresse ou l’ennui. Ilia y iw e n zik-nni Qqam-as Muli afenyan Kra ufayan akkenni M a d agwlim-is d acebhan. amaani ur s-zmlrey ara. 187 « Mais qu’allons-nous y faire.Ah bon ?.C ’est bien moi. Le soir. Ou alors.. . voyons ! .. la mère et le premier fils.. qu’est-ce qui aurait pu aider l’un ou l’autre à trouver les mots quirelient un fils à sa (Il y avait un homme Qu ’on appelait M uh le fainéant C ’était un homme bien en chair E t blanche était sa p ea u . . ce n’est pas nécessaire !. » dit-il en esquissant un sourire. Dans les dernières semaines.. au m oins. Fazia lui rapportait les propos de mon frère : « Nna Werdiya. rien d ’étonnant. » 11 n ’aura cessé de m ’étonner. Souvent. il n ’y avait là. Il avait horreur de la boue. Tous deux le savaient. Pourquoi ? A la vérité. ») Ainsi parlent les Kabyles. ») Yemma était prête à « sortir» à tout instant.. sur cette partie du corps qui fait face aux jours. aucune relation qui eût pu l’encourager à s’épancher. ses fils n ’ont pas oublié la seule chose qu’elle leur ait jam ais réclamée avec autant d ’insistance. En fait. c ’est que Muljend-u-Yeljya aura vécu dans le pays de son enfance les vingt-cinq premières années de son existence . tu entres par-ci. la cinquantaine atteinte. unis dans la même souffrance et voués au même destin. Je me laisse conduire jusqu’aux tombes blanches qui se dressent fièrement. je conclus que nous sommes arrivés au cimetière. Il s’était marié. toute propre. am wexxam bu snat tebbura .. voyant que nous n ’avançons plus. Elle ne semblait pas non plus très sérieuse quand elle évoquait sa fin. il les aura vécues en exil. ») Ce qui est sûr et certain. une fosse béante dont la vue me paralyse. Ils diront peut-être aussi. Le jour venu. ne livrez pas mon visage à la boue ! Vous me mettrez dans un cercueil. » Ses fils souriaient et se moquaient d ’elle. n’a pas su lui parler. Elle nous le rappelait souvent : « Ddunit. » (« C ’est écrit sur son front. J ’essaie de me frayer un chemin vers les tombes de mes parents. eux si sensibles à la fatalité : « Ulac win isaddan ass-is. comme d ’habitude. il a. une part de ses tourments. je vous en supplie. comme Yemma qui. une sorte de déménagement obligé dont l’heure allait se présenter d’un moment à l’autre. tu sors parlà. Après quelques pas. Ceux qui ne savent pas diront : « Yura di twenza-s. Une façon de dire qu’on ne peut enlever ce qui a été gravé dans la chair de chacun. Elle est cimentée. ils l’écoutaient. Elle n ’a pas pu.. Mouloud survient et me prend par la main. Yemma. ne se livrait jamais.. cette fosse qui attend le corps de mon frère. * . en tirant même les rideaux. aimait-il à dire. mais je m ’égare dans la foule dense. trop proches. Lui ne parlait à personne. nous disait : « Mes enfants. ekkssya .. les vingt-neuf autres. elle non plus. teffeyd ssya. en fermant portes et fenêtres. Quatre ans après. » (« Personne n 'a dépassé son jour. ils n’avaient pas besoin de se parler : ils étaient de la même trempe.188 mère ? Ils ne pouvaient pas se parler. Elle en parlait comme d ’un événement ordinaire. Entre les deux. « corrigé l’erreur ». Il n ’a pas eu d ’amis intimes (hommes ou femmes). ne se confiait à personne. toujours enclins à des conclusions aussi pertinentes qu’irréfutables. de ses angoisses. personne avec qui partager sa vie.. Une simple caisse que vous ferez faire par le m enuisier. 21 Nous quittons la route pour nous engager dans un sentier bordé de broussailles épineuses. » (« Ce monde est comme une maison à deux portes . sauf à moi. d’images éternellement torturantes. au lieu de le monter au village. et nous n ’avions pas de défunts là. c ’était de ne pouvoir rien raconter de ce que je venais de découvrir. mais retrousser ses manches. L’homme. Au fond. Elles s’échangent. d ’autres temps. au cœur de mon être. pleurent. Cette lourde dalle froide que les hommes posent sur la tombe de mon frère. Q u’aurais-je bien pu raconter ? Et à qui ? J ’avais vu un homme creuser une tombe pour un nouveau mort.. revêtus de leurs habits neufs. devisent. durant les premiers mois. il leur lança d’une voix lasse : « Riez. les gueux errants. un jour de fête. l’adolescente que j ’étais n ’a plus eu de ces rêves qui te portent vers tes joies promises. c ’est fait. Mon esprit se morcèle. Voyez ces os. Tout de même. Elles prient. Discrètement. toute transparente . qui me remplit tout entière. l’unique. La terre était humide. voir de ses propres yeux . poisseuse. dans ce visage commun. Il lui répondit dans un rêve. « pour la baraka ». eux aussi. ne les privent-ils pas d ’une possibilité de contenir enfin leur douleur ? C ’est que. Et alors ?. que les dons des vivants parviennent aux morts. des tasses de café ou de limonade. l'insoutenable évidence sur laquelle tout est bâti. De ce moment-là. tout en mettant de côté les pauvres résidus d ’un ancien. Tout autour. C ’est cette solitude. se réjouissent de ce jour où ils reçoivent sans rien demander. Mais le pire.. parfois. Maintenant. s’envole vers d ’autres lieux. La Vérité sans fard. des gâteaux secs et des beignets huileux par-dessus les tombes des leurs. c ’est sur la brèche saignante. c ’est encore un de ces domaines où. vu qu’ils habitaient tout près. Elle comprit qu’elle ne devait plus rester enfermée chez elle. Respectant sa volonté.. c ’est par eux. les poches remplies de bonbons et de monnaies sonnantes. à qui nous devions rendre visite. il est déposé sans mal dans la fosse qu’on ferme aussitôt à l’aide d ’une épaisse dalle en béton. les hommes sentent. avec leur sensibilité débridée. où se trouve la tombe de Hsen.. jusqu’à porter la moindre douleur à son paroxysme. Ce n’était qu’un masque composé par ses traits tendus. ni jeune non plus. brandissant un de ses bouts de bois. trimant durant plus de vingt ans. ces précieux « hôtes du bon Dieu » . se disperse. Aussi. En un clin d ’œil. par de longues processions de femmes aux tenues bariolées. boueuse. Mes yeux ne décollent pas de ce trou régulier et froid qui patiente de recevoir le cercueil de mon frère. en lui ouvrant la porte de sa maison..190 191 Khaled invite ceux qui le désirent à se rassembler autour du cercueil pour la dernière prière. maintenant qu’il l’avait laissée seule et sans ressources. vont et viennent les pauvres hères. elle s’y rendait tous les jours pour lui demander comment. alors que je me tiens devant la tombe ouverte de mon frère. du début ju sq u ’à la fin. c ’est tout ce qui restera de vous un jour ! » Il reprit sa besogne sans plus prêter attention aux jeunes plaisantins. date cette conviction indélébile que chacun est seul. Yemma allait-elle distribuer son aumône aux défunts de Meddufta. Ce jour-là. il s’agenouillait au fond du trou et ramassait des bouts de bois qu’il déposait ensuite en un petit tas sur le bord de la fosse. De temps en temps. leur tendance à tout compliquer.. elle allait nourrir leurs quatre enfants. Il n ’était pas vieux. sur ma douleur cuisante . il faut voir aussi. ils ne pourraient pas être aussi prompts et précis dans leurs gestes. Sans eux. et leurs larmes torrentielles. D ’un geste rapide et méticuleux. et leur foie dément. aucune expression de celles que je m ’attendais à voir. le fossoyeur creusait ma solitude. son épouse l’avait mis à Meddufra. qui. en fait. à l’état d’idées. Non loin de là. persuadés du bien-fondé de leur raison. Les femmes les recherchent avec zèle. de jeunes garçons le regardaient aussi. l’absolue. mais je ne distingue rien. pour pouvoir aller souvent sur sa tombe. sans quoi. pensent et décident en lieu et place des femmes. Après une brève bousculade. adultes et enfants. Mes parents étaient encore de ce monde. elle et ses enfants. Je passais près d ’un homme qui creusait une tombe. Après cette vision. rient et leurs émotions sont plus contagieuses qu’aucune fièvre connue. jam ais résolues. le cimetière de Tizi-Ouzou. Il doit se passer autre chose aux alentours. des heures insupportables. comment veux-tu faire ?. tout en nage. et bien fait : tel est le travail des hommes. ce froid intérieur qui me saisit. Je ne suis là qu’en partie. les choses demeurent en suspens. les sans-pouvoir. dans notre cimetière. et l’ouvrage prendrait de longues heures. Ils bavardaient et s’esclaffaient. Voilà donc pourquoi ils interdisent aux femmes de participer aux enterrements ! Avec elles. C ’était l’Aïd. Ce jour-là. enfants ! Vous ne pouvez pas encore comprendre. ce cousin sur lequel mon père avait tant pleuré. des heures sans fin. hommes et femmes. Les jours de l’Aïd se fêtent aussi dans les cimetières. d ’aussi impressionnant. Plusieurs mains soulèvent le cercueil. Je n’y voyais rien. tout s’accélère. finit par se tourner vers eux et. il ne suffit pas d ’y croire. Et c ’est ce qu’elle fit. toute simple. un homme scelle la tombe en appliquant du ciment tout autour de la dalle. comme femme de ménage dans les bureaux de l’Etat. Leurs psalmodies sourdes et précipitées me parviennent au travers de la foule. suivies de leurs enfants accrochés aux pans de leurs robes. je scrutais son visage. J ’observais cet homme dans la fosse qu’il creusait. Je n’avais encore jam ais assisté à quelque chose d’aussi réel. Ainsi. aussi réel que cette tombe. » Khaled riait . Mais elle a fini son existence dans un appartement. L ’espace en question était dérisoire.192 qu’ils la posent également. Malgré tout. pas le moindre toit sous lequel mes frères et moi. l’oubli s’est installé. Je me disais que Yemma s’y serait peutêtre sentie en sécurité.. Si. Tout ce que nous possédons tient dans un coin de ce cimetière qui contemple d ’un regard triste le village. Eux pratiquaient l'idée à la lettre. mais nous n’y avons pas de maison. indus. nous ne devons rien à personne. * La foule s’égaille. à cause de la guerre. Ils n’avaient pas de cimetières. Sans doute enterrons-nous nos morts pour pouvoir aussi les enfouir en nous-mêmes et.Tu reviens encore à cette histoire ! répondait mon père. Au village. aussi vrai que ma plaie qui le reçoit .. cela appartient à ton père. mais je n ’y croyais pas : 193 « Donc. comme si ses occupants ne parvenaient pas à tourner le dos à ces maisons où. comme si. et je ressens son effet d ’obturation instantanée. affranchis de leurs lois et préservés de leurs excès. jadis. avec le ciel comme toit. nous n’avons donc pas de maison où nous aurions pu mettre le cercueil de notre frère et recevoir les visiteurs comme il se doit. » J ’étais émue. nous parvenons à diriger nos pas vers la sortie. Toi. Notre père avait quitté sa tribu. C ’est bien notre village. coupés de nos tribus originelles. Autour des tombes. Non. elle se tourna vers Tawrirt Mimun. Je les envoie à l’école. Dieu merci ! Il fait beau temps. comme si. Leur maison. je tiens à cette réalité crue. privés de leur étayage culturel. celui des pères de notre père. Tout à l’heure. elle n’avait jamais pu atteindre le sol. tu as quitté ton village comme s’ils t ’en avaient chassé. Nous vivions accrochés à rien. Je la préfère à toutes ces images obsédantes que mon esprit n’aurait pas manqué de produire pour suppléer à ce que je n’aurais pas vu. moi. de les assimiler à leurs propres corps. ainsi amputés pour toujours au-dehors comme au-dedans. c ’est déjà beaucoup. probablement aussi. » Tout au début. Ici. Avant de quitter nos hôtes. aucun lieu qui eût pu matérialiser à leurs yeux la mort des leurs . enfin. on a déposé le cercueil de mon frère dehors. et personne ne me dira rien ? . ils avaient tant ri et tant pleuré. entourée d ’un désert à perte de vue. nous aussi. Il ne nous reste plus qu’à quitter le cimetière. muets. Nos parents étaient sortis de leurs villages respectifs sans avoir jam ais quitté la Kabylie. Ne sommes-nous pas dans notre cimetière ? Et nous avons le droit d’y être aussi longtemps que nous en avons envie. sans attaches avec la montagne ancestrale. je ne rêvais pas d ’une maison au village. toutefois. au grand dépit de Yemma. ce village. ma tante m ’avait emmenée voir ma famille du côté de mon père. entretenu par Yemma. l’esseulée impénitente qui se consolait avec les chants d ’exil de Slimane Azem : . » Cette maison que nous n’avions pas dans notre village fut longtemps une des obsessions de Yemma. ils la construiront eux-m êmes. de ce tas de planches jusqu’à cette poubelle. . lorsque je le découvrais. d ’abord. c ’est à ton père. Je perçois le geste. atterrés. différente de toutes les autres. je n ’ai pas de quoi construire. Ensuite. de les contenir pour toujours. Elle était sans racines. tout en respectant la règle de l’oubli total. il m ’a indiqué un coin de la cour : « Tu vois. Nous nous regardons. Oh. mes neveux et moi. j ’ai demandé à Klialed de me montrer la partie de la maison qui appartenait à mon père. en consommant les ossements calcinés de leurs défunts. à l’intérieur comme à l’extérieur. c ’était une poudre d’os enfermée dans une gourde et leurs corps qui s’en nourrissaient périodiquement. Mais rien ne nous force à courir. De son index. de mes yeux vu. abasourdis.. cernée de tous côtés.Tu peux y planter ce que tu veux. tombée du ciel. Je songe aux Yanomami de la forêt vénézuélienne comme nous les décrit Jacques Lizot. Ayant perdu tout espoir de ce côté. je pourrai venir demain planter une tente ici. Yemma disait : « Pourquoi ne vas-tu pas construire une maison dans ton village comme font tous les gens ? Tu la laisseras à tes enfants. son propre village. Ils avaient compris que la meilleure façon d'ensevelir les leurs était de les ingérer. tout ce qu’ils avaient. mais. de ces bidons d’essence jusqu’à ces tôles. Les mots seraient superflus. radicalement exilés. ces Yanomami. mes frères.. nous pourrions dire : « Nous sommes chez nous. pour essayer de recouvrer le toit et la parcelle de terrain que lui octroyait le droit coutumier. non ! Je rêvais d’une maison bâtie au milieu de nulle part. En vain. C ’est alors que je compris les raisons de certaines disputes entre mes parents. continuer à vivre malgré tout. ce n ’est qu’un morceau de moi-même que les hommes viennent d ’enterrer.. cette famille.. sur la place publique. Mais où veux-tu que je construise une maison ? De toute façon. éprouvé très tôt. non. Que de larmes elle aura versées là-dessus ! Moi. que notre famille était vraiment à part. De là me venait ce sentiment. . il était ferme. jusqu’au bord du ravin profond qui le borne d ’un côté. non plus. a kem -ggcy lfra$ul Ulamma tugid a y ul Inehf-iyi baba s rrkul A d yrey d i lakul. (« Je ne vous laisse ni un ennemi des At-Rbai)... Que de générations .194 A tamurt-iw aszizen Tin ggiy mebla lebyi-w MaÙCi d n e k i-gextaren D lm ektub a k w d ??ehr-iw A q li di tmura n medden M a d lexyal-im ger wallen-iw. sans coeur M’ y a livré tout entier J ’irai à l ’école.. il n’est pas exclu. Sur l’école. lui. » (Exilé et étranger D am le pays des autres Angoisse et épreuves Dieu l ’a voulu. n’avait ni le temps ni les moyens de reprendre sa place dans le sien. ) Ou encore : D ayrib d abejrani D i tmura n medden Lw efic u lembani A dR ebbii-graden. c ’était le bout du monde. pour deux choses : le pain et l’instruction de ses enfants. donc. 195 (Mon pays bien aimé Que j ’ai quitté. aujourd’hui.. et mon frère s’en est souvenu. * Un nombre incalculable de tombes tapissent le cimetière.. dans ses moindres recoins... en effet. Toute son existence.. U raw en-ggiyacriksegA t-Yanni. N i un associé des At-Yanni. La plupart sont à peine signalées par des dalles de schiste. nous occupons la place qui nous revient dans notre village.) Yemma vivait à une quarantaine de kilomètres de son village. j e vais te laisser Contre mon gré Mon père. A d yrey di lakul A yem m a... contraint Je n ’ai pas choisi Le destin et ma chance ont décidé Me voici dans le pays des autres Devant mes yeux ton image .) Mais comme notre famille tient des At-Rbah et des At-Yanni. u r d iy -iy u l A d yrey di lakul. J ’irai à l ’école Mère. il a travaillé comme un forçat. A d yrey di iakul Idelli kan i d-nlul iCCa-yi baba am wewtul Ifka-yi. que mon père eût voulu suivre l’exemple de cet homme avisé qui rassurait ses enfants : « Ur a wen-ggiy asda w seg A t-Rbaij.. m ’ y a conduit J ’irai à l ’école. ( J ’irai à l ’école J’ étais jeune encore Mon père. à coups de pied. A ses yeux. ») Quoi qu’il en soit. Mon père. Et si. » Je lui ai répondu par un haussement d’épaule. Je vais d’un pas lent. Un peu à l’écart. sa famille. elle.. un rayon de lumière. Je m ’en souviens maintenant. « Ça va ?. Khaled. Comme je voudrais le croire ! Je me rappelle l’avertissement proverbial : « fu r -k a s-tiniçl teffey ccetw a !» (« Prends garde de dire [que] l'hiver est terminé ! ») Je repense à la parole du maître bouddhiste : « La grande affaire n’est pas encore éclaircie. ainsi chargés de jour en jour. c ’est par la fin que tout commencerait. ses fils et quelques jeunes gens du village. Yemma me surprenait à pleurer. Je me mets à tourner autour de mes trois tombes : en chacune d’elles. l’envie d ’aimer malgré tout. presque machinalement : A Mub n M ub Ttes tura S i z i k n z ik Ulac tabaa. Je pleurais surtout à cause d ’elle. à cause de sa souffrance qui nous empêchait de jouir de notre jeunesse. de les prier pour que Yemma connût enfin la paix. Plus loin. tu n’as pas ri dès le début !. « Pardonnez-moi. cette consternation des fins accablantes qui te plongent dans le trou noir d ’une vie sans vie. je ne suis pas Dieu ! » Je n ’y peux rien. surveillent les collines et le fond des précipices aux alentours. se radoucir presque. traînant mon chagrin qui vient d ’alourdir un peu plus mon fardeau. et je sens ma douleur s’attendrir. comme s’il criait encore contre moi.. c ’est-à-dire des riens d ’où tu t ’acharnes à extraire un sourire. elle me disait en guise de consolation : « Que te manque-t-il ? Tu es comme portée dans la paume d ’une main dont tes frères sont les doigts. la même tendresse entière et pudique . Je récite. Souvent. d ’année en année. qu’il paraissait ne plus savoir ce qu’impliquent les liens fraternels. Sisyphe?.. ni heureux ni malheureux. en plus. Parfois.. J ’étais une adolescente triste et anxieuse. Je regarde mes frères abattus.. J ’aime chacun d’eux d ’une manière différente. à l’orée du cimetière. une mélodie. parce que j ’ai toujours voulu effacer de leur vie la souffrance de notre enfance. sans voix. Comment aurais-je pu ? C ’aurait été comme la rendre responsable de nos maux. nous affaissant sur nous-mêmes. mais avec la même fierté.196 197 ont leurs restes entassés là ! Cet endroit ne saurait échapper à la langue : on l’appelle Tigwelmimin. Je pleurais. des hommes en uniformes. Voyait-il seulement à quel point j ’étais ébranlée par ce qui lui tombait dessus ? Il avait si longtemps vécu sans nous. Sisyphe est Patience absolue. tous les espoirs te sont offerts d ’un jour plus radieux . quelqu’un l’a écrit. que sommes-nous. sinon des bêtes de somme ? Comment. Faute d ’entretien. il m ’a lancé cette phrase d ’un air exaspéré.des espoirs. La grande affaire est déjà éclaircie.. il fallait demander un laissez-passer aux colonisateurs pour se rendre au village. De quoi as-tu peur ? » .. tendresse désespérante aussi. Je me rappelle Grand-frère allongé sur son lit d’hôpital : « Attention. ce silence souverain qui monte de la tombe neuve et qui s’empare des âmes. Mieux. Par-dessus tout. Et lui. elle a fini par se confondre avec la terre. Quand elle pouvait s’évader un instant de son monde d’angoisse et redevenir la mère affectueuse et dévouée qu’elle était. imaginer Sisyphe « h e u re u x » ? Heureux. » Les choses ne sont jam ais finies. Quand le matin de ton existence a été assombri par le mauvais sort. c ’est comme aller à l’enterrement de sa mère. avec Albert Camus. Mais je ne lui disais rien de tout cela. à jamais. Elle ne faisait aucun lien entre l’état désespérant de notre famille et ce qui l’agitait. (A M uh n M uh Dors maintenant Depuis toujours Tu n 'avais rien de toute façon. Elle ne l’était pas. quelque part dans ce quartier réservé à nos morts.. Au temps de la guerre. Je n’y pouvais rien. l’arme à la main. à ce moment précis.) Nous naissons en pleurant. Je me demande pourquoi ces mots me reviennent dans ce cimetière. alors que tout est fini. ma façon d’implorer les Puissances célestes. la pente est glissante ! » 11 s’inquiétait de savoir comment j ’allais. ce n’était pas chose simple. à cause de mon impuissance à changer le sort des miens. c ’est comme aller à l’enterrement de sa mère. Les dieux ont condamné Sisyphe à la patience perpétuelle. un fragment de mon âme. Yemma me l’a dit : la tombe de Yebya est ici. Tout est fini ?. Mon frère. son influence bienfaisante. Ainsi finissent-ils. le pardon sincère.. j ’ai senti sa présence tout à l’heure et. J ’y reviens. ils l’accueillent entre eux deux. qui a décidé de le mettre à cet endroit ? . C ’est elle. Comme toutes ses semblables. bien que. à n'en pas douter.Q uoi? Tu veux parler de ç a ? . Je suis tout de même intriguée : pourquoi a-t-on laissé tout cet espace entre la tombe de Yemma et celle de mon père ? Il faudra que je pose la question à mes frères. Et encore. je me suis appuyée. comme tant d ’autres. Ils t ’aimeront toujours.... comme arrêtée entre un passé de plus en plus fermé et un futur inimaginable. Elle aime ses enfants. imperturbable devant les déchaînements et la folie des hommes. contre sa force protectrice. et ce geste millénaire. des enfants qui les retiennent. Parfois. au fil des années. » * Les dernières années. » En attendant. «Puisque c ’est comme ça.. auxquels ils ne veulent ni renoncer (et pourquoi. au nom de quoi renonceraient-ils à eux ?) ni infliger un nouvel exil. l’allégresse des filles en fête qui dansent d'un pas léger. Et parfois. Elle se tient debout. voudraient repartir. au lieu de me dire simplement : « Tes frères t’aiment. de l'enfant à part. elle continue de proclamer à quoi aspire la terre de mes pères : la paix durable. « Oh ! Amer. Il avait pris tant de risques ! Il s’était lui-même banni de cette terre. entre les deux tombes. cette « main » ouverte par laquelle. au fond d ’eux-mêmes.J ’ai mesuré l’espace entre les tombes de tes parents. n’en doute pas. Vraiment oui.198 199 À l’occasion. Je l’ai dit à Hamid.. sais-tu ? Tu cherches trop à comprendre. . à cause de leurs enfants qui appartiennent plus à la France qu’à leur «pays d ’origine . telle une gardienne infaillible... Le hasard existe. nous n’avons plus rien à faire ici.. toute proche. Maintenant. si j ’ai fait une erreur. Nous. me diront-ils. Tu aurais dit que ç ’avait été fait exprès. Comme par hasard ! Je demande au cousin Khaled : « Dis. Quand ils l’oublient trop... C ’est tout simple. lui a demandé Koukou. partons maintenant. j ’adresse un long salut muet à la montagne. Il aurait pu mourir d ’une mort plus atroce encore. Présent ou absent. Oh ! Tu sais.. il n ’y a rien à comprendre. Allons. dit le vieux Ramdane dans La terre et le sang de Mouloud Féraoun. ces enfants. Cette France qui. « Voilà encore une de tes questions. Mais il y est finalement revenu. C ’était là une façon commode de parler d’amour fraternel. mais ce n ’est pas nous qui avons creusé ! Ça s’est fait par hasard. Nous en sortons et nous y retournons. les joies du printemps qui revient toujours. Il m 'a répondu qu’il convenait donc de creuser ici. les connaissant. oui . Il aurait pu ne pas revenir en sa terre natale. errant entre deux voies impossibles. remonter le courant de leur existence comme le saumon dans sa rivière ? Mais ils n’osent même pas se l’avouer.. » Le cousin Khaled n’a commis aucune erreur. Je le sens. il arrachait sa vie dans cette France à laquelle il vouait une profonde admiration lorsqu’il n’était encore qu’un adolescent. sur ses espoirs. la générosité sans calcul. pour l’éternité. Nous pleurons sur nous-mêmes !. dans ce traquenard aux dehors alléchants. par les condamner à une vie suspendue. Ils y passent tout entiers. il conserve sa préséance d ’aîné. Voilà comment j ’ai pensé. comme le filet sur le poisson. colosse de compassion dressé en face de mes chères tombes. Je le dis à mes frères : « Voyez ! Lui. Yemma avait l’art de parler par métaphores. notre terre n’est pas méchante. Elle est là. bataillant avec leurs jours. » Avant de quitter notre cimetière. à partir du moment où l’âme s’en est allée.. se consolant avec des babioles. elle servait la même image à ses fils. J ’ai vu qu'il y avait place pour une nouvelle tombe.. et après. cette montagne. c ’est cette montagne peuplée par les puissances sublimes qui a daigné enfin rappeler Grand-frère. je devine leur réponse. vous devez me pardonner. répondit-il en se pinçant violemment le corps. du frère éloigné. ce piège qui me frôle certains jours . II en était à concevoir enfin son retour au pays. Muh. » * Je remarque que la tombe de Grand-frère est plus proche de la tombe de Yemma que de celle de notre père. il vaut mieux ne pas comprendre. disait : . ce qui reste n’a plus grand intérêt. j ’ai appris à le reconnaître en découvrant mon frère aux prises avec son désespoir mortel.. je trouve que Grand-frère a la meilleure place. nous sommes là à pleurer. Malgré tout.. comme toujours. elle les rappelle ». lui. de l’homme hermétique et attachant. le mieux est que la dépouille retrouve les lieux d ’où nous sommes partis. s’était refermée sur sa vie. où veux-tu?. Je peux en parler.. quelque chose mérite encore d ’être dit : combien. avec son orgueil mérité. l’hospitalité sacrée. nous croyons n'im porte qui. » (« Nous n ’avons pas d ’honneur ! Eux. Il les avait longtemps pratiqués et n’ignorait pas de quoi ils sont capables. tu peux patienter . il les aimait de toute son âme. de ces Kabyles auxquels il aura finalement voué sa vie entière.. qui force au respect. » (« Le Kabytchou : il te fauche les pieds . dans ce cas. la bêtise. ce n’est pas par manque d ’honneur que les Kabyles acceptent leur condition d’« immigrés ». ils n’ont rien. la force de laisser derrière eux. jeté à terre. voyez-vous. tandis qu’il était rivé à son lit : « L es Kabyles. personnelle). sans doute aussi. ce n ’est pas l’honneur qui leur fait défaut. déplorant leurs défauts. n'importe quoi. win i t-iljudren a t-yaf. oh non ! Il se savait très malade. eux qui se disent à longueur de temps : « N n ifa m lüjtaf . Ce qui leur manque. 22 Aujourd’hui. « moi ». un morceau d’eux-mêmes. ils nous repoussent . a k-iqqar d lxir i k-xedmey. qui en prend soin en profitera. remuant dans tous les sens. » (« L ’ honneur est comme l ’huile . parfois les larmes aux yeux. tu as aussi perdu ton nom. l’automne a repris sa place. ») Cette remarque incisive. » (« L ’honneur est comme un voile . Jamais ! Il semblait avoir endossé toutes les souffrances de cette Algérie (si présente dans ses textes !). je la trouve digne de lui : à la fois vraie et exagérée. nous refusons de partir. ») Au fond.200 « Ur nessi ara n n if! N itni ugin-ay . l’ignorance. Je l’entends encore se lamenter sur eux. en toute bonne foi : « AkabiCCu : a k-i(huccu idarren-ik. la paresse. Personne ne l’y obligeait. ») « N n if am z z it . Il ne les détestait pas. tantôt en français. m i yen yei ifuh. Il ne pleurait pas sur son sort. pourquoi continuerais-tu de vivre ? » Comme vous le voyez.. II s’était éclipsé depuis deux jours derrière le printemps. Ainsi. et cela. supportant de moins en moins les déceptions et les contrariétés . indéniable. soliloquant des heures durant. Les jours fastes finissent toujours par arriver. tantôt en kabyle. si tu es mal habillé. nous. transpirant une angoisse rance. surtout. II était seul. c ’est surtout le courage. Et. Il rêvait .. Nous sommes si crédules ! Instruits ou non. il a bien voulu céder un peu de son temps à la belle saison pour permettre aux Kabyles d ’accueillir dans les meilleures conditions l'homme qui les fuyait de son vivant. nous sommes à plaindre. L’honneur. » Il était ainsi certains soirs. Car. Nous gobons tout sans trier. les pauvres. une fois de plus. nekw ni n ugi a n/zih. à ces Kabyles.. si seul dans son espoir d'une vraie renaissance culturelle (et. Nous cultivons l’insignifiance. C ’est incroyable ce que nous sommes bêtes! Vraiment.. ») Ou encore : « Si tu n’as pas de pain. mais le fait est là. de leur part. certes. exhalant son immense amertume dans un flot de paroles plaintives. c ’est même làdessus qu’ils ont édifié leur culture. il est irrécupérable. tu peux le supporter.. il te dit qu 'il te fa it du bien. que du vent. sans prononcer une seule fois « je ». Mais si tu as perdu ton honneur. son mot pour dire combien il se souciait peu de ce qui . Tout larmoie. Partout. Cette réponse est probante. et de l’extérieur. il travaillait depuis de nombreuses années à un dictionnaire de la langue kabyle. il vente. à qui. Quelques étrangers venus en visite. connues et reconnues. pour bien d ’autres raisons. Prévert. cela ne dépassait guère « la gamelle du soldat ». les présentateurs de journaux télévisés : aux oreilles de la plupart. eux aussi. par son contenu et sa portée . en soi-même. Ainsi.langue orale.202 203 cette résurrection de tout un peuple. à forger de nouveaux termes à partir des termes existants. le ciel et la terre. c’est. cette raison.. Molière. des biscuits. je tiens à insister là-dessus : associer l’œuvre de mon frère au berbérisme. Maupassant. sa foi en la langue maternelle. Autour de moi. Brassens. Muljend-u-Yehya. pourquoi avait-il besoin de faire le détour par Esope. Point final. et il a répondu : « C ’est une possibilité de tirer profit de l’expérience des autres ». Il lisait et enregistrait ses textes sur des cassettes magnétiques afin de les rendre accessibles à la majorité des siens. car sans la cohérence. et s’il est publié un jour (ce que j ’espère vivement). il a son importance en quelque sorte « pratique » ou « stratégique ». Or. c ’est consentir à la solitude » . les ténèbres oppressantes de la mort. D’un mot. avant tout . il fait humide et froid. elle témoigne aussi d ’une évolution notable de cette langue qu’elle enrichit et consolide en utilisant ses propres ressources. n’apparaît-elle pas aussi étrangère que l’arabe ou le français ? Et puisque j ’y suis. C ’est une offense à sa mémoire ! Des écrivains algériens écrivent en arabe. mes frères. du même ordre que celle qui m’amène à rapporter en détails ses funérailles. tout en étant dépourvue d ’une entrée et d’une sortie. pour Thomas Mann. Blake. il ne semblait pas accorder une grande importance à la nourriture en général. Au fond. La brume épaisse a tout envahi. d ’autres en français. à l’écriture. notamment. Le ciel est sombre. l’atmosphère remplie d ’une affreuse mélancolie. Même les paupières sont lourdes pour les yeux. Je pense qu’il avait besoin de s’appuyer sur des œuvres achevées. de celle recherchée par l’écrivain authentique qui sait comme elle représente la condition essentielle de toute œuvre de création : « écrire. sonœuvre apparaît comme une gageure : concevoir une forme de littérature tout à fait inédite dans la langue kabyle. En même temps. De Béranger. ce récit constitue une clef. Luxun. il explorait toutes les possibilités de la langue maternelle. pensait Albert Camus. 1 1 aura fallu la maladie mortelle pour que je découvre ses goûts alimentaires . les plantes. tout ce que Grand-frère aimait manger. « quand on écrit. l’unité qu’il confère. nous sommes loin de cette « tam aziyt » prônée par les amaziyistes.pour lui assurer la force et l’envergure d’une langue écrite. Vian.. en sa structure même. (En passant : pour exprimer ce qu’il avait à dire. Elle serait. Romains. tout était. celle qu’utilisent. sa gourmandise ! 1 1 raffolait des mets sucrés comme un enfant. leurs épouses. Seghers. en partie du moins. chargé d ’une tristesse qui saisit l’âme. poètes et écrivains étrangers. Oh ! Q u’il est pénible de revenir à Tigwelmimin en ce lendemain de 1 enterrement ! C ’est le jour des funérailles où les femmes sont autorisées à se rendre sur la tombe neuve pour « voir comment le cher défunt a passé la nuit ». Pirandello. Le monde entier est en deuil. plus disposée à écouter qu’à lire. les cousines. du lait. on ne vit pas ». On l’admettra. une issue pour moi. ? La question lui a été posée. L’une de ces raisons tiendrait à la tâche considérable à laquelle il s’était attelé : il était un pionnier . personnellement. nous offrons du café. Tout est pesant. et la préciser à cette étape n’est pas inutile : tout l’intérêt de ce récit réside dans ce qu’il me permet d ’exprimer par ailleurs. mon frère écrivait avant tout. Phèdre. suivant la coutume. En ce sens. des quarts de galette dure. comme à tous ses avatars. écrivait dans sa langue maternelle. de vieilles femmes du village. de ce côté que j ’ai trouvé une issue. et aussi. » Une issue : un mot clef. les cousins et leurs enfants. qui serait portée par la langue maternelle nourrie à la fois de l’intérieur. Brecht. des beignets. dans sa forme vivante. À cette fin. Sartre. les êtres. mais elle peut être complétée : « L’adaptation d’auteurs étrangers. méthodologiques et « psychologiques ». dans ses contenus inspirés par les auteurs. s’appliquant. accablant. par exemple. équivaut à une récupération idéologique. De fait. il pleut. à travers une écriture ressentie comme une nécessité impérieuse. tout reste à faire dans la langue maternelle . * Aujourd’hui. elle n’aurait pas été possible. il démontrera à coup sûr les compétences diverses de son auteur. lui. Ce devrait être un dictionnaire tout à fait original. son œuvre n ’a-t-elle pas seulement une valeur en elle-même. Beckett. Allwright. celle-ci serait allée dans tous les sens. peut paraître superflu. Brel. Et rien qu’en cette écriture. En fait.) * Il était si seul ! Mais sa solitude était. Ce récit. la tante et ses petites-filles. Marx. recouvrant le monde d ’un voile de désespoir. et par-dessus tout. inquiète et curieuse. (L 'orgueil. c ’était parce qu’« ils mangeaient. il faut le dire (à l’époque. les At-Yanni se flattaient d ’être plus « civilisés » que toutes les autres tribus kabyles . Avant de t'admettre dans son cercle restreint. Contre qui ? Contre quoi ? Une vie tout entière passée à lutter. mais encenser quelqu’un. alors tu pouvais compter sur son accueil bienveillant. Je lui présentais ce que je m ’étais efforcée de préparer avec un soin tout particulier. contente même. tout perdu. ça n ’est pas difficile à faire. pris l’habitude de lui apporter de la nourriture à l’hôpital. Yemma. Or. De toute façon. son mot pour dire.) A leur façon. elle aussi.. ce sera celui-ci : « "Zzux batel !» (« L ’orgueil. sans pétrissage ni levain.. sur une table. s’est-il exclamé à ma grande surprise. qu’il ait de quoi ou non. une pincée de sel. Je l’avais toujours entendu plaindre celui-ci. quand j ’étais un petit garçon. c ’est encore le mien également. dans une culture où l’orgueil affiché participe d ’une exigence sociale. on lui avait apporté de la galette dure. étaient ceux qui se fatiguent tous les jours. du moins. tant que sa santé le lui permettait. chacun dans son assiette. cette galette ! Et quelle n ’a été ma joie de retrouver . à Azazga. lorsque je pouvais demander à l’un ou à l’autre de le faire manger. il était avare de ses compliments. assez prétentieuses. où trouvait-il un moment pour dormir ? À l’hôpital.204 205 pouvait combler son estomac . Nos voisins des At-Yegger. comme les femmes de son village donc. j ’étais soulagée. c ’était. Comme ses sœurs des At-Yanni. * Un soir. cependant. était très sélective. C ’est qu’il leur ressemblait . Les seuls qu’il lui arrivait de louer.. cela ne se mange même pas ! Je m ’en souviens. sans plus ! ». c ’est g r a tu it!» ) Autrement dit. je me tenais un peu à l'écart -ou derrière lui. lesquels prenaient pour moi l’allure d ’un véritable examen dans l’art culinaire. C ’était le plus souvent aux repas du soir. z z u x d lm ecm el Menwala ad izux ayla-s Z zu x dlhedra ba(el Ulac fell-as lexla?.. et j ’attendais là. comme d’autres visiteurs. cette galette. un peu d’eau. J ’avais. ce souvenir d ’une saveur unique. Au fond. vrai. je mangeais une galette qui avait un de ces goûts ! Une galette dure. jamais.. une chose publique N ’importe qui peut se vanter de ce qu ’il a L ’orgueil. nous l’offraient. et même. En mon absence.. Et s’il faut citer un seul principe de conduite qu'elle avait réussi à nous inculquer. la pédanterie. il manifestait du plaisir à manger. d ’entendre ses commentaires. il prenait en exemple ces jeunes ouvrières chinoises qui se démènent comme des diablesses dans des travaux harassants. alors même qu’ils étaient kabyles à jamais. compatir à la malchance de celui-là . lui qui en arrachait par où il pouvait. Naturellement. si toutes les facettes de ton personnage respectaient les limites. de la parole gratuite Cela ne coûte rien. en échange des gâteaux ou des beignets que leur donnait Yemma. complètement. il commençait par t ’étudier sous tous les angles.. les humbles qui travaillent durement.. il me demandait qui avait préparé la nourriture que je lui servais. par tous ceux qui besognent sans répit jusqu’au bout de leur existence. n’est pas digne d ’une bonne cuisinière. Finalement.. la vanité. ceux qui trouvaient grâce à ses yeux se comptaient sur les doigts de la main.. Je ne pouvais espérer meilleure appréciation. il était fasciné par le travail.. Yemma jugeait que ce pain fait à la va-vite. qu’elle était délicieuse. eux. sans doute aussi. Souvent. en se servant d ’un couteau et d’une fourchette »). Quand. Yemma et Grand-frère étaient anticonformistes. l’âge ou le mérite de la personne en cause. si ta profondeur était sincère. viscéralement. quel que fût le rang. Puis. il ne tarissait pas de paroles élogieuses sur mes « qualités » de cuisinière. Yemma se référait à Slimane Azem : Zzux. « Ah ! Vous osez appeler ce machin de la galette. L’emphase. J ’ai fini par m ’y habituer : pour dire « c ’est très bon ». il déclarait : « C ’est mangeable. n’importe qui peut se vanter. si ce n ’était que la galette ! Nous avons tout oublié. après une ou deux bouchées.et dans mes souvenirs. M ais. il était des leurs. » Cette galette qui lui inspirait de la nostalgie. elle ne pouvait les supporter. enfin. sa vision de l’existence : il devait être en guerre permanente. d ’admirer. si tu te montrais des plus modestes. Si tes proportions lui convenaient. tout de même ! Un bol de semoule. enfin.. 206 chez Grand-frère ce souvenir commun (et bien d ’autres encore, que je découvrirais au fil des jours) ! Non, vraiment, le temps n’y a rien fait. Nous avons été enfants sous le même toit. Nous avons eu les mêmes plaisirs simples, enduré le même malheur maternel. Il aura fallu qu’il soit au seuil de la mort pour que nous pussions enfin renouer les fils tenus de notre histoire. A qui en vouloir ? Notre enfance a été dévastée de part en part, nos premières années ont été minées par un monstre. Non, vraiment, le monstre, ce n’était pas Yemma, c ’était tout ce qui l’avait empêchée d ’être elle-même, tout ce qui avait abîmé son âme si sensible, si charitable, si pénétrante. Le monstre, ce n’était pas notre père non plus, même quand il la battait au lieu de l’aimer - encore fallait-il qu’il eût, lui orphelin dès son plus jeune âge, appris à aimer et à être aimé ! Voilà ce qui me revenait, ce qui me remuait lorsque je me tenais auprès de mon frère mourant. Certains jours, je n’étais que colère ; je rageais, maudissais et honnissais notre culture du fond de mon âme blessée. Je parle en connaissance de cause : ce n’est pas en se complaisant dans leurs ornières coutumières que les Kabyles feront évoluer leur société. L'autoglorification braillarde, les slogans provocateurs, les fanfaronnades et les mises en scènes spectaculaires ne les aideront en rien, bien au contraire ! Il m ’arrive encore de la réprouver, cette culture kabyle ouvertement opposée au bonheur de ceux qui la portent. Q u’elle soit étouffée et enterrée, si elle ne sait entretenir que vilenies et mesquineries dans les cœurs ! Q u’elle disparaisse dans les abysses de l’oubli si elle ne sait pas tendre vers ces hautes sphères où l’on respire avec joie et intelligence ! Je la répudie pour sa petitesse de cœur et d’esprit, son égoïsme et sa vanité ! C ’est elle, c ’est cette culture « malade », malsaine et asphyxiante par bien des côtés qui rend les Kabyles étrangers les uns aux autres, qui fait d’eux des êtres indécis, instables et versatiles, qui les chasse vers des pays où ils sont regardés comme des envahisseurs et des parasites. C ’est cette culture qui a défait l’âme de Yemma. Et c ’est elle qui a rongé l’âme de mon frère durant des années. « Fatalité » ? « C ’est écrit quelque part » ? Ces explications illusoires valent quand on n’a pas compris. Elles fonctionnent tant qu’on ne veut pas comprendre. C ’est ce genre de réponses passe-partout qui conduit les Kabyles à se satisfaire des demi-vérités, au lieu d ’intervenir en eux-mêmes pour s’amender, rectifier leurs pensées néfastes et leurs conduites absurdes auxquelles ils doivent bien de leurs déboires. 23 Ce matin, j ’entends des mots faits pour apaiser la douleur : « Lui est parti, qu’y pouvons-nous ? Il convient de donner au chagrin juste ce qu’il faut de larmes, ni plus ni moins. Nous partirons tous, l’un après l’autre... » Cette visite au cimetière ne concerne que les vivants, comme tout le reste, comme les funérailles, comme la tombe. C ’est pour se faire une raison capable d ’accepter l’inacceptable. Rien, cependant, ne peut calmer ma douleur. Je me dis que je ne la laisserai pas en ces lieux si navrants. Voudrais-je l’y laisser que cela me serait impossible. Cette douleur est mienne désormais. Elle est l’ombre en moi du membre coupé, un de plus. Elle dormira, se tassera peu à peu sous le poids du quotidien. Et lorsqu’elle se réveillera certains jours, je croirai voir Grand-frère dans ces rues de SaintOuen qu’il sillonnait de son pas alerte. Je le reverrai en tous ces lieux où nous avions l’habitude de nous rencontrer. Alors, je me rappellerai le regard attristé qu’il posait sur moi, le mouvement imperceptible de sa tête et le pincement de ses lèvres par lesquels il me saluait, des gestes qui me crieront encore son mot favori : « Courage ! » De nouveau, je me demanderai pourquoi je me suis installée à SaintOuen, tout près de chez lui, deux ans avant sa mort. Pourtant, je le sais bien, c ’est lui qui m ’avait fait venir là. Et moi, obligée à un de ces tournants qui chambardent toute une existence, j ’avais besoin de me rapprocher de lui. Je ne lui réclamais rien, comme toujours, excepté sa présence à bonne distance, ni trop loin ni trop près, comme un point de repère dans ce brouillamini qu’était devenue ma vie, comme une lueur dans un long tunnel. Du moins, c ’était ce que je pensais. 208 En fait, c ’est dit et prouvé, les choses humaines ne prennent tout leur sens qu’après s’être accomplies. La plupart du temps, nous sommes menés, conduits par la main d’un autre que nous ne voyons pas, quand, en adultes conscients et rationnels, nous pensons décider, choisir, opter pour cette voieci au lieu de celle-là. Et il en sera ainsi tant que nous demeurerons des êtres cultivés par le mystère. L’Enigme, ce n’est pas la mort, encore moins ce qu’il y a après : s i lm u ta kkin d a ked d er! (au-delà de la mort, la chute, la fin de tout !) L ’Enigme, c ’est tout le reste, incommensurable, qui se perpétue, se continue en dehors de nos maigres consciences d ’individus (s’il existe une « Eternité », elle commence ici et maintenant). L’Enigme, c ’est cette logique obscure, cet enchaînement imprévisible des événements qui tissent nos vies entrelacées, incroyablement dépendantes les unes des autres. Lorsque j étais arrivée à Paris, Grand-frère m’avait reçue chez lui pendant six mois. Il était un mur, j ’en étais un autre ; des années d ’absence semblaient avoir gommé notre enfance partagée. Je le voyais bien, il ne se souvenait même plus de sa réponse envoyée à notre père qui lui demandait son avis sur mon désir d’aller à l’université : « Il est temps qu’elle vole de ses propres ailes... » Et cette phrase, presque une injonction, qui autorisait notre père à me laisser poursuivre mes études à Alger, je ne pouvais guère, à dix-huit ans, en mesurer toutes les implications. Je comprenais, néanmoins, ce qu’elle avait d’exceptionnel. Pendant que la plupart de mes camarades lycéennes abandonnaient leurs études pour se préparer au mariage, Grand-frère m ’incitait, moi, à prendre en main les rênes de ma vie. Et, c ’est bien ces « ailes »-là, par lui concédées, qui m ’ont conduite vers lui, jusqu’en France. Mais i’a-t-il jam ais su ? Nous en étions restés là pendant près de vingt ans, à cette relation rendue presque muette par la pudeur paralysante (je la déteste, je la hais, cette pudeur !) Nous en étions à cette relation compliquée de malentendus non élucidés, mais aussi, forte d’une entente foncière, d’un accord tacite sur bien des choses. Jusqu’à ces six derniers mois de son existence. La leçon est douloureuse, mais nécessaire : tu dois toujours essayer de clarifier tes affaires quand elles se présentent, sans quoi, elles se chargent de le faire par elles-mêmes. Elles se poursuivent à ton insu, jusqu’au jour où elles te mettent devant le fait accompli. Ccah ! Tel est le sort de celui qui passe son temps à procrastiner, quand il n ’est pas sans savoir que les lendemains, en réalité, ne sont qu’illusion. 209 Ainsi, c ’est seulement lorsqu’il ne pouvait plus parler que j ’ai pu enfin lui dire : « C ’est toi qui m ’as amenée ici. Grand-frère. Ne me laisse pas seule dans ce pays, je t ’en prie. Ne t ’en va pas... » Et même à ce moment-là, je voulais surtout susciter une réaction, ranimer l’espèce de souche inerte qu’il devenait de plus en plus. Je cherchais à rallumer en lui sa colère contre tout le monde, contre le monde, cette fureur singulière qui l’habitait et qui, je le crois bien, le soutenait finalement, l’aidait à vivre chaque jour. Pour ce que nous avions d ’important à nous dire, il me semblait que les mots étaient superflus. Quels mots, d ’ailleurs, pouvaient exprimer ce que je ressentais en me retrouvant à son chevet, avec la charge de l'accompagner jusqu’à son dernier souffle ? C ’était en deçà des mots, ce cauchemar maternel qui me revenait au contact de mon frère, avec ses violences et ses angoisses indicibles, notre détresse d’enfants confrontés à ce que nous ne pouvions ni comprendre ni supporter. C ’était plus qu’un souvenir. C ’était là, présent à chaque instant, dans cette chambre d ’hôpital où mon frère se mourait. Plus encore, n’était-il pas malade, n’est-il pas mort (au moins en partie) de cela précisément ? Fritz Zorn décrit son cancer comme une « maladie de l’âme » héritée de ses « “parents” » qui l’ont « éduqué à mort », eux-mêmes dignes représentants de la société bourgeoise de Zurich. A première vue, il n’y a rien de commun entre son histoire et la nôtre. Pourtant, à y regarder de près, je retrouve, dans l’histoire de Zorn, notre famille et son isolement par rapports aux autres ; je reconnais mon frère dans maints détails par lesquels l’écrivain helvète dépeint sa personnalité. D ’où la seule chose qui m ’importe finalement : et mon âme, alors, ma propre âme, où en est-elle ? Cette question, c ’est lui, Grand-frère, qui me l’a soufflée, deux ou trois jours après m ’avoir, à sa façon, demandé pardon. Lui était dans son fauteuil, moi assise devant lui et évitant, comme toujours, de croiser son regard. Il était calme, songeur, mais attentif à tout ce qui se passait aux alentours. Depuis un moment, je sentais qu’il me dévisageait, et cela me gênait. Je m 'attendais à une réflexion vexante, un reproche injuste, une fois encore. Enfin, il a dit : « T u as l’air préoccupée... peut-être commences-tu à souffrir de la même maladie, toi aussi ? C ’est vrai, non ?... - Non, je ne suis pas préoccupée, Grand-frère. Il n ’y a rien... » me suis-je empressée de répondre. 210 211 Je me suis forcée à prendre une voix neutre pour ne rien laisser paraître de mon trouble. Au fond, sa question, je l’ai reçue comme un coup de massue. Je lui en voulais en silence. Je pensais : « Pourquoi me dit-il une chose pareille ? Pourquoi continue-t-il à me terroriser ? Ou alors, veut-il encore m ’éloigner ?... » Malgré tout, je suis allée le voir tous les jours, sans oublier une seconde cette question où il me semblait que toutes mes angoisses venaient désormais se concentrer. M ’a-t-il dit une seule fois : « Je suis là, sœur, ne crains rien... » ? Je m ’en serais souvenu ! Rassurer les plus jeunes, les réconforter, les consoler... n ’est-ce pas une des fonctions dévolues au grand-frère? Mais comment aurait-il pu ? 1 1 ne devait pas les avoir souvent entendus lui-même, ces mots apaisants dont, parfois, nous avons tant besoin. À n’importe quel âge ! Depuis son enfance, depuis toujours, il semblait se suffire, tellement il se montrait fort, maître de lui-même, comme de son destin. Il en avait tout l’air. Au fond, il n’était porté par rien, soutenu par personne. Il ne se l’était jam ais permis. Il voulait être seul sur son île. Il se voulait solitaire, unique, à part. Vivre seul en tenant le monde à distance, de plus en plus... Où vivait-il, alors ? Dans quel espace ? Dans quel temps ? Mais cela, c ’était avant le naufrage. Ensuite, il vivait vraiment dans le monde. Il avait retrouvé sa famille à travers cette indéfectible relation qui nous liait et qu’il tolérait enfin. Il comprenait. Et il voulait me faire comprendre ce que je n’étais pas encore en mesure de comprendre. Il ne cherchait pas à me faire peur quand il s’inquiétait de savoir si je commençais à être malade moi aussi, de la « même maladie » ; il se reconnaissait en moi, comme s ’il se voyait dans un miroir. C ’était vrai depuis toujours, et c ’est ce qu’il n ’a jam ais pu supporter. Il souffrait de se regarder en moi : « Je ne suis pas maso », disait-il à Djamal qui lui demandait pourquoi il refusait mon aide tout au début de sa maladie. Or, tout cela qu’il a tenté de m ’expliquer, ne le savais-je pas, d ’une certaine façon ? Sinon, pourquoi me suis-je toujours défendue de leur ressembler, à lui comme à notre mère ? La d istance, encore... Mais la distance n ’y change rien, au fond : Grand-frère était mon âme sœur, mon impossible âme sœur ! Je percevais cette réalité, lui-même la percevait, et nous ne pouvions l’admettre. Par peur de nous perdre. Nous avons toujours su que nous n’étions rien, ou si peu, et ce rien, et ce peu, nous nous efforcions de le conserver. Lui a échoué. Il me disait : « C ’est une épreuve. » Moi, je lui disais : « Me voici Grand-frère ! Je ne t ’abandonne pas, tu n ’es pas seul. » Cela suffisait amplement, d’autant que je me méfie des mots et leur préfère les actes. Pour le reste, je n’avais rien à lui apprendre : nous avions été frappés par le même bâton. Peut-être me tendait-il une perche, peut-être voulait-il parler de notre mère, lorsque, sans raison évidente, il se mettait à crier : « Ta mère-là !... Ta mère-là !... » Aujourd’hui encore, je ne peux me rappeler les mots par lesquels il l’évoquait. C ’était comme un séisme qui n’en finissait pas, qui menaçait de m ’engloutir, de retourner ma raison, de me précipiter dans l’abîme. Cet abîme ! Je sentais mon cœur se rompre une fois encore suivant toutes les fêlures de mon être ; ces fêlures qui s'étendaient, s’approfondissaient, telles des crevasses dans le sol, sous l’effet d’un tremblement de terre. En réalité, c ’était toujours le même séisme qui se reproduisait, avec ses explosions d’angoisse près de tout démonter, au-dedans et au-dehors. À ce moment-là, il n’y avait plus de mots, plus de pensée possible ; rien que des gémissements informes, sauvages, sortant des tréfonds de mon corps. Et je restais là, saisie de peur devant lui ; lui vissé à son lit, perdant de plus en plus le contrôle de son corps. Car Grand-frère évoquant Yemma, c ’était Yemma elle-même. C ’était elle tout entière, quand elle était en crise, submergée par l’angoisse, déchaînée ou terrifiée par ses voix chargées de ses détresses accumulées. Et, dans un sens, n ’ai-je pas voulu la fuir, moi aussi ?... On ne s’exile pas seulement parce qu’on va à la recherche de ceci ou de cela, ou parce qu’on est attiré par le lointain ; on s’exile aussi parce qu’on est poussé, chassé de l’intérieur, comme si... l’on devait naître à nouveau ! Renaître donc, parce que la première naissance ne s’est pas vraiment accomplie, ou s ’est accomplie dans des conditions telles qu’il faut la recommencer. Naître et renaître, en un sens, c ’est tout comme : quitte-t-on de plein gré le ventre de sa mère ?... Nous étions seuls dans notre drame intime, nous débattant contre des deuils impossibles, contre les terribles fantômes de notre enfance, plus vivants, plus monstrueux que jamais. Comment peux-tu résoudre tes problèmes avec les morts ? En fait, tu ne les résous pas. Tu ne les résous jam ais ! Et ces fantômes-là, ils ne meurent pas ; ils vivent de ta propre existence, ils se nourrissent du moindre tourment que la vie te réserve. Mon je lui disais avec ma voix la plus hardie : « C ’est une épreuve. comme s’il regrettait de m ’associer à son désastre. si résolu. il me disait : « H d e f ! D awal i-gtekksen Ixiq. Tu souffres seul. » Il me répondait avec un regard tout désolé. et cette attitude me rassurait au lieu de m'attrister.. j ’étais repue d ’une culture qui semblait ne tenir qu’en renforçant ses caractères corrupteurs. tu ne me dois rien ! » Il en était encore à sa froideur feinte. Je m ’usais dans cette vague conscience collective qui te conforte dans la passivité. Elle m ’obligeait à voir qu’il en était réellement à mourir. les difficultés de tous les jours. Nicole et Annie me le disaient aussi : « Nous devons avoir le courage de les laisser partir. d ’exercer ton intelligence. l’exil n ’arrange rien : il exacerbe leurs défauts. et on te le dit. se défendre contre ses sentiments. les problèmes d ’une vie. Non ? Ou alors. J’ai tendance à l’oublier : dans ce pays. Je ne te dois rien.louanges à Dieu ! Où que tu ailles. hein. et je vois .. A la fin. je me révoltais à sa place . la compassion la plus élémentaire. Je devais le « laisser partir ». Grand-frère. Simplement. tu ne peux que dire « merci ! » pour une attention aussi délicate. tandis que je m ’appliquais à lui montrer ma présence affectueuse. À qui d ’autre parler ? Aux Kabyles ? Ceux-là . jour après jour. ça y est. franchisla. notre souffrance était immense.. » Je me suis liée d ’amitié avec les deux femmes. histoire de me consoler : . comme me le répétaient Pierre et Françoise. Grand-frère ! » Cette prière que je lui adressais chaque jour. lui ne pouvait s’empêcher de me dire : « C ’est vrai. ») L ’angoisse m ’étranglait : que lui dire. Il avait pourtant tout fait pour m ’en écarter. irritée et chagrinée de le voir. j ’avais l’impression de les ennuyer. comme si tu n’existais pas vraiment . ça ne fait pas partie de la vie ordinaire. » Je ne l’ai plus revu. nulle part. cette épreuve ! Tu en as vu d ’autres. elles se préparaient à devenir veuves. aussi minime soit-elle. Ah ! Si j ’avais pu retenir mon frère ! Les dernières semaines. à lui maintenant pris dans les serres de la mort ? Et de quelle angoisse parlait-il ? De la sienne ou de la mienne ?. Elle prouvait que le naufrage n ’avait pas réussi à désintégrer sa cuirasse et je me répétais. glisser maintenant sur la pente comme une chose usée. contre son âme saccagée. Eh bien oui ! Les souffrances. comme si je redoutais encore de déclencher les foudres de sa colère. * « Ne t ’en va pas. Comme celui-là qui soupirait : « O uf ! C ’est lourd !. leur confier tes maux.alors que tu souffres ! Bref. les choses ne sont comme tu voudrais qu’elles soient ! Aussi.... Un comme toi !. je leur ai dit un peu de la mienne. qui te voue à ne jam ais savoir ce dont tu es capable par toi-même.. quand. finie. alors je ne t ’ai pas dérangé. nous ne manquions ni de maturité ni même d’intelligence pour affronter le sort qui nous frappait. Des mois avant. et qu’elle en était à envahir toutes nos vies. Ah ! Quelle civilisation exemplaire ! Etait-ce donc cela que j ’étais venue chercher en exil ? Là-bas. J’ai essayé avec ceux d’ici. d ’exploiter tes propres ressources de vie. Parce que tout doit être payé ici . tu abdiques. Craignait-il que je lui demande de se charger de mon fardeau ?. Quant à m oi... Ils ne font que souffrir. l’écoute.. tu parviens à t ’en sortir : « J ’ai bien compris que tu voulais être seul. y compris la présence amicale. je m ’emportais. pataugeant dans tes grands ou petits malheurs. » (« Parle ! C ’est la parole qui vient à bout de l ’ angoisse. En plus. Alors. lui ? Non sans crainte... j ’avais envie d ’aller voir comment les choses se passent chez les autres. si profonde qu’elle avait débordé notre enfance. lui naguère encore si actif.. C ’est mieux pour eux. et aussi.je le sais d ’expérience ! -. et je voyais bien comment. Il pouvait encore se cacher derrière sa carapace. Il me fuyait. lui que je considérais comme un ami sûr.. Et j ’ai vu.. il me semblait que je l’arrachais de mon corps comme si elle était un morceau de ma chair. ça ne peut pas se vivre avec autrui. enfin. n’est-ce pas. ce n’est pas ça . tu te rends. aucun lieu ne vaut celui où II t ’a déposé la première fois.. Fini. des bénévoles qui venaient apporter leur aide à l’équipe médicale en « écoutant les familles des mourants ». il y a des experts pour tout. Je ne pouvais lui parler. » Et toi. après avoir vécu tant d’années avec leurs compagnons. à bien le nourrir et à garder propres ses vêtements. Elles m ’ont raconté leurs histoires. c ’est leur donner l’arme avec laquelle ils te frapperont le jour où ils te trouveront sur leur chemin. Je crevais de jour en jour dans ce carcan communautaire qui t ’empêche d ’employer tes talents particuliers.212 213 frère et moi. Mais je ne blâme que moi-même... c ’est bien ton mot. ne faire que passer dans sa vie qui allait bien finir par reprendre son cours normal. et qui devais la franchir. Je n’avais pas encore compris qu’il n'en était plus à vivre. la sœur. « C ’est une épreuve. Alors. qui t ’obsède. c’est vrai. de l’autre elle réunit. nous nous y attendons ! ») * « Je ne te dois rien. aussi. » Et je répondais : « D ’accord. comme si c ’était ce cimetière tout entier. cette histoire : je I ai écrite à cause de lui. alors même qu’il avait besoin de moi. nous tous. un rôle essentiel. aujourd’hui encore. tout finit par rentrer dans l’ordre . heureusement. wamma ayen nexdem nebna fell-as ! » (« Dieu nous préserve de ce que nous n ’ avons pas fa it . un simple et amical au revoir à la montagne majestueuse. Le plus important. Il avait toujours une longueur d’avance dans la perception des événements. lui aussi. un destin particulier . à l’évidence. sous un certain angle. ces six mois que nous avions ratés. Avec de telles questions dans la tête. dans les journaux. et des destins particuliers. à découvrir sa lucidité. et qui. rien que la mienne. Je dis encore : . tout en ressentant le besoin lancinant de savoir. Et avoir l’œil sur lui. J ’envoie un adieu. il était perspicace comme on l’est rarement. Les revoilà donc. entre les murs. ce cauchemar. tout en discernant l’essentiel. de comprendre. bien en vue. à ce propos : « A y-inmae Rcbbi seg wayen ur nexdim . c ’était tous ceux qui l’aimaient de leur cœur pur . mais sur laquelle. mais. Sinon. « Et moi. c ’était moi . C ’est ma façon. le frère aîné dont 1 autorité à mes yeux primait celle de notre père même . de ne pas empiéter sur sa propre histoire qui lui appartient à jam ais et que je respecte comme telle. l’intelligence. l’histoire racontée ici n’est pas aussi originale qu’elle paraît. non.214 215 « S’il peut s’en sortir de cette façon. il y en a tant. donc. par lui et pour lui. De sorte que. à travers le monde. et lorsque tu parvenais enfin à son degré de compréhension. lui. sa capacité à voir les choses telles qu’elles sont. Parce que. par ailleurs. » Nous cherchions. Ce n’est qu’une vie. Aussi es-tu réduit à te satisfaire des hypothèses qui te sautent aux yeux. me montrais très attachée à une certaine indépendance. voici encore une de ces idées nées de l’esprit avide de cohérence : Grand-frère et moi. c ’était moi qui la subissais. Tout se ' résout en fin de compte. que « l’épreuve ». Ai-je réussi ? Suisje parvenue à saisir le cauchemar qui me hante encore ? Car c ’est bien ce que j ’ai cherché à faire tout au long de ces pages : j ’ai voulu le cerner. Je n’ai pas trouvé meilleur moyen pour distinguer ce que nous partagions d avec ce qui lui revenait en propre. » Par ces mots. l’absence est une forme de mort. et moi de lui. si la mort sépare d’un côté. tu ne peux jam ais être sûr de rien. À quoi te sert la perspicacité. cela ne suffit pas.. tu ne me dois rien. pourquoi s’était-il démené pour que je m ’installe tout près de chez lui ? Et pourquoi en étais-je si heureuse ? C ’est le genre de questions qui appelle plusieurs réponses. il m ’encourageait à accepter sa mort. veillent une armée de Saintsgardiens. chaque ravin de cette Kabylie tourmentée.. certes.. Pour qu’enfin. je reviendrai ! » dit mon cœur. Et 1’« essentiel ». devant moi. chacun de son côté. Ne l’était-il pas. qui allions vivre sa mort. Je le sais. toute cette histoire n’est finalement que la mienne. autour d’elle que se découvre la logique d’une vie. grâce à lui. il cesse de se repaître de ma vie et de celle de mes frères ! * Je ramasse une poignée de terre humide près de la tombe de Grandfrère. tellement elles semblent s ’accorder avec le tout. tant mieux ! Moi. nous avions six mois en suspens. n ’est pas l’histoire en elle-même. c ’est pourtant par elle. je ne fais que passer. en 1 occurrence. J’embrasse du regard chaque mamelon. toutes les vertus du monde quand survient ce moment (et il survient fatalement !) où tu croises ton sort ? Ne dit-on pas. quant à ce que nous avons fait. Je continue. Je l’emporterai avec moi.. Sans conteste. Grand-frère. cela est aussi certain que la mort. pour pouvoir le poser là. mais d'avoir tenté d’aller au fond des choses. » Je croyais . Mon frère disparu y tient. dans les rues. Je la lui dois. à nous protéger contre ce que nous représentions l’un pour l'autre. l’attraper. Tu as raison. une place. moi. jaloux de son indépendance. lui n ’y était déjà plus. qui avais pour lui une affection toute respectueuse. Si elle est d’une absurdité totale. tout au moins en ce qui me concerne. l’empoigner dans son unité. cette opportunité manquée de nous découvrir l’un l’autre . et d’une manière autrement intransigeante ? C ’est donc vrai. la prudence. . non pas dans ce qui peut particulariser d ’un côté et élever de l’autre.non pas dans ce qui peut les opposer ou les mettre en situation de hiérarchie. Je vous laisse en paix. lui plus que tous les autres. dont l’œuvre. imposante et originale.) Voilà un livre écrit par une sœur à propos de son frère. de ce que nous partageons. mais dans ce qui les fait s’imbriquer à l’image d’une construction dont les éléments sont solidement liés et harmonieusement appareillés entre eux par l’exigence de parler à hauteur d ’Homme. Tant de lieux éparpillés m ’habitent. ce que. de solidarité et de valeurs essentielles. de tourments. On peut ne pas être mais on est présent. Pas tout à fait. 1 1 s’agit d ’un livre sur un authentique génie de mon pays.. Eux. à la face de la trop grande douleur. C ’était cela. Pour ce qui est d 'Elle. J ’emploie ces deux concepts . de ce qui fait une trajectoire humaine inscrite dans un cheminement collectif avec tout ce qu’il recèle de douleurs. allons. Après tout. À sa disparition. A lbaedyella ulac-it. de ce qui nous individualise. assez de mots ! Ils savent. Ce livre relate la vie d’une famille de mon pays au destin aussi inhabituel qu’attendu. qui existe. de plaies. Ggiy-kwen di Iehna. . ce frère est mien. A lb a sd ulac-it yella. qui meurt vraiment ? Qui vit vraiment ?. déjà. la substance essentielle de ce qui nous est commun à tous. ce que réclame l’assoiffé.ebbi d N n b i fell-awen a kra yettsen da. de sentiment de dignité. il y a aussi ce cimetière face au Djurdjura. Postface {On peut être mais on est absent. des foules comparables avaient ressenti à la disparition de Cheikh Mouhand Ou Lhoucine : maCCi d lm ut igemm ut. mais aussi.le « local » et 1’« universel » .. Muljend-u-Yehya. Cette sœur est mienne. il reste le cœur profond. il s ’est seulement absenté de ce monde). (« Le salut de Dieu et du Prophète sur vous tous qui dormez ici. en d’interminables cohortes. » Je récite la formule rituelle : Sslam n R. ») Demain. de destinées contrariées. d ayabi i-gyab s i lqum-a {il n ’est pas mort. locale autant qu’universelle. je retournerai chez moi. dans une immense dignité. tant il est la résultante des sommes d’histoires tourmentées.. Désormais. en France.216 « Q u’Ils essuient ses trop lourdes larmes ! Q u’Ils aplanissent ses montées et ses descentes ! Q u’Ils.. En modifiant tout ce qui doit l’être dans cette histoire singulière. des hommes et des femmes sont venus dire. d’itinéraires tumultueux. est là.. d ’une Hassiba Ben Bouali. Yahia. d’un Muljend-u-Yehya. La lucidité. sans rien demander d’autre que le respect dû aux travailleurs par les travailleurs. enfin. M raw n tm ucuha i y ides. c’est-à-dire. aux œuvres d’un Abane Ramdane. un je u n e hom m e de K abylie (rom an). Son frère. d ’un Mouloud Féraoun. Le traitement infligé par les siens à ce principe. il nous place au cœur du tourment vécu par un peuple tout entier. A m ellal (B ahia). Pas de Chance. P réface de K arim a D irèche. Pirandello. les non-dits. d ’un Ben Mhidi. il a entrepris de faire fréquenter aux siens Esope. d ’un El Hadj Mhammed El Anka. Sartre. Aux miens. un peuple qui peine à s’installer dans un présent difficile à construire. B erk aï (A bdelaziz).. pour ne citer que quelques-uns du vingtième siècle. F arès (N abile). C ’est qu’il avait une sainte horreur de tout ce qui pouvait entraîner la ghettoïsation. À la fin de sa vie d ’ici-bas. Ce livre bouleversant n’est pas un concentré d ’émotions livré comme une affaire purement personnelle . La R uche de K abylie (1940-1975). Nadia Mohia nous en peint les dédales avec précision et objectivité. K ebaïli (A kli). O udjedi (Larbi). d'un Issiakhem. s’est engagé dans la lecture des anciens. un peuple qui est en train de se projeter dans un futur que je me plais à imaginer dans le sens d ’une humanité qui sera redevable aux miens. disait René Char. Phèdre. M ohia (N adia). « Il est donné à toutes les langues de dire l’essentiel de l’existence ».. Luxun. Ce principe l’habitait autant qu’il en était l’habitant. les valeurs de la tribu. Merci Nadia ! KhalidaTOUM l Ministre de la Culture. Alors. le rongeait de douleur plus que le mal organique dont il souffrait. Postface de K halida Toum i. Prévert. de ce qui. L exique de la linguistique (français-anglaistam azlght). Brecht. . d ’un Mohamed Dib. auquel l’histoire n’a pas fait de cadeaux . d ’un Kateb Yacine. écrit Nadia Mohia. dans les mots. précisément. se donne à voir comme des valeurs essentielles. au point de le réduire quasiment à Pobsolescence. P réface de K am al N aïtZerrad. R upture et changem ent dans « L a colline oubliée ». Beckett.. c ’est grave Docteur ! C ’est la blessure la plus rapprochée du soleil. il souhaitait que les siens s’emparent avec intelligence et discernement. P réface de M ahm oud Sam iAli. de son côté. nous emmenant avec tendresse dans la proximité de ce frère souffrant et dont la souffrance provenait tant du dedans que du dehors. dans l’œuvre humaine. pour essayer de comprendre l’éternité de l’œuvre universelle et d ’en extraire le principe. cette angoisse l’habitait encore . Molière. P récédé d u n essai de typologie des p ro c é d é s néologiques. mais aussi. avec appétit mais aussi avec sérénité..18 219 P ublications des E ditions A chab Exigeant jusqu’à l’ascétisme vis-à-vis de lui-même. d ’un Mouloud Mammeri. d ’un Abdelhamid Ben Heddouga. les dits. P réface de Y o u c e f Zirem . L a fête des K abytchous. A chevé d ’im prim er sur les presses de P lm prim erie B rise-M arine Bordj El Bàhri .Alger . 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