Les schizophrènes peints par eux-mêmes Eugène MINKOWSKI (1924)
Il y a lieu de considérer comme un groupe spécial de la schizophrénie les cas qui conservent la conscience de leur état et qui décrivent, en conséquence, avec une précision remarquable, les symptômes cardinaux de cette affection.
NOUS AVONS PRÉCISÉ ANTÉRIEUREMENT les traits essentiels de la schizophrénie1 . La notion du contact vital avec la réalité est le point central de cette conception clinique. Les troubles de la pensée et de l’affectivité, caractéristiques pour cette affection, se laissent envisager de façon uniforme, de ce point de vue ; ils sont l’expression de la dégradation de la personnalité, déterminée par la perte de contact avec la réalité. Parmi les schizophrènes, un petit groupe présente un intérêt particulier. Il s’agit de malades qui, pendant de longues années, conservent la conscience de leur état, l’analysent et retracent ainsi eux-mêmes un tableau saisissant des ravages dus au processus schizophrénique. Nous reproduisons ici, à titre d’exemple, presque textuellement, mais en abrégé, le long récit d’un malade de ce genre ; nous soulignons les passages particulièrement caractéristiques de ce récit. F… est âgé de 26 ans. Voici ce qu’il nous dit. Il est malade depuis onze ans déjà. Enfant sensible, aimant la solitude, il fréquente un lycée, est dans les premiers. A l’âge de 15 ans, le désir, pur et romanesque, d’avoir une petite amie naît en lui. Aucun facteur sensuel n’intervient : quand un jour une femme lui parle dans la rue, il s’enfuit. Il ne voit cependant qu’un seul moyen de réaliser son désir : accoster une femme sur les boulevards. En raison de sa timidité, il n’y parvient guère. Cela ne l’affecte point, mais il croit qu’il est de son âge d’avoir une vie sentimentale et s’efforce de se comporter en individu amoureux et triste. il aurait aimé ressentir une grande mélancolie, mais ne la trouve point en soi. Alors, pour être logique avec son plan, il fournit un effort constant pour paraitre amoureux et triste et commence à « dérailler ». Un autre facteur intervient encore : ses parents ne le comprennent point ; il ne trouve pas auprès d’eux l’appui moral qu’il cherche ; il en est profondément désillusionné et rentre, encore davantage, dans sa coquille. Il essaie alors de s’affranchir de son milieu et de ses échecs sentimentaux. Il cherche à ne pas voir la réalité telle qu’elle est. La réalité l’humilie, il s’applique à la nier ; il se persuade que tel ou tel événement désagréable n’a pas existé du tout. Mais il se défend aussi tout plaisir et veut supprimer petit à petit toute la vie. Il fournit un grand effort d’imagination pour rayer la réalité ; cet effort devient de plus en plus grand, se transforme enfin en effort de tous les instants. Ses études en souffrent. Au début, il parvient encore à jouer le rôle devant ses professeurs ; mais tout ce qu’il fait, lui paraît superficiel. Tout ce qui l’intéressait avant, questions religieuses, littéraires, scientifiques, il le traite maintenant du bout de la plume, son effort est ailleurs. Il est obligé enfin d’abandonner ses études ; depuis des années, il ne fait plus rien. Il a fourni un effort immense pour se retrancher de la réalité. Il aurait, certes, pu devenir un Napoléon, s’il avait employé autrement cette quantité énorme d’énergie. Maintenant il domine son état et l’entretient. Il parvient à se rendre compte de tous ses actes. Quand il lui arrive de se lever machinalement, il se rassied et réitère le mouvement, consciemment cette fois-ci. Il ne veut rien faire machinalement. Il craint la spontanéité, car elle le ramènerait à sa vie normale. Cet effort immense l’a mené cependant à l’abîme. Toute sa vie est faite d’anomalies. Son mal est devenu un monde entier pour lui. C’est un gâchis dans lequel il patauge. Il mène une vie effrayante et lamentable ; il lui est arrivé de passer onze jours dans aller se coucher, sans aller à la selle. A part la raison, qui n’a pas souffert et est intacte, tout le reste est en dérèglement complet. Il
1
E. Minkowski, « La schizophrénie et la notion de maladie mentale » (L’Encéphale, 1921).
vit sans aucun plan. Persuadé d’avance de l’impossibilité de réaliser un but sérieux, il ne se fixe que des petits buts, pour maintenir un peu de contact avec la réalité. Il a supprimé l’affectivité, comme il l’a fait pour toute la réalité. Il a creusé ainsi une sape autour de soi. Il est devenu insensible. Il existe au point de vue corps, mais n’a plus aucune sensation interne de la vie. Il ne sent plus les choses, mais ça ne le vexe même pas, le sentiment étant mort en lui. Il n’a plus de sensations normales ; il ressent à peine le chaud et le froid. Il ne connaît plus, non plus, la douleur morale ; la mort de sa mère l’a laissé indifférent. Il supplée, il est vrai, à ce manque de sensations par la raison, en se disant que dans telle ou telle circonstance il faudrait éprouver tel ou tel sentiment, mais ce n’est pas la même chose. Ses sentiments ne sont pourtant pas entièrement morts, ils sont seulement comme engourdis. Il perd un camarade, il n’éprouve pas de douleur, il sait seulement que cet ami lui manque, mais il sait aussi qu’il ressentira douloureusement cette perte quand il sera à nouveau capable de sentir. Sa vie est triste, il manque d’affection. Dès qu’il a un contact amical avec quelqu’un il va mieux et se senti capable de déployer plus d’activité2. Au fond, s’il se décidait à faire un relâchement absolu, il obtiendrait rapidement la guérison. Mais quand il se relâche, les hommes et les choses ont trop d’ascendant sur lui. Il maintient son état de peur du pire. Il se sent isolé et craint la réalité. Malgré ses efforts, il ne parvient pas à se retrancher entièrement de la réalité. A chaque instant, il subit la brutalité de la vie. Ce sont surtout les changements brusques qui l’affectent et provoquent un déséquilibre en lui, son axe étant très fragile. Le moindre bruit coupe son action, arrête sa marche. Quand un changement brusque se produit, il essaie de le nier et fait un effort pour s’imaginer que la situation antérieure dure encore. Il fait ainsi attention à tout pour ne pas être ahuri. De là sa lenteur et ses manies. Si un bruit se produit au moment où il fait le noeud de sa cravate, il le défait et recommence le tout ; parfois, il est obligé de répéter le même mouvement de nombreuses fois. Il dépend énormément des événements extérieurs ; il est formellement noyé par des événements imprévus, aussi futiles soient-ils. La question {de savoir} s’il veut aller à la campagne le choque ; elle lui paraît trop normale. En raison de son effort pour nier la maladie, il n’a plus progressé depuis qu’il est malade : il est resté sur le même point de développement qu’à l’âge de 15 ans ; il est resté le même tant au point de vue musculaire que sexuel ; il a gardé aussi ses sentiments et ses répugnances enfantines. Les dix dernières années de sa vie n’existent pas pour lui. Il est arrivé, depuis sa maladie, à supprimer l’impression du temps, comme le reste. Sa raison lui dit ce que le temps signifie pour tout autre individu, mais lui ne le ressent plus de la même façon. Le temps ne compte pas pour lui. Il met un temps infini à accomplir le moindre acte de la vie courante. Les journées sont si tristes, si longues et si courtes en même temps. « Hier » c’est quelque chose de vague et de flou pour lui ; les journées, le jour et la nuit se ressemblent de trop. Tout le passé paraît vide et égal ; quelques jours ont la longueur d’une année. Mais, d’une part, un an c’est comme hier pour lui ; il se rappelle très exactement tout ce qui s’est passé il y a un an, comme si c’était il y a huit jours ; il faut ainsi un très grand laps de temps pour qu’il ait l’impression du « longtemps ». Il sent qu’il raisonne bien, mais dans l’absolu, parce qu'il a perdu le contact avec la vie. Tout ce qu’il dit est vrai, mais paraît sec, pour cette raison. Quand il envisage une situation, tout le reste n’existe plus pour lui. Il suit son idée avec une obstination féroce et ne la lâche plus. On marcherait, sans hésiter, sur des cadavres dans ces conditions. Il a gardé une mentalité enfantine, mais ses pensée en sortent comme des traits accusés. Ses idées sont bien tranchées. Il n’est pas du tout anarchiste, mais on trouverait des journaux anarchistes chez lui, car il ne peut accepter l’idée d’une semi-république, d’une république titrée, comme l’est la nôtre. Il n'admet pas la passivité formidable qu’i règne en France. Pourquoi accepte-t-on, sans rien, dire, l’armistice, fait en dépit du bon sens ? Il avait toujours pensé créer un journal pour forcer la vérité ; le Quotidien n’aurait rien été à côté de ce journal ; mais il a du tout concentrer en lui, persuadé d’avance qu’il était incapable de faire quoi que ce soit. Il a une haine absolue des agents, de l’armée, des douaniers. Il s’est beaucoup intéressé à l’Apocalypse et a essayé de commenter les prédictions qu'on y trouve ; il a même fait des démarches pour se mettre en rapport avec des personnes compétentes en la matière. Il a aussi conçu le projet d’aller trouver l’ambassadeur d’Amérique, lui
2
Cette phrase renferme une indication primordiale pour la psychothérapie des schizophrènes.
exposer la situation et, en raison du cours du dollar, lui demander la somme nécessaire pour suivre un traitement régulier. Il a la sensation de mal exprimer ce qu'il ressent. Il n’y a pas de comparaison possible entre ce qu'il dit et ce qu'il aurait voulu dire. Il s’aperçoit d’ailleurs que tout ce qu'il raconte est assez incohérent ; pourtant, quand il est replié sur lui-même tous ces faits lui paraissent bien moins contradictoires3. Le récit de F. reproduit, on ne peut plus nettement, les troubles essentiels de la schizophrénie. Les cas comme celui de notre malade se trouvent aux confins de cette affection. D’aucuns seraient probablement portés à mettre au premier plan le sentiment d’insuffisance et incomplétude et de parle de psychasthénie. Mais l’étiquette importe peu. Le tout est d’essayer de grouper et d’analyser les faits psychologiques en présence desquels on se trouve. A ce point de vue, la fonction du réel et celle de la présentification de Janet touchent incontestablement de près la notion du contact vital avec la réalité dont il a été question ici.
Nous venons de retracer dans le dernier passage la dégradation que subit la pensée qui ne cherche plus à s’extérioriser, qui perd le contact avec la réalité. Bien significatives sont, à ce point de vue, les paroles d'un autre malade appartenant au groupe des schizophrènes que nous avons en vue ici. Il s'agit d'un écrivain qui à un moment donné a commencé à reculer devant la réalité, comme il dit. Il avait publié tout d'abord quelques petits récits, mais ensuite il renonce à la publication, le public ne l'intéressant plus du tout ; il se contente d'écrire pour lui, il avait même songé à ne plus fixer par écrit le sujet de ses oeuvres, mais « la pensée devient alors fumée » et cette fumée il la craint. 3
Report "Les schizophrènes peints par eux-mêmes Eugène MINKOWSKI"