Observer la liberté : une règle libérale« En triomphant à l'échelle planétaire, le néo-libéralisme n'a pas seulement retrouvé la brutale agressivité qui fut celle du capitalisme au XIXe siècle, il semble aussi en avoir épuisé ses effets positifs », doit soutenir tout penseur professionnel s’il veut obtenir le label qui le rendra audible sur France Inter, par exemple. Cette ritournelle antilibérale qui empoisonne plus que jamais le débat intellectuel a une généalogie que la trame de l’antihumanisme des années 60 a radicalisée. Cet antihumanisme plonge ses racines, à son tour, telle est mon hypothèse comme lecteur de Levinas, dans les écrits heideggériens d’après-guerre. Mais là où Heidegger, que Sartre rendit incontournable en France, en appelait à la cure d’amaigrissement d’un sujet occidental profondément embourgeoisé, l’antihumanisme exigera sa mortelle anorexie. En fait, et je tenterai de le montrer, le discours heideggérien est porteur, malgré lui, d’inconséquences que l’antihumanisme décidera de « surmonter » en les assumant jusqu’au bout. Aussi, j’exposerai, dans un premier temps, le discours heideggérien sur la modernité et la manière dont celui-ci a pu desservir le terrorisme intellectuel, hérité de la propagande antifasciste des années 30 (dirigée par Moscou) et relayé par le postmodernisme dont la sophistication demeure la meilleure façon de briller dans les salons parisiens ou les milieux de la décomposition new-yorkaise. Dans un second temps, je démystifierai, avec Levinas, les déclamations antihumanistes, puisque, comme il tint en 1981 à le préciser dans ses entretiens avec Philippe Nemo, Levinas n’a jamais travaillé à liquider (ou persécuter) concrètement le sujet : « Seulement, dit-il, je tente de déduire la nécessité d’un social rationnel des exigences mêmes de l’intersubjectif tel que je le décris. »1 A la lumière de ces analyses, dans un troisième temps, l’art du sophisme postmoderne n’en sera que plus patent. * Au sujet de la civilisation technique, le phénoménologue Jan Patočka (assassiné en 1977 par le communisme) écrit : « il est également vrai que cette civilisation rend possible quelque chose qu’aucune constellation humaine antérieure n’a pu réaliser : la vie sans violence et dans une très grande égalité des chances. Non que ce but ait été réellement atteint, mais le fait demeure que l’homme n’a jamais découvert la possibilité de combattre la misère extérieure sans posséder ou en se passant des moyens que cette civilisation lui propose. Non que la lutte contre la misère extérieure puisse être menée à bonne fin par les voies sociales et les moyens exclusifs que cette civilisation met à notre disposition. La lutte contre la misère extérieure est, elle aussi, une lutte intérieure. La possibilité principale qui émerge avec notre civilisation, c’est, pour la première fois dans l’histoire, la possibilité de transformer le règne du fortuit en règne de ceux qui comprennent ce dont il y va dans l’histoire. Ne pas comprendre cette chance, ne pas en profiter, serait une faute (non pas un malheur) tragique de la part des intellectuels. »2 La civilisation moderne est donc le fait d’une intériorité qui rend possible la prise en main de son histoire. Cependant, en bon heideggérien, Patočka n’hésite pas à souligner l’ombre qu’il y aurait au tableau : en désacralisant le monde, en réduisant les questions à des problèmes techniques, la modernité, évacuant l’utopie, plonge l’individu dans un ennui aux proportions gigantesques. Or cet ennui, l’ennui de l’homme rivé 1 2 Emmanuel LEVINAS, Ethique et infini, Paris, Fayard, 1982, p. 85 Jan PATOČKA, Essais hérétiques, Paris, Verdier, 1981, p. 126. »3 Or l’homme n’échappe pas à sa condition d’étant : il est donc traité comme du matériel . Car. mère de la technique. dans sa radicalité. Aussi : « C’est parce que Marx. L’homme de la technique n’est plus qu’une fonction (ou le fonctionnaire) d’un vaste réseau par lequel il sert à la promotion de la consommation généralisée. sous le règne de la marchandise. Je pense signifie désormais je me représente.à la quotidienneté. se changera en un retour du sacré sous la forme de l’enthousiasme (« transport divin ») de la lutte et sa vague de cruautés qui scanderont le XXe siècle. C’est que la technique. est appropriation du travail et bouleverse les rapports socio-économiques. « La technique est. que l’homme soit pris pour une machine est. l’être apparaît déterminable. 1983. La technique doit être pensée comme l’aboutissement de l’histoire de la 3 4 Martin HEIDEGGER. »4 Mais la conception marxiste en faisant de la technique le problème essentiel. 105. Aubier-Montaigne. dans son essence. Autrement dit. le sujet (qui est toujours sujet d’un objet) se dissout. je me le représente distinctement : la chose est mise en évidence par un regard qui la domine. Le savoir est le fait d’un sujet qui se pose comme sujet en tant qu’il dispose devant soi d’un objet. La crise de l’humanisme est ainsi l’aboutissement de la modernité. A l’âge technique se tisse indéfiniment un réseau planétaire de relations instrumentales. il devient objet de manipulation. . Heidegger et le péril occidental La question de la technique La grande découverte de Heidegger aurait été de déceler l’essence métaphysique de la technique. mais d’interconnexions. Pour la pensée heideggérienne. par la représentation. le marxisme reste de la sorte en chemin. mais bien plutôt dans une détermination métaphysique. faisant l’expérience de l’aliénation. p. qui s’empare de la pensée en la confondant avec la représentation. 5 Ibid. ne se préoccupe plus d’objet. Or ce que je me représente. se perd. le penseur doit enraciner son essence au niveau ontologique. Ibid. conforme au destin de l’Être. que récolte-t-on de l’analyse heideggérienne de la technique ? * 1. l’interprète encore comme une modalité du travail humain qui. il devient l’objet d’un calcul.. Mais. Lettre sur l’humanisme. Le drame commence avec la science. en vérité. parce qu’aucun objet n’est plus isolable. 103. la scorie ou le contraste heideggériens s’avèrent-t-ils ici nécessaires ? Au fond. atteint à une dimension essentielle de l’histoire. selon laquelle tout étant apparaît comme la matière d’un travail. L’ère de la technique qui utilise la science va alors révéler l’essence désastreuse du projet de l’humanisme moderne en se présentant comme ce qui se retourne contre l’homme lui-même. où. un destin historico-ontologique de la vérité de l’Être… »5 En somme. p. La technique ne doit pas être simplement saisie dans sa valeur instrumentale : c’est elle-même qui commande à l’homme d’exister en tant que producteur et consommateur. pour restituer toute l’ampleur de la catastrophe que représente la technique. que la conception marxiste de l’histoire est supérieure à toute autre chronologie. En effet : « L’essence du matérialisme ne consiste pas dans l’affirmation que tout n’est que matière. Paris. La civilisation technique ne serait rien de moins que la forclusion de notre finitude où il y va de la question angoissée de l’existence. La logique heideggérienne est celle de ce que l’on pourrait appeler « un structuralisme ». 1958. Heidegger et l’essence de l’homme. p.) 9 M. Paris. Car. aux yeux de l’antilibéral. à ce qui ne peut faire l’objet d’un calcul . »7 Du gardiennage de l’Être à l’action culturelle Il faut ici approfondir la manière heideggérienne de penser pour comprendre combien ses inconséquences8 ont marqué l’esprit ou plutôt le manque d’esprit de nos élites. ce qui sauve. une pensée. l’Être en appelle plus que jamais à la sensibilité humaine saisie par le danger de l’insensibilité mécanique à son propre danger. 1996. Il est ce qui rompt absolument avec la normalité constituée et ne peut donc s’annoncer. par exemple. paroles. De la grammatologie. selon le modèle heideggérien. plus elle serait convoquée par lui. Gallimard. écrits. il faudrait admettre avec lui que l’homme ne fait que poursuivre fatalement son destin autodestructeur. 6 7 Michel HAAR. si toutefois nous faisons attention à l’être propre de celui-ci. LEVINAS. « La parole qui concerne l’être d’une chose vient à nous à partir du langage. bien réel. »6 Mais l’Être ne pourrait disparaître en lui-même que si la pensée. 74. par la conscience de soi ? » (E. comme individu pris dans les filets d’une technocratisation répressive. »9 L’homme n’est pas à la source de son expérience : l’expérience dont il fait l’épreuve s’inscrit d’ores et déjà dans une situation pourvue de sens. récupérant d’ores et déjà toute tentative d’éveil à la conscience. p. propos radiodiffusés mènent une danse folle autour de la terre. Minuit. L’humanisme de l’autre homme. 1967. Le livre de Poche. se trahit : « L’avenir ne peut s’anticiper que dans la forme du danger absolu. L’homme se comporte comme s’il était le créateur et le maître du langage. est-ce un vrai danger ? Il n’y a de véritable danger que si l’être lui-même peut être menacé de disparaître. L’âge de la technique favoriserait un retour à l’Inutile. qui se ‘‘donne’’ (begabt sich) à lui-même ce danger. p. 1990. Sans doute en attendant. 172. En l’occurrence. à la fois effrénés et habiles. comme l’a montré notamment Michel Haar. Ce que l’homme comprend et la manière dont il le comprend est déjà déterminé par ce qu’il comprend. grandit au milieu de ce qui perd. la pensée technico-pratique demeure. que sous l’espèce de la monstruosité. chargée de le recueillir. Jacques DERRIDA. 14. est un monde qui déjà nous parle. laquelle se confond avec l’histoire de l’Être. Autrement dit.métaphysique occidentale. La technique est ainsi la manière dont l’Être se destine à notre époque. Le mal occidental serait radical et se dévorerait lui-même. Cependant. Or. Heidegger ne veut pas confondre destin et fatalité. Jérôme Millon. se présenter. Essais et conférences. de luimême. selon une logique toute romantique. aussi pauvre soit-elle. plus l’être se retirerait de la pensée. que Heidegger le veuille ou non. HEIDEGGER. 8 « On peut […] se demander par quel esprit d’inconséquence l’anti-humanise peut encore réserver à l’homme la découverte du savoir vrai : le savoir ne passe-t-il pas. dans appel de détresse. p. sont à cet égard explicites : le mal. dans l’extrême péril de la froideur technique (fermée à tout ce qui n’est pas utile). Le monde. en fin de compte. Grenoble. Paris. disparaissait. le danger paraissant. Les attentes de Derrida. Paris. . L’inconséquence heideggérienne Cependant. 189. la rhétorique heideggérienne ne résiste pas à l’analyse : « puisque c’est l’être qui se menace. alors que c’est celui-ci qui le régente. le sens. le non-dit. p.déjà structurée. »10 Dans ce monde qui nous parle. 20.. un passé retiré dans l’absence. s’éclairent mutuellement. Levinas résume : « Tout le pittoresque de l’histoire. s’inscrit dans une époque où les décisions essentielles sont d’ores et déjà tombées. Levinas et la raison calculante au service de l’autre homme La propriété du sujet Cette hésitation. Contre l’impérialisme de la raison s’enthousiasme la célébration du non-dit. irremplaçables et impliquées. Le langage n’y désigne pas d’abord quelque chose. les seules possibles. 31.. mais des voies qui nous y font accéder. Culture mallarméenne de l’identité perdue. ne sont pas d’eux-mêmes signifiants. 10 11 E. sa structuration intelligible (qui absorberait le sujet). Une idée abstraite est donc une idée vide… de sens. Ainsi. de l’équivoque : l’homme authentique dit autre chose que ce qu’il dit. dans l’intelligible lui-même. comprend autre chose que ce qu’il comprend. dont la charge est d’exprimer un monde historiquement advenu. * 2. de l’intérieur. La conscience est une mise en scène. mais le langage qui se parle. . ce décalage de l’Être par rapport à soi constitue la conscience ou l’intentionalité dont la modalité temporelle est le présent et dont le sens est de rompre avec l’obscurité. p. non pas celle que guiderait une pensée préalable interrogeant la culture ou le monde préexistants. un arrachement à la structure — si l’Être a besoin du poète pour se manifester dans un arrangement poétique où chaque terme se fait signe. LEVINAS. culture de la folie. L’impensé heideggérien Les termes de tout discours. l’universel. la répétition d’un théâtre de la cruauté. »11 A travers la parole de celui qui parle se ramasse une diversité d’histoires qui. Chaque époque ou chaque culture apparaissent chacune comme le reflet de l’Être dont l’impossible représentation (dans le sens d’une idée claire et distincte) traduit son inépuisable énigme. D’où pour l’homme de l’action culturelle. par conséquent. « La conscience est un mode d’être tel que le commencement en est l’essentiel. L’humanisme de…. et d’autre part. d’un sujet dérangé. l’intelligible ne peuvent être appréhendés qu’à l’intérieur même de l’horizon historique qu’ils structurent. alors. Plus encore ! Ce sont les voies uniques. L’Être n’advient donc pas à soi spontanément : une hésitation le travaille en permanence. Ibid. mais l’action d’une pensée qui révèle la situation à laquelle elle appartient. Mais il n’en reste pas moins que — et c’est là où jaillit. L’homme authentique est l’homme de l’action culturelle. L’homme n’est ici qu’un médiateur qui prend sur soi. il renvoie à toute l’épaisseur de son passé.. ce n’est pas l’homme qui prend la parole. se rapportant les unes aux autres. Un terme « reçoit le don d’être entendu à partir d’un contexte auquel il se réfère. l’homme d’une pensée plongée dans un monde qui le déborde de toutes parts. Le langage serait expression de l’oubli. autrement dit. il convient de distinguer entre d’une part. folie « artistique » bien sûr. toutes les cultures — ne sont plus des obstacles nous séparant de l’essentiel et de l’Intelligible. la possible dispersion de l’Être dans l’obscurité (en l’absence d’un recueillement du sujet). l’extase d’un glissement perpétuel. veut dire autre chose que ce qu’il veut dire. p. De l’existence à l’existant. c’est savoir ce que l’on veut et cela. 72. Aussi l’existence dans le monde a-t-elle toujours un centre . quelque chose qui prend forme. 58. cet objet est à notre disposition.. elle n’est jamais anonyme. vu. mais cette charge ne pèse pas comme un destin. 1997. nous dit Levinas. 59. Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme. 18 Ibid. »14 Être quelqu’un. senti.. agi. 79. Rivages. Paris. LEVINAS. 12.. de proclamer « la valeur absolue de la 12 13 Ibid. Mais la pensée mathématique a le pouvoir d’arracher l’homme à ses particularismes. L’être c’est ce qui est pensé. 1990. dans tout l’idéalisme occidental se rapporte à ce mouvement intentionnel d’un intérieur vers l’extérieur. Vrin. est saisissable par l’autre qui devient alors mon associé. grâce à l’intentionalité. dans cette vente. « Le sujet est le pouvoir du recul infini. La grande leçon de l’intentionalité. 17 Ibid. Que toute conscience soit conscience de quelque chose signifie la droiture d’un mouvement personnel qui sait ce qu’il veut.. Dans cette attente a lieu la maîtrise d’une intériorité sur l’extérieur. de la corrélation sujet-objet et son horizon de possibilités techniques. tant décrié par les heideggériens qui ne voient dans la raison calculante qu’une monstrueuse exploitation. mais nous arrive comme une œuvre à accomplir. le fait qu’elle puisse se vendre et faire l’objet d’un autre usage que prévu ne met-elle pas en cause la maîtrise du sujet ? Sauf que. 72. 62. 20 Ibid. voulu. elle est une « possession les mains libres »19 : le monde est monde en tant qu’il nous attend. précisément.. En effet. 16 Ibid. p. le passé est retenu. en « apercevant l’homme abstrait dans les hommes ». La sincérité est la sobriété d’un travail dans un monde « profane et laïc »16.Commencer — ignorer ou suspendre l’épaisseur indéfinie du passé — c’est la merveille du présent. p. p. le sujet « conserve à l’égard de l’objet une distance »17 telle que ce qui nous arrive ne nous tombe pas dessus. c’est bâtir quelque chose de solide. « mesure le réel et le concret de l’être humain. « Exister. p. »12 Cette merveille du présent. »13 Par la lumière de la raison. »18 Le sujet de l’intentionalité prend à sa charge le monde où il vit. creuse un abîme entre l’homme et le monde. 78. le sujet touchera des droits d’« auteur ». Levinas l’affirmera dès le départ contre la pesante destinée d’un sujet empêtré dans l’histoire. 63. p. »20 Si la propriété est constitutive du monde.. p. en rendant aux modernes ce qu’il leur appartient : « Toute la pensée philosophique et politique des temps modernes tend à placer l’esprit humain sur un plan supérieur au réel. p. E. est perméable aux autres esprits qui peuvent ainsi y contribuer. tenu à distance. l’objet. 14 E. Rendant impossible l’application des catégories du monde physique à la spiritualité de la raison. à ses présupposés culturels et. p. consiste en la découverte d’un désir tendu vers les choses dans une sincérité. LEVINAS. 15 Ibid. Œuvrer. »15 La sincérité d’un intérieur dirigé vers l’extérieur constitue la base d’une relation au monde qui n’a rien de l’extase par laquelle le désir envoûté se fond dans le désirable. « L’intention n’est pas seulement dirigée sur un objet. 19 Ibid.. elle met le fond dernier de l’esprit en dehors du monde brutal et de l’histoire implacable de l’existence concrète. Paris. le pouvoir de se trouver toujours derrière ce qui nous arrive. par la représentation. Les autres ont accès à l’œuvre que j’accomplis dans le monde parce que celle-ci a un sens. Les formes dans lesquelles s’accomplissent les relations sociales sont également celles de l’espace géométrique ou mathématique. . LEVINAS. ils comprennent que les industries culturelles forment un système avec les industries tout court. aux statistiques. mais. ou comment l’industrie culturelle détruit l’individu »24. E. Et cet espace n’engloutit pas à son tour des termes isolés. p. que le client d’une industrie hôtelière et touristique livré. à son insu. L’article se rassemble sous le titre : « Le désir asphyxié. En 2004. là où je suis comptable de mes actions. inhabitable car habité par un capitalisme naturellement « sauvage » pour notre homme. Paris. Evoquant notamment à titre d’argument. dans Le Monde diplomatique. le style d’écriture dont l’auteur dispose. — en contredisant systématiquement et soigneusement ce qu’il avance. régule l’anarchie. l’ennui profond d’un homme halluciné. se sentant perdu dans un monde désertique parce que soi-disant inhabitable. Levinas nous la résume encore une fois : « Le promeneur solitaire qui flâne à la campagne avec la certitude de s’appartenir. »22 J’ai parlé jusqu’ici d’« action » culturelle. se faisant passer pour postindustriel. de saouler son lecteur —. 299. juin 2004. il écrit : « Même si leur analyse reste insuffisante. 59. dont la fonction consiste à fabriquer des comportements de consommation en massifiant les modes de vie. aux calculs. englobés dans un système. 1995. ne serait. fixés une fois pour toutes. p. Anarchie qui défait l’étouffement du système. 23 Stiegler a beau faire croire que « sur un autre plan » le monde industriel libèrerait des possibilités vertueuses. ou comment l’industrie culturelle détruit l’individu ». Albin Michel. puisque là où je peux prendre les choses à mon compte. système ou ordre qui apaise. La déclamation de notre homme. il pense décrire le cauchemar d’un capitalisme qui. actuellement directeur du département du développement culturel au Centre Georges-Pompidou. Difficile liberté. « Le désir asphyxié. 24 Bernard STIEGLER. Il s’agit d’assurer ainsi l’écoulement des produits sans cesse nouveaux engendrés par l’activité économique. vivre au milieu d’un complot sans sujet. Le culturel est une médaille honorifique dont l’une des deux faces n’est rien d’autre que l’ennui. in Le Monde diplomatique. LEVINAS. avec quelques propos du derridien Bernard Stiegler (qui se défend d’être anticapitaliste23). A l’encontre donc de l’espace de l’action culturelle où les individus sont d’euxmêmes insignifiants. La dépersonnalisation du sujet sans propriété L’homme de l’action culturelle croit. . l’esprit de la raison calculante a pour vocation de dessiner un espace où chacun existe pour son compte. dionysiaque oblige. c’est là où l’on peut compter sur moi… Le sujet concret lévinassien est une individualisation qui se tient entre anarchie et système. Mais l’ennui est susceptible de se retourner en activisme : notre homme vit alors dans l’agitation à l’horizon indépassable de sa nouvelle idole : le multiculturalisme. fossoyeur de l’abstraction… * 3. et dont les consommateurs n’éprouvent pas 21 22 E. serait en fait « hyperindustriel ».personne »21. L’humanisme de …. se signifie à partir de soi. il faut toutefois rectifier. cependant. non pas en vue d’une synthèse ultime. illustrer la question des inconséquences de la pensée heideggérienne assumées par une soi-disant élite. en fait. ne peut que ramener vers une esthétique du piratage. L’homme de l’action culturelle ou l’esthétique destructrice Je voudrais pour finir. aux planifications. la dénonciation par Adorno et Horkheimer du « mode de vie américain ». « exception [qui] est la règle. Ainsi. pour écouler le surplus généré par sa production de masse. des cubes. Cette manière de penser n’est pas neuve et séduit toujours. le marxisme s’imagine encore naïvement que toute situation a le pouvoir de se dépasser dialectiquement. avec la théorie de Marx. elle ne résiste pas du tout à l’analyse. Tout jugement à son encontre se rattacherait à une arrière-garde répressive. mais une règle qui n’est jamais formulable »27. Or. afin qu’advienne la mise à jour de son absurdité. et produit ainsi. 25 26 Joseph HEATH. » « La barbarie même » c’est-à-dire la logique totalitaire d’un système qui. L’offre totale et la demande totale correspondent toujours à la même somme. »28 « A un espace sans horizon. nous l’utilisons pour acheter d’autres biens à d’autres personnes. 136 et 137. des individus qui ne se manifestent que comme éléments du système. Même si nous vendons des biens pour de l’argent. face au cauchemar hyperindustriel détruisant les individus dans une hypermassification dont le rapport au monde se réduirait mortellement à « une compulsion de répétition qui tend vers la banalité »26. « C’est une jolie théorie. cit. s’arrachent et se jettent sur nous des choses comme des morceaux qui s’imposent par eux-mêmes. Il n’y a qu’un problème : elle est fondée sur un sophisme économique élémentaire. Fascination pour la marginalité et l’indifférencié. il ne peut y avoir de surplus de biens en général.spontanément le besoin. qu’il n’est possible de combattre — sauf à remettre en cause l’ensemble du système — que par le développement de ce qui constitue. Ce qui entraîne un danger endémique de surproduction et donc de crise économique. De l’existence …. p. l’argent lui-même n’est pas consommé . Pourtant. quel désir peut bien en effet formuler notre postmoderniste ? Celui de réveiller ce qui seul adviendrait comme désir : le désir de « l’exception ». parce que. Op. Or. Absorbé par son style crépusculaire. Ainsi. l’offre de biens constitue la demande d’autres biens. Naïve. comme l’expliquent très bien Joseph Heath et Andrew Potter dans Révolte consommée. »25 Trêve donc de cauchemar ! Mais ce genre de théorie antilibérale séduit parce qu’elle crée un dispositif qui fait croire au lecteur ou à l’auditeur qu’elle échappe au procès de sa falsification. La surproduction généralisée n’existe pas et n’a jamais existé. Andrew POTTER. Bernard STIEGLER. L’épigone de Carl Schmitt en appelle donc à la lutte pour un état d’exception effectif qui permette de vaincre le « fascisme » ordinaire. de manière générale. Paris. façonne de toutes pièces les besoins. des blocs. Le terrorisme consiste ici à substituer aux catégories du monde (commun) le schème de l’art contemporain dont Levinas en 1947 dévoile l’essence : « L’intention est […] de présenter la réalité dans une fin du monde et en soi. des plans. même s’il peut y avoir un surplus d’un bien particulier par rapport à d’autres. 2005. . disons-le sans ambages. que biens des gens intelligents ont trouvée convaincante. c’est qu’elle ne tient pas compte du fait qu’une économie de marché est essentiellement un système d’échange. une amertume qui monte et risque de faire payer cher son mal-être. il ne s’agit pas de surmonter mais bien d’endurer à mort la monotonie du système. via le marketing. envisagée de deux points de vue différents. 27 Ibid. tout simplement parce qu’elles sont une seule et même chose. 28 E. le désir de l’informulable en guise d’économie libidinale n’est rien d’autre que la volonté de faire disparaître le monde commun et de sa béance laisser sous-entendre une gigantesque et monstrueuse idiotie. à travers un conformisme généralisé qui ne satisfait que la machinerie et génère du dégoût. Révolte consommée. la barbarie même. LEVINAS. aux yeux d’Adorno et de Horkheimer. L’envers du relativisme est un absolutisme qui capture un lecteur sommé de ne pas critiquer… L’analyse de Adorno et Horkheimer paraît toutefois insuffisante pour le postmoderniste. p. […] L’ennui. 90. .. *** 29 30 Ibid. LEVINAS. là où il arrive. nous serons toujours suffisamment responsables pour y remédier. p. simples et absolus. mais parce qu’il touche des individus qui comptent. Difficile liberté. Eléments nus. 91. nous n’en aurons jamais fini avec le mal. provoquant un vent d’incertitude dans un monde saturé par l’efficacité. les objets affirment leur puissance d’objets matériels et atteignent comme au paroxysme de leur matérialité. boursouflures ou abcès de l’être. par exemple. p. sans qu’il y ait transition des uns aux autres. E.. Dans cette chute sur nous.des triangles. * C’est contre cette logique du pathos « qui inonde les recoins païens de l’âme occidentale »30 et dont l’indécence fait bonne figure qu’il convient de ne pas oublier l’inquiétude libérale : parce que l’existence même pèse de tout son poids. »29 * Deux tours jumelles (signifiant sans doute pour l’homme de l’action culturelle la vacuité de la tautologie capitaliste) qui s’effondrent. voilà donc « un sacré » spectacle pour le faussaire postmoderne qui ne manque pas d’y reconnaître le symbole d’un Occident qui s’effondre sur soi et se révèle producteur d’une situation incontrôlable. 300. c’est-à-dire « complice » d’un terrorisme inattendu… Il suffit de lire ce qu’en disent Baudrillard ou Derrida. .