Les Francophonies. Connexions, déconnexions...

June 9, 2018 | Author: D. Atangana Kouna | Category: Documents


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Les Francophonies Connexions, déconnexions, interstices, marges et ruptures

Marcelin Vounda Etoa Désiré Atangana Kouna (Éd. Sc.)

Les Francophonies Connexions, déconnexions, interstices, marges et ruptures

Les PUY Yaoundé 2016

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous les pays. No part of this book may be reproduced in any form, by print, photo print, microfilm or other means without permission from the publisher. ©- by Marcelin Vounda Etoa, Désiré Atangana Kouna 2016. ISBN : 978 2-84936-104-7

Avant-propos Originellement, la francophonie est une institution politique. La France et les pays ayant la langue française en partage s’y regroupent selon le principe de la devise de la Belgique : l’union fait la force. La France y trouve des alliés pour faire figure dans le monde et résister à la menace « glottophage » anglosaxone tandis que les pays francophones, d’Afrique notamment, voient en cette institution le cadre stratégique approprié pour se faire valoir. C’est en nouant des liens sectoriels souples, secteur par secteur, (politique, scientifique, culturel, artistique, etc.) que la francophonie originelle entendait atteindre le bas de la pyramide des Etats au sommet de laquelle elle avait été créée, sa vocation étant de servir de cadre d’expression à toutes les spécificités de ses membres. La francophonie n’a donc jamais été une mais plurielle, en témoigneles nombreuses publications de la collection « Francophonies » dirigée par Michel Tétu dont le but est précisément de « faire connaître la francophonie dans sa diversité selon la géographie, l’histoire et les sociétés ». Fabien Nkot et Joseph Paré (2001) relèvent précisément les divers visages de la francophonie en Afrique subsaharienne. Leur publication côtoie celle de plusieurs autres chercheurs qui présentent les spécificités des francophonies canadienne, louisianaise, etc. Au plan linguistique, l’élitisme de la langue française que doivent pourtant parler des masses populaires n’est pas le moindre des paradoxes de la francophonie. L’inexorable créolisation de la langue française que cette situation induit n’est curieusement pas du goût des défenseurs de la pureté de la langue de Dumas.LylianKesteloot regrette ainsi ce qu’elle considère comme une« double perte » de la pureté de la langue française et des langues auxquelles celle-ci est associée en Afrique, en Europe et en Asie. 5

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Comparant les modèles français et américain, Achille Mbembe relève que les Etats-Unis pratiquent une « éthique de l’hospitalité » là où la France reste culturellement bloquée, arcboutée qu’elle est sur un « narcissisme monoglotte» et un « parisianisme » désuets. L’historien et philosophe camerounais en vient à considérer la France comme le « fossoyeur de la francophonie », entendue comme d’expression de la riche diversité dont elle est constitutive.Quoique le nombre de locuteurs non français de la langue française soit de loin supérieur à celui des Français, « la France ne s’étant guère décolonisée - malgré la fin de l’empire colonial - continue de promouvoir une conception centrifuge de l’universel largement décalée par rapport aux évolutions réelles du monde de notre temps ». Pourtant, en admettant en son sein des pays aux destinées et aux trajectoires historiques les plus disparates, le ciment de la langue pouvait difficilement, et pour longtemps encore, tenir soudées et assujetties à un centre les différentes francophonies. Elle le pouvait d’autant moins que tous les vents lui étaient contraires. Le Manifeste de 44 et, plus tard, l’ouvrage collectif, Pour une littérature-monde, dirigé par Michel Le Bris et Jean Rouaud (2007) sont là pour attester de cette volonté de plus de liberté de la part des créateurs francophones dont le talent n’a cessé d’être de plus en plus salué et récompensé. Comme l’affirme Grégoire Polet, « le globe révélé a conscience aujourd’hui d’être un lieu de vie collective et simultanée, comme une vaste structure intégralement solidaire ». Le même auteur poursuit en énonçant que « cela signifie simplement qu’il n’y a plus un centre, que tous les points sont le centre du monde ». Jadis exprimée, perçue et reçue à partir de Paris, la littérature de l’espace francophone connaît donc, depuis quelques décennies, des mutations notables dont la plus importante est le décloisonnement de ses lieux d’expression et de réception. Ainsi c’est aussi en Amérique du nord, en Belgique, en Afrique et en Asie que se discutent les enjeux de l’esthétique francophone et que s’élaborent les discours critiques les plus féconds des littératures francophones.

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Avant-propos...

De plus en plus décomplexées,ces littératures campent de nouveaux imaginaires que fécondent la double quête de soi et l’ouverture et la rencontre. Ont dorénavant pleinement voie au chapitre, de nouvelles voix jadis minoritaires ou marginales qui s’expriment à la fois dans une originalité rafraichissante de ton et dans langue qui, fécondant le Français de sa créativité, l’enrichit aux plans lexical, syntaxique et prosodique. C’est la richesse de ce génie et de cette diversité que donnent à voir les quatorze travaux qui constituent le présent ouvrage. À cet effet, on note des connexions dans la poétique francophone, avec notamment les phénomènes de réécriture des mythes impériaux que Bernard Ambassa observe, et qui établit un lien évident entre les auteurs francophones contemporains sue l’ensemble de l’espace. YlvaLindberg et MickaëlleCerdergen et Raphael Ngwe montrent les émancipations, à travers, pour le second, l’esthétique de la poésie et, pour les premières, la voie des minorités dans les littératures francophones. C’est également cette émancipation que Pierre Essengué relève dans son évocation du francophonien comme tentative de création d’une identité littéraire camerounaise et de revendication de l’appropriation du français. Plus que ces derniers auteurs, Isidore Bikoko et Rosine Paki Sale révèlent les ruptures dans l’esthétique francophone. Quant à EvoungFouda et Pierrette Bidjocka, ils montrent que la francophonie littéraire s’exprime également dans les interstices, à travers notamment les phénomènes d’hybridité langagière et littéraire et l’entre-deux identitaire. Désiré AtanganaKouna et Sylvie OndoaNdo ressortent les utopies des littératures francophones, l’un par le biais de…, l’autre par le dévoilement de la fonction thérapeutique de ces écritures. En fin, marie Désirée Sol explore la construction et la déliquescence des liens de la langue française au prisme de la dialectique déconnexion/connexion. Marcelin VoundaEtoa et Désiré Atangana Kouna

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Figuration du monde et déconstruction des mythes contemporains dans les fictions francophones postcoloniales : Aux États-Unis d’Afrique et Globalia Désiré Atangana Kouna Université de Yaoundé I

Dans son ouvrage intitulé Littératures francophones et théorie postcoloniale (1999) Jean-Marc Moura montre la rupture qui s’est opérée dans l’histoire des littératures francophones surtout à travers leur esthétique. Pour la théorie postcoloniale, cette cassure s’exprime notamment dans la nouvelle orientation des textes francophones, par laquelle ils s’interrogent sur leur relation à l’environnement socioculturel, ainsi que sur leur dimension historique. C’est dans ce sens que ce critique affirme : Ce que ces littératures ont en commun au-delà des spécificités régionales c’est d’avoir émergé dans leur forme présente de l’expérience de la colonisation et de s’être affirmées en mettant l’accent sur la tension avec le pouvoir colonial, et en insistant sur leurs différences par rapport aux assertions du centre impérial  (Moura, 1999 : 5).

Aux États-Unis d’Afrique d’Abdourahman A.Waberi (2006) et Globalia de Jean Christophe Rufin (2004) s’inscrivent dans cette perspective postcoloniale, car ces romans se présentent comme deux interrogations de l’expérience impériale dans ses formes contemporaines. Ainsi, dans leur figuration du monde, ces deux œuvres revisitent de manière critique certains mythes qui tendent à fonder l’Histoire du monde contemporain : le mythe de la stabilité de l’Occident, le mythe

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de l’économie libérale, le mythe de la mondialisation, le mythe de l’irréversibilité de l’histoire.

L’imaginaire du monde Aux États-Unis d’Afrique et Globalia représentent deux univers utopiques. Le premier roman met en scène l’Afrique, qui est une fédération d’États dont la capitale est Asmara. Il s’agit d’un monde dans lequel les rapports de force à sont intervertis, puisque c’est l’Afrique qui domine le monde, face un Occident confronté à toutes les gangrènes : guerres civiles, épidémies, famine endémique, forte poussée migratoire vers l’Afrique, etc. Ainsi que le dit Abdoulaye Imorou (2012 : 1), « le roman repose […] sur un principe du miroir », c’est-à-dire qu’il est bâti autour d’une inversion des rôles de l’expérience historique immédiate. Quant au second roman, il représente un État planétaire, Globalia, qui est une démocratie idéale dans laquelle tout le monde est censé être heureux. À côté de cet État, qui recouvre pratiquement la surface de la terre, se trouvent des non-zones où règne l’anarchie pendant qu’à Globalia, il n’y a plus de guerres ni de conflits ethniques ou religieux. Les seuls moments d’inquiétude sont dus aux attentats perpétrés par les terroristes que Globalia a lui-même créés. Dans un cas comme dans un autre, l’univers de la fiction est totalement en disjonction avec le monde réel. Cette discordance repose elle-même sur des éléments qui caractérisent de manière emblématique l’utopie : une cosmogonie autonome, l’inversion de la cartographie, la subversion de l’espace et du temps, des personnages standardisés, etc. Les mondes imaginés par Waberi et Rufin sont autonomes du point de vue de leurs cosmogonies respectives. Globalia, qui occupe l’essentiel de l’espace de la terre, fonctionne de manière à ne jamais être influencé par le système solaire de cet espace. Ses villes sont situées chacune sous une coupole en verre ; il n’y existe pas de saisons, parce que le ciel est constamment bleu grâce aux canons à beau temps ; les années sont comptées de 1 à 60, rendant du coup illusoire la possibilité 10

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de savoir depuis combien de temps ce pays existe. Les seules références liées à sa naissance émanent des évocations de certaines pratiques d’autrefois, comme l’usage du papier auquel s’est substitué celui des bracelets à multifonction. On note également la référence à quelques évènements réels comme la seconde guerre mondiale, ou l’allusion à certains pays tels la Chine, la Russie ou le Japon, qui ont disparu depuis lors. Autant dire que Globalia se situe à la fois nulle part et partout et jouit d’une autonomie certaine vis-à-vis de l’Histoire d’un point de vue chronotopique. Le caractère autonome de la cosmogonie se mesure d’une autre façon dans la fiction de Waberi. Voulant présenter son pays à sa fille, le narrateur, docteur papa, dit : Le savais-tu, Maya, à l’origine, il n’y avait qu’un seul continent entouré de mers, la Pangée qui se fragmentera à la fin du jurassique ? L’Afrique se trouvait au Sud d’un bloc unique appelé le Gondwana. Plus tard, le Gondwana se disloquera en moult continents dérivant, mais seule l’Afrique restera fixe, au centre du monde. Tu retiendras l’essentiel : l’Afrique était déjà au centre et elle le reste encore (AEA : I, 55).

Cette évocation met en exergue le destin unique de l’Afrique, qui est représentée comme le premier et le dernier monde, matérialisé par sa position centrale. Cette entité est de fait en position dominante et son fonctionnement est régi par des principes qui lui sont particuliers. Mais ces images de la fiction sont mêlées à certains faits réels, qui ne situent pourtant l’univers romanesque ni dans un temps ni dans un lieu précis. C’est ce qui justifie l’inversion des rôles observés dans le roman, avec une Afrique opulente et une Europe exsangue, à côté de faits historiques avérés comme l’extravagant voyage de Kankan Moussa pour la Mecque, le génocide des Juifs par les nazis ou le voyage de René Caillié en Afrique. L’autre motif de la représentation utopique du monde est perceptible au niveau de l’inversion de sa cartographie. Il apparaît de part et d’autre du corpus que la caractérisation physique du monde est bipolaire : du côté de Waberi, il y a l’Afrique et l’Occident ; chez Rufin, 11

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on retrouve Globalia et les non-zones. Les caractéristiques des deux pôles majeurs (l’Afrique et Globalia) sont leur opulence, leur position de domination vis-à-vis des autres pôles considérés comme mineurs. Il y a ainsi, dans la fiction de Waberi, une inversion des rôles entre l’Afrique et l’Occident. La première, plus souvent connue pour sa misère, ses catastrophes et ses retards en tout genre, abrite cependant dans l’espace romanesque toutes les instances internationales, sa culture est dominante, ses industries sont florissantes  ; elle est une terre d’immigration et partout ses grands hommes sont la référence. L’Occident, représenté par la Suisse, la Grèce et la France, dépend de l’Afrique, qui porte désormais un regard exotique et paternaliste sur lui. De plus, on observe que dans cette répartition, la contribution de l’Afrique à l’essor du monde est de loin supérieure à celle de l’Occident qui concentre désormais toutes les tares. Sur la mappemonde comme sur la carte géographique, l’Afrique occupe désormais le Nord et l’Occident est considéré comme le Sud. À l’évidence, le roman procède au renversement du schème colonial spatial, qui constitue l’une des particularités des écritures postcoloniales. Il s’agit d’une sorte de vengeance, par la fiction, sur l’histoire impériale. Dans l’univers de Rufin, un premier niveau d’inversion apparaît avec l’effacement des frontières du monde, car Globalia est un État planétaire. Son planisphère ne fait ainsi ressortir aucun continent ni une multitude de pays, mais une agglomération fédérale où il n’existe pas de conflit, où la prospérité de chacun est garantie, où il y a possibilité de prolonger son espérance de vie, etc. En un mot, Globalia est une démocratie parfaite. Les non-zones, qui sont des lieux non couverts par la coupole de verre, constituent des repoussoirs pour mafieux. Le monde dans Globalia est donc constitué par une entité unique et globale, tel que son nom l’indique, de même qu’il se veut uniforme. Il déroge de ce fait à l’émiettement de la planète terre en plusieurs continents et en une multitude d’États, qui entraîne souvent des conflits et ne garantit pas l’unité du monde. Un autre cas d’inversion est le mélange d’éléments souvent antithétiques dans la réalité que la fiction opère. À cet égard, le monde 12

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occidental cohabite allègrement avec le bloc communiste : le gouvernement se réunit tantôt à Moscou tantôt à Washington, et la Chine fait partie intégrante de l’entité globalienne. On note aussi que les devises globaliennes – « Liberté, sécurité, prospérité » et « In Globe we trust » – sont des allusions claires aux devises française et américaine. Mais par delà l’allusion, c’est la synthèse de deux visions du monde qui s’opposent dans la réalité : la laïcité française face à la forte influence de Dieu dans les affaires américaines. Or mises ensemble, ces devises n’en font plus qu’une qui traduit en réalité une seule chose : la seule croyance en l’État globalien. Cette inversion spatiale s’accompagne d’une inversion du temps, puisque, dans les textes, le monde actuel relève du passé et les romans lui substituent un présent qui change de fait les termes et le cours de l’Histoire. C’est d’ailleurs l’une des modalités de l’autonomie de ces univers, qui ne se posent pas par réaction ou par rupture à un autre âge, mais qui fonctionnent comme s’ils avaient toujours existé. De ce qui précède, on peut penser, à juste titre, que les univers campés par Globalia et Aux États-Unis d’Afrique constituent à la fois des allégories du monde réel ainsi que des projections du monde à venir. Par l’inversion et le surdimensionnement du monde auxquels procèdent les deux romans, il s’agit des termes qui fondent un véritable questionnement sur l’horizon du monde contemporain. Dans la mesure où ces entités sont fondées sur la distance qu’elles établissent avec la représentation du monde réel, il y a lieu de penser qu’elles génèrent et véhiculent des valeurs qui leur sont propres et qui nécessitent aussi d’être explorées.

Les valeurs sociales et culturelles L’inversion de la cartographie comme la prétention à une cosmogonie autonome inscrivent les univers de Globalia et des États-Unis d’Afrique dans des systèmes clos, atemporels, auto-référentiels et par conséquent anhistoriques. Il s’y dégage en outre une impression de stabilité. Autant dire, a priori, que ce monde charrie des valeurs originales, bien éloignées de celles en vigueur dans le monde contemporain et que 13

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les deux romans semblent critiquer. Mais, à bien y regarder, il s’agit de systèmes où l’on retrouve de la dysphorie sous plusieurs aspects. Un premier aspect de ce désenchantement est l’inégalité ontologique de la société. Le narrateur de Waberi est suffisamment éloquent à ce propos : L’homme d’Afrique s’est senti, très vite sûr de lui. Il s’est vu sur cette terre comme un être supérieur, inégalable parce que séparé des autres peuples et des autres races par une vastitude sans bornes. Il a mis sur pied une échelle de valeurs où son trône est au sommet. Les autres, les indigènes, les barbares, les primitifs, les païens, presque toujours blancs, sont ravalés au rang de parias. L’univers semble n’avoir été créé que pour aboutir à son érection, sa célébration (AEA : I, 54-55).

Dans sa volonté de célébrer l’Afrique, le narrateur dévoile en réalité que celle-ci est fondée sur un système inégalitaire et parfois racialisant, puisque le continent s’est construit sur le socle de la traite des esclaves. Désormais pleine de richesses, l’Afrique est gorgée d’orgueil, sans égard pour les autres peuples, comme on peut d’ailleurs le voir dans l’ensemble du roman. La géographie de la civilisation semble ainsi être circonscrite à l’Afrique, comme ne le pensent pas moins les Globaliens de leur civilisation. En effet, Globalia est bâtie sur l’idée de la nécessité de l’inégalité parmi les peuples. Aussi, autant son système promeut-il la liberté, la sécurité et la prospérité de ses citoyens, autant ces privilèges sont-ils construits au détriment des autres contrées qui sont d’ailleurs désignées de manière ambiguë comme des non-zones. Ces dernières sont constituées, suivant le dénombrement du personnage Kate, de « quelques endroits pourris aux confins du monde, des réserves, des friches » (Globalia, 49). Par leur désignation seule, les non-zones sont perçues comme des lieux auxquels la marginalisation est attachée. Aussi le gouvernement globalien tient-il à cultiver chez ses habitants la haine et la peur de ces contrées, d’autant plus que leur existence justifie beaucoup de pratiques en Globalia, et dont le but est en réalité d’empêcher les citoyens de réfléchir, au risque de prendre connaissance de la réalité et 14

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de la vérité. C’est en raison de cela que Baïkal pense que « ce monde est une prison » (Idem). Globalia et les États-Unis d’Afrique construisent ainsi leur prospérité et leur liberté sur un mensonge qui consiste à vivre les yeux fermés sur les malheurs du reste du monde, en en tirant d’ailleurs partie pour se maintenir au sommet. De même, ces deux entités pensent pouvoir vivre en autarcie dans une sorte de système autosuffisant alors même que chaque jour des individus nourrissent des ambitions libertaires, tel qu’on le constate avec Puig et Baïkal dans Globalia et tous les immigrés qui se déversent en Afrique. Ces biais fondateurs des systèmes globalien et états-unien entrent en écho avec la culture capitaliste qui régule le fonctionnement de ces deux entités. Celle-ci est basée sur la prépondérance du marché, de la propriété privée, ainsi que sur l’encouragement de la consommation de masse. C’est pour cette raison qu’en Globalia, la publicité est omniprésente sur les écrans de télévision que l’on retrouve partout. Les fêtes sont commerciales et chaque jour de l’année est consacré à une fête. L’essentiel des objets utilisés est de mauvaise qualité, ce qui oblige régulièrement à acheter les neufs, surtout qu’ils ne peuvent être réparés. Les disparités entre riches et pauvres sont très importantes, le système peut réduire à néant et en un seul jour les économies de tout citoyen. Au-delà de tous ces aspects qui rendent néfaste le système capitaliste, il y a surtout ses effets dévastateurs sur les individus, qui sont devenus des machines à consommer : Le système globalien creusait chez ceux qui lui étaient livrés un trou béant : celui d’un permanent désir, d’une insatisfaction abyssale, capable d’engouffrer, sans en être jamais comblé, toutes les productions que la machine commerciale pouvait proposer. Ce qui restait dans ces regards c’était le pur vestige, à un haut degré de concentration, d’une barbarie domestique, rendue inoffensive par sa soumission à l’ordre marchand (Ibid., 484-485)

La culture de la consommation de masse à Globalia se rapproche de la valeur qui est accordée à l’ordre marchand et à l’argent dans la fédération des États-Unis d’Afrique. Dans ce sens, parlant de 15

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l’État érythréen, le narrateur révèle que «  les valeurs de solidarité, de convivialité et de morale sont à présent menacées par les rapides transformations sociales et par le brutal déchaînement du libéralisme sauvage, la carte Fricafric ayant remplacé l’entraide ancestrale  » (AEA : I, 14). Les valeurs de l’argent et de l’économie néo-libérale priment donc dans le système économique de l’Afrique, entraînant avec elles des inégalités, qui ne semblent pas indigner outre mesure ce continent, ainsi que le rapporte le narrateur : Plus vertigineux encore sont les flux de capitaux entre l’Érythrée et ses dynamiques voisins, tous membres de la fédération des ÉtatsUnis d’Afrique à l’instar de l’ancien royaume hamitique du Tchad riche en pétrole, de l’ex-sultanat de Djibouti qui brasse des millions de guinées et surfe sur un boom gazier ou l’archipel de Madagascar, berceau de la conquête spatiale et du tourisme pour les enfants terribles de la nouvelle finance. Les golden boys de Tananarive sont à des années lumière de la misère blanche du charpentier helvète (Ibid., 14-15).

À l’évidence, l’Afrique concentre toutes les richesses naturelles du monde et elle fonde son système économique sur la recherche effrénée du profit. De même qu’à Globalia, elle cultive la propriété privée, voire l’individualisme et toutes les dimensions de la vie humaine sont assujetties à la rationalité économique. Et puisque les deux entités se complaisent dans leur obésité matérielle, elles cultivent d’autres valeurs pernicieuses comme l’ostracisme ou le rejet de l’autre. Dans ce sens, il est à noter que Globalia et les États-Unis sont construits sur l’idée de pureté culturelle. En sorte que l’arrivée de l’élément étranger constitue une souillure qu’il faut à tout prix éviter. Aussi Globalia vit-il sous une coupole de verre afin de rester à l’abri de la contamination des non-zones. Celles-ci sont représentées comme des lieux d’anarchie, d’incivisme, de pollution, de misère, de catastrophes, qui sont également les lots quotidiens de l’Europe dont veut à tout prix se prémunir l’Afrique. C’est pour cette raison que cette dernière

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pense d’ailleurs des politiques visant à bloquer l’accès à l’Afrique aux populations venues de l’Europe, du fait de leur indigence : Un professeur de la Kenyatta School of European an American Studies, éminent spécialiste de l’africanisation, le concept est en vogue dans nos universités qui donnent le “ là ” à la planète entière, soutient que les Etats-Unis d’Afrique ne peuvent plus accueillir toute la misère de la Terre. […] Son idée tient en une seule phrase : les forces fédérales doivent prendre leurs responsabilités avec fermeté, mais non sans humanité, en reconduisant à la frontière, sous la contrainte si cela s’avère nécessaire, tous les ressortissants étrangers d’abord illégaux, puis semi-illégaux, enfin para-illégaux et ainsi de suite (Ibid., 15).

Dans ces conditions, tout se passe alors comme si les non-zones et l’Europe sont condamnées à vivre dans leur sous-développement et leur pauvreté, et que tout contact avec elles est un risque pour l’équilibre de Globalia ou de l’Afrique. Il s’agit-là d’une consolidation d’un pouvoir de classes induit du système néolibéral. Sous les figures de cités idéales de par leur organisation et leur présentation physique, les entités globalienne et africaine recouvrent des valeurs sociales et culturelles qui ne favorisent pas l’épanouissement de tous les êtres humains, parce qu’elles sont fondées sur une certaine forme d’égoïsme. En outre, on peut remarquer que le développement de Globalia s’opère même au détriment de ses propres citoyens. De ce qui précède, Abdourahman Waberi et Jean Christophe Rufin créent un monde illusoire aux relents pourtant réalistes, car le texte du Djiboutien rappelle par bien des côtés l’utopie du panafricanisme et le vœu de voir l’Afrique atteindre le plein épanouissement. Quant à Globalia, il illustre les schémas de la globalisation/mondialisation que les sociétés contemporaines rêvent de réaliser. Cependant, à cause des valeurs pernicieuses que ces deux sociétés véhiculent, les romans en étude procèdent à la remise en question de l’Histoire contemporaine et ses nombreux avatars.

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Le procès de l’histoire contemporaine Il se manifeste par le biais de la remise en cause de certains mythes qui semblent fonder la marche du monde contemporain. Il s’agit par exemple de la mondialisation, l’irréversibilité de l’histoire ou encore l’exigence capitaliste. L’un des desseins que représentent les espaces campés par Wabéri et Rufin est celui de la mondialisation. Si la prétention de cette dernière est de mutualiser l’humanité, les sociétés et les cultures, il apparaît néanmoins que loin d’apporter le salut aux peuples dont le développement est en retard, la mondialisation creuse davantage un fossé qui les sépare des autres peuples. Au lieu d’ailleurs d’une mondialisation, on assiste plutôt à l’émergence de deux mondialisations. La première rassemble les nantis et les biens pensants. Elle consacre l’entreprise capitaliste fondée sur la séparation de deux mondes. L’autre, la seconde, est celle des espaces pollués, des entrepôts de déchets, de la misère, des guerres civiles. Dans cette configuration, on peut dire avec Kawthar Ayed (2006 : 8) que [la mondialisation] fonctionne comme un barrage qui bloque l’extension des richesses des zones sécurisées (par référence aux pays du Nord) dans les non-zones (par référence aux pays du Sud) et empêche par la même occasion la contamination des zones sécurisées par la pauvreté des non-zones. La mondialisation semble donner un essor à une nouvelle forme de racisme sur une plus grande échelle.

Bien que les catégories de cette analyse se rapportent plus au roman de Jean-Christophe Rufin, elles ne sont pas moins susceptibles de dévoiler la situation à rebours qui se présente dans la fiction de Wabéri. Dans celle-ci, l’espace prospère est le Sud et les non-zones se retrouvent au Nord. Mais par cette subversion, l’auteur veut également relever l’absurdité du phénomène de la mondialisation dans la réalité, à travers la fiction. C’est d’ailleurs pour cette raison que son monde n’est ni meilleur ni pire, parce qu’il veut éviter de s’enfermer dans une opposition Afrique/Occident. Les auteurs en étude campent un univers sous un rapport différent à l’Histoire, à ses événements. 18

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Le phénomène de mondialisation est donc vicié, parce qu’il tire son origine des motifs essentiellement économiques, qui déshumanisent l’homme et par ricochet la société. Elle a l’aspect d’un club regroupant uniquement les pays industrialisés et les puissances militaires. C’est le sens des propos du chef des Déchus dans les non-zones à l’endroit de Baïkal, qui veut savoir l’origine de Globalia : [Ron Altman], avec un groupe de très gros industriels et banquiers – qui avaient tout à gagner d’une unification des marchés –, […] ont poussé à la formation d’un ensemble global, d’abord économique puis politique qui regroupe les Etats-Unis, l’Europe élargie incluant la Russie, le Japon et la Chine. L’essentiel, pour eux, était évidemment l’économie. En réunissant ces espaces, ils savaient qu’ils allaient affaiblir le pouvoir politique au point d’en faire une simple potiche. Du coup, leur pouvoir à eux, en tant que petit groupe qui contrôle les plus grands trusts mondialisés, est devenu énorme. Leurs affaires ont prospéré. Plus personne n’était capable de leur demander des comptes (Globalia, 399).

De l’homo sapiens on a abouti à l’homo economicus, avatar d’une société qui privilégie l’accumulation des biens matériels au détriment de la création des passerelles entre les humains et d’un espace de vie décent pour ces derniers. C’est dans cette mesure que le capitalisme est également condamné par les deux romans, à cause de la séparation et la déshumanisation qu’il induit. Ainsi, la fiction de Rufin, comme celle de Waberi, trouvent écho dans la réflexion sur la figure du Nègre à laquelle procède Achille Mbembe (2013), qui se demande si les citoyens du monde contemporains ne sont pas tous devenus des Nègres au service du capitalisme financier : Pour la première fois dans l’histoire humaine, le nom Nègre ne renvoie plus seulement à la condition faite aux gens d’origine africaine à l’époque du premier capitalisme (déprédations de divers ordres, dépossession de tout pouvoir d’autodétermination et, surtout, du futur et du temps, ces deux matrices du possible). C’est cette fongibilité nouvelle, cette solubilité, son institutionnalisation en tant que nouvelle norme d’existence et sa généralisation à l’ensemble de

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la planète que nous appelons le devenir-nègre du monde (Mbembe 2013 : 16-17).

En effet, les univers des deux romanciers baignent dans le capitalisme, qui y est une valeur. Cependant, au-delà de l’illusion de bien-être qu’il semble procurer aux Globaliens et aux États-uniens d’Afrique, le capitalisme broie ces sociétés, parce qu’il y a doté tout d’une valeur marchande. Les individus et les peuples n’ont ainsi d’intérêt que pour ce qu’ils peuvent apporter comme bénéfice pour la prospérité des ÉtatsUnis ou des fondateurs de Globalia. De plus, il s’agit d’univers où tout a été privatisé, par le biais du néolibéralisme, dans une conjonction entre l’économie financière, les enjeux sécuritaires et les nouvelles technologies. C’est pourquoi, à Globalia comme d’ailleurs dans la fédération des États-Unis, après la préoccupation matérielle, le discours porte sur les dangers que courent ces entités du fait des agressions extérieures. Aussi l’une des idées les plus répandues à Globalia est-elle que la liberté, c’est la sécurité. Mais au fond, ces discours visent plutôt à instrumentaliser les individus afin de maximiser les possibilités des parts, puisque la société est régie par les normes du marché. C’est la naissance de « [l’]hommechose, homme-machine, homme-code et homme-flux » (Ibid., 14), dont le destin est autrement scellé. À côté de cette réprobation de la mondialisation et du capitalisme, Rufin et Waberi déconstruisent également l’idée de l’irréversibilité de l’hisltoire qui parcoure les deux romans. Dans Globalia, cette idée se traduit par la démarcation nette de la frontière entre le monde « civilisé », recouvert par une coupole en verre, et les non-zones, espaces de chaos où guerres, famine, terrorisme et pauvreté règnent. Par le biais de cette frontière, la volonté des autorités de Globalia est non seulement de séparer, mais surtout de préserver leur monde de toute souillure venue d’ailleurs. Aucun mélange n’est donc possible, sinon ceux voulus par le bien nommé Ministère de l’Harmonie sociale, qui a en charge le contrôle des naissances. On peut par ailleurs noter les dénominations des ministères qui rappellent pour l’essentiel cette idée d’équilibre et de stabilité : le ministère 20

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de la Protection sociale, le ministère de la Cohésion sociale ou le ministère des Grands équilibres. Globalia prétend donc être une société où rien n’est fait au hasard et où aucun événement de son histoire ne doit arriver de manière contingente. Comme le rappelle le personnage Wise à ses compères de l’organisation, les principes qui ont présidé à la création de Globalia sont : « fonder une démocratie que l’Histoire épargnerait ; libérer les hommes de l’éternelle récurrence de leurs utopies et leurs crimes ; en finir une fois pour toutes avec cette géographie meurtrière des peuples et de leur bout de terre » (Globalia, 468). Ces paroles de Wise montrent à suffisance que les fondateurs de l’entité globalienne veulent construire un État qui fonctionne en dehors de la marche du temps et fondé sur l’idéologie, dont on sait que la valeur est intégrative (et donc stabilisatrice), à la différence de l’utopie dont la valeur est subversive. C’est pour cette raison que le territoire de Globalia a l’ambition de recouvrir la surface de la terre. Mais cette stabilité est brisée par les élans libertaires de Puig Pujols, de Kate et de Baïkal surtout, qui pensent comme Paul Wise, l’un des fondateurs de Globalia, « qu’il faut rendre l’Histoire aux hommes » (Ibid., 470). En franchissant la barrière de verre pour s’établir dans les nonzones, Baïkal met à nu l’illusion de liberté et de démocratie qui existe à Globalia. Celles-ci reposent en effet sur l’idée d’irréversibilité de l’Histoire, que Ron Altman, fondateur de Globalia, oppose à Wise lors d’une réunion de leur organisation : « nous sommes en démocratie et les opinions y sont libres. […] La seule limite, en effet, est qu’on ne peut pas remettre en cause le système qui nous accorde une telle liberté » (Ibid., 471). Or, lorsque l’on sait que l’enjeu majeur de l’entité globalienne est économique, le reste – notamment la pratique politique et les institutions y afférentes – revient à ce qu’un sénateur exprime à l’endroit de Kate lorsque celle-ci entreprend des démarches pour retrouver Baïkal : « vous savez ce qu’est notre métier ? […] Du théâtre, voilà tout. Nous représentons, cela dit bien ce que cela veut dire » (Ibid., 291). Il en est ainsi du président, qui fait de la figuration : « Il faut surtout qu’il n’ait 21

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ni idée, ni programme, ni ambition. Ni pouvoir, bien sûr » (Idem). Il en est également des élections qui ont lieu tout le temps mais dont l’impact sur la marche du pays n’est pas visible. L’établissement de Baïkal et de ses amis dans les non-zones montre bien qu’une autre Histoire du monde peut s’écrire, surtout à partir d’un espace qui était considéré comme étant hors de l’Histoire. S’étant échappés de la surveillance de la Protection sociale, les fugitifs ouvrent une nouvelle page dont le premier bonheur était celui de choisir ce que l’on voulait faire. Comme le dit le narrateur, « ils avaient décidé de suivre une autre voie » (Ibid., 493) tracée en dehors des manigances de Ron Altman et de ses amis. L’Histoire est donc réversible, comme on peut le remarquer par l’intermédiaire de cette sorte de recivilisation que connaissent Baïkal, Kate et Puig, en allant s’établir définitivement parmi les Déchus et les mafieux en pleine nature, dans une perspective de renaissance d’un monde qui avait vocation à disparaître. La réversibilité de l’Histoire est aussi à l’œuvre dans la fiction de Waberi, par le biais de l’Afrique qu’il met en scène. Le roman du Djiboutien est construit sur le principe du miroir, dont les termes sont décrits par Abdoulaye Imorou (2012 : 1) : Dans Aux États-Unis d’Afrique, Abdourahman Waberi met en scène un monde dans lequel les rapports de force ont été intervertis : ce sont les États-Unis d’Afrique qui dominent le monde, l’Occident, déchiré par les guerres civiles, vit des aides humanitaires et émigre clandestinement en Afrique.

Cet extrait est suffisamment évocateur de cette interversion dans l’espace de la fiction, puisque, dans la réalité, l’Afrique ne domine pas le monde. Mais l’œuvre souligne davantage la volonté de l’écrivain, à travers le pouvoir de projection du roman, de postuler la réversibilité de l’Histoire. L’Afrique, continent aujourd’hui englué dans toutes sortes de tares sociales, économiques et culturelles, n’est point condamnée à demeurer le cul-de-basse fosse d’elle-même. Elle pourrait bien se relever, grâce à ses nombreuses potentialités que le roman évoque : sa richesse culturelle et humaine, son Histoire millénaire. Et comme le dit 22

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le narrateur, en Afrique se trouvent des « terres […] bénies par les Dieux et par le soleil douze mois sur douze » (AEA, 168). C’est pour cette raison que le texte ressasse les prouesses des Africains dans l’Histoire, notamment celles de Kankan Moussa, Soundiata Keita ou Ibn Battuta, qui ont émerveillé l’Égypte pharaonique ou l’empire ottoman. Il pourrait donc survenir le temps de l’Afrique que Richard Omgba (2012), à la suite de Jean-Michel Severino, Olivier Ray et bien d’autres, relève à travers le décryptage des discours portés sur cette entité. Et, de ce point de vue, le roman de Waberi recouvre la dimension prophétique de la littérature qui annonce parfois le monde à venir, au regard de ce qu’affirme par ailleurs le narrateur : « L’histoire bégaie, empruntant les mêmes voies, dévalant les mêmes pentes savonneuses » (Ibid., 29). La réversibilité de l’Histoire qu’évoque le roman du Djiboutien n’est pas suggérée dans le sens du développement matériel de l’Afrique. En campant en effet un univers où ce dernier continent est dominant et dominateur, l’écrivain met à nu les récriminations faites à l’endroit de l’Occident qui domine le monde dans la réalité  : le capitalisme sauvage, la clôture qu’il se forge autour de lui-même, etc. Dans ce contexte, l’Afrique réelle serait par conséquent l’espace de la vie, l’avenir des sociétés contemporaines. Cependant, dans l’espace fictionnel, cette Afrique que prophétise le romancier est également en proie aux mêmes tares que l’Occident réel. Autant dire que le romancier met en garde contre les retournements de l’Histoire vis-à-vis de ce qui constitue l’avantage du continent africain. Ainsi, les valeurs dites africaines comme la convivialité et la solidarité sont mises à l’épreuve, car aux États-Unis d’Afrique, les valeurs de l’argent sont devenues cardinales. C’est dans cette perspective que le roman, par la voix du narrateur, met Maya, l’héroïne, devant un choix cornélien, elle qui croit pouvoir choisir justement entre l’Afrique, son pays d’adoption, et la France ou l’Occident, son espace d’origine. Dans une vision qu’elle a eue dans un rêve, le Sud s’est retrouvée au Nord ou l’inverse, et les fleuves, les autoroutes, les gazoducs et les forêts ont suivi la même déroute. Aussi, le narrateur l’interpelle-t-elle : 23

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Chaque paradis a ses serpents, certes, mais des deux, Maya, qui est aux commandes ? Le paradis des lointains avec ses promesses, ses belles vaches à cornes, ses jardins parfumés où coule l’eau fraîche et abondante, ses pur-sang, ses banquets et ses servantes soumises ? Où le serpent du réel, ici et maintenant, avec tous et avec chacun ? Tous unis dans la danse, un même pas, une seule sueur. Tous parlant et faisant parler, tous vivant et faisant vivre. Tous greffiers du temps qui passe inexorablement  (Ibid., 80).

Le temps semble donc seul maître de l’Histoire et tous les possibles restent ouverts. C’est pour cette raison que le romancier renvoie dos à dos l’Occident et l’Afrique, en faisant le relevé de « quelques ruses et chausse-trappes de l’Histoire » (Ibid., 58). Dans ce sens, l’un des univers ne serait ni modèle ni anti-modèle pour l’autre. Autant le mythe de la stabilité occidentale est déconstruit à travers le regard que Maya porte sur cette société lors de son retour au pays natal, parce que « les autochtones consomment des surdoses d’identité à s’en éclater la cervelle. Pire, ils sont dressés et éduqués pour s’entre-détester, s’entre-nuire, s’entre-dévorer  » (Ibid., 159), autant la prétendue majesté de l’Afrique, son innocence et son anti-individualisme sont remis en question devant le spectacle désolant offert par la fédération des ÉtatsUnis d’Afrique : Les grands noms de l’Histoire fédérale ont quitté leurs postures majestueuses tout en statues, cariatides, obélisques et bronzes érigés aux quatre coins des villes, pour finir en petits Jésus sous cloches à cinq guinées pièce. […] Cela nous fait la peine de voir Nelson Mandela, Haïlé Sélassié, […] ou le géant Muhammad Ali captifs dans ces petites boîtes de plastique, dressés sur un minuscule monticule de sable, sans une once de canonisation cosmétique qu’on réserve d’ordinaire aux morts illustres. Comment t’expliques-tu ce peu d’intérêt à l’endroit du patrimoine historique, Maya ? (Ibid., 58).

En même temps que le romancier démontre le caractère réversible de l’Histoire, il procède à un dépassement de l’opposition traditionnelle entre l’Occident et l’Afrique, puisque les États-Unis d’Afrique ne sont pas meilleurs. 24

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Ce mythe de la stabilité occidentale est également mis en déroute par le roman de Rufin, au regard de l’issue de l’aventure de Baïkal et ses amis. Elle annonce l’apogée de l’hégémonie de Globalia, parce que ses mensonges ont été mis à nu. De ce qui précède, Waberi et Rufin font également la critique de cet acharnement à vouloir diviser, hiérarchiser, classifier, différencier, qui rappelle le système colonial, alors même que « […] L’histoire et  les choses se tournent vers nous […] [et que] l’Europe ne constitue plus le centre de gravité du monde » comme l’observe Achille Mbembe (2013  :  9). Mais le «  nous  » de l’essayiste ne désigne nullement le colonisé ou l’ex-colonisé. Il s’agit plutôt de la désignation de toutes les humanités subalternes qui, dans le monde contemporain, subissent le système impérial, sous quelque figure. Autant l’idée d’une Afrique prospère est généreuse et démontre de la posture optimiste du romancier, autant son texte met en garde contre les errements du monde contemporain que cette Afrique-là doit éviter. C’est dans ce sens qu’on peut lire cette réflexion de Docteur Papa à l’endroit de Maya : L’existence de l’être est fugace […] mais le passé ne meurt jamais tout à fait. La roue du temps tourne […]. Que restera-t-il des temps anciens, des hommes d’autrefois, des croyances hier encore usuelles ? Tout et rien à la fois. Les langues s’activeront. Pas de répit, pas de repos. Mythes et légendes, chansons, cris ou murmures se fondront pour former une seule tresse, une auréole au-dessus de nos têtes. Un arc-en-ciel pour le plaisir des sens et pour la communion (AEA, 26).

Conclusion En définitive, si les représentations du monde de Ruffin et Waberi sont des satires du monde ambiant, elles constituent en même temps des appels à une réflexion sur le monde à venir. Il s’agit de ce fait d’une lecture véritablement postcoloniale de l’histoire contemporaine, dont les acteurs ne sont plus répertoriés dans des ensembles stéréotypés : monde occidental, monde oriental ou africain, race blanche ou race 25

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noire, etc. Ce que les deux auteurs mettent en lumière, ce sont davantage les humanités subalternes, qui subissent l’impérialisme du monde capitaliste qui regroupent les individus de tout bord. Ces lectures, qui sont menées à partir des productions de deux auteurs venant l’un du Sud (Waberi), l’autre du Nord (Rufin), montrent à suffisance combien la littérature dans l’espace francophone construit des passerelles qui décloisonnent et dépassent le débat de sa territorialité. Cette littérature, pourrait-on dire, se construit ainsi de plus en plus autour de l’utopie de la déterritorialisation.

Bibliographie Ayed, Kawthar. 2006. «  L’Anticipation dystopique et le désenchantement moderne ». Cynos, Volume 22 n°1, 15 octobre (http://revel.unice.fr/cynos/ index.html?id=501; accédé le 17 avril 2015). Imorou, Abdoulaye. 2012. «  La Bêtise n’a pas de couleur  ». La Revue des Ressources, 7 août (http://www.larevuedesressources.org/ la-betise-n-a-pas-de-couleur-une-lecture-de-aux-etats-unis-d-afrique-dea-waberi,1626.html; accédé le 17 avril 2015). Mbembe, Achille. 2013. Critique de la raison nègre. Paris. La Découverte. Moura, Jean Marc. 1999. Littératures francophones et théories postcoloniales. Paris : PUF. Omgba, Richard Laurent. 2012. « Le Temps de l’Afrique… ». In Omgba, Richard Laurent et Atangana Kouna, Désiré (Dir.). Utopies littéraires et création d’un monde nouveau. Paris : L’Harmattan coll. Critiques littéraires. Rufin, Jean-Christophe. 2004. Globialia. Paris : Gallimard. Waberi, Abdourahman A. 2006. Aux États-Unis d’Afrique. Paris : Jean Claude Lattès coll. Babel.

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La psychanalyse au cœur de l’intimité de la femme : science, savoir et pouvoir dans Sous la cendre le feu d’Évelyne Mpoudi Ngolle et Les Mots pour le dire de Marie Cardinal Sylvie Marie Berthe Ondoa Ndo Université de Yaoundé I

Introduction Autant la littérature abonde en approches et n’admet pas de définition unique, autant elle peut à la fois réunir et détacher. C’est pour cela que l’on distingue des genres de littérature, des niveaux de littérature et des types de littérature. Les caractéristiques communes aux textes permettent ainsi de les classer, de les évaluer. Aussi avons-nous des expressions comme littérature courtoise, littérature moderne, roman, théâtre, poésie, qui sont autant de déclinaisons de la littérature, laquelle, grande et savante, ne souffre d’aucun préfixe ni de qualificatif. Par contre, la paralittérature, de par son préfixe et son contenu, est désignée comme une pseudo littérature, une littérature de gare quand la littérature féminine soulève la question de genre et, parce que ne faisant pas écho à la «littérature masculine », s’inscrit (ou on l’inscrit) dans l’écriture des minorités ou les littératures sentimentales. Or, les textes féminins ne se limitent pas à l’aspect sentimental. Ils abordent des thématiques aussi sérieuses et savantes que celles qu’on retrouve dans les écrits des hommes. C’est ce que donne à voir la lecture de Sous la cendre le feu d’Évelyne Mpoudi Ngolle et Les Mots pour le dire de Marie Cardinal où la psychanalyse apparaît comme prétexte à la connaissance de soi et du monde et comme expérience scientifique. Sous le titre « La 27

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psychanalyse au cœur de l’intimité de la femme : science, savoir et pouvoir dans Sous la cendre le feu d’Évelyne Mpoudi Ngolle et Les Mots pour le dire de Marie Cardinal » nous voulons montrer que la littérature féminine n’a pas pour seul domaine d’investigation la femme et son univers socio-culturel, qu’elle explore aussi le domaine scientifique. Ainsi comment la psychanalyse est-elle employée dans les textes de Cardinal et de Mpoudi Ngolle ? Quel est son rapport avec l’intimité de la femme ? Quel impact produit-elle sur l’histoire et son organisation, sur les écrits de femmes, sur la littérature  ? La psychanalyse serait un enrichissement de la littérature du point de vue scientifique et du point de vue littéraire. Au regard des modifications notées dans les catégories littéraires, nous convoquons la poétique qui évoque aussi bien la stylistique que la narratologie pour mener notre étude. Avec les fonctions du langage nous verrons comment certains facteurs peuvent changer, se substituer à d’autres ou s’éclater, apportant une nouvelle configuration à la littérature. Par leurs contenus, leurs formes, Sous la cendre le feu et Les Mots pour le dire imposent un nouveau regard sur la femme et son écriture.

La science Ce qui saute aux yeux lorsque l’on fouille le contenu des textes produits par les femmes, c’est l’autodescription. La femme est au centre de l’écriture et objet de cette écriture qui essaie de s’imposer dans une société littéraire hostile à la femme écrivain. Ceci se vérifie bien dans Sous la cendre le feu et Les Mots pour le dire qui portent sur la femme et son environnement externe et surtout intime. L’œuvre de Marie Cardinal met en scène une femme malade qui ignore la cause de son mal tout comme celle de Mpoudi Ngolle. Si dans Les Mots pour le dire la maladie est définie (perte de sang ininterrompue) dans Sous la cendre le feu elle est vague, inconnue. Ce qui réunit les deux textes c’est la méthode utilisée pour accéder à la chambre obscure, pour arriver à l’origine du mal : l’hypnose. On peut la définir comme une méthode en psychanalyse qui permet, par un demi-sommeil, d’accéder à l’univers inconscient, un aspect du vécu conscient qui a subi le refoulement 28

La psychanalyse au cœur de l’intimité de la femme

et devient inconscient. Elle consiste donc à ramener à la conscience le phénomène refoulé. Il faut, pour réaliser l’hypnose, un dispositif particulier. Aussi peut-on voir dans le cabinet du psychanalyste un lit ou un canapé destiné à accueillir les patients, les détendre et les mener progressivement vers la clé de leur état mental dérangé qui fait croire à la folie. Ce thème se découvre chez Mpoudi Ngolle dès le début du texte à travers la question innocente de la fille : « Dis, Maman…c’est vrai que tu es devenue folle ? » (SLCLF, p.5). L’adjectif folle indique clairement l’état mental de la patiente et surtout la réaction de l’environnement à cet état. Mina est inconsciente; elle ignore ce qui s’est passé mais n’a pas perdu ses facultés mentales ni sa capacité d’analyse. Les paroles de sa fille l’amènent à interpréter les attitudes inhabituelles de ses proches. Contrairement à elle, Marie sait ce qui ne va pas chez elle mais refuse d’en parler et passe le temps à tourner autour de ce qui est visible, le sang. Bien que l’écoulement constant du sang soit un problème, il n’est pas la raison unique de la consultation. Le mal est plus profond, moins physique et se trouve dans la personnalité de la narratrice, une personnalité en inadéquation avec le milieu dans lequel elle vit. Les textes de Marie Cardinal et d’Évelyne Mpoudi Ngolle parlent bien de la femme et de son intimité. Mais celles-ci ne sont pas prises pour elles-mêmes en tant que sujet. Elles servent de prétexte à une théorie scientifique, de porte d’entrée ou de moyen à l’analyse d’un phénomène de conscience. Il y a là un renouvellement des thèmes et un enrichissement qui sont une ouverture à la connaissance, un progrès dans le domaine de la science et de la médecine. Les textes de ces auteurs s’articulent autour de la médecine et s’intéressent à la thérapie par la parole même si l’héroïne de Cardinal a quelque peu du mal à croire à son efficacité. La médication est inopérante et le médicament ici est l’exploration de sa conscience. Mina prend des comprimés non pour être soignée mais pour être calmée. Pendant que ceux pris par la narratrice des Mots pour le dire sont inefficaces et ne font que l’abrutir. La littérature féminine se tourne vers une question complexe, la découverte des troubles de comportement et des phénomènes mentaux et s’intéresse à une science difficile, nouvelle et obscure  : la 29

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psychanalyse. C’est une méthode thérapeutique fondée sur l’analyse des processus psychiques profonds élaborée par Freud. Elle consiste à amener progressivement le sujet à prendre conscience de l’origine de ses troubles par l’investigation de ses processus mentaux inconscients qui le poussera à revivre le conflit source de son malaise. Elle repose sur une série d’entretiens entre le patient et le médecin. Ceci se vérifie dans les textes où Mina, la patiente de Sous la cendre le feu, se trouve dans une clinique et celle de Les Mots pour le dire dans un lieu similaire, un cabinet médical. Alors que la première a élu domicile au centre hospitalier, la seconde y va selon un calendrier de rendez-vous trois fois par semaine. Elles ont en commun l’angoisse, la peur à des degrés divers qui peuvent se réduire au mot « folie » que l’on trouve chez Mpoudi Ngolle dès l’entame du récit, chez Cardinal aussi mais peu après la description du cabinet et pendant la première rencontre avec le psychanalyste où elle lui confie sa peur de tout, une peur qui la place hors de sa famille : La peur m’avait reléguée dans le monde des aliénés. Ma famille, de laquelle j’étais à peine sortie, avait sécrété de nouveau son cocon autour de moi, de plus en plus serré, de plus en plus opaque, au fur et à mesure que la maladie progressait. Non pas seulement pour me protéger mais aussi pour se protéger elle-même. La folie se porte mal dans une certaine classe, il faut la cacher à tout prix. (Les Mots, 21)

La méconnaissance des troubles de la conscience et les préjugés peuvent conduire à des situations plus graves alors qu’il s’agit d’une maladie issue d’une perte de contact avec le réel. Il y a bien un phénomène d’inadaptation dans les deux textes. Cependant, chez Cardinal, la famille et particulièrement la mère sont ce qui déstabilise la narratrice au point où elle se sent différente et honteuse de ses idées et de son identité. Elle ne fait pas corps avec les réalités de son milieu. La rupture avec le réel chez Mpoudi Ngolle est due à un refus d’acceptation d’une réalité odieuse. La découverte du viol de sa fille par son époux est une abomination qui ferme la porte à cette horreur. Aussi est-elle coupée de cette réalité qui, pourtant et inconsciemment, l’affecte au point de la conduire à l’hôpital. 30

La psychanalyse au cœur de l’intimité de la femme

La littérature est une expérience, une science, le fait littéraire est devenu un fait scientifique avec pour objet d’étude l’inconscient humain. L’homme n’est plus perçu dans sa dimension sociale et consciente où ses actes sont directement justifiés par le milieu ou l’éducation mais dans une dimension psychologique qui apporte, par le détour de la conscience, une explication à un acte social, réel mais qui a perdu cette réalité. Grâce à l’état des narratrices, les auteurs font l’expérience de l’inconscient et veulent prouver sa réalité. Marie a consulté de nombreux gynécologues pour ses pertes de sang, aucun traitement n’a été efficace et l’hospitalisation de Mina peut supposer un état grave. En effet, elle ne sait pas ce qui lui arrive. Et malgré ses interrogations, aucune lumière n’est faite sur sa présence à l’hôpital ; le docteur Lobé se dérobe en faisant un diagnostic qui repose sur un état dépressif nécessitant beaucoup de calme et de repos. Mina ne comprend pas ce qui lui arrive, tout au plus, elle repousse instinctivement son époux et sait que l’image de l’homme parfait, admirable qu’il présente aux autres n’est pas correcte. Elle sait que quelque chose s’est passé, seulement elle ignore ce que c’est. Puisque la réalité, la conscience, la logique n’ont pas d’effet sur les patientes, il faut bien reconnaître que la cause n’est pas physique et explorer d’autres domaines. C’est donc l’expérience de l’inconscient qui est organisée dans les textes. Les auteurs arrivent à poser sa réalité et son efficience par le biais des analystes qui conduisent les patientes à plonger dans leur conscience pour fouiller dans les souvenirs ce qui pourrait être la cause d’un traumatisme psychologique aux effets physiques. Et ces femmes arrivent, au bout de cette thérapie, à recouvrer leur santé, après avoir ouvert la « porte fermée » de la « chambre obscure » de leur conscience. Celle de Marie s’ouvre par la réconciliation avec sa mère au cimetière où elle peut enfin dire : « Je vous aime. Oui, c’est ça, je vous aime ; je suis venue ici pour vous déclarer ça une fois pour toutes. Je n’ai pas honte de vous parler. Ça me fait du bien de vous le dire et de vous le répéter : je vous aime, je vous aime » (Les Mots, 340) ; et celle de Mina par l’aveu du viol de Fanny qui n’était pas un secret voulu : « Vous ne me croirez jamais, docteur, mais le fait que je vais vous révéler maintenant, je l’avais complètement oublié, je n’en reviens pas. On ne peut tout de même pas oublier comme 31

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ça une chose aussi grave » (SLCLF, 193). Elle l’a pourtant oubliée. C’est ce qui justifie la psychanalyse comme thérapie. Une thérapie par la parole et l’écoute. Le spécialiste établit le conditionnement et la confiance, provoque le voyage dans la conscience, écoute plus qu’il ne parle. Très attentif, il oriente le discours de la patiente duquel il note des détails apparemment anodins mais pouvant constituer des indices à la découverte de l’origine du choc psychologique. Freud le souligne : Le patient parle, raconte les événements de sa vie passée et ses impressions présentes, se plaint, confesse ses désirs et ses émotions. Le médecin s’applique à diriger la marche des idées du patient, éveille ses souvenirs, oriente son attention dans certaines directions, lui donne des explications et observe les réactions de compréhension ou d’incompréhension qu’il provoque ainsi chez le malade. (Freud, 1916 :11)

L’écoute du médecin est renforcée par l’observation de la patiente qui donne d’autres informations non verbales à partir du rythme cardiaque, du débit, du timbre vocal, de la sudation et même de son agitation. Les différentes séances vont conduire à la guérison des patientes au bout d’un temps plus ou moins long. Le traitement de Mina dure environ deux mois « Il y a deux mois que je suis au courant » (SLCLF, 194) pendant que celui de Marie dure plus longtemps : Deux ou trois ans sont passés comme cela, dans cette cohabitation quasi-totale. Deux ou trois ans au cours desquels j’ai commencé à prendre conscience que je venais au monde. Deux ou trois ans au cours desquels j’ai exprimé, dans l’impasse, ma haine sourde pour ma mère, sentiment que j’avais jusque-là tenu caché comme une tare. (Les Mots, 319)

C’est au bout de trois ans qu’elle commence à naître. La cure durera sept ans : Durant sept ans, trois fois par semaine, j’ai longé cette ruelle jusqu’au fond, jusqu’à la grille de gauche (Les Mots, 8). La durée du traitement n’est pas précise. Elle varie en fonction des cas, de la capacité du patient à accepter la réalité. Mais au fil des séances, on se rapproche du but. C’est ce que traduit l’évolution diminutive des séances de Marie : « Je n’allais plus qu’une fois par semaine dans l’impasse 32

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et, très rapidement, les séances se sont espacées encore plus. J’étais devenue quelqu’un de fort et de responsable, une femme solide sur laquelle on pouvait s’appuyer » (Les Mots, 290). Marie se sent forte et responsable, preuve de l’amélioration de son état. À la fin elle prend congé de l’analyste tout comme Mina quitte l’hôpital réalisant que la chose les avait quittées. Elles ont vaincu le mal en l’exprimant. Au regard de ce nouvel objet d’étude, comment lire les textes féminins ? que révèlent-ils comme force ?

Le pouvoir féminin La littérature féminine est centrée sur la femme et son environnement, sur les réalités sociales et surtout sur sa place dans cette société. Les thèmes liés à la famille, à la dot, la polygamie, la scolarisation des jeunes filles, le renversement des codes sociaux sont récurrents. On y voie un combat pour la femme uniquement et une littérature quelque peu subjective et réductive qui est alors utilisée comme arme par les détracteurs d’une écriture féminine ou d’un art, d’un savoir détenu par la femme. Si la littérature féminine se caractérise par la subversion des codes, celle-ci est plus accentuée et plus significative dans les textes de Cardinal et Mpoudi Ngolle. En effet, la subversion des codes se résume à la transgression des codes sociaux, des codes d’écriture où la femme essaie de s’imposer par un discours réflexif et réciproque. Ce discours est porté, de façon générale, sur la condition de la femme embrigadée dans une société traditionnelle et même moderne qui lui reconnaît largement un savoir et un pouvoir domestiques en même temps qu’elle nie et doute de ses compétences intellectuelles ou littéraires. Paul Lafargue analyse le processus de libération de la femme qui, dans la production capitaliste, trouve l’occasion d’accéder aux rudiments de la science. Ce début va la conduire à l’université où elle prouve que son cerveau, « cerveau d’enfant » pour les intellectuels, est aussi capable que le cerveau masculin de recevoir tout l’enseignement scientifique (Lafargue, 1904). Il n’est plus question de peindre la femme dans une dynamique de conquête et de reconquête de soi en tirant sur la cause principale de cette condition diminutive, la société phallocratique. Celle-ci, selon 33

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Béatrice Didier, décerne à l’homme force et pouvoir tandis que le miroir du roman féminin le révèle faible (Didier, 1981). Le discours est encore réflexif et réciproque certes, mais il y a extension du champ. On ne retrouve plus simplement un phénomène social limitatif, la condition de la femme, mais surtout un phénomène social englobant, n’ayant ni genre, ni parti pris : l’inconscient. Il s’agit bien des femmes décrites dans leur intimité et dans leur mal-être, cependant, la cause n’est plus directement sociale et même qu’elle quitte le domaine de la réalité et de la conscience pour se situer dans le domaine de l’inconscient. Le sujet n’est plus la réalité matérielle ou la conscience malheureuse conséquente à une mauvaise condition. Le sujet est une réalité immatérielle dont la compréhension échappe à bon nombre de savants. En faire un sujet de roman c’est faire preuve de zèle et de curiosité, laquelle est un trait de savoir, une étape vers la connaissance, vers la possession du savoir. Les auteurs ne font pas seulement état de leur curiosité, ils font une démonstration des phénomènes de conscience qui ne les place pas en position de quêteurs mais en position de possesseurs. Aussi gagnentils en considération et font preuve de bon sens que Sartre reconnaît à tout homme et de génie qui n’est que l’apanage d’une minorité. On voit ainsi des femmes s’introduire dignement dans un domaine exclusif au genre masculin et rehausser la femme et la littérature. Au-delà de l’enrichissement du sujet qui rehausse le statut de la femme et de la littérature féminine, il y a le renouvellement des formes. L’écriture que l’on retrouve dans Les Mots pour le dire et Sous la cendre le feu se situe à une grande distance de la violence qui se lit parfois dans le ton et le lexique des textes féminins. Calixthe Beyala par exemple utilise un lexique grossier comme pour rompre avec la fragilité et la faiblesse supposées de la femme ; la grossièreté seyant peut-être mieux à l’homme quand Hélène Cixous crée un nouveau lexique féminisé illustré dans Partie, un titre qui annonce moins par la graphie que par la position, la subversion. Le titre de cet ouvrage est tête bêche. Ce qui pourrait traduire une volonté de destruction avec pour but la création d’un champ féminin. Ceci ne se retrouve pas dans notre corpus ou si l’on veut à une faible échelle dans la mesure où la langue est académique, particulièrement soignée avec les nuances du milieu et 34

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que certains mots, s’ils choquent de la bouche de Marie Cardinal, c’est pour décrire son sentiment sans nécessairement avoir une intention de choquer avec un humour noir : Je savais, à un millimètre près, comment mettre mes fesses au bord de la table à examen après avoir installé mes jambes écartées sur les hauts étriers. Les entrailles ouvertes et offertes à la chaleur de la lampe, aux yeux du médecin, aux doigts gantés de fin caoutchouc, aux beaux et effrayants outils d’acier. Je fermais les yeux ou je regardais obstinément le plafond pendant que s’effectuaient au centre de moi-même d’expertises perquisitions, d’indiscrètes explorations, de savants attouchements. Violée. (Les Mots, 12-13)

Le dernier mot traduit bien le sentiment de violence de la narratrice sans qu’il y ait effectivement violence puisqu’il s’agit d’une consultation voulue. Le fait est que la patience vit une asociabilité due à l’écoulement continu de son sang qui, malheureusement et sans le vouloir, l’amène à tacher en permanence les canapés et autres fauteuils et provoque un malaise qui dépasse le mal physique et devient une psychose. Les mots ne sont pas provocateurs ; ils décrivent une réalité perçue par la patiente ; sa colère n’est pas dirigée contre le médecin, représentant de la gent masculine, mais contre le sentiment de culpabilité et de honte qu’elle éprouve causé en réalité par l’éducation, la société et représenté ici par la mère. Le ton plus doux que violent est relatif à la question traitée, la guérison par l’écoute qui nécessite patience et calme. Cette écriture polie rompt quelque peu avec la possibilité d’une théorie de la littérature féminine même si on y trouve un penchant pour l’autobiographie ou le récit à la première personne. Le récit à la première personne pose le narrateur comme personnage. Les narrateurs des deux textes sont des femmes. On pourrait y voir un sujet féminin. Seulement l’univers de ses femmes est basculé par un fait social, un fait intime. Elles se retrouvent dans une certaine irréalité qui efface la question première ou du moins la réduit au simple prétexte. En effet, la maladie des femmes est un prétexte à la découverte et à la description de l’inconscient. Bien plus, c’est un prétexte à l’analyse des phénomènes inconscients, un prétexte à la présentation de la psychanalyse comme science pouvant décrypter les mécanismes 35

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de la conscience. La notion de narrateur-personnage change ici. Le narrateur-personnage est au centre de l’action et en assume une grande part en tant que sujet. Bien qu’il soit présent dans les textes de Cardinal et de Mpoudi Ngolle, sa fonction de sujet est mitigée, éclatée. Dans le réseau de relations, les fonctions des personnages peuvent varier, les amenant tour à tour et selon les situations ou les étapes du récit à avoir plusieurs rôles dans un même récit. Ce qui n’est pas le cas avec les narrateurs-personnages des textes. Ils sont bien au centre de l’action mais ne sont pas sujet dans la distribution des rôles. Cette fonction est assumée par l’analyste et ces personnages intradiégétiques deviennent des rats de laboratoire, des cobayes. Ils sont un moyen, un tremplin à la connaissance et par conséquent aident l’analyste à accéder à la vérité scientifique par l’accès à la vérité de la patiente. Le narrateurpersonnage est sujet dans le récit qu’il fait dans un état plus ou moins inconscient, cependant le récit est stimulé par le spécialiste. Il y a un phénomène de rebours où le « faux sujet », patient adulte, rappelle les faits antérieurs de sa vie où il est alors « sujet » à différents moments de sa vie. L’ambiguïté du narrateur-personnage des auteurs pose la littérarité avec non une composition en boucle ni un sujet pluriel dans un même récit mais un double récit, l’un conscient et linéaire, l’autre inconscient et à rebours avec un double sujet le patient et le psychanalyste. L’ambiguïté du sujet est soulignée dans L’Analyse du discours de Francine Mazière qui distingue énonciateur et sujet. Le premier fait du sujet d’énonciation un indice linguistique quand le deuxième renferme différents contenus. Elle y montre l’usage difficile du sujet : Le mot est par ailleurs d’emploi difficile, ne serait-ce que par la confusion qu’introduit le métaterme grammairien désignant ainsi le « sujet grammatical », puis le métaterme désignant l’émetteur dans le schéma de la communication. Le sujet est-il un individu (celui qui dit « je », qui articule « je », qui se désigne par « je ») ? Est-il un type, un groupe ?...Le marxisme…l’assujettit. Foucault le disperse dans la formation discursive. La collaboration avec les historiens introduit un sujet de l’histoire. La collaboration avec les psychanalystes lui donne un inconscient (Mazière, 2010 réed.: 17-18).

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Le sujet dans le corpus est un inconscient qui intègre toutes ces variantes d’individu, de groupe ou de type créant une complexité révélatrice de la complexité de la connaissance et de la conscience. Les notions de statut et point de vue du narrateur revêtent dans ces récits un intérêt capital lié à la littérarité issue de l’aliénation ou du dépaysement. On n’est plus dans la structure classique de mise en abyme ou de polyphonies. Le schéma est plus complexe avec un décalage spatial, temporel et psychologique et un double éclatement du sujet, le patient qui a deux personnalités ou deux états, l’un conscient et enfantin, l’autre (in)conscient et adulte et le sujet qui partage son rôle avec le spécialiste. Le déplacement spatial et temporel est particulier. Le personnage ne va pas d’un lieu à un autre dans l’action qu’il mène. Il est dans le cabinet du médecin ou dans une clinique et ne fait aucun déplacement physique, matériel, visible. Le déplacement se fait par la mémoire, par le souvenir que l’on ramène à la réalité. Le narrateur est dans un lieu à un moment donné et fait une reconstruction de sa vie en puisant dans sa mémoire des faits anciens et évolutifs. Il ne s’agit pas d’une narration ultérieure ou si l’on veut elle l’est en apparence. On raconte après ce qui s’est passé avant certes, mais en plus d’être un récit inconscient il a pour but d’expliquer l’action présente. Sans être une narration intercalée, elle s’y rapproche davantage. La structure est d’autant plus complexe qu’elle mêle les différents modes narratifs tantôt distinctement, tantôt simultanément avec un ordre narratif qui ne respecte pas la linéarité, commençant par une situation médiane problématique dont les réponses viendront du passé (quasi-totalité du récit) avant de connaître une évolution linéaire avec un présent peu développé, réduit à présenter l’évolution du patient et la synthèse des séances. Ces propos de Mina situent l’action dans un futur comme projet alors qu’elle est déjà à l’hôpital : Parviendrai-je enfin à parler de ces choses dont je doute moi-même qu’elles aient réellement été faites par Djibril, je m’y efforcerai, dussé-je faire violence à mes propres principes. Je dirai les faits comme ils viendront, sans me préoccuper toujours de l’ordre dans lequel ils se sont produits. (SLCLF, 11-12)

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La déconstruction de la linéarité participe de l’art et de la littérarité qui naît d’une perte. La propriété du texte littéraire est le double parcours : un parcours heuristique qui permet la compréhension mimétique des mots et un parcours herméneutique rétroactif qui corrige et modifie la compréhension première au fil de la progression. Cette notion de double parcours (Riffaterre, 1982 : 96 sq) est double dans le corpus, le lecteur devant reconstituer deux récits parallèles pourtant liés. Le paratexte du titre a des fonctions parmi lesquelles celle de l’explication, de l’orientation du contenu d’un texte. Les titres entretiennent un certain mystère quant au sujet des œuvres. Le titre de Marie Cardinal Les Mots pour le dire fait penser à un thème d’écriture ou une manière spécifique de dire quelque chose. Mais le pronom personnel «  le  », contenu dans le titre, suscite l’intérêt car il est utilisé à la place d’un syntagme nominal qui ne le précède ni ne lui succède. Du coup, la forme est éclipsée au profit de ce sujet qu’on refuse de nommer comme une réalité immatérielle ou une réalité qu’on n’ose désigner. Le titre de Mpoudi Ngolle pour sa part désigne une réalité concrète soulignée par l’emploi de déterminants définis. L’association des mots qui le forment (sous, la, cendre, le, feu) se détache de la réalité par l’image ou le symbole qu’elle représente et qui oriente vers la science, vers la métaphysique. Avec Mpoudi Ngolle, le processus d’un dévoilement est supposé et renvoie à la psychanalyse qui s’intéresse aux états de la conscience traduits par les rêves, les lapsus, les refoulements… les deux titres renferment une énigme qu’il faut décrypter, le feu apportant un trait supplémentaire puisque faisant partie des quatre éléments de la nature qui fondent la psychanalyse selon Gaston Bachelard. Le feu a cette double valeur qu’il peut être positif et négatif, constructif et destructif. Il symbolise la vie elle-même faite de cette dualité. Il peut être manifeste ou tout simplement avoir l’apparence d’être éteint alors qu’il n’est que latent et sous la cendre. C’est le lieu du caché et du refoulé que les auteurs vont explorer et tâcher de ramener à la surface. Ce qui est fait avec efficience par l’usage d’un lexique spécialisé. Les textes de Marie Cardinal et d’Evelyne Mpoudi Ngolle font preuve d’une langue savante et correcte en rapport avec un domaine spécifique, 38

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celui de la médecine en général et de la psychanalyse en particulier. Si le mot « cabinet » peut renvoyer de façon générale à plusieurs contenus comme une petite pièce retirée, un ensemble de locaux chez les professionnels libéraux ou un ensemble des ministres ou des personnes et services liés à un ministère, il fait tout de même penser à un bureau de médecin spécialisé. Et « clinique » désigne bien un environnement médical. Ce qui présuppose que le sujet porte sur une maladie. L’idée est renforcée par des expressions spécifiques qui jalonnent le discours des narratrices des deux romans. On peut lire ici «  docteur Lobé, lit d’hôpital, folie, hospitalisée, désordre mental, subconscient, ouvrir la porte qui s’est fermée dans mon cerveau, souvenir, chose… » là « spécialiste, analyste, obsession, gynécologie, peur, angoisse, l’oubli, le fermé… ». Tous ces mots circonscrivent l’objet d’étude et l’orientent vers la quête d’une connaissance enfouie dans la mémoire mais oubliée par la patiente. Elle sollicite alors l’aide d’un spécialiste qui va la guider dans sa recherche de guérison. La faculté à organiser le sujet et le lexique utilisé soulignent la capacité des femmes à se frotter à une question difficile et scientifique détachée de la réalité et de la rêverie. Il n’est plus question de décrire un environnement visible et de le justifier par des faits tout aussi visibles mais de l’environnement invisible, psychique responsable de nombreux faits physiques visibles. S’intéresser à l’inconscient marque une évolution de la science et de la connaissance qui pose la femme comme un être de savoir.

Le savoir féminin Les textes de Mpoudi Ngolle et Cardinal enferment une grande richesse sur les sociétés camerounaise et française. Cette richesse se diversifie en savoirs de tous genres sur l’époque, les lieux, les mentalités, les thèmes. Le récit de cardinal s’inscrit dans une Algérie aux valeurs bourgeoises quand celui de Mpoudi Ngolle s’inscrit dans une société camerounaise ouverte à la modernité. L’inscription spatiale et temporelle offre une carte documentaire sur des lieux et temps décrits. Ainsi le XXe siècle apparaît-il dans le corpus. Celui de Marie Cardinal est tourné vers la propriété, vers la tradition. On y voit la mère de la 39

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narratrice encline aux œuvres de charité, encline au service de Dieu en même temps qu’elle marque une nette division entre les classes et ceux qui les fréquentent ou qui fréquentent sa fille. Il faut rester à sa place et soigner son image. C’est une famille ancienne attachée à la terre. Elle détient les capitaux pendant que les moyens de production sont détenus par les classes inférieures et les paysans. On voit là les privilèges de la bourgeoisie et son attachement à l’argent dès le XIXe siècle. La mère de Marie, bien que fière et trouvant la pension alimentaire de sa fille insignifiante, insiste pour la percevoir. En fait, c’est la seule raison pour laquelle elle laisse sa fille voir son père. Le fait d’insister sur l’enveloppe souligne le matérialisme de la mère au détriment des rapports familiaux ou de l’affectivité. C’est dire que nous sommes dans un milieu où la raison sociale prime sur n’importe quelle autre raison ou valeur ; elle rime avec regard de l’autre et préjugés relatifs aux fréquentations, aux études, aux maladies. La folie est mal vue dans les milieux bourgeois et source d’exclusion et de rejet. Les fréquentations de Marie sont sélectionnées, triées sur le volet de la classe et même à l’intérieur de la même classe il faut encore une hiérarchisation. À travers l’activité principale de cette famille il y a la propriété qui s’illustre dans la préservation des privilèges, des acquis et des traditions. Celles-ci se lisent bien dans le Cameroun qui encadre le récit de la narratrice et le circonscrit dans le littoral. Nous sommes en zone camerounaise et les traditions y ont leur place. Mais, au lieu de se tourner vers les racines, les personnages de Mpoudi Ngolle sont assez ouverts, du moins les principaux. L’héroïne par exemple reçoit une éducation scolaire comme celle de Cardinal, ce qui n’était pas le cas il y a longtemps. Il y a une rupture avec l’éducation de la fille même si elle n’est pas encore générale si l’on considère des domaines réservés aux garçons comme les mathématiques. Aussi peut-on comprendre le choix de Marie pour la philosophie alors qu’elle aime les mathématiques pour satisfaire à l’exigence de la mère qui pense qu’une fille qui fait les maths ne se case pas. La société camerounaise est décrite sous l’aspect de la modernité avec des parents moins catégoriques sur les choix de leur fille que la mère de Marie. Les valeurs traditionnelles sont bien présentes : la symbolique du nom Yaya, le rituel du bain de 40

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l’enfant et surtout le rite de désenvoûtement pratiqué par le pasteur. Cependant, ceci n’est pas exclusif ni imposé à Mina. Elle le veut et le choisit en toute liberté contrairement à Marie qui subit les traditions de son milieu jugées rigides et non fondées. Les thèmes du mariage et de la famille sont développés dans le corpus. Alors qu’ils sont éclatés chez Marie Cardinal, ils réussissent à prendre une forme harmonieuse chez Évelyne Mpoudi Ngolle avec néanmoins une place d’éclatement. Mina mène une vie heureuse avec son mari et leurs enfants parmi lesquels Fanny qui n’est pas la fille biologique de Djibril jusqu’au jour de la rupture. Elle survient à la découverte du viol de sa fille Fanny par son époux. Ce qui est à l’origine de son mal et du déséquilibre familial. En revanche, chez Marie Cardinal le mariage est inexistant. La narratrice est seule bien qu’ayant une famille. Le divorce de ses parents survient alors qu’elle est dans le sein de sa mère. C’est donc dans une famille éclatée que naît la narratrice des Mots pour le dire après maintes tentatives d’interruption volontaire « naturelle » de grossesse par des activités à risque. Au sentiment d’être non désirée s’ajoute la rigidité de l’autorité maternelle. Avec les activités à risque un regard est jeté sur la condition de la jeune fille/femme/mère célibataire. Il s’agit d’une récrimination qui pousse la mère à défendre sa réputation, à soigner son image alors que celle-ci se couvre d’opprobre devant le seigneur qu’elle sert tant. Le désir de la mère renforcé par les tentatives d’avortement du collège de Mina ouvre la voie à la liberté des jeunes filles à disposer de leurs corps et à l’émancipation. La vie est affranchie du sacré. Pourtant, Mina fera face au regard des autres grâce à Djibril. Ce n’est que la folie de Mina qui fera jaillir la vérité sur la naissance de Fanny. Dans un texte la famille est décomposée pendant que dans l’autre il y a union puis rupture de l’harmonie et enfin réconciliation et paix. Ceci témoigne d’une époque entre tradition et modernité et implantation de la psychanalyse et de la science, héritage de la science et de la médecine au XIXe siècle. Les récits de Marie Cardinal et d’Évelyne Mpoudi Ngolle font état d’un relevé social. Des références au contexte historique indiquent les faits et les mentalités d’une époque. Dans le texte de Cardinal, il y a 41

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des indices qui renvoient à la Guerre d’Algérie et montrent que l’on se situe dans le contexte d’après la Deuxième Guerre mondiale avec les revendications et les désirs d’autonomie des peuples colonisés. On peut lire : L’Algérie française vivait son agonie. C’était l’époque où, ainsi que le disent les spécialistes, la guerre d’Algérie était militairement gagnée pour les Français. Les meilleurs de nos soldats, ceux qui venaient de recevoir une raclée en Indochine, avaient organisé la grande traque dans les pierrailles des djebels. (Les Mots, 111)

L’aspiration à l’indépendance des peuples colonisés a entraîné des conflits d’outre-mer que Cardinal rappelle ici. La guerre d’Indochine est le point de départ de ces conflits. Elle se déroule de 1947 à 1954. Sa fin constitue le début de la guerre d’Algérie qui s’achève en 1962 par les accords d’Evian qui font de l’Algérie un pays autonome. Dans le groupe « ceux qui venaient de recevoir une raclée en Indochine », la périphrase verbale « venaient de recevoir » souligne l’enchaînement entre les deux guerres en situant l’action dans un passé très proche, une action qui s’est soldée par la défaite française puisque les soldats français ont reçu une « raclée ». Les faits qui figurent dans le récit de Marie Cardinal ont bien un ancrage spatial et temporel. Ce faisant, l’auteur répercute les événements historiques et se fait documentaliste. Par son texte, on revisite une page d’histoire tout en découvrant le relief montagnard de l’Algérie sous le lexique « djebel ». Le roman de Mpoudi Ngolle connaît le même découpage historique. Nous savons que l’action se déroule au XXe siècle. L’allusion aux avantages que pourrait avoir Mina du fait de son mariage avec un « Maguida » situe l’action de Sous la cendre le feu sous la présidence de Amadou Ahidjo donc avant 1982. Par cette allusion, on retrouve des préjugés concernant les mentalités au Cameroun et le regard que l’on pose sur les uns et les autres. D’une conversation entre Mina et ses camarades sur les difficultés à trouver du travail, il ressort que les femmes ont moins de difficultés que les hommes et les « nordistes » plus de facilités que les Camerounais des autres provinces :

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Toi par exemple, Elame, continua-t-il en m’appelant par mon nom de jeune fille, sous lequel j’étais inscrite à l’école, crois-tu que tu vas chercher longtemps avant de trouver un bon poste dans une grande boite ? – elle n’aura même pas à chercher, appuyèrent les autres, la question ne se pose pas. Je m’étais sentie piquée au vif. Ils faisaient évidemment allusion aux origines de mon mari et aux facilités qui, semblait-il, lui seraient accordées du fait de son appartenance à la même tribu que le chef de l’Etat. (SLCLF, 102)

Mina est la cible de ses camarades parce que femme et épouse d’un Nordiste. On pense qu’elle a des facilités mais en même temps on la plaint parce que vivant dans le luxe et brimée comme une esclave. Mina rejette tous ces préjugés même s’ils peuvent s’appliquer à d’autres. À travers elle, Mpoudi Ngolle nie les déterminismes et les raisonnements inductifs. Le savoir de Mina n’est pas que domestique. Il est celui de la personne humaine sans considération de genre. Au-delà de ces savoirs, connaissance de la société et des mœurs, connaissance extérieure, on peut relever la connaissance de soi, la découverte de soi. En effet, le parcours des narratrices des deux textes montre leur manque de maîtrise de certains événements. Elles perdent le contrôle de leur vie et ne justifient pas tous les faits parce que ne les comprenant pas. Grâce à elles, les auteurs mettent en relief la faiblesse de l’homme à se connaître lui-même et à connaître autrui. Leur tension vers un spécialiste souligne la difficulté à se prendre en charge et aussi leur faiblesse. Marie est une femme intelligente tout comme Mina. Toutes deux ont fait des études poussées dans des domaines pas très ouverts à la femme, l’une en philosophie et l’autre à l’Ecole supérieure de sciences économiques et commerciales ESSEC. Pourtant, elles se retrouvent affaiblies par des situations incompréhensibles. Elles ne s’expliquent pas ce qui leur arrive, ce qui se passe dans leur être. Il ressort que la connaissance de soi est superficielle et que des phénomènes qui se passent en l’homme peuvent lui échapper. C’est ce qu’on vit avec les personnages narrateurs. Ils ne comprennent pas les réactions de leur corps et de leur esprit, ne leur trouvent pas d’explication logique 43

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puisque se limitant au réel et à la conscience. Pourtant, l’homme se définit aussi par une autre réalité : l’inconscient, l’immatériel, l’illogique. La femme connaît des pertes de sang de façon périodique et suivant une certaine régularité. Lorsque la situation perdure ou devient permanente, cela signifie qu’il y a un problème et la consultation faite établit la cause. Le processus de réparation est enclenché. Or, chez Marie les multiples consultations et prescriptions n’ont rien donné tout comme les questions de Mina restent sans réponse simplement parce que la cause n’est pas définie, l’origine de la maladie n’étant pas physiologique plutôt psychosomatique. Les narratrices désignent leur mal par « la chose ». On peut lire : « Il me semble que la chose a pris racine en moi d’une façon permanente, quand j’ai compris que nous allions assassiner l’Algérie. Car l’Algérie c’était ma vraie mère. Je la portais en moi comme un enfant porte dans ses veines le sang de ses parents.» (Les Mots, 112) et « Je maigrissais à vue d’œil sans que l’on pût déceler la cause… J’ignore moi-même ce que j’attendais des autres ; peut-être un remède qui allait tuer la chose qui habitait en moi ? » (SLCLF, 88). L’expression « la chose » ne désigne rien en particulier. Avec elle on comprend que la notion n’est pas maîtrisée malgré la grande culture des malades. Les Africains par la voix de Mina pensent que les complications psychologiques, le moi, le subconscient sont des histoires de Blancs et le docteur Lobé rétorque qu’il n’y a aucune différence fondamentale entre les hommes à cause de leur race. Cela se vérifie par les troubles des narratrices qui résultent de leur psychique indépendamment de leur culture. Par la bouche du docteur lobé : « Les problèmes les plus graves qui secouent le psychisme de l’adulte ont souvent leur racines dans leur enfance » (SLCLF, 90) Mpoudi Ngolle rejoint alors William Wordsworth qui pense que l’enfant est le père de l’homme, que la personnalité d’un homme se forge dans l’enfance.

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Conclusion Montrer que la psychanalyse investit la littérature et surtout les œuvres des femmes a été le point focal de notre investigation. Celle-ci consistait à définir la matière de la littérature féminine afin de rendre nul et inopérant le concept de pseudo-littérature qui semble l’entourer ; l’objectif étant de sortir la femme de l’isolement et de l’enfermement inconscient, involontaire dans lequel la société des lettres veut la confiner, lui reconnaissant une place relative, cette relativité excluant le sommet ou simplement un jugement objectif d’homme à homme, d’écrivain à écrivain et non d’écrivain femme à écrivain homme. La critique subjective est justifiée par l’intérêt que les femmes portent à leur vie, aux récriminations, aux rêves, aux sentiments. Ceux-ci font d’elles des sentimentales, des rêveuses incapables de s’intéresser, d’être sensibles aux questions politiques, humaines, juridiques, philosophiques ou scientifiques. Thème principal du corpus, la psychanalyse vient rompre avec les préjugés. Bien que le sujet concerne directement la femme, il n’est nullement question d’elle, mais de son inconscient, de son subconscient, de sa conscience, des facultés mentales propres à chaque individu dont le fonctionnement ou le dysfonctionnement n’est pas fonction de champs quels qu’ils soient. Avec la psychanalyse les auteurs font preuve d’audace et imposent leur connaissance scientifique à partir de laquelle se lisent d’autres savoirs liés à la société et à la marche de l’humanité et leur pouvoir artistique. Même si l’on comprend le désir de quelques femmes et leurs revendications à constituer un champ, il est inutile de parler de littérature féminine comme d’une littérature inférieure, de revendiquer des particules féminines qui, pour notre part, participent à accentuer le regard condescendant et à inférioriser la femme et sa création. Tout compte fait, la place de la femme dans la société des lettres et même sur les hautes marches de celle-ci n’est plus à démontrer, c’est une réalité. Évaluer les écrits de femmes au moyen du sujet n’est pas une attitude critique intellectuelle et scientifique. Des auteurs comme Seydou Badian, Gaston-Paul Effa, Abbé Prévost, Gustave Flaubert ont des sujets et une écriture apparentée à celle des femmes. Les œuvres Sous l’Orage, Mâ, Manon Lescaut, Madame Bovary parlent bien de tradition, de femme, d’amour, 45

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de rêve, d’évasion. Les notions de champ et d’identité ne devraient pas constituer des critères d’évaluation qualitative conduisant à une hiérarchisation et un compartimentage de la littérature mais des objets d’étude et faits littéraires.

Bibliographie Barthes, Roland. 1973. Le Plaisir du texte. Paris : Le Seuil. Beauvoir, Simone de. 1949. Le Deuxième sexe. Paris : Gallimard. Bergez, Daniel. 1989. L’Explication de texte littéraire. Paris : Bordas. Cardinal, Marie. 1975. Les Mots pour le dire. Paris : Grasset. Cixous, Hélène. 1976. Partie. Paris : Gallimard. Didier, Béatrice. 1981. L’Écriture femme, paris : PUF. Fontanier, Pierre. 1977. Les Figures du discours. Paris : Flammarion. Freud, Sigmund. 2004. Introduction à la psychanalyse. Paris. Payot. Genette, Gérard. 1987. Seuils. Paris : Le Seuil. - 1972. Figures III. Paris : Le Seuil. Jakobson, Roman. 1963. Essai de linguistique générale. Paris : Minuit. Lafargue, Paul. 1904. La Question de la femme. Paris : L’œuvre nouvelle. Mazière, Francine. 2010. L’Analyse du discours. Paris : PUF. Mpoudi Ngolle, Evelyne. 1990. Sous la cendre le feu. Paris : L’Harmattan. Riffaterre, Michael. 1979. La Production du texte. Paris : Le Seuil. - 1982. «  L’Illusion référentielle  », in Littérature et réalité. Paris  : Le Seuil.

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Alain Mabanckou et l’écriture en verso de l’histoire : une lecture de Verre cassé et de Mémoire de Porc-épic Rosine Paki Sale Université de Yaoundé I

Introduction L’écrivain franco-congolais Alain Mabanckou, l’un des plus prolixes des deux dernières décennies, se démarque par la lecture à rebours qu’il propose de la société. Cela se fait à travers une écriture qui revisite les dessous des choses, leurs aspects cachés qui ne sont pas toujours accessibles au premier abord. Elle sort des sentiers battus, ignore les surfaces pour s’intéresser aux profondeurs qui, bien que vertigineuses, sont plus révélatrices des identités. Cette écriture en rupture d’avec les habitudes scripturales établies, que nous nous proposons de nommer « écriture en verso »1, par opposition au recto qui désigne la face visible des pratiques, leur côté officiel, institutionnalisé, engage le lecteur dans une perception nouvelle, aussi bien de l’existence que des existants. En effet, son roman se découvre comme un univers dans lequel les clichés sociaux et les lieux communs sont remis en cause, en faveur de l’établissement de réalités jusqu’alors ignorées. Depuis la déconstruction de l’image de la femme-victime jusqu’à la dérision de l’anthropocentrisme, en passant par la remise en question des référentiels classiques, Alain Mabanckou propose un contre-discours qui permet une lecture décomplexifiée du monde et de l’histoire. Cette réflexion, se fondant sur une analyse de deux romans d’Alain Mabanckou (Verre cassé et Mémoire 1.  Cette expression est de nous.

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de porc-épic)2, au regard des concepts postcoloniaux de déconstruction et de reconstruction, veut mettre en évidence les paradigmes structurants nouveaux que l’auteur suggère. La question qui se pose est celle de savoir comment se manifeste et se construit cette esthétique de la déconstruction/reconstruction. Quels sont les artifices littéraires que le romancier convoque ? Quelle vision idéologique se dégage de cette écriture subversive du romancier congolais ? Notre analyse veut démontrer que l’écriture romanesque d’Alain Mabanckou relève d’une logique de décentrement/recentrement esthétique, idéologique et axiologique, qu’il s’agit finalement d’une écriture de la libéralité, de la dérision et de la dissidence.

De la redéfinition des genres à la domination féminine Le roman d’Alain Mabanckou suggère un nouveau rapport de genre fondé sur la domination masculine. Dépassant les modèles anciens du phallocratisme dominant qui consacrait le phallus comme expression de force et symbole de puissance, Mabanckou propose un environnement fictionnel dans lequel la théorie bourdieusienne de « la domination masculine » est mise à rude épreuve. Deux moteurs principaux impulsent la dynamique de cette nouvelle configuration politique : la castration du père et le mensonge comme terreau du pouvoir féminin. Le mensonge au service du pouvoir féminin Dans un monde social organisé selon une vision androcentrique, la domination masculine procède d’abord en terme de domination symbolique passant par un conditionnement de la femme qui la prédispose à accepter et à assumer sa position de dominée, d’assujettie : Il n’y avait pas mieux que les femmes pour respecter les maris parce que ça toujours été comme ça depuis Adam et Eve, et ces bons pères de famille ne voyaient pas pourquoi on devait révolutionner les choses, fallait donc que leurs femmes rampent, qu’elles suivent les consignes des hommes  (VC : 14) 2.  Alain Mabanckou, Verre cassé (VC), Paris, Seuil, 2005 et Mémoires de porc-épic (MP), Paris, Seuil, 2006.

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Ces propos rendent compte de la conformation mentale des hommes dans un système phallocratique, lequel repose sur un paradoxe  : la conviction que l’homme a de sa suprématie vis-à-vis de la femme et sa crainte, même inconsciente, de la puissance de celle-ci qui pourrait aboutir à une révolution socio-idéologique. C’est dire que la société phallocratique est le milieu par excellence de l’expression de la domination féminine même quand l’autorité masculine semble s’y imposer. La femme soumise dans l’environnement phallocratique est une rebelle en puissance. C’est ce que l’écriture romanesque d’Alain Mabanckou met en évidence, notamment dans Verre cassé, à travers des personnages féminins qui s’inscrivent, par leurs faits et gestes, dans une véritable esthétique de la dissidence. La première manifestation de cette dynamique qui fait de la femme le bourreau de l’homme, c’est d’abord la convocation permanente du mensonge comme moyen pour mettre en branle son univers. L’Homme aux Pampers ainsi que L’Imprimeur subissent les affres des fausses accusations de leurs épouses respectives. Lors de sa confession auprès de Verre cassé, le narrateur intradiégétique, l’Homme aux Pampers avoue : elle [sa femme] a menti en prétendant que je ne devais plus traîner dans les parages du domicile conjugal parce que le juge aux affaires matrimoniales du quartier Trois-Cents m’avait expulsé de la maison depuis des mois, et les pompiers m’ont traité de pauvre menteur, de pauvre mythomane, de pauvre fauteur de troubles, de pauvre type, et ils m’ont dit de dégager illico du domicile conjugal (VC : 53-54)

Quant à l’Imprimeur, il est faussement accusé de détraqué mental : « Céline [son épouse] avait expliqué à qui voulait l’entendre que j’avais perdu la tête depuis longtemps, que j’étais un soûlard, que je tabassais mon fils aîné » (VC : 86). De tels propos mensongers dénaturent l’homme, le fragilisent et le rendent, par le fait même, vulnérable. Sur la base d’un tissu de mensonges habilement élaboré par leurs compagnes, l’Homme aux Pampers 49

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connaîtra les misères de la prison pendant que L’Imprimeur sera interné dans un asile de fous. La meilleure stratégie pour affaiblir son ennemi ne consiste-elle pas à ternir son image ? Le choix du mensonge comme arme de déstabilisation psychologique est loin d’être une trouvaille proprement féminine. Le personnage féminin ne fait que s’approprier une pratique qui a fait ses preuves en assurant à ceux qui la convoquaient une certaine posture de domination politique sur la société. L’homme, par exemple, avait fondé sa domination sur de fausses vérités relayées par une tradition philosophico-culturelle selon laquelle la femme serait une création inachevée, imparfaite, qui ne peut s’épanouir et prétendre à quelque humanité que sous la tutelle masculine. C’est ce qui transpire de ces propos du Talmud : « la femme est une glaise qui ne se donne qu’à l’homme capable de lui sculpter une forme ». À partir d’un corpus de textes philosophiques, sociologiques et médicaux, portant essentiellement sur l’histoire de l’Antiquité grecque et romaine, Claudine Sagaert, qui revient sur cette référence talmudique, montre dans quelles mesures, loin d’incarner la beauté, la femme a plutôt été considérée comme l’archétype même de la laideur3. La nature même de la femme fut assimilée à un défaut qui vaut à l’humanité sa déchéance. À ce sujet, J. Milton écrit dans Le paradis perdu : Ô pourquoi Dieu créateur sage qui peupla les plus hauts cieux d’esprits mâles, créa-t-il cette nouveauté sur la terre, ce beau défaut de la nature ? Pourquoi n’a-t-il pas tout d’un coup rempli le monde d’hommes comme il a rempli le ciel d’anges sans femmes ? Pourquoi n’a-t-il pas trouvé une autre voie de perpétuer l’espèce humaine ? Ce malheur ni tous ceux qui suivront ne seraient pas arrivés. (J. Milton 1837 : 353)

La prétendue laideur ontologique de la femme a ainsi servi de justification à toutes les formes d’oppression et d’humiliation dont elle sera victime tout au long de l’histoire, au point de penser à un moment de l’histoire de l’humanité qu’elle n’avait pas d’âme. Aussi, la situation 3.  Claudine Sagaert, « L’Être féminin ou le fondement ontologique de la laideur », www.revuesociologique.org, consulté le 23 septembre 2014.

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de la femme est semblable à celle du Nègre4 dont la domination par le Blanc avait pour dossier des préjugés et autres clichés et stéréotypes culturels qui projetaient du Noir une image, loin de refléter la réalité de son être, le prédisposant ainsi à toutes formes de déshumanisation. C’est dans cette même logique de prisme déformant que vont s’inscrire les femmes rebelles que le roman d’Alain Mabanckou propose à notre appréciation. Elles développent de fausses vérités qui ont la force de déconstruire la personnalité masculine, de la reléguer au stade du détestable. La pratique du mensonge apparaît donc comme un acte de révolte traduisant le refus de la femme de se laisser encadrer davantage par le logocentrisme phallique. Il faut le dire, mentir n’est jamais un acte gratuit, encore moins ludique5. Celui qui ment connaît fondamentalement la vérité et choisit de la pervertir lorsque, pour plusieurs raisons, sa manifestation peut desservir ses intérêts. Dans le cas précis du combat féminin, la sollicitation du mensonge est une réaction violente à cette vérité partielle et partiale des civilisations androcentriques qui bafoue la Vérité des rapports naturels d’égalité et de complémentarité entre l’homme et la femme pour établir une déclivité entre ces deux instances humaines. La monstruosité féminine et la castration masculine La révolte, déjà perceptible dans le choix délibéré du mensonge comme mode d’affirmation, se radicalise à travers la violence physique lorsqu’on assiste à la mutation de la femme en monstre. La femme de l’Homme aux Pampers est comparée à un véritable fauve lorsqu’elle décide de s’attaquer à son époux (VC : 53). Quant à la femme policière qui s’occupe de l’arrestation de ce dernier, elle est présentée dans une posture guerrière (VC : 56). Les femmes se montrent sous un nouveau 4.  Il faut bien noter que la femme noire est esclave au second degré dans la mesure où elle est esclave de l’homme noir qui, lui, est esclave du Blanc. 5. �������������������������������������������������������������������������������������������� Stéphane Chauvier le dégage clairement lorsqu’il établit le rapport entre témoignage et mensonge : « Le mensonge est un acte intentionnel. On se trompe à son insu, mais on ment de manière intentionnelle. Pour cette raison même, le témoignage intentionnel ne peut conduire directement au savoir. » (« Le savoir du témoin est-il transmissible ? » in Philosophie N° 88 : Le témoignage. Perspectives analytiques, bibliques et ontologiques, Paris, Les Éditions de Minuit, Hiver 2005, pp. 40-41.)

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jour de même qu’ « un monstre se montre et donne à penser, comme son nom l’indique. Il se présente (ou est présenté) comme un écart par rapport à la nature déterminée d’une chose […] Le monstre menace l’identité de la nature d’une chose et de sa fin » (Jaedicke 1998 : 7). Les actes de monstruosité féminine sont légion dans Verre cassé. Il s’agit de la brutalité physique (la femme de l’Homme aux Pampers) mais aussi de la vampirisation, parlant en l’occurrence de la femme de l’Imprimeur : « en vérité, si aujourd’hui je bois comme je bois maintenant, c’est bien à cause de cette sorcière blanche, elle m’a vidé de tout mon sang » (VC : 66). Mais c’est aussi le déploiement d’un comportement érotique par lequel la femme se définit essentiellement comme une bête sexuelle : « j’ai vu Céline et mon fils dans le lit, ils étaient enlacés dans la position du pauvre Christ de Bomba, mais c’est Céline qui était sur mon fils et elle tenait une cravache, et ils suaient, les draps par terre » (VC : 83). Une telle narration met en évidence la femme dominatrice, la femme bourreau imposant une nouvelle nomenclature des rapports sociaux de force. On perçoit clairement le déclin de la phallocratie au profit de la clitocratie : c’est désormais la femme libérée des peurs et torpeurs dans lesquelles la tenait la civilisation masculine qui décide de développer une sauvagerie tyrannique lui permettant de satisfaire tous ses fantasmes. Marcelline Nnomo reconnaît ainsi à la femme rebelle trois compétences qui lui permettent de s’attaquer au « complot phallocratique » : une force physique exceptionnelle, une force morale inébranlable et une force sexuelle insoupçonnée (Nnomo 2007 : 168). La prééminence de la femme entraîne la révision de certains paradigmes structurants des rapports de genres, notamment celui de mère dévorante. Par ce concept, en effet, on désignait la participation de la mère à l’assujettissement de la fille, contribuant ainsi à asseoir la domination masculine. Dans l’univers de Mabanckou, s’impose une nouvelle représentation, celle du père castrateur : c’est l’homme au service de la domination féminine ; l’homme sodomisant l’homme pour mieux le réduire à l’autorité de la femme. 52

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Dans la littérature orale africaine ainsi que dans la littérature écrite de la première heure qui lui est grandement tributaire, se projette une certaine image de la mère : celle de la mère dévorante. Cette expression désigne la femme engagée dans une esthétique de la dévoration qui se déploie sur un double plan : elle est d’abord manifeste, lorsque la mère, assimilée à la vieille sorcière ou à la méchante marâtre, dévore son enfant ou encore l’orphelin qui lui est confié en faisant de sa chair le menu de son repas, ou encore en le soumettant à mille et une tribulations ; elle est ensuite symbolique lorsque la mère, par l’éducation qu’elle lui donne, prédispose la jeune fille à se soumettre à l’autorité de l’homme. La mère se fait ainsi la complice de l’homme dans cette forme de « terrorisme culturel » dont parle Marcelline Nnomo (2007 : 169) contre la personnalité féminine. C’est ce que Bourdieu a appelé la violence symbolique. La mère a été mentalement et culturellement conditionnée de manière à ce qu’elle travaille pour son propre assujettissement. Maria, mère de Perpétue, héroïne éponyme de Mongo Beti, est une figure représentative de la mère dévorante. Façonnée dans le moule androcentrique, elle est convaincue que «  chaque femme est vouée au mariage » (Mongo Beti 1983 : 44). Aussi s’arrange-t-elle à retirer sa fille de la salle de classe pour la chambre conjugale, espace psychédélique où se déploie l’instinct du mâle si ce n’est du mal. La femme était donc instrumentalisée par l’homme pour servir des propres intérêts. Dans Verre cassé d’Alain Mabanckou, on assiste à un renversement de situation. C’est l’homme qui est instrumentalisé par la femme. Celle-ci domine l’homme par l’homme interposé. L’homme est castré par l’homme, ramené au statut de la femme traditionnelle. L’histoire de l’Homme aux Pampers illustre bien ce nouvel ordre. Ce dernier avoue que, sous la manipulation de sa femme, il connut la prison où son intégrité masculine sera bafouée à travers la pratique de la sodomie : j’ai malheureusement subi le calvaire, ce que j’ai vécu là-bas c’est plus que ce que vivent ceux qui vont en enfer, c’était terrible […], imagine alors ces gardiens de prison qui laissaient les caïds des autres cellules me bourrer le derrière comme ça, me faire ce qu’ils appelaient la traversée du milieu, je te dis que c’est ce qui se passait,

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je te jure, et j’étais leur objet, leur jouet, leur poupée gonflable, je leur abandonnais mon petit corps que tu vois là devant toi, qu’est-ce que je pouvais faire, moi, je n’y pouvais rien  (VC : 58)

De même que l’homme, dans l’environnement phallocratique, divisait le monde féminin pour y mieux régner, on voit bien comment, pour asseoir son autorité et sa domination, la femme monte l’homme contre l’homme. L’Homme aux Pampers subit la hargne des autres prisonniers, programmés par la femme pour devenir les tortionnaires de leurs semblables. Ces pensionnaires de prison qui soumettent L’Homme aux Pampers à la dévirilisation sont alors comparables à ces mères dévorantes des temps anciens qui soumettaient la jeune fille à toutes sortes de pratiques : excision, test de virginité, mariages forcés, etc. Ces mères avaient la force de déposséder la fille de son corps, de sa personnalité au bénéfice de l’homme qui en devenait le maître et le jouisseur. L’Homme aux Pampers, comme la jeune fille d’antan, n’est plus sujet de son histoire. Comme elle, l’homme devient un « objet », un « jouet », « une poupée gonflable » entre les mains de sa maîtresse : la femme bourreau. Ce corps dévirilisé, vidé de sa force mâle et de son orgueil masculin, plonge le sujet dans une sorte de complexe de castration qui l’amène à douter de sa véritable identité sexuelle. L’homme au phallus coupé devient à son tour un danger pour les autres hommes. C’est le cas du fils de L’Imprimeur qui, après sa castration par sa belle-mère qui le dominait pendant l’acte sexuel, devient le bourreau de son père. Une sorte d’Œdipe dont le projet, même inconscient, est de tuer son père pour épouser sa mère, excepté le fait que, dans le roman de Mabanckou, c’est la mère qui manipule le fils pour mieux détruire le père. Alors qu’elle est surprise en plein adultère avec le fils de son époux, adultère qui se combine d’une certaine manière avec l’inceste, Céline n’éprouve aucune gêne pour renverser la situation en défaveur de cet homme qui l’a épousée. L’Imprimeur relate ces événements marquant sa déchéance définitive : j’ai poussé sur-le-champ le cri des oiseaux fous, […], je ne savais plus que faire, je tremblais debout, je voyais le monde tomber à mes

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pieds, et puis j’ai bondi sur mon fils, et puis je l’ai plaqué au sol afin de l’égorger, mais il m’a retourné, il m’a envoyé un coup de poing dans l’abdomen, j’ai essayé de me relever, Céline qui criait de l’autre côté de la chambre est venue lui prêter main-forte, et puis les deux m’ont poussé contre le mur, j’étais trop ivre pour mener une bataille rangée face à deux adversaires unis par la complicité de la chair et du péché originel, et mon fils s’est mis à bien me frapper avec la cravache qu’ils utilisaient pour leurs cochonneries, et puis y a eu des coups de poing dans le ventre, sur le crâne, partout […], ils ont appelé la police, ils ont dit à la police que j’étais devenu fou (VC : 84)

Le roman d’Alain Mabanckou propose ainsi un nouveau visage de la femme : celui de la femme-bourreau ou alors de la « non-femme »6. Cet être nouveau se débarrasse de tous les oripeaux de la féminité classique (faiblesse, soumission, jérémiades) pour revêtir une féminité virile qui se manifeste en termes de force, de manipulation et de domination. De la critique des savoirs établis Alain Mabanckou développe une écriture iconoclaste qui bouscule, dans leur fierté, certains discours établis. Elle récuse tout fixisme et dénonce toute forme de renfermement dogmatique pour promouvoir le mouvement permettant l’aération des esprits et la dynamisation de l’activité intellectuelle. On assiste donc à la critique des savoirs établis, qu’ils soient culturels ou philosophiques. La dérision des discours officiels Le roman de Mabanckou se déploie ainsi à contre-courant de l’orthodoxie. Par la technique de la dérision, il désacralise paroles et personnages de l’histoire considérés comme référentiels. Tous les grands hommes sont passés au crible du réductionnisme et de la dérision déformatrice, certainement pour soumettre leur pensée à la critique qui, seule, permet le rajeunissement de l’esprit. Il n’y a pas jusqu’au lumineux Louis XIV, au célèbre Aimé Césaire, qui ne subit les effets de cette réécriture. 6.  Expression mise en exergue par nos soins.

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Le romancier congolais commence par mettre en évidence une tradition chère à l’Afrique  ; tradition qu’elle convoque très souvent pour justifier son entrée timide dans la modernité : l’oralité. Verre cassé s’ouvre en effet en donnant son exit à l’oralité pour célébrer les vertus de l’écriture (libération de l’être, émulation de l’âme, conservation de la parole). À travers le geste du patron du bar Le Crédit a voyagé, remettant un cahier au narrateur et lui demandant d’y consigner des histoires relatives à la vie de son bar afin de le préserver de la disparition, l’écriture est suggérée comme un acte de force majeure. En aidant à la conservation des histoires personnelles, l’écriture participe efficacement à l’élaboration d’une mémoire à la fois individuelle et collective qui permet l’inscription des peuples dans l’Histoire. Pour le destinateur de l’œuvre, une telle mission dépasse les compétences de la tradition orale qu’il considère comme surannée, caduque : le patron du bar Le Crédit a voyagé m’a remis un cahier que je dois remplir […], il a ajouté que les gens de ce pays n’avaient pas le sens de la conservation de la mémoire, que l’époque des histoires que racontait la grand-mère grabataire était finie, que l’heure était désormais à l’écrit parce que c’est ce qui reste, la parole c’est de la fumée noire, du pipi de chat sauvage (VC : 11-12)

On pourrait dire qu’il feint l’hostilité à la littérature orale pour déconstruire l’une des figures emblématiques de cette tradition dont la personnalité est très souvent sollicitée pour en soutenir les mérites dans toutes les dissertations et autres débats : le patron du Crédit a voyagé n’aime pas les formules toutes faites du genre « en Afrique quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle », et lorsqu’il entend ce cliché bien développé, il est plus que vexé et lance aussitôt « ça dépend de quel vieillard, arrêtez donc vos conneries, je n’ai confiance qu’en ce qui est écrit » (VC : 11)

Si l’on reconnaît fort aisément le célèbre Amadou Hampaté Bâ subissant les foudres de la critique du romancier congolais, il faut dire que la cible finale que vise Alain Mabanckou est cette tentation forte, chez les Africains, de solliciter des discours prêt-à-consommer. Ces stéréotypes empêchent le rajeunissement de l’esprit tout en favorisant 56

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le développement des clichés et autres préjugés, prismes déformants dans la perception de l’existence et des existants. Voilà pourquoi par la technique de la dérision, Alain Mabanckou revisite l’histoire de la pensée pour dépoussiérer toutes les formules consacrées. Les collaborateurs du Président Général des armées, à la demande de leur maître en quête d’une formule pouvant répondre au « J’accuse » d’Emile Zola convoqué par son ministre Zou Loukia, passent en revue toute la prose idéologique de l’histoire. Dans le tableau ci-dessous, nous consignons certaines formules, parmi les plus célèbres, que le chef des Nègres dérisionne :

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Non, c’est pas bon, nous n’en sommes plus à nous demander si nous sommes ou ne sommes pas, nous avons déjà résolu cette question puisque nous sommes au pouvoir depuis vingt-trois ans, allez, on passe.

Etre ou ne pas être, c’est la question

Le Cameroun c’est le Cameroun

La religion c’est l’opium du peuple

Non, c’est pas bon, c’est trop pessimiste comme paroles, c’est trop pleurniMon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’avezchard pour un gars comme Jésus qui avait pourtant tous les pouvoirs entre vous abandonné ses mains pour foutre la merde ici-bas, on passe.

Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, Non, c’est pas bon, il s’agit aujourd’hui d’une question de politique et non de chirurgie esthétique, allez, on passe. toute la face de la terre aurait changé

Shakespeare

Paul Biya

Karl Marx

Jésus

Blaise Pascal

Non, c’est pas du tout bon, nous passons notre temps à persuader le peuple que c’est Dieu qui a voulu de notre président-général des armées, et on va encore dire des conneries sur la religion, est-ce que vous ignorez que toutes les églises de ce pays sont subventionnées par le président lui-même, hein, allez, on passe.

Non, c’est pas bon, tout le monde sait que le Cameroun restera toujours le Cameroun, et il viendrait à l’idée d’aucun pays du monde de lui voler ses réalités et ses lions qui sont de toute façon indomptables, allez, on passe.

Non, c’est pas bon, y en a marre des utopies, on attend toujours que son rêve en question se réalise, et je vous dis qu’on attendra encore un bon paquet de siècles, allez, on passe.

Non, c’est pas bon, les militaires risquent de se fâcher, et c’est le coup La guerre, c’est une chose trop grave pour d’Etat permanent, n’oublions pas que le président lui-même est un général la confier aux militaires d’armées, faut savoir où mettre les pieds, on passe.

Georges Clemenceau

Martin Luther J’ai fait un rêve King

Le communisme, c’est le pouvoir des Non, c’est pas bon, c’est prendre le peuple pour des cons, surtout les populations qui n’arrivent pas à payer leur facture d’électricité, on passe. Soviets plus l’électrification du pays

Lénine

Non, cette citation n’est pas bonne, on ne la garde pas, c’est trop nombriliste, on nous prendrait pour des dictateurs, on passe.

Critique formulée

L’Etat c’est moi

Formule

Louis XIV

Auteur

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Les critiques formulées par le chef des Nègres s’ouvrent toutes par une double négation : « Non » traduisant le refus, le rejet et « c’est pas bon » qui a une valeur dépréciative, péjorative. Elles se terminent toutes par une invitation « on passe ». On peut reconnaître à ce traitement critique au moins deux mérites  : il relève qu’il n’y a pas de vérité définitivement établie dans la mesure où une vérité n’est vraie que contextualisée ; il invite à une activité intellectuelle dynamique, itinérante (« on passe ») qui fait de la remise en cause un moteur de la pensée. Par ses personnages interposés, Alain Mabanckou s’attaque également à des systèmes établis. Aussi, de la remise en cause des théories galiléennes de rotation et de révolution de la terre (VC : 114-116) à la remise en question de la pertinence du contenu de la Bible et de l’actualité des dix commandements (VC : 120-121), en passant par celle d’Archimède qui devient, sous la plume de l’auteur, « Archimerde » (VC : 115), le souci de l’écrivain congolais est de rappeler que le relativisme doit être considéré comme la voie royale vers la connaissance. C’est ce relativisme intellectuel qui lui permet, toujours par personnages interposés, de considérer autrement certaines personnalités africaines condamnées trop hâtivement par le discours dominant : il a commencé par critiquer les pays européens qui nous avaient bien bernés avec le soleil des indépendances alors que nous restons toujours dépendants d’eux puisqu’il y a encore des avenues du Général-de-Gaulle, du Général-Leclerc, du Président-Pompidou, mais il n’y a toujours pas en Europe des avenues Mobutu-Sese Seko, Idi-Amin-Dada, Jean-Bedel-Bokassa et bien d’autres illustres hommes qu’il avait connus et appréciés pour leur loyauté, leur humanisme et leur respect des droits de l’homme (VC : 30-31)

Le propos d’Alain Mabanckou ici n’est pas d’abord de dédouaner Mobutu, Idi Amin Dada ou Bokassa, dont on sait avec quelle main de fer ils ont régenté leurs peuples respectifs, alors qu’ils étaient au pouvoir. Il s’agit surtout pour lui de remettre en question le droit que s’arrogent les Occidentaux, sur la base de la prétendue supériorité de leur civilisation, de s’ingérer dans les affaires internes des autres peuples, 59

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africains notamment, au point de vouloir leur imposer leurs critères d’appréciation. Le relativisme commande que rien n’est vraiment légitime pour un peuple en dehors de ses propres codes sociaux. Ainsi, si De Gaulle, Leclerc et Pompidou, sont des héros pour le peuple français, ils ne le sont pas forcément pour les peuples congolais, ougandais et centrafricain. De même, si selon la vision eurocentrique, Mobutu, Idi Amin Dada et Bokassa sont rangés dans la catégorie des dictateurs, il peut ne pas en être le cas, selon la vision afrocentrique. À chacun sa vérité qui n’est pas imposable à l’autre. C’est ce que, sagement et humblement, Pascal a consigné dans sa célèbre formule : « vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». L’éloge de la prostituée que l’on retrouve dans le roman de Mabanckou s’inscrit dans la même logique du relativisme moral qui consiste à dire qu’il n’y a pas de morale absolue et qu’il n’est pas possible de hiérarchiser les valeurs morales : mais faut jamais humilier les putes, vieilles ou pas vieilles, ça finit par vous tomber un jour sur la tête, et faut se dire que les putes sont d’abord et avant tout des êtres humains comme nous, elles ont leur orgueil, leur dignité, et quand elles sont humiliées elles sont capables de tout, elles deviennent alors des furies, et dire qu’il y a des gens qui pensent que ces femmes n’ont pas de cervelle et qu’elles réfléchissent avec leur instrument de travail, c’est faux, n’y a pas plus maligne qu’une péripatéticienne (VC : 131)

Le refus des lieux communs, des sentiers battus rejoint la volonté de l’auteur d’inviter l’homme à une révision de sa posture mentale en vue d’un assainissement de ses rapports avec les autres êtres de la nature. C’est son propos dans Mémoires de porc-épic où Alain Mabanckou prend le contre-pied de toutes les philosophies classiques qui célèbrent la primauté de l’homme sur les membres de la faune et de la flore. La remise en cause de l’anthropocentrisme L’écriture romanesque d’Alain Mabanckou engage une révolution sur le plan axiologique en proposant une nouvelle échelle de valeurs. Elle s’apprécie en effet comme une entreprise de déconstruction des 60

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paradigmes structurants de la société consacrant un rapport vertical entre l’homme et l’animal, le premier occupant le piédestal, le second le bas de l’échelle. C’est dire que l’écrivain congolais s’attaque à l’anthropocentrisme dominant. Et l’insurrection contre cette structuration asymétrique des rapports entre les différents êtres de la nature est déjà visible grâce à une reconfiguration des éléments de l’espace diégétique qui aboutit à une néantisation de l’Humain, conséquence logique de la surestimation de l’Animal. Mémoires de porc-épic  ! Voilà un titre dont la seule évocation produit un effet troublant dans les consciences bien rangées des rationalistes classiques. Mettre ensemble les termes mémoires et porc-épic ne serait-ce pas, selon l’anthropocentrisme, faire preuve d’hérésie déconcertante dans un système au cartésianisme triomphaliste ? En effet, les mémoires, forme littéraire proche de l’(auto)biographie dans laquelle un sujet relate son existence en mettant en évidence ses extrema, sousentend chez ce même sujet une pratique certaine de la mémoire. Or la faculté de mémoire est liée à la capacité de choisir, à l’exercice du libre arbitre considéré jusqu’alors comme seul apanage de l’homme. Aussi, selon la logique d’une telle perception, l’animal, écarté de toute activité de conscience, ne peut se prévaloir que de son instinctivité. C’est dire que la notion de « mémoires », qui suggère le noble déploiement de l’humain dans la totalité du temps, est, dans la pensée positiviste, en opposition de phase avec l’appellation « porc-épic » qui recouvre les bassesses de l’animalité. Mémoires et porc-épic ne pourraient donc pas s’accorder, d’autant plus que Freud, dans son ouvrage Malaise dans la civilisation, fonde la culture sur le refoulement de l’animalité pendant que Heidegger fait de l’animal, comme le rappelle Poirier, un être « pauvre en monde » et de l’homme le « formateur du monde » (2010 : 10). Pourtant, en intitulant son roman «  Mémoires de porc-épic  », Alain Mabanckou remet en cause toute cette philosophie traditionnelle. Il proclame que l’animal ne vit pas simplement  : il existe. Il laisse entendre que les agissements de l’animal ne sont pas de purs réflexes instinctifs, mais sont encadrés par une certaine pratique consciente. La 61

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proposition de Mabanckou, formulée à travers le titre de son œuvre, est alors forte : les animaux sont des animots c’est-à-dire des manieurs de mots, des porteurs de paroles qui disent leur être au monde, traduisent leurs échecs et expriment leurs rêves. Quand on sait que la détention et la maîtrise de la parole sont synonymes de pouvoir, l’on perçoit aisément, à travers la sollicitation d’un porc-épic pour assumer les charges de narrateur, la volonté de l’auteur de procéder à une délocalisation idéologique : en devenant maître de la parole créatrice et dépositaire des mots, l’animal passe de la périphérie dans laquelle l’avaient confiné les philosophies des Lumières pour le centre même du système relationnel. Il devient donc le point référentiel, d’autant plus qu’il est un narrateur à la fois autodiégétique et omniscient. Autodiégétique, le porc-épic parle de lui, de son existence qu’il élève au noble niveau de l’art, faisant ainsi d’elle un espace de lecture des existences et un point nodal par lequel passe le tracé de l’histoire des peuples. Omniscient, le porc-épic n’est plus seulement le héros dont la vie est une source d’inspiration et d’élévation, mais aussi une sorte de « dieu » qui sonde les cœurs et les reins, maîtrise tous les démembrements du temps et le saisit dans sa totalité. «  D’ailleurs, qui de l’Homme ou de l’animal est vraiment une bête ? » (MP, 229). Telle est la vaste question par laquelle Mabanckou s’attaque à la prétendue supériorité de l’homme sur l’animal. En donnant la parole à un porc-épic, instance narrative, l’auteur découvre la bêtise de l’homme et l’humanité de la bête, s’inscrivant ainsi dans la logique de François-Xavier Lavenne pour qui « le propre de l’homme est […] la bestialité » (Lavenne 2010 : 41). C’est alors que dans tout le roman, on assiste à une surestimation de l’animal, considéré comme instance morale, affective et sapientiale par excellence. La remise en cause de l’anthropocentrisme est dans le but de rappeler à l’homme qu’il est d’abord un être relationnel, ce qui l’oblige au respect des autres instances de la nature qui sont forcément pour lui des miroirs. L’animal chez Mabanckou est suggéré comme l’unité  de mesure adéquate au démesuré humain, un terme de référence sans lequel l’Homo-sapiens deviendrait un « Homo ça-pince », c’est-à-dire un homme qui pince, qui brouille, par ses agissements, l’harmonie de l’humanité et du cosmos. 62

Alain Mabanckou et l’écriture en verso de l’histoire

De l’écriture baroque L’écriture d’Alain Mabanckou se veut avant tout une écriture de la libéralité proche du style baroque. En même temps que son roman se lit d’un trait, il se laisse également apprécier comme un espacecarrefour où se rencontrent plusieurs intrigues et plusieurs références textuelles. Écriture surréaliste, perçue comme jaillissement des profondeurs de l’être, dictée de l’inconscient, siège des réalités refoulées plus expressives de la vérité de l’homme, le roman d’Alain Mabanckou ne s’embarrasse d’aucun respect des normes. L’écriture fleuve Avant de s’intéresser à ce trait définitoire de l’écriture de Mabanckou, il est bien d’écouter au préalable Verre Cassé qui expose une conception de la littérature que l’art romanesque de l’auteur illustre fort bien : j’écrirais des choses qui ressembleraient à la vie, mais je les dirais avec des mots à moi, des mots tordus, des mots décousus, des mots sans queue ni tête, j’écrirais comme les mots me viendraient, je commencerais maladroitement et je finirais maladroitement comme j’avais commencé, je m’en foutrais de la raison pure, de la méthode, de la phonétique, de la prose, et dans ma langue de merde ce qui se concevrait bien ne s’énoncerait pas clairement, et les mots pour le dire ne viendraient pas aisément, ce serait alors l’écriture ou la vie (VC : 198)

Par son narrateur, Mabanckou dit son inclination pour une écriture tissée aux fils de la vie elle-même. L’écriture pour lui n’est pas une jouissance égoïste et solitaire, une sorte de masturbation qui consisterait, pour l’artiste, à se recroqueviller sur ses désirs. Les propos de Verre Cassé font échos au célèbre « Discours de Suède »7 dans lequel Albert Camus expose sa conception de l’art : « L’art n’est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes […] Il oblige donc l’artiste à ne pas s’exiler de la vérité la plus humble et la plus universelle. » 7.  Discours prononcé le 10 décembre 1957.

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L’écriture chez Mabanckou n’est pas non plus une activité mimétique, un exercice d’apologétique consistant à s’inscrire dans un système et à en faire la promotion. Elle doit pouvoir être à l’image de la vie, c’est-à-dire refléter ses incertitudes, épouser sa spontanéité, suivre son rythme mais aussi dégager ses senteurs. De même que la vie n’est pas un long fleuve tranquille, l’écriture chez Mabanckou n’est soumise à aucune discipline. D’où cette affirmation du narrateur Verre Cassé qui trahit parfaitement la pensée de l’auteur : je voudrais surtout qu’en me lisant on dise « c’est quoi ce bazar, ce souk, ce cafouillis, ce conglomérat de barbarismes, cet empire des signes, ce bavardage, cette chute vers les bas-fonds des belles-lettres, c’est quoi ces caquètements de basse-cour, est-ce que c’est du sérieux ce truc, ça commence d’ailleurs par où, ça finit par où, bordel », et je répondrais avec malice « ce bazar c’est la vie, entrez donc dans ma caverne, y a de la pourriture, y a des déchets, c’est comme ça que je conçois la vie, votre fiction c’est des projets de ringards pour contenter d’autres ringards, et tant que les personnages de vos livres ne comprendront pas comment nous autres-là gagnons notre pain de chaque nuit, y aura pas de littérature mais de la masturbation intellectuelle, vous vous comprenez entre vous à la manière des ânes qui se frottent entre eux » (VC : 198-199)

Cette indiscipline esthétique se manifeste lorsque le narrateur choisit de parler plutôt que d’écrire ou lorsqu’il parle en écrivant et que son écriture devient parole. Il s’agit d’une véritable esthétique de la paroliture caractérisée par l’introduction, au sein du roman, des expressions de la rue, des calques syntaxiques, la propension à la répétition et les emprunts lexicaux qui séduisent fortement le lectorat. Le roman de Mabanckou s’inscrit ainsi dans la catégorie des « romans parlant » ou « des récits oralisés » (Meizoz 2001 : 35) qui donnent au lecteur l’impression de se retrouver dans une situation de communication immédiate. Le système de ponctuation chez Mabanckou est une autre marque perceptible de cette poétique de la paroliture. Verre cassé et Mémoires de porc-épic se donnent en effet à lire comme des phrases géantes sans commencement ni fin. La virgule est le seul signe de ponctuation 64

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convoqué par l’auteur. L’absence de point peut être interprétée de différentes manières. Tout d’abord elle traduit, on l’a déjà évoqué plus haut, la liberté de l’artiste qui refuse d’être encadré par des règles préétablies. Ensuite, sur le plan purement idéologique, cette absence marque le refus de toute pause. Il y a, pour l’écrivain africain, tant à dire dans l’urgence que s’accorder une pause s’apparente à un luxe inutile. Ce qui est vrai sur le plan individuel pour l’écrivain, l’est également sur le plan général pour le peuple africain. Ce peuple, qui a connu l’esclavage et l’impérialisme occidental ayant fait obstruction à son émergence pendant des siècles, n’a aucun droit au repos s’il veut se mettre au niveau des autres peuples. C’est ce que faisait dire Aimé Césaire au Roi Christophe dans la tragédie qui porte son nom : Je demande trop aux hommes ! Mais pas assez aux nègres, Madame ! […] A qui fera-t-on croire que tous les hommes, je dis tous, sans privilège, sans particulière exonération, ont connu la déportation, la traite, l’esclavage, le collectif ravalement à la bête, le total outrage, la vaste insulte, que tous ils ont reçu, plaqué sur le corps, au visage, l’omni-niant crachat ! Nous seuls, Madame, vous m’entendez, nous seuls, les nègres ! Alors au fond de la fosse ! C’est bien ainsi que je l’entends. Au plus bas de la fosse. C’est là que nous crions ; de là que nous aspirons à l’air, à la lumière, au soleil. Et si nous voulons remonter, voyez comme s’imposent à nous, le pied qui s’arcboute, le muscle qui se tend, les dents qui se serrent, la tête, oh ! la tête, large et froide ! Et voilà pourquoi il faut en demander aux nègres plus qu’aux autres : plus de travail, plus de foi, plus d’enthousiasme, un pas, un autre pas, encore un autre pas et tenir gagné chaque pas ! C’est d’une remontée jamais vue que je parle, Messieurs, et malheur à celui dont le pied flanche ! (Césaire 1970 : 59)

L’écriture-fleuve, chez Alain Mabanckou, suggère donc la fluidité d’une écriture qui se dégage de tout encadrement grammatical ou idéologique prédéfini, pour vivre selon le rythme que veut lui imprimer le lecteur. Ainsi, son roman est un espace aux limites éclatées où se déploie une diversité culturelle dans une unité textuelle.

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L’écriture de l’intertextualité Le roman d’Alain Mabanckou est également marqué par une abondante intertextualité. Par les techniques de l’évocation, de la citation, du collage, de la parodie ou du pastiche, le romancier fait de ses textes des lieux carrefours où se cotisent des textes anciens. La lecture est alors assimilée à une véritable balade culturelle. Dans Verre cassé, le narrateur éponyme écrit à partir de tout : références bibliques, littéraires, musicales, cinématographiques, géographiques et historiques. L’œuvre replonge ainsi le lecteur dans un contexte qu’il est censé connaître, grâce à sa capacité mnémotechnique acquise au cours de ses lectures antérieures. Un passage comme celui cité ci-dessous est une belle illustration de cette écriture intertextuelle qui tisse la toile de l’interculturalité, socle de la mémoire collective, préalable inconditionnel d’une société qui, bien que riche de ses particularités régionales, reste ouverte à l’universel : et puis il y a eu enfin une action directe des groupes de casseurs payés par quelques vieux cons du quartier qui regrettaient la Case de Gaulle, la joie de mener une vie de boy, une vie de vieux Nègre et la médaille, une vie de l’époque de l’exposition coloniale et des bals nègres de Joséphine Baker gesticulant avec des bananes autour de la taille, et alors ces gens de bonne réputation ont tendu un piège sans fin au patron de leurs casseurs cagoulés qui sont venus au milieu de la nuit, au cœur des ténèbres, ils sont venus avec des barres de fer de Zanzibar, des massues et des gourdins du Moyen Age chrétien, des sagaies empoisonnées de l’ère de Chaka Zulu, des faucilles et des marteaux communistes, des catapultes de la guerre de Cent Ans, des serpes gauloises, des houes pygmées, des cocktails Molotov de Mai 68, des coupe-coupe hérités d’une saison de machettes au Rwanda, des lance-pierres de la fameuse bagarre de David contre Goliath (VC : 15)

En procédant ainsi, Alain Mabanckou, comme l’a démontré Gaël  Ndombi Sow, conforte sa position dans le «  système littéraire francophone ». Pour son activité scripturale, le romancier s’adosse aux auteurs à la notoriété avérée (Mongo Beti, Ferdinand Oyono, Olympe Bhely-Quenum, Thomas Mofolo, Joseph Conrad, Guy Menga, Dany 66

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Laferrière, Ferdinand Céline, Victor Hugo, Alfred de Musset, Ernest Hemingway, Jean Hatzfeld parmi les plus célèbres), bénéficiant de leur aura qui lui confère une légitimité authentique. Il emprunte à chacun de ces écrivains un peu de son prestige, ce qui lui permet de raffermir sa voix dans le système littéraire francophone et passer plus aisément son contre-discours qui appelle à lire et à assumer autrement l’Histoire.

Conclusion En somme, le roman d’Alain Mabanckou se positionne dans le système littéraire francophone comme relevant d’une esthétique de la reconstruction par la déconstruction. À travers ses narrateurs, véritables types littéraires de la déchéance refondatrice (Verre cassé) et de l’animalité humanisant (Le Porc-épic), l’écrivain congolais impose une lecture à rebours des savoirs et des traditions. Il dé-sédimente les habitudes mentales, insuffle dans les esprits un air de libéralité qui les décomplexifie et les décroche des idées reçues. L’écriture d’Alain Mabanckou, en définitive, montre le verso des choses qui, mieux que le recto, rend compte de leur réalité : aussi apprend-t-on que le verso de la femme c’est cet être tyrannique devant lequel le phallocrate ne peut que courber l’échine ; le verso de l’homme c’est la bestialité qui récuse le discours anthropocentrique des Lumières en faveur d’un commerce plus raffermi avec le monde animal ; le verso des savoirs institutionnalisés c’est un absolutisme de mauvais aloi. Il s’agit d’une écriture de la révélation spontanée qui emprunte un style vivant et vivifiant car, il faut le dire, pour Alain Mabanckou, la littérature est un jeu dont l’enjeu véritable est la vie. 

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Références bibliographiques Bourdieu, Pierre. 1998. La Domination masculine. Paris : Éditions du Seuil. - 1992. Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire. Paris : Éditions du Seuil. - 1977. Sur le Pouvoir symbolique. Annales, 3. Camus, Albert. « Discours de Suède » du 10 décembre 1957. Césaire, Aimé. 1970. La Tragédie du roi Christophe. Paris  : Présence Africaine. Chauvier, Stéphane. 2005. « Le savoir du témoin est-il transmissible ? ». In : Philosophie N° 88 : Le Témoignage. Perspectives analytiques, bibliques et ontologiques. Paris : Les Éditions de Minuit. 28-46. Halen, Pierre. 2001. « Notes pour une typologie institutionnelle du système littéraire francophone ». In : Diop, Papa Samba et Lüsebrink, Hans-Jürgen (Dir.). Littératures et sociétés africaines. Regards comparatistes et perspectives interculturelles. Mélanges offerts à János Riesz à l’occasion de son soixantième anniversaire. Tübingen : Gunter Narr Verlag. 55-67. Jaedicke, Christian. 1998. Nietzsche : figures de la monstruosité tératographiques. Paris : L’Harmattan.

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Ndombi, Sow, Gaël. « Stratégies d’écriture et émergence d’un écrivain africain dans l’espace littéraire francophone. Le cas d’Alain Mabanckou ». (http://revel.unice.fr/loxias/?id=3050; accédé le 20 juin 2014). Nnomo, Marcelline. 2007. « Les modalités de la rébellion du féminin dans la réécriture de l’histoire chez Calixthe Beyala ». In Pierre Fandio et Mongi Madini (Éds). Figures de l’histoire et imaginaire au Cameroun. Paris : L’Harmattan. 163-170. Poirier, Jacques (Dir.). 2010. L’Animal littéraire. Des animaux et des mots. Éditions Universitaires de Dijon. Sillamy, Norbert. 1996. Dictionnaire de la psychologie. Paris : Larousse. Sagaert, Claudine. « L’Être féminin ou le fondement ontologique de la laideur ». (www.revue-sociologique.org; accédé le 23 septembre 2014).

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Hybridité littéraire et entre-deux identitaire dans le roman de la décivilisation Jean Bernard Evoung Fouda Université de Yaoundé I

Introduction En littérature, le métissage n’est pas un fait nouveau. Ses origines remonteraient au XVIe siècle qui voit une littérature d’un genre nouveau naître. Cette tendance va se poursuivre au XVIIe siècle, sous l’influence du Baroque. On enregistre entre autres productions, les personnages et les comédies-ballets de Molière, la « zoologie métisse » des Fables de LaFontaine… cette dynamique se perçoit au XVIIIe, notamment avec Jacques le fataliste où, d’après Laplantine et Nouss (1997 :53), «  l’on enregistre une écriture vagabonde et sans contraintes. Avec ses zigzags et enchâssements narratifs, l’ouvrage se pose en modèle de cet art du complexe et du relatif.» Avec le temps, ce fait de la création littéraire se diversifie et s’enrichie. Il gagne même d’autres types romanesques, à l’instar du roman de la décivilisation qui apporte une touche particulière à l’antique processus du métissage littéraire, en inaugurant la thématique du transfuge culturel. François Garde revient sur le transfuge culturel dans son roman Ce qu’il advint du sauvage blanc, en usant de l’hybridité littéraire. Ce faisant, l’auteur trouve un intérêt nouveau à ce fait littéraire dans la mesure où il alimente les débats contemporains sur les civilisations et l’identité culturelle. Raison pour laquelle cet article se fixe pour objectif de questionner l’hybridité littéraire conduisant au transfuge culturel 71

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chez François Garde. Concrètement, il s’agit de savoir si l’hybridité littéraire chez François Garde est uniquement imputable à une revendication ou une recomposition identitaire. Ne révèle-t-elle pas aussi chez cet écrivain une (re) évolution dans l’appréhension de l’altérité  et de l’identité culturelle? Pour répondre à ces questions, il semble important d’examiner et d’analyser la structure artistique ou l’architectonie (Michael Bakhtine 1978 :33) de Ce qu’il advint du sauvage blanc afin de parvenir à une interprétation littéraire dudit texte. Cette tâche première de l’analyse «  doit aborder l’œuvre dans son donné initial purement connaissable, et comprendre sa structure tout à fait indépendamment de l’objet esthétique : l’esthéticien doit devenir géomètre, physicien, anatomiste, physiologue, linguiste.» (Ibid, p.32) Le travail de géomètre, de physicien, d’anatomiste, de physiologue, de linguiste que devient l’esthéticien, d’après Bakhtine, fera porter l’examen, dans une première approche, sur l’écriture métisse de François Garde. Ensuite, l’analyse se focalisera sur l’hybridité culturelle qui se dégage de cette esthétique métisse avant de s’intéresser à l’altérité de François Garde.

Ce qu’il advint du sauvage blanc : un texte métisse Au premier abord, il apparaît que le texte de François Garde épouse la structuration d’une création et d’une esthétique métisses. Le titre de l’œuvre l’annonce déjà : Ce qu’il advint du sauvage blanc. À l’observation, ce titre contient deux éléments antithétiques qui augurent un certain dialogisme. Serge Gruzinsky (1999 :38) estime à cet effet que «  la notion de métissage n’est pas sans relation avec le concept de dialogisme de Bakhtine qui traite de la mise en dialogue de logiques différentes, c’est-à-dire de conceptions du monde s’exprimant selon les modes autres.» Les éléments du titre incriminés sont : le prédicat sauvage, suivi de son qualificatif blanc. Ces deux éléments ne font pas sens pour des raisons évidentes, liées à l’histoire, à la marche de l’humanité, à la vision 72

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et à la représentation de certains peuples par d’autres à un moment donné. Des représentations dites simiesques ayant conduit l’Europe à s’assigner « le fardeau de l’homme blanc ». La sauvagerie par exemple autrefois, propriété « exclusive » du nègre, du rouge et du jaune, a constitué l’un des poncifs majeurs ayant motivé les nations européennes à « civiliser »les autres continents et surtout le vaste continent noir aux mystères farouches et de vagues espérances qu’était alors l’Afrique. Jean Marie Seillan (2006  :447) semble confirmer cette thèse en dévoilant les différents aspects, les multiples dimensions du motif de la sauvagerie dans le roman d’aventures coloniales. Il écrit : schématisée sous son triptyque, les sacrifices humains, l’anthropophagie, les rites funéraires sanglants, dans le roman d’aventures coloniales qui par ailleurs vantait la mission civilisatrice, la sauvagerie offrait une légitimation idéologique imparable au projet d’intervention et d’occupation coloniales.

Seillan (Idem.) soutient que mises en scène par le roman d’aventures coloniales, les trois composantes de la sauvagerie fonctionnaient solidairement, le massacre précédent le festin cannibale, et offraient un moyen efficace d’éveiller la terreur et la pitié à l’ouverture ou à l’acmé du roman, elles permettaient de produire des récits d’insularité puisque les populations qui s’y livraient étaient réputées vivre dans des lieux inaccessibles, soustraits à toute influence extérieures.

En sus, il est à noter que les sacrifices humains, l’anthropophagie, les rites funéraires sanglants étaient des exigences de la littérature du XIXème siècle car ils répondaient à deux dominantes esthétiques de la littérature des années 1880 : d’une part, elles traitaient le corps humain avec le matérialisme physiologique de table de dissection ou de morgue qu’affectionnait un certain matérialisme, de l’autre, elles flattaient obscurément les prédilections d’un imaginaire décadent qui s’était entiché Là-bas de Hysmans (1881) faisant fructifier l’héritage de

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Baudelaire, de violences sadico-sacrilèges et d’un satanisme pervers dont le sorcier africain constituait leur variante exotique. (Ibid. p.448)

De ce fait, les mots sauvage et blanc renvoyaient et renvoient toujours à une sorte d’opposition manichéenne entre le savoir, la science et les ténèbres, l’obscurantisme ; entre le ciel et la terre ; entre l’élévation et la pesanteur ; entre Dieu et le Diable ; entre l’Afrique, l’Asie, l’Amérique et l’Europe ; entre le blanc et les autres en somme. Le sauvage blanc est alors une contradiction dans les termes. Il ne serait donc pas superflu de se demander ce que ce mariage contre nature suggère à l’imagination et à l’entendement sous la plume de François Garde. L’auteur prônerait-il un peu de noirceur dans du blanc et viceversa ? François Garde éteindrait-il les antagonismes d’hier au profit d’une union fût-elle douloureuse ? Demanderait-il à l’Europe d’épouser les continents autrefois civilisés dans leur essence sauvage et inversement ? Si oui, quel est l’objectif final de cette démarche ? Dans un deuxième axe, Ce qu’il advint du sauvage blanc repose sur une composition romanesque hybride, en tiroirs et frisant à quelques exceptions près la transgénérécité. Dans ce texte qui est finalement présenté en un volume, se retrouvent deux types de romans qui se côtoient et font si bon ménage qu’il devient difficile de les séparer l’un de l’un autre. Ce qu’il advint du sauvage blanc figure d’abord le roman prosaïque, qui dévoile une intrigue linéaire  : l’infortune du jeune matelot français en Australie, Narcisse Pelletier, qui a été abandonné par la goélette Saint-Paul, navire dans lequel il officiait : quand il parvint au sommet de la petite falaise, il découvrit qu’il était seul. La chaloupe n’était plus tirée sur la plage, ne nageait pas sur les eaux turquoise [sic]. La goélette n’était plus au mouillage à l’entrée de la baie, aucune voile n’apparaissait même à l’horizon. Il ferma les yeux, secoua la tête. Rien n’y fit. Ils étaient partis. (Le Sauvage blanc : 09)

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Narcisse Pelletier rappelle Robinson Crusoe (Daniel Defoe 1719) échoué et isolé dans son île déserte, en pleine tourmente : « alors il découvrit qu’il était seul… Les yeux fixés vers le large.» (Le Sauvage blanc : 11) La panique et l’inconfort matériel s’emparent de lui, car il est abandonné sur une côte sans ressources, environné peut être de bêtes fauves ou de sauvages anthropophages qui n’attendent que la nuit pour le dévorer. Il n’avait rien à boire ni à manger, rien pour faire du feu. Son couteau à la ceinture et ses vêtements étaient ses seuls biens. (Ibid. p.13)

La relation de son désarroi est secondée par celle de sa salvation/ récupération par une tribu de sauvages vivants dans les forêts australiennes et dont une vielle femme semble servir d’augure : « un visage noir, ridé, penché sur lui. Des cheveux crépus grisonnants, des traces de terre rouge sur les pommettes et l’arrête du nez. Un regard insistant, pas l’ombre d’un sourire. Pas un mot. Une femme, une femme âgée.» (Ibid. p.45) Cette séquence narrative se prolonge et rend compte des vicissitudes du jeune matelot pendant 18 ans dans la forêt australienne. Par la suite, Ce qu’il advint du sauvage blanc affiche le roman épistolaire. Certes, il apparaît en seconde position, mais il occupe presque le même nombre de pages, le même espace que le roman romanesque avec lequel il se distribue alternativement. Quant à son intrigue, elle n’est pas linéaire. Elle se tisse, se lit, se joue et se dénoue à travers les différentes lettres que s’envoient le président de la société internationale de géographie, monsieur Octave de Vallombrun et à quelques exceptions près, mademoiselle de Vallombrun. Dans l’ordre narratif, le roman épistolaire en question traite du retour à la civilisation de Narcisse Pelletier, de ses tentatives de réinsertion sociale ainsi que la confrontation des civilisations occidentale et sauvage qui surgit à chacun des actes de sa nouvelle vie. Ces quelques extraits de lettres semblent le démontrer :

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« Lettre I, Sydney, le 5 mars 1861 Monsieur le président, Lorsque vous m’avez fait l’honneur….  Croyez, monsieur le président.» (Le Sauvage blanc : 27-44) « Lettre II, Sydney, le 17 mars 1861. Monsieur le président, Ce que je prenais pour une anecdote se transforme peu à peu en aventure… Croyez, monsieur le président.» (Ibid. pp.60-68)

Il s’agit de 16 lettres, écrites par Octave de Vallombrun et sa sœur au président de la société internationale de géographie. Ces 16 lettres alternent avec les 17 chapitres que comporte le roman. Cette construction/ composition romanesque ne semble pas gratuite. Elle pourrait obéir à une logique bien pensée, à la volonté de l’auteur de réunir deux en un, de produire un texte métisse qui épouse les contours de l’esthétique de la mobilité et quelque peu celle de la transgénérécité. Une remarque est cependant à faire dans ce roman épistolaire: c’est l’extrême précision des lettres d’Octave de Vallombrun. Elles contiennent des dates, des jours et des noms de lieux qui existent réellement et qui se succèdent au fil de l’évolution de l’intrigue, conférant la mobilité au texte qui semble lui-même voyager. Ces lieux sont : Sydney, le Strathmore, Londres, Paris, Saint-Gilles-Sur-Vie, Vallombrun, SaintMartin-de-Ré, la Rochelle, etc. C’est l’illusion du vrai dont parlait Guy de Maupassant qui apparait ici. Ces différents lieux, qui appellent et suggèrent la traversée, servent à tracer et à traduire le voyage à l’envers de Narcisse Pelletier qui quitte la sauvagerie et qui rejoint la civilisation. Il part en effet de Sydney, lieu de son asile temporaire à bord du Strathmore en passant par Londres, Paris, Saint-Gilles-sur-vie, Saint-Martin-des-Ré, lieu de sa disparition mystérieuse à cause de son inadaptation sociale et de la nostalgie de la vie sauvage. Le métissage littéraire apparaît aussi dans Ce qu’il advint du sauvage blanc à travers la complexité et le jumelage des structures narratives. Dans ce roman, on retrouve parfois, sans surprise cependant, 76

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l’alternance des récits qui développent au moins deux intrigues soutenues par une polyphonie narrative, actancielle et langagière clairement affichées. S’agissant de l’alternance et de l’enchâssement des récits, elle est due à la composition même du roman qui contient deux sous genres. Du roman linéaire au roman épistolaire, l’intrigue générale évolue sans se soucier des fonctions mutuelles des sous genres en question et même apparemment sans les percevoir. (Gérard Genette 1972 :170) Évidemment, deux récits s’alternent dans le corpus. Le premier apparaît avec le roman linéaire : l’infortune du jeune matelot français Narcisse Pelletier qui a été pris pour disparu par son équipage qui l’a abandonné. L’odyssée de ce jeune homme s’achève par sa totale intégration dans la communauté des sauvages qui volent à son secours. Ce récit prend soin de montrer, avec force détails, les étapes parcourues ainsi que les épreuves subies par Narcisse Pelletier  : ses différentes tribulations, son initiation spirituelle (Cf. Simone Vierne 1987) et culturelle. L’initiation spirituelle de Narcisse Pelletier se traduit par son ouverture à la cosmogonie, à la théogonie et à la relation avec l’absolu de son nouvel univers : un monde qui croit à l’invisible, au surnaturel, qui idolâtre la nature avec laquelle il semble faire corps et dépendre; un monde qui croit et fait recours aux voyants, aux mages, aux oracles, bref un monde à la conscience magique. Quant à son initiation culturelle, elle passe par l’apprentissage de la vie rustique, de la simplicité, du secret, de la chasse, de la pêche et de la cueillette, de la langue usitée par le groupe ainsi que du code naturel de celui-ci. Cette phase de l’initiation culturelle de Narcisse Pelletier s’achève par son union avec une sauvage et la constitution d’une famille métisse. À côté de ce récit qui, dans l’ordre narratif doit être le premier, vient un autre, qui relate les errements et l’inadaptation sociale de Narcisse Pelletier revenu à la civilisation. Il évoque, entre autres, sa difficile réadaptation à son ancien univers, sa nostalgie de la vie chez les sauvages, ses nouvelles habitudes, mœurs, manières et façons d’être 77

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qui jurent avec le monde civilisé, sa fugue finale en France pour une destination restée ou voulue inconnue par l’auteur. Ces deux récits s’alternent dans le texte à cause de la structuration de celui-ci d’une part en chapitres (premier récit) et d’autre part en lettres (deuxième récit). Ainsi donc, au chapitre I du premier récit, fait écho la lettre I du second récit. De cette superposition des récits, il en résulte une certaine polyphonie langagière et narrative par le jeu complexe de deux voix, de deux intentions croisées, opposées, concurrentes, complémentaires, contradictoires qui prouve en quelque sorte qu’aucun énoncé en général ne peut être attribué au seul locuteur : il est le produit de l’interaction des interlocuteurs et, plus largement, le produit de toute cette situation sociale complexe dans laquelle il a surgi. (Bakhtine 1978 : 14)

Les voix s’exprimant dans le texte sont alors celle du narrateur principal du premier récit. Cette voix utilise le « il », la narration à la troisième personne. Elle exclut toute implication de François Garde dans les événements relatés. Il est cependant vrai que ce pacte narratif ainsi sous entendu est régulièrement violé par l’intrusion d’un narrateur, finalement, omniscient (Bernard Valette 1985 :24) qui dévoile les sentiments, les états d’âme ainsi que les émotions de Narcisse Pelletier en proie à la douleur, à la colère, à la famine, à la maladie, à l’excitation tout court. La seconde voix principale s’exprimant dans le texte apparaît au deuxième récit. C’est celle de Octave de Vallombrun qui écrit au président de la société internationale de géographie. Compte lui est rendu des progrès et des frayeurs de Narcisse Pelletier dans son processus de recivilisation. La relation des faits à ce niveau passe par l’emploi de la première personne du singulier « je » avec ses différentes inflexions : moi, me, notre, nous, j’, m’. L’expression de la subjectivité du narrateur est aussi clairement affichée par ce mode narratif. En effet, Octave de Vallombrun, face à Narcisse Pelletier et sa décivilisation/recivilisation, médite au sujet des cultures, des civilisations, mesure leurs chocs, les apprécie sans pour autant les départager. 78

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La conséquence de cette esthétique est, pour François Garde, le refus de tout discours achevé [sur les cultures et les civilisations], fermé sur lui-même, qui emprisonne la vérité dans le monologue, c’est-à-dire dans le monde clos d’une conscience. La vérité, [pour François Garde], ne peut être qu’entre des consciences, dans le mouvement, l’échange, le dialogue toujours ouvert, toujours inachevé, qui est la seule forme d’existence authentique des idées. (Bakhtine 1978 :14)

Le métissage littéraire de François Garde est également perceptible à travers ses montages romanesques. Aux deux sous catégories de romans que renferme son texte, correspondent deux types de montages : un « affectif » et l’autre chronologique. Le premier type dit «  affectif  », qui consacre, d’après Bernard Valette (1985 :23), un début du récit in média res, est celui dans lequel « la composition romanesque suit le rythme du cœur, non celui de la logique des événements. On pourrait parler de composition musicale tant la tonalité du récit varie d’un mouvement à l’autre.» Cette configuration pourrait correspondre au premier récit de François Garde qui commence par l’action. L’explication et la logique narrative se rétablissent plus tard, grâce à des analepses. Le lecteur découvre subitement et sans préparation préalable le désarroi de Pelletier qui vient d’être abandonné par son équipage qu’il essaye en vain de repérer ou de rattraper (chap.1.p.9). Ainsi commence la mésaventure du Français qui passe de son ancien monde à un nouvel univers. Ce n’est que plus tard, dans la suite de l’intrigue que l’on apprend davantage sur l’infortuné : son origine, sa descendance, sa vie de jeune matelot avec ce qu’elle comporte, ses débuts dans le monde maritime… le cours des événements se trouve donc inversé pour aligner le roman dans le montage affectif. Ce type de montage n’est pas la spécificité de François Garde. La Comédie humaine y trouve son terrain de prédilection. À titre illustratif, La Duchesse de Langeais (Honoré de Balzac 1834) débute par l’action. Le roman s’ouvre sur le mariage, puis on revient sur la rapide liaison qui a présidé à cette union. 79

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Le montage affectif dans le texte de François Garde ne vaut que pour le premier type de roman. Pour le second, le roman épistolaire, le montage change et devient chronologique. Les événements relatés suivent l’évolution normale du cours de l’histoire. Il y a d’abord le retour de Narcisse Pelletier, viennent ensuite les péripéties de sa recivilisation. Cette esthétique en double se prolonge d’ailleurs par un certain métissage du texte à travers l’écriture de l’auteur et résumée par Maryse Condé dans ses différents aspects. La critique affirme qu’au sujet du métissage textuel, il y a dans un premier temps, l’écriture en italiques, la mise entre guillemets, la note explicative, seules ou combinées. Dans un deuxième temps, l’absence d’italiques et de guillemets avec la persistance de notes explicatives, incises en bas de page ou réunies dans un glossaire. Dans un troisième temps, la créolisation plus ou moins poussée des structures linguistiques elles-mêmes. (Sylvie Kandé 1999 : 211)

Ces différentes marques du métissage textuel établies par Maryse Condé sont perceptibles, pour une large part, dans le corpus. On trouve effectivement dans le texte des mots, expressions en italique ou entre guillemets, qui appartiennent à plusieurs langues : l’anglais, le latin et la langue vernaculaire de la tribu d’adoption de Pelletier. Les mots en question sont : -- pour le latin : Post scriptum, Veni creator, Pater noster, Te Deum, credo, Rallentando. -- pour l’anglais : Strathmore, John Bell, Bill, Breakfast, Yatchman, Daily mirror, Royal society…J’en oublie certainement. -- pour la langue vernaculaire : Waiakh, Amglo, Aoutourou, Kermarec, Kaï-Kaï, R’sis-L’tié-Let-pol.

Ainsi, on assiste à une sorte de bilinguisme, mieux de multilinguisme dans un même texte. Ce phénomène fait dire à Laplantine et Nouss (1997 :79-80) que 80

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le métissage, qui est une espèce de bilinguisme dans la même langue et non la fusion de deux langues, suppose la rencontre et l’échange entre deux termes […] Non pas l’un ou l’autre, […], mais l’un et l’autre, l’un ne devenant pas l’autre, ni l’autre ne se résorbant dans l’un. La pensée du métissage est une pensée de la médiation et de la participation à au moins deux univers. C’est ce qu’exprime le théologien espagnol Baltasar Gracián lorsqu’il écrit que « nous sommes entre deux extrémités ». C’est aussi la tension de Pascal entre les « deux infinis » : « ni ange ni bête.»

Dans un deuxième temps, on note la fusion entre ces mots étrangers et la langue française. Ceci crée d’une part des mélanges devenus classiques entre le français, le latin et l’anglais. D’autre part, fait particulièrement important, cette fusion inédite, français et langue vernaculaire consacre également une certaine mixité entre l’écrit et l’oral. Ceci constitue alors, d’après les termes mêmes de Maryse Condé, «  l’un des problèmes les plus épineux […] du métissage du texte.» (Ibid. p.210) C’est donc en toute logique qu’on enregistre dans le roman l’irruption des termes latins, anglais ainsi que ceux de la langue vernaculaire dans la narration. Des phrases hybrides naissent alors. Celle-ci en est un exemple : « Il fit un geste- là encore, une attitude en miroir de la mienne qu’il n’avait pas encore eue auparavant-et répéta « R’sis-L’tiéLet-pol.» (Le Sauvage blanc, p.39) Cette autre phrase en est également un exemple : « C’est quoi un grand Kaï-Kaï ? » (Ibid. p.54). Ces mots de la langue vernaculaire des habitants de la forêt australienne, ainsi que quelques uns du latin et de l’anglais, d’abord utilisés soit en italique, soit entre guillemets, sont finalement incorporés dans le texte sans aucune marque distinctive. Tel est notamment le cas des mots Amglo et Waiaikh. Il s’agit donc là de ce que Maryse Condé appelle la créolisation qui marque l’étape finale du processus d’intégration d’un mot étranger dans une autre langue. C’est de l’emprunt tout court dont il est finalement question. Cette incorporation des mots de la langue vernaculaire des habitants de la forêt australienne dans l’écriture de François Garde aboutit 81

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ainsi au fléchissement de la structure sémantique et grammaticale de la phrase française classique qui tend à prendre les contours de la langue vernaculaire tournée à l’oralité. Dans cette perspective, on obtient des énoncés comme : « Quartier-Maître lui a donné le mot du soleil, […] L’Est. Le vent d’Est» (Le Sauvage blanc, p.326) ; « la Vieille lui a donné le mot de l’eau. La gourde. Les larmes. Les mares dans les méandres des ruisseaux temporaires.» (Ibid.) ; « Chemineau lui a donné le mot du Mépris-et-du-Dégoût. Les paroles que l’on murmure le soir pour écarter les créatures mauvaises de la nuit, etc. » (Ibid.)

De ces exemples, il ressort des phrases d’un mot, de quatre mots, sans aucun verbe et dont le sens n’est pas complet. On enregistre aussi un emploi discutable du verbe donner qui, ici, semble plus approprié à l’oral. Dans ces circonstances, il apparaît que le métissage [textuel] s’imprègne alors des réalités culturelles, devient le témoin d’un ailleurs, signe de vie débordante. Et cette vie débordante touche non seulement ceux qui, en quelque sorte, devraient être les interlocuteurs idéaux, mais encore plus des interlocuteurs inattendus, ceux qui appartiennent à un autre monde. (Roselyne de Villanova et Geneviève Vermès 2005 :35)

Cet autre penchant esthétique chez François Garde est sûrement significatif. Partant du mélange des langues, l’auteur ne veut-il pas parvenir à la mixité culturelle ? Maryse Condé semble répondre par l’affirmatif à cette préoccupation. Elle pense que ce fait de la création littéraire voudrait « dire que deux cultures différentes pourraient fondre sous les mots, à l’intérieur d’une langue. La même langue pourrait signifier différemment, selon la conscience des locuteurs, leur statut social, leur système de références, de croyances.» (Sylvie Kandé 1999 : 214) C’est justement cette mixité culturelle mise en exergue qui tend à présenter « le monde [s’offrant] dans sa diversité et dans sa complexité. Les genres que le cartésianisme avait séparés se retrouvent dans leur 82

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situation concurrentielle habituelle, l’oral côtoie l’écrit, les termes traduits gardent leur sens et leur construction littérale.» (Ibid. p.215)

Une origine en partage : Narcisse Pelletier, un sauvage blanc L’hybridité dans la création de François Garde ne se limite pas à la complexité architectonique de son roman. Au contraire, elle teinte toute son œuvre dans ses différentes catégories. Pour le cas d’espèce, considérons d’abord la catégorie du personnage. En parlant de personnage ici, nous voulons faire allusion au personnage principal de l’œuvre. La saisie de celui-ci à travers la grille de lecture de Philippe Hamon ainsi que celle de Jean Philippe Miraux (2003) montre que son origine et son existence sont en partage. Pour les commodités de la démonstration, commençons par l’onomastique, puisque Hamon (1983 :09) estime qu’étudier un personnage, c’est pouvoir le nommer. Agir pour le personnage, c’est aussi et d’abord pouvoir épeler, interpeller, appeler et nommer les autres personnages du récit. Lire, c’est pouvoir fixer son attention et sa mémoire sur des points stables du texte, les noms propres.

Le décryptage textuel de Ce qu’il advint du sauvage blanc montre que le personnage principal de l’œuvre a deux noms qui symbolisent son identité composée, ses deux vies, ses deux cultures, les deux univers qu’il partage. Dans un premier temps, il s’appelle Narcisse Pelletier. Cette étiquette, lourde de sens si l’on considère le prénom Narcisse dans le cadre de la mythologie grecque, renvoie et correspond à sa qualité d’homme blanc et de chrétien, à sa première existence qui part de sa prime enfance et s’achève à l’âge de 18 ans. De naissance, Narcisse pelletier est un Français de souche. Son état civil précise qu’il est né à Saint-Gilles-Sur-Vie le 13 mai 1825, d’une mère et d’un père français.

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Les vicissitudes de la vie ainsi que la précarité l’ont conduit à de petits métiers jusqu’à son entrée au métier de la mer à l’âge de 15 ans pour terminer matelot à l’âge de 18 ans. Cette première identité de Narcisse Pelletier est donc occidentale, avec les connotations et les préjugés qu’elle comportait ainsi que les complexes qu’elle véhiculait en 1825 : supériorité raciale, raffinement des mœurs, supériorité culturelle, beauté physique, force et pouvoir qui vont avec. Mais à cette identité culturelle occidentale, s’est greffée une autre : l’identité de sauvage qu’exprime son autre nom, Amglo. Oui, ce nom rappelle entre autres faits la renaissance de ce personnage dans une autre vie, dans une autre culture : celles des sauvages des froides forêts australiennes. Ce nom rappelle aussi le parcours du Français avec cette tribu. Dans ce sens, on peut dire avec Waleyszak (2008 :171) que « les noms propres présents dans les textes littéraires, que ce soient des anthroponymes ou des toponymes, contribuent à parfaire la toile de fond. Ils chargent le récit de multiples richesses et peuvent être un élément fondamental de la création littéraire.» Parce que les deux noms du principal protagoniste du roman de François Garde édifient le lecteur sur le parcours de celui-ci, sa vie, ses deux existences, bref son histoire, on pourrait dire avec Diagne (1984 :12) que l’onomastique, science des noms, dont participent l’  «  ethnonymie », science des noms d’ethnies, science des sites et des lieux, mais aussi panthroponymie, science des noms de personnes, joue un rôle considérable dans l’élucidation du fait historique. […] elle fournit un matériau précieux aux linguistiques, aux géographes, aux spécialistes de l’évolution et de l’étude des contacts entre les cultures et les civilisations.

La double onomastique du personnage est fréquente et presque permanente dans le roman de la décivilisation. Jacques de Clauze et Adémar Foliquet, personnages principaux de Epaves Australes et du Décivilisé sont rebaptisés dans leurs nouveaux cadres de vie respectifs. Sur une plus grande échelle, le processus de changement d’appellation se perçoit dans Les Immémoriaux (1978) de Victor Ségalen. Les 84

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Maoris convertis au christianisme prennent les noms d’anges gardiens. Ils ne s’appellent plus Paofai, ils sont plutôt désignés par Iakoba, Paolo, etc. Cette double appartenance culturelle du personnage principal de l’œuvre suggérée par ses deux appellations est d’ailleurs renforcée et confirmée par sa stature physique car le portrait, « qui est expansion, qui se présente sous la forme d’une description, joue également un rôle important dans la construction de l’effet-personnage.» (Hamon 1983  :151) Le portrait du personnage principal de l’œuvre rappelle la dimension biculturelle de celui-ci. Dans ce sens, on pourrait dire avec Amin Maalouf (1998  :140) que «  l’identité est d’abord affaire de symboles, et même d’apparences.» La stature physique de Narcisse Pelletier/Amglo est biculturelle dans la mesure où elle représente certes un homme blanc, mais un homme blanc trempé dans la culture des sauvages des forêts australiennes. Sur le plan d’ensemble, Narcisse Pelletier est un homme grand de taille, ses cheveux sont noirs, ses yeux bleus, ses membres (mains et pieds) sont développés conformément à sa taille. Cette constitution physique fait de lui un homme imposant. Pareille physionomie n’a rien de sauvage en elle en apparence. Pourtant au fond, la culture ainsi que la civilisation des sauvages australiens s’y dégagent et s’y lisent, à travers les multiples tatouages et scarifications présents sur son corps. Ceux-ci couvrent son torse, ses épaules, ses bras, ses cuisses (Le Sauvage blanc, p.34). Par ces signes, Narcisse Pelletier est fait Amglo et ne diffère plus en rien des autres sauvages. C’est à croire que ces tatouages et scarifications ne sont pas seulement physiques, superficiels : ils toucheraient également l’âme de ce personnage. Il en résulte la cohabitation de deux cultures, de deux civilisations, de deux êtres en ce personnage. Octave de Vallombrun, dans sa lettre du 13 décembre 1867 adressée au président de la société internationale de géographie, le remarque et le signale d’ailleurs. Il notait alors « un combat de deux personnages en [Narcisse] : un matelot au cachot dont la porte s’entrouvre, et un diablotin qui veut l’empêcher de sortir. Le 85

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diablotin, ou plutôt une puissance obscure et souveraine, a gagné la dernière manche.» (Ibid. p.299) Si dans les propos de Octave de Vallombrun la culture des sauvages australiens semble l’emporter sur Narcisse Pelletier par moments, la tradition de matelot français reste présente dans son esprit : «  Il y a deux personnages en lui : un matelot enfermé au cachot depuis des années et qui lutte pour en sortir ; et un diablotin sauvage, qui bataille pied à pied pour l’en empêcher. Le matelot l’emporte, mais pas toujours et pas sans concession.» (Ibid. p.105) La biculturalité de Narcisse Pelletier est aussi symbolisée par le comportement de celui-ci. Ayant subi une double initiation culturelle et spirituelle, ayant vécu dans deux mondes opposés, Narcisse Pelletier/ Amglo a fini par faire la synthèse des deux cultures et par se forger un être au monde, des attitudes et un comportement qui rappellent sa trajectoire ; un ensemble de qualités qui lui permettent de mieux vivre. C’est ainsi que Pelletier/Amglo fait preuve, entre autres, de retenue et de maîtrise totale de soi. En guise d’illustration, face aux attaques de Bill qui a été surpris dans les ébats amoureux avec la lingère par Narcisse/Amglo, il se contente d’esquiver et de contenir son adversaire, sans jamais daigner riposter. Il en va de même des autres épreuves du même genre auxquelles il fait face. Cette attitude et cette culture lui proviennent de la tradition et de la civilisation des sauvages australiens qui lui ont appris que « la force ne résout aucun problème.» (Le Sauvage blanc, p.48) Au contraire, elle engendre un cycle de violence parfois insoutenable. De là, on comprend aussi le pacifisme de ce personnage qui fuit et évite le conflit. Cet héritage est d’origine et d’essence sauvages, tout comme l’est l’agilité dont il fait montre, que ce soit lors du self défense ou pendant les travaux nécessaires à sa survie : la chasse, la pêche, la cuisson des aliments, la nage, l’esquive. La civilisation de la tribu des sauvages australiens exhorte la force, la technique et l’art du combat. Mais ceux-ci ne doivent être utilisés qu’à bon escient et pour de nobles causes. 86

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À ces qualités, vient s’ajouter la sobriété. Narcisse/Amglo ne boit pas, ne fume pas dans sa seconde vie. C’est pour cette raison qu’il est mis en difficulté par un verre de vin pris en France lors des festivités marquant son retour à la civilisation. En plus, Narcisse/Amglo ne connaît pas les excès, la culture de sa tribu sauvage ayant établi un certain chronogramme des activités et du rythme de vie : « Le matin, les hommes vont chasser ou pêcher. Quand il fait trop chaud, tout le monde dort. Le soir, les femmes font à manger. La nuit, elles chantent ou tout le monde danse. Puis tout le monde dort.» (Ibid., p.210) Enfin, Pelletier fait preuve d’intelligence dans toutes ses entreprises. Il observe facilement, s’adapte vite, interprète automatiquement, analyse et déduit. Toutes ces qualités, attitudes et attributs contribuent à faire de lui un homme total. Il ressort en dernière analyse que Narcisse Pelletier/Amglo est un des êtres frontaliers, en quelque sorte, traversés par des lignes de fracture ethniques, religieuses ou autres. En raison même de cette situation […], ils ont un rôle à jouer pour tisser des liens, dissiper des malentendus, raisonner les uns, tempérer les autres, aplanir, raccommoder… ils ont pour vocation d’être des traits d’union, des passerelles, des médiateurs entre diverses communautés, les diverses cultures. (Amin Maalouf 1998 :11)

Dans ce sens, Narcisse Pelletier/Amglo apparaît comme un personnage créé pour combattre les identités ataviques, les identités meurtrières en un mot, celles qui « rédui[sent] l’identité à une seule appartenance, install[ent] les hommes dans une attitude partiale, sectaire, intolérante, dominatrice, quelquefois suicidaire, et les transform[ent] bien souvent en tueurs.» (Ibid. p.39)

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L’altérité de François Garde : fantaisie culturelle ou création des identités imaginaires ? Le moins que l’on puisse dire est que le roman de François Garde, à travers l’intrigue qu’il développe, s’inscrit obstinément dans le débat contemporain sur l’identité et aussi la mondialisation culturelle. L’auteur, pour apporter sa contribution à ce débat, met sur pied une composition romanesque originale dont l’esthétique s’adosse sur le métissage textuel. C’est ainsi que la plurivocité narrative et langagière dont il fait usage semble préfigurer et signifier l’existence, non pas d’une, mais de plusieurs cultures et civilisations humaines. Il semble donc de ce fait adhérer aux thèses de Samuel Philips Huntington (1997 : 37) qui reconnaît à chaque peuple une culture, une civilisation en postulant que l’histoire des hommes c’est l’histoire des civilisations. Les vues de François Garde et de Huntington semblent par ailleurs se joindre à celles de Claude Lévi Strauss (1957 : 50) qui affirmait que « Tous les hommes sans exception possèdent un langage, des techniques, un art, des connaissances de type scientifique, des croyances religieuses, une organisation sociale, économique et politique.» Le roman de François Garde expose le langage, les techniques, les arts, des connaissances de types scientifiques, des croyances religieuses et l’organisation sociale des sauvages australiens qu’il a voulu faire voir et présenter à son lectorat. Tous ces savoirs, qui constituent l’essence même de cette culture, sont remis au goût du public par le truchement des différentes initiations que subit Narcisse Pelletier : l’initiation culturelle et l’initiation spirituelle. En ce qui concerne l’initiation culturelle, la tradition des sauvages australiens expose sa technique de la chasse, de la pêche, son art de la confection des différents outils permettant à son sujet de travailler ; les techniques de combat proches de la nature et destinées à servir d’autodéfense ; un style de vie simple, etc. Ces attributs de la culture des barbares australiens sont mis en parallèle à ceux en vigueur en Occident, en France plus précisément, dans l’optique de créer un choc de légitimités chez le principal protagoniste de l’œuvre. Cette superposition de structures culturelles a en effet 88

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suscité un doute chez Octave de Vallombrun qui, au regard des qualités affichées par la culture australienne, se demande : « Mais quoi ? Il faudrait reconnaître comme civilisées les coutumes barbares que Narcisse révèle à chaque instant ?» (Le Sauvage blanc, p.110) Cette situation est perceptible à travers l’agression physique de Narcisse Pelletier par Bill. Narcisse fait usage des savoirs et des techniques des sauvages australiens. Face à la violence de Bill, Narcisse répond par la douceur et la tempérance. Cette attitude de Narcisse Pelletier crée un choc de légitimités entre la civilisation occidentale et celle des sauvages australiens. Le fait est que la société occidentale prétendait apporter la civilisation aux peuples dits « primitifs » et sans culture. C’est, officiellement, ce qui a justifié l’impérialisme et le colonialisme. Pourtant, ces sociétés jugées hâtivement possédaient toutes des cultures et des civilisations qui n’étaient pas inférieures à la culture occidentale. Ce constat semble transparaître dans ces propos de Octave de Vallombrun : «  Je ne sais, au soir où j’écris ces lignes, que penser de cette douceur. Un constat s’impose. Dans cette mauvaise querelle, Narcisse le sauvage blanc a fait montre de plus de civilisation que Bill le bagnard. » (Ibid., p.110) Mais, la quête de François Garde ne se limite pas à la reconnaissance d’une humanité différente par l’Occident. Elle va plus en profondeur, en frayant des voies nouvelles pour une reconfiguration identitaire imaginaire, confirmant par la même occasion que l’identité culturelle est véritablement un concept de réflexion  ; elle est à comprendre comme idée, au niveau du métalangage. Elle fonctionne comme l’exigence d’une relation paradoxale à la fois de non séparation et de non coïncidence absolues, de l’identité avec la non-identité, de l’unité avec l’unicité, du même et de l’autre, de l’identité et de la différence, de l’unité et de la diversité, de la substance et des accidents, de la permanence et du changement, de l’être et des apparences ou néant, de l’essence et de l’existence, de l’intérieur et de l’extérieur, du corps et de la conscience. L’identité ne se pose qu’en se conquérant sur la non-identité, en se surmontant elle-même comme unicité au

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profit de l’unité d’une diversité. Elle est tout ensemble fermeture et ouverture. (David Simo 2006 :10)

Dans ses propos, Eboussi Boulaga souligne à sa manière que « l’identité n’est pas donnée une fois pour toutes, elle se construit et se transforme tout au long de l’existence. » Amin Maalouf 1998 :31) Étant donné que le débat sur l’identité culturelle reste ouvert, François Garde conçoit une qui est tout à fait imaginaire, utopique en somme. L’auteur ne pense pas la mondialisation culturelle, la paix blanche pour parler comme Robert Jaulin (2004), encore moins la glocalisation (Anselme 2008) pour épouser la terminologie d’Anselme ni la créolisation (1990) ou le simple métissage culturel (Glissant 1981), à l’échelle d’une société, d’un continent ou d’une nation. Il pense ces différents paradigmes au niveau individuel, personnel, intime. C’est en effet une conscience, une individualité qui va au contact d’une culture, d’une tradition qu’elle peut assimiler ou non. Le résultat de tels processus devrait à la longue donner naissance à des doubles appartenances, à des êtres humains non pas hybrides culturellement parlant, mais des êtres humains biculturels ou multiculturels, affichant plusieurs comportements, plusieurs façons d’aimer, d’agir et de sentir. Narcisse Pelletier, le sauvage blanc en qui cohabitent deux hommes, illustre certainement les voies de cette nouvelle altérité, de cette nouvelle humanité. Reste seulement à se demander si une telle altérité, si des identités culturelles aussi composites et parfois contradictoires ne conduiraient pas à l’implosion de l’être humain. Par bien des situations, il a semblé qu’il était difficile à Narcisse d’être Pelletier et Amglo, d’être sauvage et blanc en même temps.

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Conclusion Le texte de François Garde campe effectivement son intrigue dans les dédales d’une reconfiguration identitaire porteuse des germes d’une nouvelle humanité issue de la conception de l’altérité de son auteur. Sous sa plume, tous les peuples ont des coutumes, une civilisation, une tradition qui plus ou moins s’équivalent dans la mesure où toutes ont pour unique objectif la vie, la prospérité, le bien être de leurs différents membres. Cependant, les contacts culturels issus des voyages, des échanges, des impérialismes et d’autres aléas de l’histoire conduisent les hommes à penser autrement leur identité culturelle, leurs origines qu’ils devraient désormais avoir en partage entre l’ici et l’ailleurs, le moi et le non moi et être eux-mêmes comme des autres.

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Le roman francophone, un chantier de déconstruction et de reconstruction  Ambassa Fils Bernard, Université de Maroua

La littérature africaine écrite porte les vestiges de l’histoire du continent, partant de ses langues d’expression, de son style hétérogène et évolutif, jusqu’aux genres par lesquels elle s’exprime. En s’appuyant sur le critère linguistique, l’on peut parler de littérature africaine d’expression française que certains critiques préfèrent sous le vocable de littérature francophone, de littérature d’expression anglaise ou anglosaxonne et de littérature d’expression arabe. Ce regroupement par le critère linguistique ne déconnecte pas les productions littéraires francophones des grands genres empruntés à la littérature française. Ainsi, la littérature africaine d’expression française est tributaire de l’histoire du continent, marquée par la colonisation, dans ce qu’elle a imposé d’une part, d’autre part elle est influencée par les dictatures postcoloniales, le néocolonialisme, les transitions démocratiques, les ravages causés par les guerres ethniques et les maladies. Or, les littératures francophones qui émergent pendant la période postcoloniale prennent une autre orientation esthétique et idéologique. Dans l’œuvre romanesque de retour d’exil de Mongo Beti à savoir L’Histoire du fou, Trop de soleil tue l’amour et Branle-bas en noir et blanc, nous observons une révolution qui s’adapte à l’urgence de la situation sociopolitique, au contexte idéologique du postcolonialisme et à l’esthétique postmoderne. Cette refonte observée dans le roman post-exil de Mongo Beti est le propre des littératures francophones, c’est-à-dire un champ de reconstruction d’une littérature libérée de 95

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tout attachement à des canons immuables. Ces techniques d’écriture et ces formes littéraires particulières sont en adéquation avec l’esthétique artistique postmoderne qui a amené les théoriciens de l’art à repenser les cadres théoriques. La (r)évolution artistique et idéologique postmoderne a d’ailleurs inspiré le philosophe Jacques Derrida qui explique l’art postmoderne par la déconstruction. La déconstruction est une pensée philosophique développée par Jacques Derrida XXe siècle. Elle est préconise la remise en question minutieuse et structurelle des schémas traditionnels de pensée, un discours réformateur de l’ordre social, de l’échelle des valeurs selon la classification de l’époque moderne. Le déconstructivisme prône une nouvelle vision de l’écart, une nécessité de sortir de la philosophie traditionnelle et de l’esthétique moderne. Derrida élabore la théorie de la déconstruction du discours, suivant sa conception du monde qui remet en cause le fixisme de la structure pour proposer une absence de structure, de centre et de sens univoque. « La déconstruction désigne l’ensemble des techniques et stratégies utilisées par Derrida pour déstabiliser, fissurer, déplacer les textes explicitement ou invisiblement idéalistes » (Hottois 1998 : 399-400). La déconstruction s’effectue en deux périodes, à savoir une phase de neutralisation qui consiste à arracher l’objet ou le terme valorisé lors de la première phase à la logique binaire, ensuite une phase de renversement dans laquelle le rapport de force doit être détruit dans un couple hiérarchisé ; c’est la loi des équilibres. Pour Hottois, « le terme déconstruit devient donc indécidable » (Ibid : 306), c’est-à-dire qu’il n’est plus supérieur, il perd son autorité. Le postmodernisme quant à lui est un esprit, un mouvement de pensée issu de la crise de la modernité et qui prend ses distances avec la philosophie moderne. Selon ce mouvement, l’art postmoderne se veut fragmentaire, diffracté, multiforme et éclaté, bref une expérimentation de nouvelles formes artistiques. L’éclatement en micro-récits, le refus d’un idéal absolu et des formes fixes qui sont observés dans le roman postmoderne ont trouvé comme cadre d’étude la déconstruction.

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Pour ce qui est du postcolonialisme, il est un mouvement de pensée qui a été théorisé comme : « toute culture affectée par le processus impérial depuis le moment de la colonisation jusqu’à nos jours » (Ashcroft, et alii, 2012 :14). Pour Bill Ashcroft, le postcolonialisme soutient l’idée selon laquelle les genres peuvent être décrits non par des caractéristiques essentielles, mais par une imbrication de traits qui mettent en péril toute définition immuable. Ainsi, les littératures nées dans le contexte postcolonial constituent un véritable laboratoire d’observation du devenir postcolonial, dans la mesure où elles mettent généralement en cause l’impérialisme même qui les a suscitées. C’est dans cette optique que les «  postcolonial studies  » sont importantes pour l’examen du corpus en ce sens qu’elles ont pour vocation de décrire et d’ analyser les phénomènes d’appropriation ou d’abrogation, de mimétisme ou de résistance, de soumission ou de défi, de rejet ou de greffe. La déconstruction n’est finalement qu’une théorisation des pratiques artistiques postmoderne et postcoloniale en ce sens qu’elles reposent sur le discours négateur, le contre-discours, le refus de l’institué et du mimétisme. Dans un tel contexte de refus des discours et des valeurs impérialistes, quelles sont les innovations idéologique et formelle que Mongo Beti apporte à son roman de retour d’exil pour déconstruire les archétypes dominants et importés auxquels les lecteurs étaient habitués ? Dans ses trois derniers romans, Mongo Beti ne se sert-il pas d’une nouvelle approche esthétique fondée d’une part sur l’« inter », à savoir l’interlangue, l’intergenre et l’interculturalité, d’autre part sur le contre-discours qui dénie l’histoire officielle pour déconstruire l’institué, l’imposé et le prétendu idéal normatif ? De telles interrogations appellent à une lecture diachronique et comparatiste de L’Histoire du fou, Trop de soleil tue l’amour et Branlebas en noir et blanc de Mongo Beti à l’aune de la déconstruction, du postcolonialisme et du postmodernisme. D’une part, le choix de ces romans est motivé par les innovations génériques, la constance thématique et la période de leur production, d’autre part par la variation langagière et stylistique qu’ils présentent. En fait, il s’agit de 97

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montrer que dans sa vision du monde, le romancier est un artisan de la déconstruction et du postcolonialisme parce qu’il réfute les idéologies dominantes et les valeurs présentées comme supérieures à l’instar du christianisme, l’européocentrisme, la hiérarchisation des races, des cultures, des genres ou des langues. Au plan formel, ces romans de Mongo Beti ont une écriture qui épouse les contours de l’art postmoderne : l’hybridité, l’interculturalité, l’éclatement et les micro-récits. Ces phénomènes linguistiques et stylistiques sont nouveaux dans le roman de retour d’exil, du fait de l’influence des bouleversements que connaît le monde et de la dynamique dans la conception des formes, des genres et des langues, car comme le soutient Achille Bonito Oliva, le contexte actuel (postmoderne) de l’art est un contexte de catastrophe « assisté par une crise généralisée de tous les systèmes » (Oliva, 1981 : 106). La déconstruction est donc la théorie qui explique ces bouleversements normatifs dans les arts.

La déconstruction des archétypes La déconstruction est synonyme de refus, de remise en question de l’ordre hiérarchique établi entre deux ou plusieurs éléments. Dans le contexte des littératures francophones postcoloniales des années 1990, il y a une réelle volonté de se démarquer des archétypes qui se rattachent inéluctablement à l’institution et à l’histoire qui les a engendrés, les hissant au dessus des cultures dites inférieures, barbares ou indigènes. Les cas les plus flagrants sont la suprématie des principes du christianisme par rapport à la tradition, la langue française vis-à-vis des langues nationales, l’usage de la norme dans l’écriture par rapport à l’écart, puis la suprématie de la race blanche sur la race noire, la domination de l’Occident sur l’Afrique. La déconstruction de l’ordre hiérarchique entre ces différentes entités constitue la matière première des romans de retour de l’exil de Mongo Beti. Conscient que l’Afrique n’est pas libre et ne peut se développer tant que ces archétypes survivent dans la conscience de l’Africain qui, par l’occasion, se trouve plongé dans le complexe d’infériorité, le romancier amorce un contre-discours, un discours qui déconstruit et renverse l’ordre politique de la cité mondiale. 98

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Le contre-discours comme moyen de déconstruction Les romans de Mongo Beti que nous analysons soulèvent des polémiques parce qu’ils s’attaquent aux mensonges des discours officiels en leur opposant des vérités longtemps cachées. Dans ces textes, la fiction de l’auteur est un discours autre et souvent un contre-discours. Au plan extérieur, le romancier questionne les idéologies impérialistes de l’Occident comme le christianisme, le néocolonialisme, le racisme et l’ingérence que l’Occident pose comme des valeurs. De ce questionnement, survient la critique et partant, le contre-discours qui repose sur la liberté des peuples africains à disposer d’eux-mêmes, la remise en cause de la supériorité d’une race sur une autre, de l’Occident sur l’Afrique. Il s’agit de l’émergence d’une pensée libératrice qui rétablit l’égalité entre les hommes, les races, les cultures, les pays et les continents, suivant la première phase du principe de la déconstruction. Dans les romans étudiés, le romancier défend la dignité humaine et dénonce à cet effet les préjugés développés par Hegel et de Lévy Brühl, ces racistes dont les discours avaient encouragé la colonisation et la prétendue mission civilisatrice de l’homme blanc, idée que le romancier reprend dans Branle-bas en noir et blanc : « c’est sur nous (les Africains) qu’on se penche pour se faire une image des époques barbares de l’histoire de l’humanité » (M.B. 1999 :105)8. Ainsi, Mongo Beti est dans la posture d’indigné révolté qui applique dans ses écrits la mission que Paul Éluard donne au poète : C’est vers l’action que les poètes à la vue immense sont, un jour ou l’autre, entraînés. Leur pouvoir sur les mots étant absolu, leur poésie ne saurait jamais être diminuée par le contact plus ou moins rude du monde extérieur. La lutte ne peut que leur rendre des forces (Paul Éluard, 1964).

À côté de ces idéologies racistes répandues ou en passe de le devenir, défendant ces systèmes exclusifs, ségrégationnistes et inhumains, Mongo Beti développe une pensée déconstructiviste visant la démythisation et le renversement de ces discours dominants. En critiquant Camara Laye pour son indifférence et son refus de dénoncer les abus 8  Pour des besoins d’économie, nous abrégerons Mongo Beti par M.B.

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de la colonisation, Mongo Beti se revendiquait être anticolonialiste, anti-impérialiste et plus tard, il devient anti-dictateur et anti-néocolonialiste. L’auteur reconnaît le caractère réaliste et engagée de ses romans : « Il s’agit de s’attaquer aux problèmes concrets auxquels est confronté l’Homme africain d’aujourd’hui, et au besoin, d’y proposer […] des « issues de secours », c’est-à-dire des solutions de rechange » (M.B., 1989:118). Cette prise de position en faveur de l’engagement des auteurs africains face à l’histoire traumatique de leur continent est à l’origine des propos acerbes que Mongo Beti tient à l’endroit de Camara Laye. En 1954, sous son vrai nom Alexandre Biyidi, Mongo Beti produisait déjà « L’enfant noir », un article consacré à Camara Laye et à son roman qui avait le nom du titre dudit article. Mongo Beti s’étonnait de la surprenante indifférence du romancier Camara Laye face aux réalités tragiques qui frappaient le continent à cette époque. En le faisant, Mongo Beti donnait ses orientations littéraires, son esthétique scripturale, son idéologie et sa vision du monde. Pour lui, Camara Laye développe une « littérature gratuite » ; il relate ses souvenirs d’enfance, c’est-à-dire le « pittoresque le plus facile » (Biyidi, 1954 : 420). En 1955, Biyidi revenait sur la même question dans un autre article, «Afrique noire, littérature rose » où il critiquait Camara Laye et Ousmane Socé, les qualifiant de « pittoresquistes » (Biyidi, 1955 : 135), car, disait-il, « écrire sur l’Afrique noire, c’est prendre parti pour ou contre la colonisation. Impossible de sortir de là. Le voudrait-on, on n’y parviendrait pas. Ami ou ennemi, tel est bien le dilemme » (Biyidi, Ibid). Déjà épinglée comme une source d’exploitation, d’asservissement et d’abus de toute sorte dans ses anciens romans, la prétendue valeur idéale qu’est le catholicisme n’a pas bonne image dans le dernier roman de Mongo Beti, Branle-bas en noir et blanc. Le romancier fait un retour à la complicité entre le prêtre catholique et le pouvoir dictatorial dans les enlèvements, la séquestration, les viols, la déstabilisation des familles et des sociétés. L’abbé Roger est parmi ceux qui enlèvent et retiennent en captivité les huit jeunes filles dont Élisabeth que le prêtre cherche à coucher de force : « c’est maintenant le prêtre qui me presse, c’est un 100

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homme répugnant, et qui passe son temps à mettre sa main sur mon sexe. Il prétend que seule sa semence peut me rendre miraculeusement ma fécondité » (M.B., 2000 : 165). En d’autres termes, le catholicisme n’est pas un idéal au regard des dérives que les hommes sensés être des modèles sont rendus coupables. Le romancier tente donc de déconstruire cette image mythique du catholicisme dans la société africaine. La question de la hiérarchie des races et des complexes qu’elle génère est également à déconstruire. En effet, le mythe du Blanc comme être supérieur s’est implanté en Afrique au point où le Noir vit dans un complexe d’infériorité qui le pousse à douter de son humanité, à sublimer le Blanc. En suivant les propos de la mère de Nathalie, personnage du dernier roman de Mongo Beti, le complexe d’infériorité du Noir et celui de supériorité du Blanc continuent de faire chemin dans la conscience des Noirs. Dans la causerie de retrouvailles entre Nathalie et sa maman, il ressort clairement que la maman de Nathalie perpétue ce mythe que Mongo Beti tient à déconstruire : « Ékyé, mon petit garçon, tu te trompes si tu t’imagines que le Christ du Blanc et le nôtre, c’est le même. Notre évêque le sait bien, il a des femmes, lui, mais là-bas un évêque n’a pas de femme, tu vois bien ma carpe. L’esprit de l’homme blanc et le nôtre, ça ne sera jamais pareil » (M.B., 2000 :104-105). Ainsi, ce contre-discours de Mongo Beti déconstruit et dévalorise le catholicisme, cette doctrine dont l’idéologie méprise les traditions africaines comme la polygamie, l’animisme et autres croyances ancestrales. En dévoilant les abus et les non-dits du système, le romancier remet le catholicisme au rang des doctrines impérialistes à déconstruire. Le processus de déconstruction est également investi dans la démythisation de la nécessité d’assistance de l’ancienne métropole à l’ancienne colonie, considération qui tente de légitimer le néocolonialisme. Mongo Beti ne se contente pas du discours officiel qui clame l’indépendance des anciennes colonies. Pour lui les indépendances des pays francophones sont factices ; les relations Nord-Sud et les accords inégaux sont le socle du néocolonialisme occidental qui s’appuie sur l’assistance technique, militaire – comme si les Africains demeurent toujours des incapables ou des éternels enfants – et l’aide au 101

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développement pour davantage asservir et exploiter l’Afrique. Il est une nouvelle forme d’impérialisme de l’Occident sur l’Afrique à travers les Organisations internationales, les Bailleurs de fonds, les pourvoyeurs d’aide au développement qui imposent des politiques et les modes de gouvernance aux jeunes États. Vu cet ordre mondial, la déconstruction de la hiérarchie entre le Nord et le Sud est indispensable afin de renverser la nature des rapports qui épargne l’Afrique de la domination. Cette déconstruction envisage donc la mort des rapports verticaux pour établir l’horizontalité, l’égalité entre l’ancienne métropole et ces États, selon le principe des équilibres de Jacques Derrida, au nom de la souveraineté internationale. Dans L’Histoire du fou, l’avocat marron Eddie décrie cette ingérence en ces termes : « Les Dinosaures nous emmerdent eux aussi après tout, tu ne crois pas ? Y en a marre, nom de Dieu ! Nous sommes à la fin du vingtième siècle. Interventions étrangères, domaines réservés, prés carrés » (M.B., 1996 : 81). La destinée politique et économique des nouveaux États indépendants est agrippée au système financier international et aux bailleurs de fonds tels que le FMI, la Banque Mondiale, deux armes économiques aux mains de l’Occident qui s’en sert pour avaliser les régimes dictatoriaux. Au cœur des Putschs se trouve toujours l’ancienne métropole contre les régimes qui ne protègent plus ses intérêts, comme le souligne le frère aîné du chef de l’État après un putsch : « Nous avons la confiance du Fond monétaire international et de la Banque mondiale, sans compter le ministre des finances et le ministre de la coopération de notre ancienne métropole  » (M.B., 1996:107). Mongo Beti tient également un contre-discours qui contredit l’effectivité des indépendances que la France prétendait avoir accordées aux anciennes colonies, pourtant celles-ci sont factices et de façade, car il est question d’un placement stratégique au pouvoir de simples marionnettes à la solde de l’ancien maître. Les colonies françaises, et même les nations placées sous tutelle, sous mandat ou sous protectorat français comme le Cameroun, le Togo et le Maroc, n’ont jamais été effectivement indépendantes. Le romancier déconstruit le discours 102

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officiel qui clame l’indépendance, dénonçant par la même occasion les prétendues largesses et les aides que la France leur accorde, sans exposer les contreparties des accords toujours inégaux. Dans une telle perspective, la déconstruction vise la poursuite du processus de décolonisation :  L’attitude et les arrière-pensées de l’ancienne métropole inspiraient d’ailleurs des conjectures aussi extravagantes que contradictoires. Usant tantôt d’un savoir-faire débonnaire, de rouerie ou de cynisme, cette puissance occidentale, forte de son honorabilité, et surtout d’une image habilement entretenue de générosité et de modernité, avait réussi la gageure de maintenir dans la posture humiliante du protectorat colonial des Républiques africaines dont le statut juridique équivalait théoriquement à la pleine souveraineté (M.B., 1996:133).

Les trois dernières fictions de Mongo Beti posent la question des rapports conflictuels entre l’Occident et le continent africain à l’ère postcoloniale que le romancier nomme à dessein période néocoloniale. Développant la pensée postcoloniale et l’esprit de déconstruction, le romancier cherche à démonter le mythe de la supériorité de l’Occident sur l’Afrique, renverser le rapport entre les entités et atteindre l’égalité, synonyme d’équilibre. Un discours anti-impérialiste Dans Trop de soleil tue l’amour et Branle-bas en noir et blanc, l’intrigue est continue et le contexte sociopolitique identique. En premier lieu, c’est un discours qui déconstruit la Françafrique que déroule Mongo Beti à travers ses personnages révoltés, au moment où les dictateurs, soutenus par la France, accourent aux différents forums qu’organise la France protectionniste pour préserver son pré-carré : Nous n’aimons pas les Français ici, déclarait le patron ; ces gens là n’ont jamais oublié qu’ils ont été nos maîtres […] Les Français nous n’en voulons plus ici, mais alors plus du tout. Mais est-ce que c’est leur problème ? D’abord ce fut leur foutu franc CFA, une vrai calamité. Et voilà qu’ils viennent nous casser les pieds avec leur francophonie (M.B., 1999 : 27-28).

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Ce discours romanesque de Mongo Beti est d’autant plus critique qu’il s’appuie sur les événements qui lui donnent raison de rejeter la françafrique. Dans un accent provocateur et dans une intrigue révélatrice, la pensée postcoloniale de Mongo Beti l’amène à dire non à la françafrique, une association sournoise – sans aucun fondement juridique – par laquelle l’ancien maître contrôle ses intérêts dans son pré-carré, loin de cette prétendue amitié. Dans ce qu’il qualifie de chronique, le romancier évoque la politique anti-migratoire de la France, pourtant membre de la francophonie et amie avec l’Afrique : À l’époque de cette chronique, polluée par une lepénisation galopante, Eddie, accusé de trafic de stupéfiants, a été expulsé de France par charter – c’était au début des années 80, bien avant que cela ne devienne une mode avouée avec le ministre Charles Pasqua lors de la première cohabitation (Ibid : 45).

Quoi d’anormal lorsque nous savons que Mongo Beti a toujours tenu un discours franc et véridique en ce qui concerne les questions de la liberté, de l’avenir de l’Afrique et de son pays. Voilà pourquoi, tout en démythisant la supériorité et les privilèges de l’Occident, il considère qu’aux grands maux, les grands remèdes. Il tient un discours égalitaire entre l’Afrique et la France au nom de l’égalité entre les États. Cette vision bestienne des rapports étatiques rentre dans la logique de « décomplexion », de rétablissement des rapports équilibrés entre l’Afrique et la France. Dans ce cas, nous faisons face à un discours dans lequel le jeune avocat Eddie dénonce sans détour le néocolonialisme de la France et le mépris qu’elle a pour les immigrés issus des anciennes colonies : « Les Français nous sortent par les yeux avec leur francophonie et leur franc CFA, et voilà qu’ils se mettent à expulser nos frères de chez eux, et encore par charters entiers ; il est temps qu’ils nous foutent définitivement la paix ici et s’en aillent chez eux, à leur tour » (Ibid : 50). Respectivement, les propos de PTC et d’Eddie rejoignent les prises de position de Mongo Beti contre la françafrique et la francophonie, tout ce qui laisse encore planer l’ombre de la France sur ses anciennes colonies qu’elle tente de garder sous son joug. Le romancier déconstruit 104

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ainsi la francophonie et la françafrique, instances éloignées des relations d’égalité et d’amitié entre la France et ses anciennes colonies. Outre la France, le discours de Mongo Beti est frondeur et révélateur des dessous de l’action internationale des États-Unis d’Amérique vers l’Afrique. Les exigences de démocratie faites à l’Afrique par la France et les États-Unis sont une action néocoloniale par laquelle les puissances occidentales provoquent un désordre social à travers les revendications de multipartisme, de démocratie, des droits de l’homme et des libertés du citoyen afin de s’ingérer dans les affaires intérieures des États, sous prétexte de rétablir la paix, la sécurité et de protéger leurs ressortissants, sans oublier le prétendu droit humanitaire. Pour Mongo Beti, cette exigence de la démocratie en Afrique relève des manœuvres géostratégique et géopolitique permettant à l’Amérique de rattraper le retard de sa présence dans les anciennes colonies qui présentent d’énormes potentialités en matière de ressources naturelles. Le personnage de Mongo Beti, le grand notable à la saharienne, sbire du régime et défenseur de la France qui les soutient dénonce donc cette entreprise américaine en Afrique : Les perspectives ne sont plus certaines depuis la fin de la guerre froide. Les Américains, libérés de leurs soucis là-bas, se répandent partout. Ils veulent tout et ils trouvent ici des relais. C’est ça le drame. Alors on parle de démocratie, de corruption, de droits de l’homme, mais tout ça c’est la propagande américaine pour évincer nos vieux amis français (Ibid : 183).

Loin de se limiter à l’Occident comme seul et unique oppresseur de l’Afrique, Mongo Beti tente d’exorciser l’Afrique et les Africains des démons de la médiocrité, de la soumission à l’ancien maître, de la dictature et de la violence. Un discours postcolonial exorcisant et actualisé Le postcolonialisme étant une dénonciation de l’européocentrisme qui assujettit le reste du monde dit périphérique, Mongo Beti se positionne comme le démolisseur de cette idéologie d’une épistémè centrée sur la pensée occidentale. C’est dans ce contexte que cet intellectuel 105

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issu d’une Afrique colonisée développe la pensée postcoloniale qui lui permet de déconstruire l’ordre mondial institué par le centre (l’Occident) et qui est imposé à la périphérie (les anciennes colonies). En suivant Homi Bhabha, dans les Lieux du discours, le postcolonialisme est une contestation « des forces inégales et inégalitaires de représentation culturelle qui sont à l’œuvre dans la contestation de l’autorité politique et sociale au sein de l’ordre mondial moderne » (Homi Bhabha, 1994:171). Le postcolonialisme ne saurait être chronologiquement situé dans l’après-indépendance, mais dans la construction d’une pensée qui débute bien avant l’accession des colonies à l’indépendance. Les trois derniers romans de Mongo Beti ont une thématique nouvelle, contextualisée et adaptée à la sociopolitique mondiale et continentale. En effet, face à la puissance du néocolonialisme que les colonisés considèrent comme une fatalité insurmontable, Mongo Beti tient un discours autre, celui qui montre la vulnérabilité du système si l’Afrique se révolte. Dans un examen minutieux de la scène politique dans les jeunes États africains, Mongo Beti réfute tout discours tendant à admettre l’effectivité de l’indépendance des colonies françaises et le lien que la dictature entretiend avec la barbarie de l’Africain. En déconstruisant le discours d’une indépendance réelle, Mongo Beti tient le contre-discours du néocolonialisme et des indépendances mal acquises : L’indépendance proclamée le 1er janvier 1960 dans le tumulte, la discorde et le sang, trois tragédies dont le mariage maléfique allait infliger tragédie sur tragédie à notre peuple […] L’indépendance, c’est à elle qu’il faut toujours revenir, comme la source de nos malheurs (M.B., 1996 : 13).

Pour Mongo Beti, le chaos dans les anciennes colonies françaises est un crime prémédité par l’ancien maître qui s’en sert comme prétexte pour demeurer dans les territoires qu’il n’a jamais voulu abandonner. Tout en dénonçant les marionnettes qui furent propulsées au pouvoir par la France afin de préserver leurs intérêts, le romancier trouve donc comme stratégie cette assistance par les accords militaires et l’ingérence politique, car les dictateurs bénéficient du soutien de l’ancienne 106

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métropole : « on parle d’une intervention militaire imminente de l’ancienne métropole. C’est bien là notre éternelle malédiction. Est-ce qu’ils nous foutront un jour la paix ? » (Ibid : 182). En ce qui concerne les dictatures dans ces États africains aux lendemains des indépendances, le romancier refuse de les accepter comme une fatalité ; il déconstruit l’idéologie de la peur et du mutisme auquel elles réduisent les populations, grâce à la publication des romans pamphlétaires qui appellent le peuple à se soulever massivement pour récupérer le pouvoir. Les illustrations métaphoriques et symboliques de ces appels à la révolte sont les figures de Martin Luther King, de Kabila et de Mandela. Les indépendances accordées aux anciennes colonies françaises sont illusoires pour Mongo Beti. En effet, le romancier se donne pour mission la dénonciation du néocolonialisme qui continue de placer dans une position inégale l’ancien maître et le nouvel État souverain, toujours contrôlé par le premier, même s’il est vrai que la situation internationale est de plus en plus instable avec les incursions des Américains dans le Monde.

La déconstruction de la langue et du type romanesque Les textes fictifs de retour d’exil de Mongo Beti font dans l’innovation générique au point où la typologisation du texte dans le genre tombe presque en désuétude, car les choix génériques sont fonction des contraintes esthétiques que s’impose le romancier dans le contexte de la littérature monde. Dans une interview accordée à Célestin Monga, Mongo Beti disait d’Ahmadou Kourouma au sujet de son roman Le soleil des Indépendances qu’il était un illettré, parce que le texte de Kourouma était rédigé dans une langue éloignée de toute norme du français. Cette critique faite à la langue romanesque du Soleil des indépendances insinue que Mongo Beti est un classique de la langue française et qu’il est un adepte des canons scripturaux du genre romanesque. En effet, le romancier africain des premières heures de la colonisation se trouve confronté à un défi, au regard du dénigrement dont il est victime. 107

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Ce défi est celui de s’affirmer comme un homme à part entière, capable de faire autant que les Occidentaux, de parler et d’écrire leur langue. Pour un rappel important allant dans ce sens, Mongo Beti, exilé en France, a réussi à l’Agrégation en lettres classiques. Si la langue d’écriture de Mongo Beti respecte donc les normes de la langue française, de 1954, date de publication de Ville cruelle, jusqu’en 1996, date de publication de L’Histoire du fou, il n’en est pas de même dans ses deux dernières fictions narratives que sont Trop de soleil tue l’amour et Branle-bas en noir et blanc. Norme langagière du récit et écart langagier du discours Pris dans le choc de deux cultures opposées et en conflit, beaucoup d’intellectuels africains amorcent le processus d’affirmation de leurs aptitudes linguistiques en français, délaissant leur culture au profit d’une culture étrangère. Cette migration est synonyme d’aliénation, d’assimilation et d’asservissement à une culture imposée comme supérieure. La pensée postcoloniale, fondée sur le refus d’une telle attitude, se donne pour mission la contestation de l’assimilation et le rejet d’une pensée manichéenne qui considère comme barbare et rétrograde la culture du Noir. Partisan du discours subversif selon la logique de la pensée postcoloniale, Mongo Beti se sert désormais du discours direct pour subvertir la langue française tout en conservant la pureté de la langue dans le discours narrant. Que s’est-il donc passé après L’Histoire du fou pour que ses deux dernières publications accordent une place de choix au « parler local », « aux traductions littérales ? Cette caractéristique francophone évidente dans Trop de soleil tue l’amour et dans Branle-bas en noir et blanc témoigne de la présence de plusieurs indices scripturaux de la pensée déconstructive qui est à l’origine de l’esthétique postmoderne. En effet, la langue française cohabite très mal avec l’ewondo, la langue première des populations autochtones des romans de Mongo Beti. La conséquence de ce mauvais mariage est une instabilité linguistique, une tentative des populations de franciser l’ewondo, de traduire littéralement leurs messages conçus en ewondo dans la langue française 108

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dont elles ne maîtrisent pas les règles de fonctionnement, sans oublier la pauvreté lexicale. Mongo Beti appelle d’ailleurs ce parler « le français africain » (M.B., 2000 : 101), du modèle « les mange-mille » (Ibid : 16), «  bordelle  » (Ibid  : 23), «  magida  » (Ibid  : 57), «  cotisation  » (Ibid : 87), « les voleurs dérangent » (Ibid :101), « le circuit » (Ibid), « fais quoi fais quoi » (Ibid : 242), « va là-bas avec le type-là » (Ibid : 255), « l’excédent introduit l’excédentaire » (Ibid : 269), « mon vieux parapluie-là même est foiré » (Ibid : 227), « un coup de vol » (Ibid : 279), « il y a un faux type qui voulait la couiller » (Ibid : 286). Dans Trop de soleil tue l’amour, de tels exemples sont également visibles à l’instar de « Ça veut même dire quoi ? » (M.B., 1999 : 61), pour ne citer que cet exemple. Il est alors question d’une volonté de l’auteur de traduire la pensée, l’idée et sa portée sémantique et non la langue, car « le véritable problème posé dans le roman est celui de la capacité du langage à atteindre la vérité des choses, lorsqu’il s’agit de passer d’un univers linguistique à un autre, d’une culture à une autre » (Blachère, 1999 :138). Le régionalisme lexical (Francard et Latin, 1995) de Mongo Beti est à la fois conscient et porteur de signification. Pour mieux lire et comprendre la pensée de Mongo Beti, il faut avoir une parfaite maîtrise du parler camerounais, car son style est un bégayement, selon la logique de Gille Deleuze : « Le grand écrivain est celui qui bégaie dans sa langue, qui fait bégayer la langue et qui taille dans celle-ci une sorte de langue étrangère » 2001 :37). Ce constat est une évidence chez Mongo Beti dans la mesure où son œuvre romanesque s’illustre par le bégaiement, l’emboîtement, la rupture, l’éclatement et la dérive. Le romancier prend donc ses distances vis-à-vis de la norme langagière qui jadis était un défi pour l’intellectuel africain, des modèles immuables issus du modernisme occidental que l’histoire avait imposé à l’Africain, d’où la prévalence des micro-récits, la démolition des frontières entre le récit et les autres genres, donnant lieu à un genre hétéroclite dans lequel émerge l’interlangue et les écarts, suivant la logique de l’art postmoderne.

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La postmodernité de l’écriture bestienne Le XXe siècle est marqué à ses débuts par le déclin du modernisme et l’avènement des mouvements de contestation et de révolte à l’instar du néo-modernisme, du cubisme, du dadaïsme et du surréalisme. Ces mouvements orientent différemment la perception de la réalité et du monde. Les deux guerres mondiales ont montré le plus haut degré de la barbarie et les limites de la raison humaine. Les traumatismes causés par ces deux tragédies ont entraîné des bouleversements dans le mode de pensée occidentale. Dès la seconde moitié du siècle, les artistes s’inspirent de la diversité pour réformer l’art en expérimentant de nouvelles formes, c’est le postmodernisme. L’expression artistique de ce mouvement pendant la seconde moitié du XXe siècle est l’éclatement et l’expérimentation des (nouvelles) formes. Au plan littéraire, le postmodernisme exploite la dislocation et l’éclatement des formes romanesques classiques ; il substitue les macrorécits par les micro-récits comme le déclare Jean François Lyotard : « Dans la société et la culture contemporaine, société postindustrielle, culture postmoderne, […] le grand récit a perdu sa crédibilité, quel que soit le mode d’unification qui lui est assigné : récit spéculatif, récit de l’émancipation » (Lyotard, 1979 : 63). Par macro-récit, il faut entendre les récits enchâssants, c’est-à-dire les grandes histoires de guerre ou de conquête qui inspiraient les écrivains et s’imposaient comme thèmes majeurs dans la littérature, la peinture et le cinéma. Pour Georg Lukács, la forme romanesque ne saurait aucunement être définitive dans la mesure où la fiction romanesque n’est qu’une sorte de mimétisme de l’univers, lui même en perpétuelle évolution/révolution. Aussi, dit-il, La problématique de la forme romanesque est le reflet d’un monde disloqué. C’est pourquoi le caractère « prosaïque » de la vie n’est qu’un symptôme, entre beaucoup, du fait que dorénavant la réalité ne fournit plus à l’art qu’un terrain défavorable, en sorte que le problème central pour la forme romanesque est que l’art doit en finir avec les formes totales et closes qui naissent d’une totalité d’être en soi achevée, avec tout un univers de formes en soi immanentes et parfaites (Lukács, 1963 : 12)

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En remettant en cause la fixité de la langue et des formes romanesques Mongo Beti s’oppose à la vision Occidentale de l’art qui est imposée à l’Afrique, vision qui n’est plus d’actualité en Europe depuis l’avènement du déconstructivisme et du postmodernisme. Lorsqu’on parcourt les romans de Mongo Beti que nous analysons, l’on se rend à l’évidence que cet auteur accorde une place privilégiée à l’esthétique postmoderne qui repose sur la diffraction, les micro-récits et l’insolite. Dans le corpus, les micro-récits sont multipliés. Il est vrai que L’Histoire du fou porte sur les putschs et les dictatures postcoloniales avec la complicité de l’ancienne métropole, mais ce supra-texte est galvaudé par des intrigues parallèles aux tonalités diverses. C’est le cas de l’histoire quotidienne de Zoételeu jouant à l’héroïsme dans son village en état d’ivresse, criant de douleur pendant la bastonnade dans une cellule. L’on peut également y lire le pathétique à travers le microrécit du fou qui déambule nu dans une rue sous le regard des femmes et des enfants : « On voit un jeune homme, trente ans au maximum, nu comme le fut, dit-on, le premier homme dans le jardin de l’Éden, déambuler dans les rues populeuses du grand port » (M.B., 1996 : 9). Plus nombreux sont encore les micro-récits dans Trop de Soleil tue l’amour et dans Branle-bas en noir et blanc. En effet, ces deux textes qui sont du même type romanesque, à savoir le polar, ont la même intrigue, le second étant la continuité des événements du premier. Ainsi, au-delà du supra-texte qui se rapporte à la dictature qui réprime les revendications démocratiques du peuple, les deux romans développent les récits d’intrigue amoureuse. Les tribulations de Zamakwé et d’Élisabeth oscillant entre querelle, rupture et réconciliation, traversent le roman de part et d’autre. Voici quelques propos où Élisabeth s’insurge contre l’attitude de Zamakwé : « Tiens, tiens ! Alors, comme ça, quand tu me dis « sale pute », c’est parce que tu m’aimes ? » (M.B., 1999 : 16), la même Élisabeth qui entretenait des relations amoureuses avec Georges, à l’insu de son ami Zamakwé. Les faits divers font partie de la trame narrative de Trop de soleil tue l’amour. L’annonce de la découverte d’un corps au domicile de Zamakwé vient perturber une 111

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réunion dans le journal, plongeant le personnage dans des démêlés avec la police : « Un cadavre dans l’appartement d’un journaliste, et quel journaliste ? Le plus militant, le plus redouté des gens en place… » (Ibid : 30). Pour ce qui est des faits humoristiques, l’on découvre le récit de la fuite d’un prétendu voleur, nu, pourchassé par une meute de gens armés et prêts à découdre avec lui : Le fait est qu’un jeune homme dégingandé, nu comme au jardin d’Éden, courrait à une vitesse de bête fauve, se tortillant en un déhanchement que seule l’énergie du désespoir pouvait justifier, car le fuyard était poursuivi par une meute d’autres jeunes  […] et brandissaient des gourdins, de gros cailloux, des barres de fer (Ibid : 152).

Branle-bas en noir et blanc nous offre autant de micro-récits qui se côtoient dans le roman. Poursuivant le macro-récit du chaos généré par les revendications démocratiques et les répressions policières qui s’en suivent, le roman est parsemé de micro-récits non négligeables. L’assassinat du magida pédophile par l’inspecteur Norbert en est l’exemple : « Avant que la Mercedes du magida, empêtré dans de fausses manœuvres à force de panique, ait pu démarrer, Norbert l’a rattrapé » (M.B., 2000 : 64). Le récit du commando formé par Eddie, le faux détective privé qui réussit, malgré les difficultés innombrables, la libération d’Élisabeth et des autres jeunes filles en captivité est également en avant. L’on prendrait comme autre exemple l’histoire d’Antoinette à la quête d’un Blanc qui la ferait voyager vers l’Europe paradisiaque : « Je ne peux plus supporter notre pays-là, ouais. Eddie, je veux partir ailleurs. Tu connais beaucoup d’amis, toi. Tu m’en donnes un qui peut m’emmener dans son pays » (Ibid : 95). Le récit du démasquage du faux marabout Moustapha Ben Larbi Ben Moustapha, de vrai nom Gaston le Chauve qu’Eddie réussit à démasquer en arrachant le turban est encore plus amusant : Enfin, Eddie a quand même fini d’en finir, il a regardé l’individu sans turban désormais, bien en face, les yeux dans les yeux, avant de lui dire : Je te connais, toi, avec ta calvitie ! Tu passais les étés à la 112

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résidence universitaire d’Antony dans les années soixante-dix, non ? (Ibid : 195-196). Le fait le plus humoristique est la prise de la grande bâtisse de Grégoire par le commando d’Eddie, George et leurs compagnons ; elle s’achève par l’échec à cause de l’intervention d’un berger allemand qui vient renverser le rapport de force de manière inattendue : Une fille disparut pour revenir bientôt, suivie du géant qui était lui-même suivi d’autant de costauds que ceux qui accompagnaient Grégoire. Instinctivement, les deux troupes se rangèrent en ordre de bataille […] Comme il arrive souvent dans les grandes batailles, un élément imprévisible vint renverser le rapport de forces. À la troupe d’abord peu exaltante du géant s’ajouta bientôt un homme qui tenait fermement en laisse un immense berger allemand de couleur noire (Ibid : 162).

Il est évident que l’œuvre romanesque de Mongo Beti a connu une évolution et même une révolution au regard de l’implication de l’écriture postmoderne grâce au recours aux micro-récits et surtout à l’émergence d’un roman hybride. La postmodernité repose sur une réévaluation du monde et des phénomènes, sur la volonté de les appréhender d’une nouvelle façon. Le mélange des cultures, tout au long du XXe siècle, induit à terme des conflits entre les systèmes de valeurs et remet en cause leur absoluité. Si une forme d’art prévaut dans un système d’évaluation, elle n’a pas nécessairement une valeur identique dans un autre système, d’où la nécessité de la déconstruction qui permet de relativiser les valeurs, notamment la langue. Les réformes de la langue : interlangue et interférence Les deux dernières publications de Mongo Beti marquent un décalage par rapport aux autres sur le plan de la langue. Il faut toutefois lever l’équivoque : la langue du narrateur de Trop de soleil tue l’amour comme celle de celui de Branle-bas en noir et blanc ne souffre d’aucun reproche en matière de norme. Ce sont les personnages qui s’expriment à leur compte propre au style direct qui sont responsables des emprunts à d’autres langues, de la traduction littérale de leur langue maternelle 113

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en français, et des formes langagières incorrectes. L’émergence d’une nouvelle pensée, d’un renouvellement de l’art romanesque africain a certainement eu une influence sur Mongo Beti, en dehors de son séjour dans la société camerounaise de retour de l’exil. Il se rend à l’évidence que ses compatriotes usent d’une langue française étrange qui épouse les formes syntaxiques de l’ewondo et emprunte le lexique à d’autres langues, c’est le français tropicalisé. Pour marquer son intégration dans cet univers linguistique camerounais et toucher davantage les lecteurs, le romancier se résout à la vernacularisation, à cette langue tropicalisée qui est quotidiennement employée par les locuteurs camerounais. Selon Alioune Tine, la « vernacularisation » littéraire est « l’ensemble des procédures scripturales, narratives, énonciatives et pragmatiques qui spécifient dans le texte français les signes d’appartenance et de reconnaissance linguistique, culturelle et ethnique de l’auteur (et du récepteur) » (Alioune Tine, 1995 : 87). En 1979, Mongo Beti revendiquait déjà son esprit d’ouverture et son caractère progressiste : « Moi, je suis un homme de gauche. Je suis partisan de l’évolution des choses. Il faut qu’une société, qu’une culture reste ouverte pour pouvoir s’adapter à toutes les évolutions, à tous les changements» (cité par Anthony O. Biakolo, 1979 : 110). L’interlangue est la pratique d’une langue apprise avec des structures grammaticales et lexicales inadéquates, reflétant le contact avec une langue première. Mongo Beti, dans ses deux dernières publications, utilise des mots « fada » (Ibid : 154), mauvaise prononciation de « Father », le père en Anglais et dont le sens ici est celui du prêtre ou le missionnaire catholique Blanc. Nous avons « Sita » (Ibid : 85) qui est un régionalisme, «  Métalina  » (Ibid : 85) qui est une fausse prononciation de Madeleine. Nous avons aussi des expressions et des phrases « tu es même comment ? » (M.B., 1999 : 106), « Tu as même vu quoi ? » (Ibid : 115), « Ékyé, Norbert, mon garçon-la, tu es même comment ? » (Ibid : 137). Cette dernière série montre l’usage particulier de la phrase interrogative par les locuteurs africains. Ces derniers entremêlent les interjections de la langue ewondo et la traduction littérale de la structure syntaxique de l’interrogation telle qu’elle existe en 114

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ewondo qui ne connaît pas l’inversion du sujet. Faisant le point sur la traduction littérale, Antoine Berman trouve qu’elle est une stratégie qui rend compte de l’altérité du texte source, de ses systématismes et de son étrangeté. Les romans de Mongo Beti, comme beaucoup de textes francophones, possèdent des aspects intraduisibles qui assurent ce que le critique entend par « auto-affirmation » (Berman, 1985 : 60). En plus des interjections de l’ewondo et des traductions littérales, le narrateur relève longuement des barbarismes, des fautes fréquemment trouvées dans les écrits et les reportages de journalistes et autres locuteurs francophones d’Afrique : « éventrer un complot, sabrer le champagne, une fosse sceptique, la politique de l’Autriche, perpétuer un assassinat, les méthodes qu’il utilisait, la rumeur circule vite par le bouche-à-bouche, ce fait participe d’une stratégie de fraude caractérielle » (M.B., 1999 : 147-148). Nous retrouvons dans les deux derniers romans de Mongo Beti des interjections empruntées à la langue vernaculaire. Cette présence trouve sa justification dans le problème de la traduction que pose Jacques Derrida : « Un corps verbal ne se laisse pas traduire ou transporter dans une autre langue. Il est cela même que la traduction laisse tomber. Laisser tomber le corps, telle est même l’énergie essentielle de la traduction » (Derrida, 1967 : 312). Or, Mongo Beti est un romancier qui recourt régulièrement à la dérision, à l’ironie et à la moquerie que véhiculent ces expressions dans la langue ewondo et dont la traduction et la littérarisation ne porteraient pas l’effet voulu par l’auteur. En plus de vouloir ridiculiser une catégorie de personnages de l’administration, nous faisons face à des « habitus » linguistiques d’une communauté dont le romancier voudrait présenter les tares : « NnaWama ! » (M.B. 1999 : 31), qui est un juron et que le romancier prend le soin de traduire en note de bas de page, « Aka » (M.B., 2000 : 23) qui signifie « tu agaces ». Il existe également des néologismes comme « Mallam » (Ibid : 150) qui veut dire « magicien ou tradi-praticien ». Ces deux romans de Mongo Beti se caractérisent finalement par une interlangue du fait de l’interculturalité nourrie par un mélange de la matérialité langagière issue de la tradition orale africaine, des langues 115

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locales et de la langue étrangère (officielle dans le pays) qui s’impose à eux. Il s’agit finalement là d’une littérature située dans un espace d’interculturalité « the space in-between » (Bhabha, 1994) qui implique l’interlinguisme. Du décloisonnement des langues, l’on peut observer une intersection des types romanesques. Le décloisonnement des types romanesques  Que ce soit pendant la période coloniale ou la période postcoloniale, Mongo Beti a toujours évité le roman historique, même si l’histoire occupe une place de choix dans ses romans. Par histoire, nous entendons les faits sociopolitiques. L’histoire n’est donc que la matière qui inspire l’auteur, mais il ne la reproduit point ; elle n’est qu’un mode d’explication de l’actualité des événements qui sont narrés dans ses œuvres. Aussi, le romancier avoue-t-il : « J’ai toujours eu un rapport existentiel avec l’écriture. J’écris ce que je vis. Entre ma vie, mon existence vécue et mes écrits, il y a constamment un va-et-vient. Donc si je fais des expériences nouvelles, je les transposerai dans des écrits » (M.B., 2005 : 138). Il s’agit là d’un aveu de l’auteur pour sa technique de création romanesque, d’où les thèmes liés à l’actualité sociopolitique. En tant que discours sur le discours dont le but est de déconstruire la version officielle des faits, le roman de Mongo Beti n’est pas un simple récit, car le ton est variant en fonction de la nature de l’événement narré. Dans le discours du narrateur et des personnages, l’on relève les allures de l’essai, de la chronique, de l’insolite et du drame. Le roman de Mongo Beti est un métarécit, c’est-à-dire un discours sur le discours, d’où la situation de ce texte à mi-chemin entre le narratif et l’essai parce qu’il réécrit l’histoire en la développant en sa manière. Les textes francophones portent un regard critique sur le discours dominant tenu par les autorités coloniales et les autorités politiques usurpatrices issues des dictatures. Les romanciers révoltés font dans le contre-discours. Dans le cas de Mongo Beti, le type romanesque est hybride parce qu’il emprunte tantôt à l’essai, tantôt au drame, tantôt à l’humour. Pour ce qui est de l’essai, plusieurs passages des textes de Mongo Beti sont des diatribes, revenant sur des événements et des discours polémiques. C’est 116

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dans ce sens qu’il fait une critique de la modification de deux vers de l’hymne national du Cameroun : « tu te rappelles ces deux vers de notre hymne national primitif que nos enculés de corrompus ont vite fait de supprimer pour les remplacer par des paroles de la dernière platitude : autrefois tu vécus dans la barbarie…peu à peu tu sors de la sauvagerie » (M.B., 2000 : 202). Un autre passage discursif concerne la déclaration de Senghor : «  l’émotion est nègre comme la raison est Hélène  », ces propos controversés du célèbre poète africain qui semblaient donner raison à l’Occident. Le romancier camerounais ne manque pas de lancer une boutade à son endroit : « démenti à Senghor qui prétend que la raison est hellène, l’émotion nègre » (Ibid : 178).  Il s’inscrit en faux contre l’humanisme de la France qui rapatrie dans des conditions humiliantes les Africains par charter, « les lois Pasqua » : «  À l’époque de cette chronique, polluée par une lepénisation galopante, Eddie, accusé de trafic de stupéfiants, a été expulsé de France par charter- c’était au début des années 80, bien avant que cela ne devienne une mode avouée avec le ministre Charles Pasqua » (Ibid : 45). Une remise en cause du système néocolonial qui s’appuie sur la prétendue coopération, les bailleurs de fonds et les organismes internationaux : FMI, Banque Mondiale, etc., l’ingérence occidentale dans la politique interne des pays africains. L’hypocrisie de l’Occident sur le discours démocratique et les droits de l’homme n’est pas de reste. Dans L’Histoire du fou, PTC émet un souhait de révolte qui est la volonté politique de l’auteur : « Plaise à Dieu que Kabila réussisse à chasser Mobutu. Nous prendrions peut-être exemple sur lui pour continuer la chasse à nos tyrans » (M.B., 1999 : 75). Le même vœu est inspiré de l’exemple de Mandela, libéré le 11 février 1990, et qui accède au pouvoir, mettant ainsi fin à de nombreuses années d’apartheid. Mongo Beti le considère comme un martyr, un modèle qui doit inspirer les peuples africains, d’où l’appel politique qu’il lance : Tenez bon, camarades. Persévérez et l’Afrique terrassera enfin l’hydre qui la tourmente depuis la nuit des temps faites comme Nelson Mandela, ce Messie des temps modernes, qui vient de sortir de prison, triomphant, avec son peuple, d’un demi-siècle d’indi-

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cibles souffrances survivez jusqu’à l’an 2000, et alors un monde merveilleux s’ouvrira devant vous (M.B. 1996 : 205).

Il existe des passages à portée didactique, des maximes : « Là où le peuple a été trop longtemps tenu à l’écart des lumières du droit, la vie devient la norme, le tortueux la règle, l’arbitraire la vertu » (M.B., 1999 : 78). En un mot, les œuvres romanesques de Mongo Beti que nous explorons sont des discours sur le discours, des contre-discours qui tentent de déconstruire les idéologies impérialistes de l’Occident et les discours officiels tenus par les gouvernants postcoloniaux et l’Occident. Pour ce faire, il s’appuie sur un type de roman hybride à mi-chemin entre le polar, le thriller, le roman historique et le récit de mœurs. Il y a donc enchâssement de types romanesques et des langues dans les deux derniers romans de Mongo Beti. En qualifiant la fiction postmoderniste de « littérature de renouvellement », John Barth (1981) reconnaît qu’il y a une déconstruction qui débouche sur une reconstruction des formes nouvelles. Ce phénomène de déconstruction et de reconstruction est le processus que nous observons dans l’œuvre romanesque de Mongo Beti que nous avons analysée. Le romancier est resté constant dans le ton. Ces trois derniers textes de fiction connaissent un renouvellement parce que l’auteur les a actualisés et il les a adaptés au contexte des grands courants idéologiques et artistiques, intégrant des transformations profondes. L’art romanesque post-exil de Mongo Beti se fonde sur le contrediscours et la réforme poétique qui ont inspiré les théoriciens de l’art contemporain comme les déconstructivistes, les postcolonialistes et les postmodernistes. L’art de dire non à toute forme de classement hiérarchisant qui implique la domination, à toute idéologie visant l’aliénation, l’asservissement ou le néocolonialisme de l’Afrique positionne Mongo Beti comme un adepte du postcolonialisme, car la pensée postcoloniale est caractérisée par le refus de l’ailleurs et l’émergence d’une conscience africaine en marge des préjugés. Pour y parvenir, le romancier procède à la déconstruction des instruments et des idéologies. La déconstruction qu’effectue le romancier vise la perception occidentale 118

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de l’Afrique afin de reconstruire une vision plus juste et plus humaine de ce continent marginalisé. Le type romanesque connaît le décloisonnement et il emprunte simultanément le récit historique, le récit de mœurs, le polar et le thriller, dans un ton toujours critique qui relève l’insolite, l’absurde et le drame. L’écriture de ces romans produits après l’exil crée une confusion entre la norme langagière et l’écart, même s’il faut encore y distinguer la langue normative du narrateur et le « français africain » des personnages que l’auteur tourne en dérision à cause du paradoxe entre leur haute position sociale et leur niveau d’instruction. Dans ses deux derniers romans, Mongo Beti focalise son esthétique sur l’interlangue et l’interférence du fait de la cohabitation forcée de deux langues officielles avec les langues locales et de la transposition maladroite des structures syntaxiques d’une langue vers une autre. Ainsi, la rénovation des types romanesques et de la langue par l’enchâssement et le recours à un style nouveau témoignent de la volonté de Mongo Beti de rester un romancier du contexte, car la thématique, les phénomènes stylistiques et linguistiques d’actualité que l’on relève dans ses trois dernières fictions prouvent l’effectivité de son retour au pays natal, ainsi que la maîtrise des pratiques quotidiennes de son peuple.

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Bibliographie Corpus Beti, Mongo. 1971[1954]. Ville cruelle, Paris : Présence africaine (publié sous le pseudonyme d’Eza Boto). - 1976[1956]. Le Pauvre Christ de Bomba, Paris : Présence africaine [Lafon]. - 1996. L’Histoire du fou, Paris : Julliard. -1999. Trop de soleil tue l’amour, Paris : Julliard. - 2000. Branle-bas en noir et blanc, Paris : Julliard.

Ouvrages et articles cités Ashcroft, Bill, Griffith, Gareth et Helen Tiffin, Helen. 2012. L’Empire vous répond : Théorie et pratique des littératures postcoloniales, traduction de Jean-Yves Serra et Martine Mathieu-Job, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux. Barth, John. 1981. « La littérature du renouvellement. La fiction postmoderniste », in Poétique, no 48, novembre. Bhabha, Homi. 1994. The Location of Culture, Londres et New York : Routledge. Berman, Antoine. 1985. Les tours de Babel  : essais sur la traduction, Mauvezin : Trans-europress. Beti, Mongo. 2005. (Textes réunis et présentés par Bissek Philippe), Mongo Béti à Yaoundé 1991-2001, Paris : Peuples Noirs. Bhabha, Homi. 1994. The location of culture, Londres et New York  : Routledge. Biakolo, Anthony. 1979. « Entretien avec Mongo Beti », in Peuples noirsPeuples africains, n° 10, juillet-août. Biyidi, Alexandre. 1954. « L’Enfant noir ». In Présence Africaine. N° 16 (série des numéros spéciaux), « Trois écrivains noirs ». 419-420. Biyidi, Alexandre. 1955. « Afrique noire, littérature rose ». In Présence africaine. N° 1-2, avril-juillet. 133-145.

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La nouvelle voie littéraire francophone ou la voix des minorités Les littératures francophones dans la presse suédoise entre 2005 et 2014 Mickaëlle Cedergren et Ylva Lindberg Université de Stockholm/Collège universitaire de Jönköping, Suède

La littérature francophone et ses enjeux Un vaste éventail de littératures d’expression française envahit chaque année le marché en France pour aboutir à une apogée automnale appelée « la rentrée littéraire ». Il va de soi que s’orienter dans ce foisonnement de textes est une tâche ardue, même pour le lecteur chevronné. Les prix littéraires, outre le fait d’être un objet de marketing et une source économique non négligeable pour les maisons d’édition, secondent en partie le lecteur dans son repérage des meilleurs livres. Le prix Goncourt, instauré en 1896 pour récompenser les romanciers plutôt jeunes et à contre-courant de l’Académie française, en tenant compte du style, de l’originalité et de l’innovation réflexive du contenu (Ashley 2004 : 14. Erlandsson 2011. Grisoni 2003 :11), est sans aucun doute la distinction la plus prestigieuse actuellement en France. En outre, selon une perspective historique, le prix Goncourt a récompensé une « pluralité d’histoires littéraires » (Ashley 2004 : 14) et continue à promouvoir les romans qui « s’ouvrent sur le monde extra-hexagonal » (Ibid.). Or, l’histoire de cette distinction est sillonnée par des disputes et des copinages, voire de la corruption, réduisant parfois l’intention des frères Goncourt à la simple réussite commerciale (Ibid. : 17. Erlandsson 2011). 123

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Au niveau mondial, le prix Nobel est naturellement d’une énorme importance. Il met sous les feux de la rampe des littératures, des langues et des cultures que le grand public ne connaît pas forcément. Arrêtonsnous justement sur les deux derniers prix Nobels de littérature de langue française récompensés récemment, un phénomène intéressant au centre duquel la question même de la littérature francophone est en jeu. Alors que Le Clézio est récompensé en 2008, Patrick Modiano devient, à son tour, le lauréat du Nobel six années plus tard. Nous sommes en présence de deux écrivains de langue française entretenant un rapport linguistique, historique et culturel différent par rapport à la nation française. De quelle littérature, de quelle culture francophone sont-ils réellement les représentants  ? Quel rapport ont-ils avec la langue, la culture et l’histoire de l’hexagone, de l’Europe et du monde ? La question est légitime ; ce que la sélection de ces deux écrivains met en exergue. En réalité, le débat autour de la littérature francophone est d’une actualité brûlante. Cette littérature s’est vue encensée par une somme de prix littéraires décernés en 2006 à des écrivains d’outre-France. Ce phénomène a certes été remarqué, commenté et critiqué dans le manifeste et plaidoyer « Pour une littérature-monde en français » publié dans Le Monde peu après la révélation des lauréats et repris, l’année suivante, par Michel Le Bris et Jean Rouaud dans leur anthologie Pour une littérature-monde (2007).La pomme de discorde consistait et consiste encore à déchiffrer la teneur du terme « francophone » une fois associé à la « littérature ». Désigne-t-on toute la littérature d’expression française, issue de diverses origines, voire d’origine française ? Ou bien veut-on distinguer une littérature francophone de celle de la France ? Ou voudrait-on accorder une acception plus idéologique et signifier la littérature cosmopolite d’expression française capable de rayonner au-delà des frontières de l’hexagone ? Les définitions diffèrent en fonction des perspectives dont l’ancrage est tantôt de nature géographique, tantôt thématique, voire idéologique. En tout état de cause, Vivian Steemers et Cyrille François s’accordent pour penser que les lauréats francophones sont distingués par « ‘l’œil du cyclone’ », à savoir un centre qui consacre « les ouvrages publiés par lui » (Steemers 2012 : 215).S’il en est ainsi, le pouvoir de 124

La nouvelle voie littéraire francophone

légitimer les littératures francophones proviendrait essentiellement de la France. Or, comme il est suggéré dans l’introduction générale de l’ouvrage Littérature francophone (1997),l’expression «  littérature francophone  » a beau embrasser toutes les littératures écrites en français, elle restera discriminatoire tant qu’elle signifiera le regard du centre sur la diversité hors France et la non-appartenance à la littérature jugée légitime du centre. Les signataires du manifeste « Pour une littérature-monde » s’opposent à juste titre à cette assimilation mais négligent d’avancer la vérité contraire, à savoir que les auteurs issus du post-colonialisme font également partie intégrante, pour une large part, du centre français, qui fédère et fait rayonner les auteurs reconnus par lui. À ce propos, Steemers réunit les éléments contradictoires de cette évolution sociologique de la littérature francophone en France dans son ouvrage Le néo-colonialisme littéraire (2012). Par ailleurs, certains critiques suédois, tel Karl Steinick (2010),observent aussi le rayonnement de la littérature francophone à partir du centre français. Son texte fait entendre que pour les différents groupes d’écrivains francophones, le centre littéraire éditorial et lectorial est, sans conteste, celui de la France hexagonale qui forme à elle seule l’enseigne sous laquelle les auteurs africains francographes se réunissent pour faire front à la littérature établie de France. Afin d’éviter le problème d’appartenance géographique inhérent à la notion de « littérature francophone », les signataires du manifeste dans Le Monde ont préféré rejeter le terme jugé trop tendancieux de « francophone » au profit de celui de« littérature-monde », visant dorénavant le contenu des textes et défendant l’idée d’une littérature ouverte sur le monde et sur l’Autre, devenant à son tour source d’inspiration. Depuis, critiques et théoriciens alimentent la discussion, prompts à nuancer et problématiser les propos, par exemple dans la revue Recherches et travaux (2010) où les chercheurs offrent des perspectives approfondies sur le concept d’une littérature-monde vis-à-vis d’une littérature francophone. Tout en démontrant que le débat a commencé bien avant 2006, il y est souligné que la « littérature francophone » est paradoxalement 125

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à la fois une notion d’exclusion et de revendication de littératures minoritaires, laquelle a vu le jour dans un contexte international aux niveaux institutionnel, idéologique et esthétique (Coste 2010 : 91-107. François 2010 : 131-147. Porra 2010 : 109-129). Finalement, en vue d’une meilleure compréhension, les auteurs proposent d’étudier la transmission des littératures francophones dans le monde. Aussi, bon nombre d’anthologies plus récentes s’éloignent-elles de la perspective interne et nationale pour situer le terme « francophone » dans un contexte global où précisément les transferts de culture sont au centre de la circulation des biens (Hargreaves, Forsdick et Murphy2012. Imorou2014.Mabanckou et Thomas 2011). Comme le suggère Cyrille François (2010 : 144 et sq.) ou encore Jean-Louis Joubert (2006 : 125) parmi d’autres, l’étude de la circulation des littératures francophones, plus précisément à partir de la Suède, permettra de dégager comment la littérature d’expression française est reçue et, par conséquent, perçue de l’extérieur.

Perspectives, délimitations et catégories Malgré une population de petite taille (9 millions d’habitants), la langue suédoise se situe parmi les dix langues les plus traduites dans le monde. De plus, comparée à d’autres pays européens, la Suède attire sur le marché éditorial un nombre important d’œuvres du monde entier. L’existence du prix Nobel en est probablement une des raisons. Cette reconnaissance littéraire de grand prestige incite tout écrivain à essayer d’atteindre les circuits de la traduction dans l’espoir d’augmenter ses chances d’être nobelisé et par la suite mondialement diffusé. Ces traits distinctifs expliquent pourquoi la Suède est classée de nos jours comme un pays dans la semi-périphérie, à mi-chemin entre la périphérie et le centre (Svedjedal 2012  : 37). La France, au contraire, se situe sans conteste au centre, d’une part, en raison de son patrimoine littéraire mondialement reconnu, d’autre part, en raison d’une importante exportation de livres, moins élevée que celle des pays anglophones, certes, mais bien défendable dans une perspective globale (Ibid. : 35). 126

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En se penchant sur la réception de la littérature de langue française dans la presse suédoise ces dix dernières années (2005-2014), non seulement les relations dans le réseau centre-semi-périphérie et périphérie seront mises en évidence, mais, la place des littératures francophones sera, en outre, mieux élucidée. L’année 2005 comme date charnière n’est pas le fruit du hasard, mais signale l’intérêt grandissant en Suède pour la littérature issue de l’Afrique sub-saharienne. En effet, le recensement pilote de nos données montre que la presse suédoise porte surtout son attention sur la littérature de l’Afrique du Nord entre 2000 et 2005. La critique littéraire, dont la réception journalistique fait partie, est un des acteurs principaux de la médiation culturelle entre la production de la littérature et le public. L’analyse qualitative se limite, dans le cadre de cette étude, à quelques auteurs associés à la francophonie littéraire traités dans les quotidiens suédois entre 2005 et 2014. Seuls seront pris en compte, pour l’analyse, les écrivains francophones ayant été l’objet d’au moins trois articles. Cette étude prendra essentiellement en compte les critères aussi bien géographiques, linguistiques que ceux de genre et de canon littéraire et de référentialité. Ayant pour ambition de revisiter l’histoire littéraire tout en redéfinissant ses contours en lien avec la francophonie littéraire, nous avons classé les articles selon deux critères que sont la thématique et l’origine géographique de l’auteur. Étant donné le débat en cours sur la littérature dite « francophone », il n’est plus du tout aussi aisé de catégoriser une œuvre et/ou son auteur. La littérature francophone encore en usage définie comme la « ‘littérature de la langue française écrite par des écrivains non-français’ » (Bonn, Garnier et Lecarme 1997: 10) est aujourd’hui discutable si l’on prend en considération le paysage multiculturel des nations. Aujourd’hui l’acceptation des identités pluriculturelles, plurilingues et plurinationales est très largement dominante et rend caduque l’ancienne dichotomie français/non-français. En outre, le terme de littérature francophone n’est plus guère rentable ni adéquat puisqu’une partie de la littérature française peut, selon le manifeste, dépasser les barrières nationales et rejoindre la littérature-monde de par son écriture et sa thématique et, inversement, une littérature francophone (entendons ici de langue française) n’atteint pas d’office le monde. Dans le 127

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cadre de cette étude, nous définirons le terme de littérature francophone par rapport aux données géographiques et linguistiques. Dans ce cas, il s’agit de 1) littératures de langue française écrites et/ou publiées hors de la Métropole par des auteurs ayant le français comme langue maternelle, incluant ainsi les auteurs français vivant dans les Dom-Tom, 2) littératures de langue française publiée en France par des auteurs exilés et 3) littératures de langue française publiées en France ou ailleurs, par des auteurs n’ayant pas le français comme langue première. À cette définition, nous ajoutons une catégorie intermédiaire entre l’appellation « française » et « francophone », à savoir celle de « littérature franco monde ». Inspiré par la publication Pour une littérature-monde de Le Bris, le terme désignera dans la présente étude les œuvres publiées en France d’auteurs vivant en France et qui « s’ouvrent sur le monde extra-hexagonal et s’interrogent sur la notion d’identité au tournant du nouveau millénaire » (Ashley 2004 : 14). Les auteurs de cette catégorie sont par leur histoire et leur rapport à la langue bien ancrés dans la culture française et ainsi identifiés comme des auteurs français, tandis que leurs œuvres ou une partie d’elles tendent à être catégorisée comme littérature francophone (voir critères 2 et 3 de la définition de la littérature francophone). Au sein de ce groupe, se distinguent cinq auteurs dans notre corpus : Jean-Marie Le Clézio, Faïza Guène, Jean Hatzfeld, Jean-Christophe Rufin et Marie Ndiaye. Dans le diagramme ci-dessous (fig. 1), ces auteurs sont regroupés sous l’étiquette de littératures francophones et littératures francomonde, car les thématiques abordent le monde extra-hexagonal et mènent une réflexion sur la question identitaire. Les littératures dites francophone ou littérature-francomonde, telles qu’elles apparaissent dans nos données, font partie de la littérature contemporaine. Ces deux catégories contrastent avec les articles traitant de la littérature française réunissant deux sous-catégories, à savoir la littérature consacrée, intégrée dans l’histoire de la littérature française, ainsi que la littérature française contemporaine. Dans le diagramme (fig. 1), les articles liés à la littérature française consacrée figurent dans une colonne individuelle (par exemple Proust, Duras, Diderot, Balzac et 128

La nouvelle voie littéraire francophone

George Sand). À cet égard, observons l’importance de certains critiques en tant qu’acteurs et agents médiateurs de la viabilité de la littérature établie et comme constructeurs (ou consolidateurs) de l’histoire littéraire. En effet, au cours de la période étudiée, reviennent régulièrement certains noms, particulièrement Sara Danius pour commenter Proust et Lena Kårelanddans les cas de George Sand, Saint-Exupéry et Jules Verne. Ces universitaires et spécialistes en littérature française assurent le souvenir de la littérature française canonisée, tandis que d’autres critiques d’une même notoriété, tels Kristoffer Leandoer et Jeana Jarlsbo, initient le public suédois à une littérature plus contemporaine et moins canonique, pour beaucoup d’entre elles des littératures francophones émergentes. En se reportant exclusivement à la place des littératures francophones dans notre corpus, plusieurs éléments se cristallisent. La place des littératures francophones La répartition des articles portant sur la littérature de langue française révèle d’emblée la présence notable des littératures francophones bien qu’il faille souligner, en premier lieu, l’importance dominante de la littérature française consacrée.

Figure 1 : Nombre d’articles par année paru dans la presse suédoise entre 2005 et 2014

En effet, la surreprésentation de la littérature française consacrée figurant dans le diagramme (fig. 1) signale le poids de certains auteurs français du canon littéraire, ce qui signalerait apparemment que la littérature française prestigieuse reste une référence incontournable sur la 129

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scène littéraire suédoise. Cependant, parallèlement à l’attention prêtée aux auteurs français contemporains, la presse consacre bon nombre d’articles aux littératures francophones et à la littérature-francomonde. Cette tendance se renforce notamment autour de l’année 2006 pour atteindre un pic en 2008, au moment de la remise du prix Nobel à Le Clézio, commenté dans non moins de 44 articles. Par la suite, la réception journalistique des littératures francophones s’appauvrit et rejoint son plus bas niveau en 2014 lorsque Patrick Modiano remporte le lauréat du prix Nobel. L’augmentation notable du nombre d’articles portant sur les littératures francophones en 2010 revient au fait que l’illustratrice et l’auteure belge de livres pour enfants, Kitty Crowther, remporte le prix ALMA (Astrid Lindgren Memorial Award) cette année-là. Ce dont témoigne le diagramme est que la littérature française et contemporaine semble une catégorie plutôt stable, mais nettement moins commentée que les littératures francophones et consacrées. Toutefois, quelques noms se sont frayé un chemin vers la Suède. Il s’agit notamment de Michel Houellebecq à qui les critiques consacrent presque chaque année un ou plusieurs articles. Marie Darrieussecq et Anna Gavalda, elles aussi, ne laissent pas indifférents les critiques. Par ailleurs, les proportions entre chaque catégorie de littératures gardent un certain équilibre ; ce qui rappelle les idées de Damrosch sur la constance de la somme des littératures visibles dans le monde. Selon lui, la littérature-monde, world literature, vient défier les œuvres canoniques et évincer certaines d’entre elles au profit d’une dynamisation du canon (Damrosch 2006 : 43-53). Cette tendance est confirmée par les présentes données en prenant seulement en compte les articles qui traitent des lauréats des prix les plus prestigieux en France entre 2005 et 2014 (Goncourt, Renaudot, Médicis et Interallié). En comptant le nombre d’articles obtenus pour chaque lauréat, il s’avère que la presse suédoise est plus attentive aux gagnants issus d’origines extra-hexagonales et dont les œuvres s’ouvrent sur le monde. L’indice que les franco-français sont évincés par la vague littérature-monde semblerait également confirmée par le nombre largement plus élevé d’auteurs francophones traités dans les données recensées. 130

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Afin d’obtenir une vue d’ensemble des littératures francophones représentées par la presse suédoise, nous avons classé les auteurs cités selon des zones géographiques correspondant aux origines des auteurs et à la perception de celles-ci dans la presse suédoise (tab. 1). Tableau 1: Recensement des auteurs cités en fonction des zones géographiques

L’Afrique du Nord Maïssa Bey Nina Bouraoui Aziz Chouaki AssiaDjebar Yasmina Khadra Amin Malouff AbdellahTaïa L.-M. Zahed

L’Afrique subsaharienne Calixthe Beyala Tanella Boni Fatou Diome Bubacar Boris Diop KossiEfoui Werewere-L. Gnepo Ahmadou Kouroma Alain Mabanckou Lénora Miano Tierno Monénembo Cheik Ndao Patrice Nganang Yambo Ouloguems Ousmane Sembène Sami Tchak Abdourahman Waberi

L’Orient Zeina Abirached VénusKhouryGhata Alexandre Najjar Atiq Rahimi

L‘Amérique

Le Canada

L’Europe

Jonathan Littell Leslie Kaplan

Nadina Bismuth Nancy Huston Jocelyne Saucier

Kitty Crowther Isabelle Eberhardt Werner Lambersy Diane Meur Peyo Jorge Semprun Anne Wiazemsky

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Les Antilles Maryse Condé Aimé Césaire

L’Asie Duong Thu Huong Anna Moï Thuân Kim Thúy

Littérature-monde en France FaïzaGuène J. M. G. Le Clézio Marie Ndiaye Jean-Christophe Rufin

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Cette typologie porte ses failles, étant donné que chaque auteur et même chaque œuvre commentée doivent être situés dans leurs champs respectifs. Damrosch se focalise précisément sur l’aspect de la situation de chaque œuvre et Moretti contribue, pour sa part, à réfléchir sur les genres véhiculés par les littératures voyageant dans le monde (Rosendahl Thomsen 2008 : 20). Il est indéniable que les auteurs cités ont construit des rapports variés à la littérature, aux genres littéraires, à la langue et aux cultures du monde. Dans ce sens, on pourrait, en effet, nous objecter que Nancy Huston et Bubacar Boris Diop n’écrivent pas seulement en français, que Kim Thúy pourrait être qualifiée de québécoise, que Zeina Abirached est une femme bédéiste et que Jorge Semprun pourrait être assimilé à la littérature française. Or, le tableau garde sa pertinence par le fait même qu’il reflète les approches des auteurs par les journalistes. En somme, le regroupement dans le tableau ci-dessus montre que l’Afrique est le grand gagnant dans la course à la médiatisation. Ceci correspond, par ailleurs, à l’engouement croissant pour la littérature africaine en Suède tout au long du XXIe siècle. En témoignent plusieurs événements et actions menées dans la société suédoise, tel l’accueil d’œuvres littéraires associées à l’Afrique dans les cours de français universitaires (Cedergren etLindberg2014 et Cedergren 2014). Cette ouverture sur le continent africain pourrait en partie s’expliquer par le fait que les littératures africaines atteignent la Suède par le biais de plusieurs langues et plusieurs sphères culturelles et nationales. La France est loin d’être le seul centre de rayonnement de la littérature africaine. Cette caractéristique provoque parfois des doutes sur le caractère définissable de cette littérature chez les écrivains eux-mêmes. Par exemple, le Togolais Kossi Efoui qui figure dans nos données déclare que « pour moi, la littérature africaine est quelque chose qui n’existe pas », faisant allusion à cette dispersion de la littérature du continent africain. Comme le notent bien les rédacteurs dans l’introduction de leur ouvrage Littérature francophone. 1 : Le Roman (1997), tandis que la littérature belge ou québécoise s’est développée à l’intérieur des pays pour ensuite trouver des échos à l’extérieur, la littérature francophone africaine s’est formée à l’extérieur et en connivence avec des acteurs en France pour 132

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ensuite, et souvent difficilement, s’acheminer vers le pays d’origine (Bonn, Garnier et Lecarme 1997 :19). Ainsi, il n’est pas étonnant que les jeunes auteurs africains préfèrent d’autres notions que «  francophone », par exemple « afropéenne » (Léonora Miano) ou « afropolite » (Taiye Selasi)(Irenius 2008. Selasi 2013), termes qui signalent l’hybridité culturelle et linguistique de leurs œuvres et qui révèlent leur refus de trancher entre l’Afrique et l’Europe, ou entre l’Afrique et l’esprit cosmopolite. À en juger par la réception en Suède, cette identification avec un espace au-delà des frontières nationales paraît effectivement être un concept congénial pour l’écrivain qui cherche à marier liberté artistique et notoriété sur le marché global. Quoique les littératures associées à l’Afrique l’emportent haut la main, les auteurs à qui la presse suédoise consacre le plus grand nombre d’articles s’avèrent représenter des sphères culturelles plus variées. Le corpus étudié reflète, de fait, une répartition égalitaire entre hommes et femmes, avec une légère surreprésentation féminine (6 femmes contre 5 hommes). Dans l’analyse, nous rapportons la réception de cinq des auteurs les plus commentés, à savoir, Kitty Crowther, Faïza Guène, Abdellah Taïa, Maryse Condé et Alain Mabanckou, qui ont pour point commun de révéler, dans chacun des cas, une certaine déviance par rapport à une norme établie. À tour de rôle, c’est la voix de la périphérie qui s’exprime, qu’il s’agisse d’une littérature de jeunesse aux sujets tabous, d’une langue populaire au service de la banlieue, d’une minorité sexuelle en marge ou encore d’une littérature (exotique) issue des caraïbes ou du Congo.

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La littérature francophone ou la voix de la périphérie Kitty Crowther, une littérature de jeunesse en minorité au service de sujets sensibles Les articles concernant Kitty Crowther, l’auteure femme la plus commentée dans le corpus (11 articles), semblent correspondre à l’horizon d’attente de la société suédoise. Certes, ce choix avait pourtant été remis en cause par le quotidien Göteborgs-Posten, questionnant alors Larry Lempert, membre du jury du prix ALMA, sur la motivation de ce prix décerné à un auteur non-africain. Pour sa défense, Lempert reconnaissait que le prix n’était pas politiquement correct mais que l’idée du prix n’était pas non plus de parcourir tous les continents (Johansson 2010). L’écrivain belge, Kitty Crowther, ne s’inscrivait plus dans le paysage littéraire actuel en Suède, en tant que promoteur de la littérature africaine, mais savait néanmoins répondre au débat en cours portant sur la censure et le néo-moralisme régnant sur le marché de la littérature pour enfants (Lenas 2010). En effet, tous les articles soulignent son courage à aborder des sujets aussi sensibles que la mort, le suicide et la solitude. En outre, selon la critique Hanna Höglund, Crowther serait « l’auteure de jeunesse parfaite pour la classe moyenne suédoise assez cossue ayant un certain niveau de culture, habillant ses enfants bon chic bon genre (la marque Polarn O. Pyret) et achetant des couvertures Moumine ». Le ton railleur de la critique à l’égard de ce groupe de lecteurs indique que Crowther n’est pas populaire, mais répond aux attentes ciblées d’une classe de consommateurs conscients, bien éduqués, voire intellectuels. Malgré cette réserve, l’œuvre de Crowther est perçue comme un élément dynamisant pour la littérature de l’enfance et de la jeunesse en Suède, d’autant plus que la critique observe son ancrage dans la tradition belge du livre d’images. Aussi, Nerikes Allehanda souligne-t-il que la Suède doit mieux connaître celle-ci et s’évertuer à traduire également des œuvres non anglo-saxonnes (Josefsson 2010). Par ailleurs, il est intéressant d’observer que les critiques hésitent sur les origines de l’auteure. La presse met en avant tantôt son origine 134

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belge, tantôt son origine néerlandaise, tantôt sa double appartenance à la culture anglaise du côté paternel et suédoise du côté maternel. Les liens à la Suède ressortent systématiquement dans les textes, tel un motif pour l’obtention du prix ALMA, mais également comme une importante source d’inspiration pour son œuvre. Par ailleurs, on note que le terme « francophone » surgit à plusieurs reprises comme pour signaler que Crowther est appréciée non seulement en Belgique, mais aussi en France où elle a été éditée et a reçu le prix Baobab. Un seul article mentionne qu’une partie de sa production est publiée en néerlandais et trois articles ne mentionnent rien sur les origines de l’auteure, tout au plus une remarque sur la langue, qui est qualifiée de « français mélodieux, presque musical ». En résumé, les journalistes définissent Crowther comme européenne, complice d’un héritage du texte et de l’image adressée aux enfants d’une culture euro-occidentale. Cette appartenance évidente à un centre pluriculturel, quelque dispersé soitil dans les limites de l’Europe, s’avérera plus ambiguë dans le cas de Faïza Guène. Faïza Guène, le porte-parole populaire au service d’une minorité banlieusarde Dans les neufs articles consacrés à cette romancière, le mot « banlieue » [förort] revient tel un mantra pour définir le lieu où se déroulent les récits. Ce milieu est également décrit comme l’origine de l’auteure et rares sont les informations sur ses rapports sanguins avec l’Algérie. D’emblée, les journalistes mettent en avant le caractère minoritaire de Guène qu’ils qualifient de « porte-parole », (le mot revient plusieurs fois) et de « symbole » pour les communautés situées à la périphérie de l’architecture urbaine, car, peu d’écrivains se soucient de cette source d’inspiration (Viksten 2010, Falkehed 2008, Olsson 2007). Dans la presse suédoise, Guène est décrite comme une anti-auteure (le titre L’Auteure involontaire (Olsson 2007) en dit long), à l’encontre des cercles intellectuels français. Aussi les journalistes citent-ils volontiers la critique sévère de l’auteure vis-à-vis du monde éditorial parisien qui, selon Guène, ferait la promotion des lettres qui ne racontent que la 135

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vie d’une classe moyenne bourgeoise, plus précisément, une littérature esthétisante et vide de contenu (Ibid.). La presse laisse Guène fustiger le roman français qui ne serait, selon elle, presque plus traduit, car il « ne touche pas les gens ». Ce dernier pourrait même être qualifié de « très français, parisien, égoïste, narcissique » et ne ferait que mettre en valeur une élite littéraire centrée sur elle-même et, pour reprendre les mots de Guène, « dénuée de toute générosité  ». De manière unanime, l’œuvre de Guène est présentée comme une littérature située aux antipodes du monde de l’édition en France, ne serait-ce que sur les plans commercial et idéologique vu, d’une part les chiffres élevés de vente et d’autre part la thématique populaire abordée où les « petites gens » des milieux populaires sont au cœur des récits. Comme l’exprime Guène dans un entretien : « populaire est un mot péjoratif en France, mais pour moi c’est un très joli mot. J’aime le peuple  ». L’aspect populaire émerge également dans les genres littéraires que les journalistes associent à ses romans, tels que roman d’énigme (à propos des Gens du Balto, 2008), à savoir, une forme de roman policier, et « drame de la lutte des classes », notion qui lie Guène au roman prolétarien, genre bien ancré dans l’histoire littéraire suédoise. En outre, son maniement de la langue française amène les journalistes à commenter son « nouveau français », allant jusqu’à dire que Kiffe Kiffe demain (2004) « est écrit dans la langue des banlieues appelée ‘verlan’ […] saupoudrée d’expressions arabes ». Associée à une opposition linguistique et culturelle qui attire une jeune génération de lecteurs, il n’est pas étonnant que le prix littéraire Peter Pan (décerné par la branche suédoise de L’Union Internationale pour les Livres de Jeunesse) ait été emporté par Guène en 2007. De toute évidence, l’image de l’écrivain qui ressort de la critique souligne la légitimation de l’œuvre dans un contexte international et la lenteur de la France pour reconnaître Guène comme une vraie auteure française. Abdellah Taïa, la voix d’une autre sexualité en minorité L’écrivain Abdellah Taïa vit à Paris depuis 1999, ce que la presse n’omet pas de souligner, mais l’intérêt de la presse en Suède revient surtout au fait qu’il a grandi en Afrique du Nord, précisément au Maroc, 136

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qu’il a commenté le Printemps arabe et qu’il a parlé publiquement dans ses livres de son homosexualité. Les cinq articles recueillis à son sujet relèvent aussi bien son homosexualité que ses origines arabes et marocaines et ce, dès les premières lignes. Ces traits indiquent assez clairement que les romans de Taïa sont perçus telle une réponse, d’une part, au débat actuel en Europe sur les droits des citoyens aux penchants sexuels déviant de l’hétéro-normativité, d’autre part, au débat sur l’état des valeurs démocratiques dans le monde. Par ailleurs, quoique la tension entre une littérature établie et une littérature déviante ne soit pas aussi évidente que dans les commentaires sur Faïza Guène, la presse observe le caractère rebelle et l’engagement politique de l’œuvre de Taïa, aussi bien dans son contenu qu’en reconnaissant que l’auteur n’écrit pas dans sa langue maternelle (Sundström 2013, Svensson 2013). Le français est décrit telle une compétence et un pouvoir à acquérir si l’on veut s’élever socialement et intellectuellement (Svensson 2013). Comme l’observe la presse de manière récurrente, cette langue d’adoption est employée dans les romans pour faire entendre une voix explicitement autobiographique (Björkman 2013. Josefsson 2013. Svensson 2013. Torén Björling 2013), une voix qui cherche à « raconter ce que l’on n’a pas le droit de raconter ». C’est, en partie, grâce à cette distance vis-à-vis de la langue qu’il peut se permettre de transgresser aussi les normes. Cette déviance est aussi soulignée dans un des articles, en mettant en valeur le lieu de publication de ses livres au Maroc (Sundström 2013), attirant ainsi l’attention sur l’existence d’un lectorat situé hors de l’hexagone. Toutefois, dans aucun des articles, les journalistes mentionnent le fait que Taïa a été, à ses débuts, introduit et publié chez des maisons d’éditions parisiennes d’un certain prestige, telles que Seuil, Séguier et Actes Sud. Somme toute, la tendance d’éviter un regard trop tourné vers le centre, en d’autres termes la France, est d’autant plus renforcée par la critique qui se cantonne à traiter uniquement la réception de l’œuvre dans le monde arabe. Cependant, cela n’empêche pas les journalistes de mettre en avant ses activités cinématographiques à Paris comme s’il s’agissait d’une carte de crédit légitimant aussi le choix porté par les critiques suédois sur ce type de 137

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littérature prometteur. En effet, ses choix artistiques et son esthétique sont contextualisés par la culture française, associés aux auteurs comme Duras, Blanchot, Genet et Benjamin Constant (Malmberg 2013). Un critique affirme même que Taïa nous confère « une des œuvres les plus fascinantes en français de nos jours », signalant ainsi que le goût des Suédois est orienté vers une nouvelle littérature d’expression française de talent, engagée, ouverte sur le monde et aux origines multiples. Maryse Condé, une littérature minoritaire d’exception hors de l’hexagone À la différence de Taïa, cette auteure renommée est relativement connue du public suédois, quoique peu de ses romans aient été traduits en suédois en proportion de la totalité de ses œuvres. Parmi les six articles concernant Condé, deux d’entre eux situent explicitement l’auteur dans la classe du prix Nobel. Cette tendance à légitimer son œuvre se reflète également dans le ton révérencieux qu’adoptent les journalistes allant jusqu’à qualifier l’auteur d’écrivain « globale » en commentant sa production qui, selon eux, contient toute une palette de thèmes et « offre dans l’Occident une voix aux cultures qui n’ont pas un public aussi important et naturel ici ». Si la critique n’hésite pas à situer Condé en Guadeloupe, toute en notant que le monde entier est son lieu de travail, elle peine à aborder l’œuvre de Condé, car, selon les journalistes, l’écrivain se rétracte de ses convictions d’antan et désavoue un engagement politique que les journalistes suédois observent néanmoins par les thématiques, abordant « la globalisation, les racines, le racisme, le colonialisme » et « la condition de la femme ». À cet égard, une journaliste laisse l’auteure se prononcer sur l’évolution de sa position concernant l’engagement politique de l’écrivain (Ullgren 2007). Le sentiment sous-jacent de déception de la part de la critique est contrebalancé par l’aspect cosmopolite traversant l’œuvre, ainsi que par le regard extérieur de l’auteure sur la France, que Condé trouve conformiste, voire indifférente par moments, car cette dernière ne s’intéresserait pas à « l’esclavage et aux effets du colonialisme ». Le rapport linguistique de l’auteure à l’opposé d’une littérature franco-française est aussi davantage souligné dans un 138

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article où le journaliste juge utile d’expliciter que la langue française est la langue d’origine de Traversée de la mangrove (1989) (Strömberg 2007). Cependant, la prose de Condé n’engage pas les critiques, et pour cause la conception des sexes y est caractérisée comme trop traditionnelle, surtout celle de la femme (Desirada, 1997), et l’écriture jugée embellie, ressemblant à celle des contes de fée, vieillotte et obsolète (En attendant la montée des eaux, 2010) (Håkansson 2011, Nilsson 2009). Il semble que Condé fasse partie, en Suède, des classiques francophones, à contre-courant d’une littérature française, bien qu’elle n’arrive pas à concurrencer avec une jeune génération de francophones dont la langue, l’ironie et de multiples techniques littéraires contribuent à renouveler la prose, au même titre que les thèmes liés au post-colonialisme. Alain Mabanckou, le renouveau linguistique au service d’une nouvelle critique Dans les dix articles recensés sur Mabanckou, les épithètes appréciatives ne tarissent pas. Déjà, les titres révèlent à eux seuls l’accueil élogieux des journalistes suédois employant des expressions aussi positives les unes que les autres (« écrivain passionné », « une voix convaincante », « un monde séduisant », « l’ampleur de Mabanckou », «  il donne au français un ton insolent  », «  originalité garantie  »).À en croire la presse, l’auteur renouvelle même la langue française. Si ce dernier ne recourt pas à la langue argotique à la manière de Faïza Guène, il sait faire adroitement usage du flux des mots, imitant ainsi un rythme congolais (Börtz 2010. Sundén 2013). De cette manière, il donnerait à la langue française « une injection de vitamines ». Comme le notent les journalistes, cette revitalisation est aussi liée à la technique de n’utiliser que la virgule comme inter-ponction (Mémoires de porc-épic, 2006) (Börtz 2010. Sundén 2011). Alain Mabanckou apparaît, aux yeux des critiques, comme l’un des écrivains francophones les plus innovateurs et les plus remarqués, surtout après avoir reçu le prix Renaudot en 2006 (Jarlsbo 2007 ; 2008). Une des qualités de l’œuvre, soulignée à plusieurs reprises, consiste à la manière originale de Mabanckou d’intégrer à ses romans des intertextes de la littérature 139

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canonisée (Jarlsbo 2008). Jeana Jarlsbo ira jusqu’à affirmer que peu d’écrivains africains francophones possèdent cette capacité à « ancrer les références intertextuelles dans leur propre texte ». Ce trait stylistique, légitimant d’une certaine manière toute l’œuvre de l’auteur, se renforce par les voix convaincantes des personnages dans les romans, ainsi que par la forme maîtrisée que la critique repère derrière le déluge de mots (Börtz 2010. Eriksson 2013. Hjort 2013. Schottenius 2013. Sundén 2013). En outre, sa littérature pleine d’esprit et d’ironie révèle une critique de la société, non seulement à l’égard de l’ancien colonisateur occidental, mais également vis-à-vis de la culture africaine – personne n’est épargné sous la plume caustique de Mabanckou et cela semble plaire aux critiques suédois. La presse apprécie finalement le caractère innovateur de Mabanckou aussi bien perceptible au niveau de la langue que des thèmes abordés. La contribution de l’auteur est, en Suède, perçue comme un renouvellement de la littérature française, que les journalistes laissent Mabanckou qualifier de « conservatrice ». Lorsqu’un des journalistes interroge l’écrivain sur ses activités universitaires à l’UCLA en lui demandant si les Américains « sont vraiment intéressés par la littérature française », Mabanckou viendra confirmer le choix esthétique pour laquelle la presse suédoise semble avoir opté : « la littérature francophone de l’Afrique ».

Une promotion de la francophonie ou d’une littérature marginale ? L’analyse qualitative de ce corpus nous a offert des éléments pour définir ce que les littératures francophones représentent en Suède et a permis d’aboutir à une réflexion sur la perception de la francophonie littéraire en général. Somme toute, la critique met clairement en relief le fait qu’il s’agit de littératures différentes et subversives qui offrent une voix aux minorités, que celles-ci soient thématiques (sujets sensibles, colonialisme, critique des systèmes de pensée), géographiques (banlieue, littérature des caraïbes, de l’Afrique) ou encore linguistiques (renouvellement de la langue normative). Ces littératures mises en avant par la critique prennent aussi le contrepied de la littérature française 140

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contemporaine, de la norme linguistique française, voire contre une culture conformiste en France. Ceci rejoint, par ailleurs, les propos de Joubert lorsque ce dernier appelle la « littérature mineure » comme étant « née d’une ‘ déterritorialisation ‘ langagière, d’une faille entre l’usage de la langue et la situation de l’écrivain en marge de la littérature établie, la littérature mineure est fonctionnellement révolutionnaire » (2006 : 51 et sq.). En Suède, les journalistes semblent cautionner cette littérature en opposition qui apporte, selon eux, des techniques littéraires innovantes, une langue française renouvelée, de nouvelles perspectives sur le monde, un regard critique sur la société et ses cultures multiples. À cet égard, il est intéressant d’observer que ces évaluations deviennent le miroir des attentes à satisfaire ou à décevoir, comme en témoigne le cas de Condé dont l’œuvre déconcerte parce qu’elle ne cherche pas ou plus, selon les journalistes, à être révolutionnaire, ni par la forme ni par le message. Par ailleurs, la critique attire l’attention sur l’importance, non des origines des auteurs francophones, mais bien des cultures par lesquelles ceux-ci sont marqués, que ces cultures soient africaines ou européennes, congolaise, suédoise ou française (voire de banlieue); elles sont mises en avant comme un aspect essentiel pour l’interprétation de l’œuvre. Les cinq auteurs choisis pour l’analyse font tous montre d’un cosmopolitisme certain, car, même Guène, qui n’a pas coupé les ponts avec son ancienne banlieue parisienne, est allée à la rencontre de son public qui, loin de Paris, reconnaît le même milieu que l’auteure fait figurer dans ses livres. Dans ce cas, Guène correspondrait à une « littératurefrancomonde » soulignant ainsi le caractère propre de cette littérature franco-française à circuler à l’international en exploitant des contenus susceptibles de faire écho dans d’autres pays et d’autres cultures. La littérature de Guène entre en dialogue, un dialogue interculturel où les minorités sont au cœur des récits. Elle incarne cette nouvelle littératurefrancomonde en plein essor. À l’égard de Condé, Taïa et Mabanckou, les journalistes revendiquent, cette fois-ci, la culture des caraïbes, l’arabité et l’africanité au centre de leurs romans, une caractéristique qui confère aux auteurs 141

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un intérêt accru dans la presse, puisque, à travers leurs perspectives culturelles, le public suédois s’informe sur l’actualité dans le monde. Ainsi, la promotion de ce type de littérature apparaît surtout liée à la réflexion sur certains aspects politiques, historiques et sociologiques dans le monde que ces littératures parviennent à apporter aux lecteurs. Dans ces cas-là, cette littérature francophone s’apparente à une « littérature-monde  » qui ne se soucie pas d’une appartenance littéraire spécifique. Or, les œuvres qui, d’une manière ou d’une autre, répondent aux débats actuels, aussi bien dans un contexte international qu’en Suède, sont nombreuses. Il y a lieu de se demander si Crowther, Guène et Mabanckou auraient bénéficié d’autant d’espace dans la presse sans l’existence des prix de distinction. Ainsi, la critique se sert-elle avantageusement des prix littéraires pour se guider rapidement et pour légitimer son activité critique. Le même phénomène est observable pour Condé, considérée à son tour comme nobélisable. Ces auteurs représentent des genres différents, allant du livre d’image au roman, en passant par le livre de jeunesse et le roman court (Taïa). Cette variété générique ouvre aux journalistes de multiples possibilités pour situer ces œuvres dans différentes traditions littéraires. À cet égard, il est notable que Taïa, Mabanckou et Crowther sont explicitement liés aux précurseurs européens et occidentaux, tandis que Guène et Condé sont laissées sans contextualisation, comme si elles évoluaient dans des orbites isolées. La critique serait-elle plus élogieuse envers les auteurs masculins (Taïa et Mabanckou), plus favorable à la littérature pour enfants (Crowther) dans un pays doté d’une expertise en la matière et moins capable de catégoriser les « littératures mineures », « qu’une minorité écrit dans une langue majeure » (Joubert 2006 : 51) encore en chantier ? De toute évidence, les journalistes, une fois confrontés aux œuvres sans liens évidents avec la littérature française établie, peinent à situer celles-ci dans une tradition littéraire. Tel est le cas de Guène dont l’œuvre prend son essor dans les milieux populaires aux cultures diversifiées tout comme celui de Condé dont l’appartenance à une littérature spécifique n’apparaît pas clairement. 142

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En tout état de cause, le corpus fait surgir une image des auteurs qui accentue leur marginalité, leur hybridité identitaire. À cheval entre plusieurs cultures, la perception de ces auteurs et de leurs œuvres dans la presse suédoise s’approche plus de la littérature-monde que de la littérature francophone, car, ce dernier terme implique souvent des connaissances précises sur les différentes francophonies littéraires, lesquelles manquent dans la plupart des cas aux journalistes suédois. Leur culture générale et littéraire reste, en effet, européenne et occidentale, voire française (lorsque les critiques sont des spécialistes de littérature de langue française), ce dont les écrivains francophones semblent bien conscients, laissant des échos dans leurs œuvres qui pourraient être déchiffrés par cette même culture. Afin de corroborer ces résultats préliminaires, il faudrait entreprendre des analyses supplémentaires qui prendraient en compte tous les auteurs (Voir tableau 1), commentés dans plus de trois articles pendant la période étudiée (2005 à 2014). Une étude comparative avec la réception des littératures françaises contemporaine et consacrée pourrait également apporter un éclairage sur les différences de perception accordées à ces littératures d’expression française. Il n’en reste pas moins que la Suède accueille les littératures francophones, surtout celles issues de l’Afrique, avec enthousiasme et que ses attentes sur celles-ci sont assez précises. Cette réception accueillante en Suède diverge largement de celle accordée aux littératures francophones en France et s’explique, entre autres, par le fait qu’une expertise incontestable existe dans ce domaine. Si la norme franco-française a tendance de marginaliser des littératures francophones en France, ces voix périphériques semblent au contraire prisées en Suède. Non loin du centre, la semi-périphérie que forme la Suède transmet ainsi au public des perceptions nouvelles des littératures d’expression française, lesquelles tendent à redessiner la carte littéraire et à participer à dicter les lois du devenir des littératures d’expression française à travers le monde.

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Le Pleurer-rire d’Henri Lopès : une sociopoétique de l’hybridité langagière en milieu plurilingue ? Pierrette Bidjocka Fumba Université de Yaoundé I

Introduction L’analyse de l’écriture mise en œuvre dans les textes prend appui sur des disciplines avérées dont la poétique. Cette branche de la science a comme préoccupation majeure la mise au jour des techniques et de l’esthétique des productions textuelles. La poétique établit les critères, les conventions qui régissent leur «  création  » et leur appréciation. Schmitt et Viala (1982 : 41) la définissent ainsi : la poétique est la discipline qui codifie la façon de produire des textes et de les juger. Elle vise donc leur art et leur beauté, engage des jugements esthétiques et des classements de textes. En particulier, elle définit les genres. L’hybridité langagière, quant à elle, peut être appréhendée comme un phénomène stylistique qui visualise le mélange de deux ou plusieurs moyens énonciatifs. Elle peut découler d’une initiative personnelle ou de celle d’une communauté linguistique. Elle atteste de l’hétérogénéité des ressources langagières actualisées. L’hybridité peut se manifester par l’alternance des formes de discours, de genres, de niveaux de langue, de tonalités. Au demeurant, un texte  n’est pas une entité énonciative homogène (Kerbrat Orecchioni 2006 : 179). Par rapport à la précédente aperception, nous posons par hypothèse d’école que les pratiques langagières d’un groupe humain peuvent fondamentalement marquer l’écriture attestée dans un texte, générant ainsi une sociopoétique. Celle-ci peut 149

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être axée sur une hybridité qui favorise la textualisation des langues ou le phénomène du transcodage. De ce point de vue, il y a lieu de postuler une nouvelle esthétique du genre romanesque. Au surplus, la présente investigation va s’inscrire dans la perspective de l’analyse du discours. Elle se fonde majoritairement sur l’étude des énoncés supérieurs à la phrase, ou sur celle de la relation du discours au groupe social auquel il est destiné. Il s’agit là d’une direction intéressante, intermédiaire entre les investigations spécifiquement linguistiques sur les modèles conversationnels, et celles de la pragmatique générale  (Georges Molinié 1996  : 184).Dans les lignes subséquentes, nous allons d’abord nous intéresser aux ressorts énonciatifs hétérogènes dans Le Pleurer-Rire, ensuite aux moyens rhétoriques. Enfin nous tenterons de dire l’enjeu pragmatique de l’hybridité langagière.

I. Les paramètres énonciatifs alternés L’œuvre littéraire peut être appréhendée comme un dispositif énonciatif, au regard de l’opération d’énonciation essentielle réalisée par son auteur. Étudier stylistiquement le cadre énonciatif d’une œuvre littéraire, C’est repérer les éléments qui, à l’intérieur de ce qui est représenté, constituent des rapports de parole entre sujets. […] L’essentiel ne paraît plus être de « raconter » une histoire, mais de déployer sur la « scène » de l’œuvre les opérations mêmes de sa construction et de sa réception (Nicolas Laurent 2001 : 94-95). Le pleurer-rire visualise une construction qui ressortit à l’hybridation langagière. Mais quels sont les constituants de ce phénomène sur le plan énonciatif ? À la page 123 du corpus, on peut lire : 1) Aujourd’hui, tel qu’évolue votre manuscrit, je crains que cédant trop à des souvenirs intimes, vous mêliez les genres.

I.1. L’hybridité générique dans Le Pleurer-Rire Le genre d’une œuvre est matérialisé, outre les indications paratextuelles, par des caractéristiques du texte lui-même, notamment par l’incipit qui met au jour la dénomination des actants et la situation 150

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initiale. De surcroît, des formules codées peuvent favoriser cette identification. Cependant, certains constituants du paratexte peuvent être trompeurs ; la page de garde de notre corpus affiche le lexème «roman», inscrivant ainsi ce texte dans l’écriture romanesque. L’énonciation romanesque mise en œuvre dans le texte de Lopès est prise en charge fondamentalement par un narrateur et ce, en dépit de la dimension polyphonique de l’œuvre. Dès l’incipit, on peut lire : 2) Le damuka s’était réuni dans une Venelle de Moundié : avenue Général-Marchard. Je me revois encore arrivant au rendez-vous et commençant, comme toujours en ces circonstances, par déposer quelques pièces dans la sébile avant d’émarger au cahier de contrôle. La nièce du défunt parcourait la cour, un balai à la main, essuyant le ciel pour en chasser les nuages qui menaçaient de faire fuir les amis venus honorer le disparu. (p.156). 3) Ma mère avait surgi à la maison en compagnie des tantes et, après avoir constaté mon absence, avait dénoué son madras, s’était décoiffée, puis, le buste nu, s’était mise à pleurer sur mon malheur. (156-157).

À travers des indices textuels éloquents contenus dans ces deux extraits dont je me, ma, mon, mon malheur, il apparaît que l’instance émettrice est impliquée dans les diverses réalités narrées. Il appartient au cadre socioculturel évoqué et en respecte les convenances et les conventions. Outre l’énonciateur, le discours romanesque dans notre corpus actualise une spatialité et une temporalité dotées d’un intérêt certain. L’espace peut être perçu comme circonstant des actions narrées, ou circonstances des événements survenus. Il peut aussi apparaître comme un discours susceptible de s’inscrire dans une vision ou une idéologie. Il est susceptible d’assumer des fonctions variées dans une production textuelle. Dans Le Pleurer-Rire, l’espace ressortit souvent à l’esthétique du contraste. 4) « (Moundié), c’est la cité indigène de l’époque coloniale, notre Adjama, notre Treichville, notre poto-poto, notre cabash ou notre

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médina. […] Là passent rarement les services de la voirie. Les eaux usées s’évacuent au gré de leur inspiration […] Il y a des odeurs qui, dans les ténèbres, deviennent des repères géographiques aux enfants du quartier. » (pp.55-56). 5) « Le plateau, c’est ce que nous appelions le quartier des Oncles, à l’époque coloniale […] Aujourd’hui, sa population est, dans l’ensemble, restée la même, encore que des hauts fonctionnaires et des officiers nègres y habitent de plus en plus.

La présentation dichotomique ci-dessus, concerne deux quartiers de la ville où s’ancre l’essentiel de l’intrigue romanesque. Le premier est l’espace qui se singularise par son insalubrité tandis que le second est un quartier résidentiel, séjour des nantis. La localisation spatiale dans le roman de Lopès se caractérise par sa complexité. Elle intègre des villages dont « Libotama » et plusieurs lieux évoqués à l’instar de la France, l’Allemagne et la Guinée. Il convient de relever que la primauté est accordée aux espaces locaux. La temporalité, quant à elle, implique la prise en compte d’une dualité afférente à l’opposition temps diégétique/temps de l’énonciation. La première composante dans le corpus correspond essentiellement au mandat du Président Bwakamabé Na Sakkadé qui suit celui dePolépolé en exil. Le cadre temporel dévoilé est marqué par la dysphorie existentielle. 6) «  Toute la journée la radio a continué son programme de musique militaire, l’interrompant à intervalles réguliers (…) Radio France Internationale nous fit entendre la voix de Polépolé. Une déclaration faite de l’étranger dans laquelle les nouveaux chefs du Pays étaient baptisés de putschistes. Après avoir donné d’eux une appréciation sévère, il proclamait que pour éviter un bain de sang inutile à son peuple, il choisissait l’exil (…) Elengui et moi le remerciâmes de son attitude. (…) Lui ou un autre, pour nous c’était toujours la même vie. Hier, nos misères provenaient du Blanc qu’il fallait chasser pour que le bonheur vienne. Aujourd’hui les Oncles sont partis et la misère est toujours là. Qui donc faut-il chasser ? » (p.23).

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Dans cette séquence textuelle, les lexèmes « hier » et «aujourd’hui» dénotent une dynamique temporelle. Cependant, ce changement contraste avec la pérennité du mal-être (la misère est toujours là). Ainsi, la localisation temporelle prend en charge une époque peu reluisante de l’histoire d’un pays africain. Au demeurant, l’analyse de la localisation spatio-temporelle concourt à visualiser l’érudition de l’auteur de Le Pleurer-Rire. Sa connaissance de l’histoire et de la géographie s’avère édifiante. Par ailleurs, la production romanesque de Lopès est émaillée de séquences épistolaires. La lettre peut être perçue comme une réalité qui relève du style intimiste. Selon certains théoriciens dont Dominique Rincé, elle est le lieu des manifestations poignantes de la douleur. De surcroît, le recours au support épistolaire peut contribuer à faire croire au lecteur que l’histoire narrée est authentique. 7) Mon cher Maître, La soirée au damuka est peinte avec une saisissante vérité et j’ai ressenti, à sa lecture, la nostalgie de la tiédeur du milieu natal. […] Nous avons certes commis une grave erreur tactique en acceptant d’occuper des postes dans le gouvernement de Bwakamabé […] Pour le reste, j’hésite à me prononcer. A vous lire, on se demande dans quel genre sera classé l’ouvrage. Tantôt, vous vous astreignez à la précision de l’historien ou du sociologue, tantôt vous ressemblez à ces griots en qui les uns ne voient que marchands de rêves et de divertissements et chaque mot est pour d’autres, un dé pour décoder la vie du village. (pp.51-52).

Le segment liminaire indique le recours à l’énonciation épistolaire. Cette occurrence est une correspondance qu’un ancien directeur de cabinet du Président Bwakamabé, en exil adresse au narrateur, Maître, en guise de remarques aux premières pages de l’ouvrage que ce dernier est en train d’écrire. L’écriture intimiste permet au destinateur de faire, notamment, des observations qui ressortissent à la réception de l’œuvre littéraire. Il convient aussi de relever le ton de la confession contigu à la confidence. 153

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Dans l’excipit de Le Pleurer-rire, on peut lire : La métamorphose dans les dernières pages n’est pas de mon goût. N’y a-t-il pas là une réminiscence de l’actualité latino-américaine (époque Régis Debray) qui n’a encore rien à voir avec l’Afrique d’aujourd’hui ? Encore que… Même si les noms de personnes et de lieux sonnent étrangers à nos oreilles, même si tu livres çà et là, dans le texte, des mots d’un dialecte imaginaire, forgé par toi seul, la plus myope des taupes reconnaîtra « Le Pays » Il ya entre ton histoire et notre actualité, à peine plus de différence qu’entre un Van Gogh, un Cézanne ou un Modigliani et la photographie du modèle originel. Mais la magie et la puissance pédagogique de l’art n’est-elle justement pas moins de ressembler à la réalité que de donner à la réalité des couleurs du cœur du peintre ? Si tel est ton but, ton rêve débridé est certainement plus rentable que les images saintes et édifiantes que réclame Le jeune compatriote directeur de cabinet […] Signé : Soukali au vinaigre (p.314).

Cette séquence textuelle fait partie d’un «billet» selon l’expression même du narrateur. Cette épître se singularise fondamentalement par sa valeur cognitive. Cette dernière met en lumière des connaissances inhérentes à la culture, à l’onomastique et la problématique de la réception des productions textuelles. Par ailleurs, le chapitre des genres dans notre corpus intègre d’autres entités dont la «confession», le plaidoyer et le chant ; nous nous appesantirons sur ces paramètres dans le cadre restreint de cette communication. En marge de la pluralité générique dans Le Pleurer-Rire, se trouve l’alternance des niveaux de langue.

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I.2. Le mélange des niveaux de langue Dans l’optique d’assurer une communication plus féconde ou plus fructueuse, l’écrivain peut opter pour une énonciation qui mette au jour la pluralité des niveaux de langue. Henri Lopès semble avoir opéré ce choix. Notre analyse prendra appui fondamentalement sur les niveaux familier et soutenu. Le français basilectal correspond au niveau familier ou relâché. Il est généralement utilisé dans la conversation avec des proches ou des amis. Il correspond à une langue spontanée, souvent imagée. 9) Ah ! C’est vous, Maître. – Enfin, … – Tu es bien maître d’hôtel aux Relais, non ? Je hochai la tête. – Eh bien ! « Maître d’hôtel »-là, c’est trop long à dire, moi je t’appellerai « Maître », d’ailleurs, Maître tout court, ça fait mieux.

Cette référence textuelle visualise une conversation entre le Président Bwakamabé et le narrateur. Les propos de cette figure politique trahissent un usage peu heureux de la langue française. Le substantif « Maître » dans la réplique liminaire relève d’un emploi fautif de l’apostrophe grammaticale. 10) les autres-là… Au nom de Dieu, oualaï ! il était seul. Ils ne se sentaient pas du pouvoir, eux. Sans lui, le pays tomberait dans le chaos. Tous des incapables, à commencer par les intellectuels-là. Théorie, théorie, très fort, oui. Surtout avec les acrobaties de la langue d’autrui : le français, long, long, long-là. Mais pratique, mais action, zéro. Zéro, rond comme mon œil. Ah ! que deviendrait le pays sans Lui ? Hein ? (104).

L’exemple ci-dessus se singularise au plan énonciatif par l’usage récurrent du style indirect libre. Les pensées et les propos de Bwakamabé ne sont pas rattachés à des verbes déclaratifs, introducteurs. La juxtaposition est convoquée au détriment de la subordination. On y note (encore) l’emploi fréquent de la particule «là» et la répétition superflue 155

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de «long» et de « zéro ». En fait, cette séquence illustrative visualise les moyens du code oral. Au regard de ce qui précède, on peut relever que Bwakamabé est le principal usager du français basilectal dans l’œuvre de Lopès. Par ailleurs, l’on peut noter l’incongruence entre le rang social de ce personnage et sa performance linguistique. Il atteste une pratique langagière peu heureuse, voire déplorable pour un Chef d’état. À l’inverse, l’expression de certains personnages ressortit au français acrolectal. Cette variété linguistique relève du niveau soutenu. La langue soutenue  tend à ressembler au parler cultivé, utilisé dans la couche qui jouit du prestige intellectuel (Dubois 2002 : 324). 11)  Arrivé en France démuni de tout, il a pu trouver assistance auprès de quelques amis sûrs, dont des chefs d’Etats. En sept ans de pouvoir, il n’avait jamais rien mis de côté. Juste une petite villa au Pays, dont il n’avait pas terminé le remboursement à la Banque de Développement et que Bwakamabé a fait nationaliser avec beaucoup de bruits, comme s’il s’agissait de la fortune de l’ex-roi Farouk auquel, dans ses éditoriaux d’une éloquence amphigourique et démesurée, Aziz Sonika le comparait d’ailleurs. Nombre de ses anciens collègues, chefs d’état, entretiennent avec lui une amitié discrète. Certains l’ont même invité pour un séjour privé, mais il ne veut gêner personne. Aimerait-il retrouver le pouvoir ? (p.102).

Le substitut grammatical «  tu  » réfère à l’ancien président Polépolé. Ses nouvelles conditions de vie sont évoquées par le biais d’une énonciation qui visualise une syntaxe soignée corroborée par l’usage des phrases complexes. Le lexique utilisé comporte des mots et des expressions recherchés, à l’instar de «éditoriaux» et «éloquence amphigourique». On peut aussi relever les références historiques et économiques. En fait, l’instance émettrice ici est un intellectuel qui apparaît souvent comme un critique littéraire et apprécie ce qu’il désigne lui-même par l’expression « chroniques, critiques et satiriques » (p.123) 12) Et où en sommes-nous avec ma demande d’augmentation des troupes françaises chez-nous ?

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– J’y arrivais, Monsieur le Président. – […] l’Oncle dessinait des bouquets avec la belle langue-là. – Je peux donc penser que l’affaire est en bonne voie ? […] – Insistez, insistez auprès de l’élysée. Si elle ne fait pas vite, les Russes… – Je prends note, Monsieur le Président, et votre message sera fidèlement transmis. Mais d’ores et déjà je suis autorisé à vous rassurer : la France… – Excellence, vous savez que je suis un militaire au langage franc, moi. Dites à mon frère le Président Pierre Chevalier que je ne crois jamais sur parole. Il me faut des actes. Il me faut mes troupes… […] – Il n y a, bien sûr, aucun inconvénient… Mais je ne voudrais pas commettre une maladresse qui vous soit dommageable. (pp.114115).

Ce long passage actualise le dialogue romanesque. C’est la matérialisation d’une entrevue entre le Président Bwakamabé et l’ambassadeur de France dans ce pays africain. Ce dernier parle une langue châtiée comme l’atteste le commentaire du narrateur « l’Oncle dessinait des bouquets avec la belle langue-là ». Aussi peut-on relever la congruence entre l’expression de ce personnage et sa fonction sociale. 1.3. Le mélange des codes et les incursions codiques Outre l’alternance des genres et des niveaux de langue, l’écriture d’Henri Lopès visualise un mélange de codes. Cette hétérogénéité codique ressortit au transcodage et à la créativité langagière. Cette inventivité prend essentiellement appui sur le phénomène de la dérivation, perceptible notamment à travers des glossonymes, des toponymes et des ethnonymes. 13) Madame la Présidente n’a plus besoin de moi ? Le lecteur entend bien ma gorge serrée. – Attendez Maître C’étaient les chuchotements d’une voix lasse.

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– Attendez… oh ! Ma tête… Je suis brûlante ? Kibotama ou français, mes deux langues se bousculaient. (p.107)

L’indice textuel «kibotama» constitue un élément onomastique qui réfère à une langue locale (inventée). Il est composé du préfixe «ki» et du radical «botama». Cet élément préfixal est souvent substitué par les préfixes «li» (dans le toponyme «Libotama») et «Dja» (dans l’ethnonyme «Djabotama») : 14) Boubeu, meneur de jeu, dissertait brillamment sur les plats sénégalais, les pagnes, les boubous, la musique, la teranga, le diom et d’autres mots gutturaux difficiles à prononcer aussi bien pour mon gosier djabotama que pour celui des autres. Un vrai cours de civilisation. (p.265).

Outre la préfixation, l’écriture de Lopès actualise la suffixation. 15) Jim Ngwalessa, dit Mauvaise Aventure, P.-D.G., élu des hommes d’affaires et bailleurs de fonds de la communauté libotamoise. La foule mêle des éclats de rire à ses applaudissements. (p.210).

Le terme «libotamoise» est un dérivé de Libotama dans lequel la voyelle « o » est substituée à la lettre «a». Il convient de noter que les vocables analysés supra semblent relever de la créativité verbale. Le kibotama et le kissini ne font pas partie des langues africaines connues à l’instar du lingala, du kikongo ou du kiswahili. En marge des phénomènes lexicologiques ci-dessus actualisés, se trouve la dérivation impropre. 16) Il déclarait que tous les Djassikuni étaient des voleurs et leurs femmes toutes des trottoires. (p.184)

Le lexème «trottoires» visualise une mutation morphosyntaxique. Le mot «t rottoir » est mis à la forme féminine et appartient à la classe des adjectifs qualificatifs.

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Dans ce contexte, il signifie « prostituées ». Ce dérivé qui est fondé sur la métonymie est récurrent dans le corpus et apparaît très souvent au singulier comme l’indique cette structure interrogative «Tu me prends pour une trottoire ?» (p.162). Au surplus, la dérivation impropre est massivement illustrée par l’usage du lexème «clairvoyant (s)». 17) Il bénissait tout le monde de sa queue de lion… respectant ainsi les indications de son clairvoyant. (p.28). 18) On essayait du prochain match. Les voix sortaient des fenêtres. Pariant sur ce club, insultant l’autre et pensant tous à la force des clairvoyants. Les mains frappaient, les dieux étaient pris à témoin, on s’en tranchait la gorge (p.120).

L’usage de la lexie «clairvoyant (s)» dans ces occurrences relève de la décatégorisation : il est substantivé. Cette opération se justifie par la nécessité de rendre compte d’une réalité socio-spatiale avérée. En fait, les «clairvoyants» constituent des acteurs sociaux auxquels plusieurs Africains recourent dans diverses circonstances. Cette réalité illustre parfois la crédulité populaire. Par ailleurs, la créativité lexicale dans Le Pleurer-Rire intègre la composition. 19) Quelle pâture pour Gavroche aujourd’hui […] (des) commentaires fort proches de ceux que Radio-trottoir diffusait dans son anonymat éternel, à travers le quartier Moundié. (p. 236)

Le composé radio-trottoir est une entité lexicale qui émaille le langage de plusieurs francophones d’Afrique centrale (notamment les Camerounais). Il est généralement utilisé pour désigner la rumeur sociale. De surcroît, l’hétérogénéité énonciative, en matière de composition est auréolée d’un ressort paratextuel éloquent à savoir le titre. En effet, le composé «Le Pleurer-rire», sous-tendu par l’oxymore, est constitué essentiellement de deux mots, appartenant à la même classe syntaxique, mais relevant des registres ou des isotopies dichotomiques. 159

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Ce néologisme, doté d’une densité sémantique indéniable, contribue à traduire une hybridité complexe ainsi que des comportements sociaux paradoxaux, disparates. 20) L’animateur du parti et le chef du protocole pestèrent. L’ambulance couina, l’on balaya l’endroit et les danses reprirent. Et wollé, wollé, woï, woï. L’animateur du parti, en rage, hurla des imprécations que le vent subtilisait à la sortie des haut-parleurs pour les semer à tout ciel. Qu’importait ! le peuple n’avait pas besoin de tout comprendre pour participer – Wollé, wollé ? – Woï, woï ! La jeune chanteuse du parti vint imiter Myriam Makeba. (p.183)

Ainsi, le composé néologique «Le pleurer-rire» a une valeur synthétique considérable. Au surplus, l’hybridité langagière dans le roman de Lopès intègre le phénomène de l’emprunt linguistique. Plusieurs éléments des codes européens dont l’anglais sont attestés. Nous ne considérerons ici que des emprunts afférant au lingala. 21) – « Le griot entonna le fameux pouénakanda, un air triste et lent qui dit que le pays des Djabotama s’étiole car le trône est vacant, puisque l’ennemi a tué par traîtrise tous les hommes […] ». (p.46) – « […] Le tounda, une chaîne de fer avec de nombreux pendentifs […] jamais le président ne pourra se séparer de ce collier. ». (p.47) – « Les nobles et les prêtres se rangèrent en un groupe […] et dansèrent la loukita, qui est, à l’origine, une danse de guerre […] ». (p.48)

Le romancier congolais fournit généralement l’explication de ses localismes afin de contrecarrer l’opacité ou l’incommunicabilité. Par ailleurs, le mélange des codes est visualisé par un certain nombre de locutions interjectives dont « Ayay’hé !... » et « Mam’hé ! » ; ainsi que l’indiquent les illustrations subséquentes : 160

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22) « Quand elle [Ma Mireille] commença son pas, Ayay’hé… ! C’était à vous en couper le souffle. » (p.48). 23) « Mam’hé ! Je sortis en secouant les doigts. Quelle trottoire, la femme-là » (p.107).

L’intégration de l’interjection dans la dernière occurrence est rehaussée par la particule «là» ; qui constitue un outil de clôture récurrent dans le corpus. D’autres localismes peuvent être mentionnés à l’instar de « damuka » qui fait référence à une veillée mortuaire. À l’évidence l’hybridité aux plans générique et linguistique témoigne de l’érudition du romancier ainsi que du métissage culturel (AfriqueEurope). En outre, cette hétérogénéité énonciative est éloquemment rehaussée par la créativité langagière et des entités énonciatives qui ressortissent au transcodage. Au surplus, le mélange de codes dénote la volonté manifeste de visualiser un ancrage socio-spatial authentique. En marge des constituants de l’hybridité analysés se trouvent des procédés esthétiques avérés.

II. Rhétorique de l’hybridité En effet, le dispositif énonciatif dans Le Pleurer-rire met au jour une kyrielle de moyens stylistiques pourvus d’une fonction persuasive et/ou apéritive. Parmi les procédés attestés se trouvent le rythme, l’humour et les figures de rhétorique. II.1. Le rythme Le rythme peut être perçu comme une composante musicale de la langue. Il met en exergue certains éléments syntaxiques en conférant à la phrase (ou au vers) une cadence (ou un mouvement) particulière. Ce paramètre énonciatif est constitué par le retour d’accents toniques et de coupes qui segmentent le vers (ou la phrase) en groupes rythmiques ou mesures. Le rythme dans l’écriture romanesque de Lopès se singularise par sa variation. En effet, on y observe l’alternance des rythmes binaire, 161

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ternaire, croissant et accumulatif. Par ailleurs, nombre de périodes, d’amplifications et de chutes rythmiques s’y «côtoient». 24) À la manière dont Tonton la rompt, la foule reconnaît le geste de l’enfant de Libotama. – Wollé, wollé ? – Woï, woï ! – Wollé, wollé ? – Woï, woï ! Excité par les cris de l’assistance, le guerrier secouant sans cesse la tête, entame, en mouvements saccadés, une danse autour du chef. Tonton observe le spectacle un moment, avec intérêt et une sympathie visible. Puis, soudain, conquis par le charme du rythme, il accompagne les derniers pas du guerrier. Malgré son complet Quai d’Orsay, il retrouve la cadence des fêtes de la communauté du temps de son adolescence. La foule, ravie, engloutit le chef sous ses applaudissements et pousse une longue clameur. (p.200)

Le rythme binaire dans cette séquence textuelle est actualisé par le segment discursif enchâssé dans le récit. Cet extrait s’apparente à une entité chantée. La réplique liminaire (qui est reprise) comporte deux accents toniques. [Wollé, Wollé]. Les segments narratifs visualisent essentiellement le rythme accumulatif ; cette réalité peut être illustrée par la phrase subséquente : « Tonton observe le spectacle un moment, avec intérêt et une sympathie visible.» À la page 156, on peut lire : Comme l’eau dans la coque d’une pirogue trouée, la nouvelle de la fusillade du Palais s’était répandue en courant le long de toutes les venelles de Moundié. Des mercenaires, mes frères, avaient donné l’assaut pour rappeler à Tonton que c’est eux qui l’avaient mis en place. Non. Des maquisards descendus des forêts des collines volcaniques avaient fait une opération « coup de poing » pour ramener Polépolé au pouvoir. Tiens, tiens. Oui, on avait vu (et on levait la paume de la main vers le ciel) le cadavre de ce salaud de Bwakamabé, traîné par une corde derrière un camion.

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La variation rythmique dans cette référence textuelle découle du contraste entre l’importance volumétrique de la majorité des phrases actualisées et la structure lapidaire de l’énoncé monosyllabique « Non. » Par ailleurs, la composante rythmique est souvent renforcée par certaines figures de style dont la polysyndète et l’anaphore. 26) Dans les gerbes d’eau, on devinait les gestes désordonnés des uns et des autres s’arrachant, dans une fiévreuse curée, la manne tombée des cieux. Il y eut, à n’en pas douter, quelques coups de poing. Tonton riait et continuait à jeter des billets au vent et aux eaux. Combien y en eut-il de récupérés intacts, combien de déchirés, combien d’emportés dans le tourbillon du fleuve ? Tonton riait, riait aux éclats, riait. (p.213)

La reprise anaphorique de terme «combien» rehausse l’hétérométrie syntaxique. Il convient de relever la présence de l’épanadiplose qui sous-tend la proposition finale («riait aux éclats riait»). Au regard de ce qui précède, il apparaît que la variation rythmique corrobore l’hybridité langagière dans Le Pleurer-Rire. Elle confère une expressivité avérée à l’écriture romanesque. II.2. Les figures de style et la tonalité humoristique L’intérêt de ces moyens esthétiques dans l’appréhension des faits langagiers, faut-il le rappeler, est établi. Les figures constituent un ensemble majeur dans l’univers de la stylistique et l’analyse de l’art verbal (Nicolas Laurent 2001 : 34). Dans l’éventail de figures attestées dans le corpus, l’ellipse occupe une place centrale du fait de sa récurrence. Elle relève des mécanismes d’insistance afférents à une syntaxe déconstruite, relâchée ou passionnelle. 27) Ah ! C’est vous Maître. – Enfin, … – Tu es bien maître d’hôtel aux Relais, non ? Je hochai la tête

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– Eh, bien ! « maître d’hôtel » - là, c’est trop long à dire. Moi je t’appellerai « Maître », D’ailleurs, Maître tout court, ça fait mieux. J’expliquai en bredouillant que théoriquement… – Mais c’est moi le patron du Pays, maintenant. J’appelle Maître ou Docteur qui je veux. (p.32).

Cette occurrence ressortit au premier entretien entre le Président et son maître d’hôtel. Elle constitue donc une transcription de l’oral. On peut y relever l’ellipse du complément déterminatif «d’hôtel». Cette suppression lexicale participe du laconisme, et trahit l’inconfort intellectuel du personnage évoqué. Par ailleurs, il est aisé de percevoir ici l’emploi fautif de l’apostrophe grammaticale. Par ailleurs, certains tours elliptiques correspondent à des énoncés monorhématiques ; c’est le cas du segment « ricanements » qui clôture l’occurrence subséquente : 28) J’ai mis Monsieur Gourdain sur ses traces (clin d’œil.) Partout où il ira, mon œil sera là. Tout ce qu’il dira, nous l’enregistrerons. Ricanements. (p. 270).

En marge de l’ellipse dans Le Pleurer-Rire, se trouvent deux figures d’élocution (ou de diction)  : l’aphérèse et l’apocope en l’occurrence. L’aphérèse prend appui sur l’effacement d’un phonème, d’un graphème ou d’un groupe syllabique au début d’un mot. 29)- Mais je sais la vérité. L’ambassadeur des états-Unis a reçu les renseignements précis de la C.I.A : Le bonhomme-là est agent des Istes. J’ai mis Monsieur Gourdain sur ses traces. (p.269).

L’aphérèse dans ce segment illustratif est visualisée par l’élément « Istes » ; il réfère à ceux qui s’opposent à l’action de Bwakamabé à l’instar des socialistes et des putschistes. À la page 211, on peut lire : – Ah ! parle kibotama, toi aussi-là

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– Eh bien, merde ! Coutez. – Et dépliant son bras droit dans un geste théâtral, il commence O combien de marins, combien de capitaines Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines, Dans ce morne horizon…

Dans cette occurrence qui intègre la scansion de certains vers célèbres, l’aphérèse est attestée par l’omission du «é» devant «coutez». Cet abrègement indique la véhémence avec laquelle le président enjoint son auditoire de suivre sa déclamation. L’apocope, quant à elle, apparaît comme une suppression de phonèmes, de graphèmes ou de syllabes à la fin d’un mot. Ce phénomène énonciatif est récurrent dans le texte de Lopès. Évoquant les traits prosoprographiques de la première dame, le narrateur affirme : 30) Ma Mireille était une beauté que le vent ne peut rencontrer sans frissonner, être troublé à en perdre son chemin, et que lui, Homme, l’homme du pays, la méritait. (p.48).

Le terme apocopé ici c’est le substantif «maman» ; ainsi que l’atteste le segment subséquent. « … la conduite décidée de Ma Mireille qui, intransigeante, écarta toutes les petites mamans. Cette apocope dont la forme masculine est «pa» est assez utilisée en Afrique centrale ; elle y constitue une particule onomastique qui traduit le respect ou la courtoisie. Outre les apocopes qui se singularisent par leur résonnance africaine, on trouve certaines qui sont beaucoup plus orthodoxes, c’est le cas de « micro » (microphone). 31) Tontan eut la satisfaction de constater que des journalistes, Le Naya en bandoulière, la caméra à l’épaule et tenant des micros au bout de perches métalliques mendiaient une déclaration, quelques mots de lui. De Lui ! Son visage s’irradia . (p 259)

À l’observation, les moyens rhétoriques ci-dessus analysés apparaissent comme des marques ludiques qui ressortissent à un sociolecte. 165

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Au demeurant, le langage figuré dans Le Pleurer-Rire intègre d’autres catégories de figures. Nous envisageons de nous appesantir sur les occurrences de la socioculture qui visualisent une prise en compte du paysage social notable à l’instar de la périphrase. 32) Comme il ne souffrait pas de la contrainte d’un texte, le fils de Ngakoro, fils de Foulema, fils de Kitéwa naviguait sans prévenir du Kibotama à la langue des Oncles. Quand il utilisait celle-ci, il négligeait la différence entre le é, les è et les ai d’une part, les o et les au d’autre part, les i et les u enfin. Et si c’était la langue des anciens qui surgissait, il y mêlait des mots aux consonances exotiques dont beaucoup se terminaient en isme ou en iste (pp.183-184).

La périphrase est visualisée par les syntagmes «le fils de Ngakoro» et « la langue des Oncles». Celui-ci réfère à la langue française tandis que la première occurrence désigne le président Bwakamabé. Elle inaugure une présentation déclamatoire de l’arbre généalogique de ce dernier, une pratique récurrente dans l’art verbal négro-africain. La périphrase est aussi utilisée dans la référence qui suit : 33) Pour ne pas être injuste, disons plutôt qu’ils cultivent la sagesse de se tenir à une distance de ce sac de vipères du Gabon. (p.295).

Le groupe nominal «ce sac de vipère du Gabon» réfère à la politique et atteste par ricochet le recours à un référent spatio-culturel africain. Outre la périphrase, l’expression esthétique des réalités socio-culturelles intègre la synecdoque. En marge des figures de rhétorique analysées se trouve la synecdoque. 34)- Du haut de son tipoye, un sourire débonnaire aux lèvres, Tonton bénissait les têtes de laine, de sa queue de lion (p.199) – La plupart supportaient la période de vaches maigres grâce aux revenus d’une villa louée à quelque ambassade, de leurs taxis, de leurs foula-foula, de leurs débits de boissons, […] bref tous ces messieurs que Moundié appelait les en haut de en haut aussi bien que les en bas de en haut réussissaient à survivre grâce aux activités

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annexes. Le lot des en bas de en bas était en revanche aussi amer que celui de la cigale de la Fontaine. (p.235).

L’expression synecdochique dans le premier exemple est fondée sur le groupe nominal «les têtes de laine». Le paramètre identitaire est rehaussé par l’entité culturelle « queue de lion ». La deuxième occurrence quant à elle dévoile une stratification sociale  ; ainsi en est-il des marques pittoresques du comportement langagier de la plèbe. Le lexème « Moundié » qui est un toponyme constitue une métonymie ; il est utilisé pour référer aux habitants de ce quartier, du fait de la contigüité entre ces composantes référentielles. Au demeurant, l’attitude des dirigeants européens admirée ici par l’instance émettrice se situe aux antipodes de celle du héros. Aux moyens stylistiques étudiés supra, s’ajoute une autre composante esthétique qui contribue à mettre au jour le discours romanesque dans Le pleurer-rire ; il s’agit de l’humour. Ce moyen langagier ressortit à une dérision qui n’intègre pas l’agressivité ou la malveillance. Le décryptage de ses traits définitoires n’est pas toujours aisé si l’humour est difficile, c’est qu’il est le sentiment des limites de l’esprit et de la banalité des choses. On peut le décrire comme une acception consciente entre l’idée et le réel (Bernard Dupriez 1984 : 234). 35) Le maréchal avait jusqu’à l’ultime instant espéré voir son homologue l’accueillir à l’aéroport, comme il s’en donnait la peine lorsqu’un de ses pairs atterrissait au Pays. […] Tonton eut la satisfaction de constater que les journalistes […] mendiaient une déclaration, quelques mots de lui. De lui ! Son visage s’irradia. […] que pensait-il de l’évolution actuelle de l’Afrique (les pays dits progressistes risqueraient de foutre la pagaille et de faire basculer le continent du côté des Soviets… La France devait donc aider ses fils ultramarins à conjuguer ce danger) (p. 259).

Les indices textuels de l’humour ici sont «conjuguer» (au lieu de conjurer) «mendiaient», «ses fils» et «foutre la pagaille». Ce procédé 167

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discursif permet de mettre en lumière l’infatuation du héros et son inconfort intellectuel. De surcroît, l’humour dans Le Pleurer-Rire est généralement assorti de l’ironie. 36) Les murmures de Radio-trottoir étaient aussi persistants et agaçants que des moustiques. Tonton se fâcha et convoqua Aziz Sonika, qui fila aussitôt avec des instructions précises pour une série d’éditoriaux, en français et en chacune des langues locales. Les allégations d’Haraka étaient un tissu de mensonges pour mieux masquer la vérité. Les insurgés n’étaient rien d’autre que des agents patentés de Moscou et bénéficiaient de l’appui de certains pays africains, qu’on se gardait de citer pour préserver l’unité de l’O.U.A. (p.160)

Cette séquence textuelle qui par ailleurs révèle le caractère plurilingue du contexte de production manifeste le ridicule des propos fallacieux du héros. Les marques de l’ironie attestées sont notamment « murmures » et « allégations ». À ces indices textuels s’ajoutent une kyrielle d’éléments lexicaux dont « paradis » et « mini-eden » substitué respectivement à « Pays » et à « terre natale ». Globalement, ces moyens langagiers participent de la mise en exergue du discours épidictique d’Henri Lopès. Sur la base de ce qui précède, il apparaît que le rythme occupe une place centrale dans le discours romanesque d’Henri Lopès et se singularise par sa variation. En outre, les procédés rhétoriques qui sous-tendent l’hybridité langagière dans le corpus accordent la primauté aux figures de diction. Ces dernières favorisent la mise en lumière des écarts de prononciation et par ricochet l’inconfort intellectuel de certains acteurs de l’énonciation. Au surplus, l’humour, généralement corroboré par l’ironie, génère l’édulcoration du discours épidictique visualisé. Ainsi, le déploiement des moyens rhétoriques laisse entrevoir le caractère utilitaire de l’écriture de Lopès.

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III. La visée pragmatique de l’hybridité L’analyse de l’hétérogénéité énonciative envisagée supra prend appui sur le langage perçu comme le moyen d’expression de la pensée ou véhicule des informations, soulignant ainsi sa fonction cognitive. Or, l’activité langagière a aussi une fonction performative ou sociale, selon la perspective pragmatique et interactionnelle. La pragmatique littéraire est […] l’organisation en vue d’une fin […]. Le problème de la pragmatique littéraire est celui de la motivation (vieux fantômes des études littéraires et esthétiques), ce qui est une autre façon de poser la question des effets (Ibid1991 : 182). Ainsi, l’approche performative est susceptible de permettre la prise en compte de l’apport des moyens langagiers dans l’acte même de la communication. Cette voie a trait à la théorie de l’intentionnalité dont l’un des promoteurs est John Austin. Ce théoricien fait valoir que le langage n’est pas seulement un système syntatico-sémantique mais aussi un dispositif permettant d’accomplir « les actes de langage » ou « acte de parole » (1970 : 129). Il s’agit de considérer à présent la visée pragmatique de l’hybridité langagière dans Le pleurer-rire. Catherine Fromilhague a affirmé qu’un discours orné et embelli est d’abord destiné à plaire. Henri Lopès ne déroge pas à ce principe. En effet, la mise en œuvre des moyens stylistiques précédemment explorés contribue à procurer un plaisir esthétique considérable au lectorat. Parmi les ressources dérivatives, le ludisme langagier occupe une place de choix. III.1. L’enjeu ludique Le ludisme ressortit à l’inventivité formelle ou aux innovations scripturales, et conséquemment de la veine fantaisiste. Il peut prendre appui sur l’altération ou la transformation de la matière sonore ou graphique des mots. Cette entité énonciative intègre les onomatopées dans Le Pleurer-Rire. 37) Le vieux continue avec application, tel un pion insouciant des bavardages cruels, un long discours tout fleuri de passé simple,

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de subjonctif et d’allusions répétées au Panthéon de la Grèce ancienne. A part moi, personne ne l’écoute vraiment. Il fut fortement applaudi. Pwa, pwa, pwa. pwa, pwa, pwa. (p.210) 38) Et gba, gba, comme hier des nègres battaient d’autres nègres. Hier, ils en recevaient l’ordre du Blanc. Mais aujourd’hui ?... – Pardon, mon capitaine, pardon. Criez un peu, sinon c’est nous qu’il va battre. Il va croire qu’on vous caresse seulement. alors… Gba, gba, gba.(p.299)

Dans la première occurrence, l’élément onomatopéique c’est « pwa ». Il traduit le bruit des applaudissements. Par ailleurs, le mot «  gba  » récurrent dans le second exemple imite la flagellation que subissent les contradicteurs de Bwakamabé sous son instigation. À l’observation, les onomatopées dans notre corpus ne semblent pas canoniques, mais relèvent de la subjectivité énonciative. En marge des entités onomatopéiques se trouve le ludisme onomastique. Les anthroponymes y occupent une place considérable. Tel est le cas de l’appellatif « Gourdain ». 39) Monsieur Gourdain leur jeta ce coup d’œil qu’il lançait quand il voulait arrêter quelqu’un […] Pour commémorer leur entrée dans la prison qui sentait l’égout (p.169).

Par la proximité phonique, l’anthroponyme « Gourdain » évoque le nom français «Jourdain» mais aussi la lexie « gourdin ». Ainsi, cet appellatif aurait été attribué au personnage évoqué parce qu’il est le principal acteur de répression et de torture dans le roman. Par ailleurs, le jeu sur la référence onomastique transparaît à travers les diverses manières dont le héros est désigné. Il est appelé « Tonton », « Bwakamabé na Sakkadé » 40) Quand ils le verront à la télévision répondre, sur le perron de l’Elysée, s’adressant aux journalistes, comme Senghor et

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Houphouët, en parlant sur le bout des lèvres, sacrédedieu ! Voudront pas y croire, se demanderont si c’est pas un compte de fée. N’en reviendront pas. Lui, Hannibal (P. 239)

Quelques pages plus haut, on peut lire : Mais Tonton, animal politique éprouvé ne négligeait aucun de ces détails qui lui parvenaient par les fiches des services de Monsieur Gourdain. (p.235).

Les mots Hannibal et «animal» présentent une proximité sonore qui ressortit à la paronomase. De surcroît, ce rapprochement allusif phonique est susceptible de susciter l’hilarité ou le sourire. Par ailleurs, d’autres créations onomastiques suggestives et ludiques sont présentes dans le texte de Lopès à l’instar de «  Bruno de Roncière », qui réfère à l’ambassadeur de France. Vu le cadre restreint de cette communication, ces dernières seront occultées. En marge du caractère ludique de l’écriture de Lopès, s’affiche une volonté manifeste de décrier plusieurs exactions. 3.2. Écriture de la satire et textualisation des langues En effet le romancier congolais, dans un élan d’altruisme et d’humanisme, stigmatise un certain nombre d’insanités. 41) Le peuple, horrifié les premiers jours par le massacre du Palais, finissait par oublier le cauchemar et, agacé par les attitudes de la troupe, en venait à trouver amusant ce colonel insaisissable (p.175)

Les énoncés ci-dessus illustrent à suffisance l’univers de dysphorie dévoilé dans le corpus. Par leur biais, le romancier s’insurge contre cette situation qui témoigne d’un manque d’humanité criard. On peut observer que dans son dispositif énonciatif, la satire du tribalisme et du népotisme est mise en relief. 42) Les plus courageux d’entre eux reconnaissent qu’ils avaient voulu débarrasser la nation de Bwakamabé car il faisait du « Polépolé

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sans Polépolé » ; que sa position contre les communistes, civiles et militaires, n’était pas assez claire et qu’il y avait trop de civiles autour de lui. Mais tout cela fut déclaré à huis clos et il fallait se donner la peine d’être à l’écoute de Radio-trottoir, dans les rues et venelles de Moundié, pour le recueillir. Officiellement, Aziz Sonika et toute la presse affirmaient que les conjurés reconnaissaient sans difficulté leur participation à un complot d’essence purement tribale au profit des racistes Djassikini (p.178).

L’observation des occurrences ci-dessus permet de relever que les tares sociales évoquées sont corroborées par l’obscurantisme. En dépit des moyens langagiers susceptibles de dulcifier le discours satirique dans Le pleurer-rire, la désapprobation de l’oppression étrangère ou sociale est sans équivoque chez ce romancier. Au-delà de cette rhétorique du refus qui implique une stigmatisation appuyée de la tyrannie, Henri Lopès affiche une attention profonde aux strates sociales dominées ou modestes en visualisant leurs pratiques langagières ; ces dernières ressortissent aux interférences linguistiques. Le peuple transforme la langue. Les grands de ce monde la codifient, on lui doit presque tout (Prévert 1982 : 153). Ainsi, la prise en compte du langage populaire est susceptible de favoriser la textualisation des langues, phénomène inhérent en partie, aux limites que présente la langue française quant à l’expression ou la traduction de certains énoncés francophones. Parmi les marqueurs de la textualisation des langues, les parémies occupent une place majeure. 43) C’est celui qui t’ai ruiné qui te pleure avec le plus d’empressement. La souris qui vous mange la plante des pieds n’est autre que celle qui vit sous votre lit. – Hmm. Ce serait donc les Grands Blancs-là ! La main soigne le pied bléssé, mais le pied ne soigne pas la main. – Le drapeau vert et blanc ? Beaucoup de chenilles, peu d’huile. – Est-ce qu’il ne voudrait pas parler des communistes, celui-là ?

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Dire bonjour à quelqu’un n’est pas encore signe d’amitié. – Ça, ce sont les autres-là. (p.168)

Les nombreuses occurrences parémiologiques attestées dans la même page montrent à suffisance que les énoncés gnomiques émaillent l’écriture d’Henri Lopès. De surcroît, ces parémies déclinent des aspects notables de l’identité africaine. La visualisation des langues locales s’opère par le recours aux calques. Dès l’incipit du roman, ce phénomène est actualisé : 44) Dans un sachet de cellophane, une grenouille sacrifiée avait été clouée au sommet de la porte. Les esprits avaient reçu le tribut nécessaire pour attacher la pluie

L’expression «  attacher la pluie  » corroborée par son corollaire « attacheur (s) de pluie » fait référence à des entités métaphysiques ou ésotériques. Il s’agit d’une pratique à laquelle certains Africains recourent lors des solennités funéraires ou festives. En outre, les empreintes du paysage sociolinguistique sont perceptibles à travers certaines lourdeurs syntaxiques. 45) Toi quand on te dit, tu ne veux pas croire pour toi… les crapauds ne coassent que quand il pleut, dé. … Tu aimes trop douter pour toi. (pp.36-37).

Le segment « pour toi » dans cette séquence textuelle s’avère superflu. Il s’apparente à une modalité emphatique afférente au français basilectal. Certains indices textuels corroborent le calque linguistique à l’instar du segment récurrent : des en haut de en haut (qui réfère aux nantis) et du syntagme « français long, long» qui fait penser au camerounisme «long crayon ». Ce dernier désigne l’expression de ceux qui jouissent d’un bagage intellectuel avéré. De surcroît, la textualisation des langues peut être le fait d’une traduction erronée, pratique récurrente en milieu plurilingue, contexte dans lequel les locuteurs procèdent souvent à des substitutions sémantiques 173

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considérables, en passant d’un code étranger à leur langue maternelle notamment dans le domaine de la musique. Les occurrences subséquentes témoignent de cette réalité. Cette pratique exploite généralement le rapprochement phonique 46) Et le plus grand chanteur du pays vint imiter Bob Marley. Il interprétait No woman, no cry, en répétant O koma loka! Ce qui veut dire, en kibotama, ô cueille l’oiseau (p.183)

Les analyses ci-dessus illustrent la tendance qu’ont nombre d’Africains à mettre en exergue leurs réalités socioculturelles, à travers leur pratique de la langue française ; et, cela indépendamment des limites que présente la langue de Molière pour certaines réalisations énonciatives. On note une volonté manifeste de laisser libre cours à leur esprit imaginatif. Ainsi on a pu observer l’usage des tours « les bananes sont bouillies » (p.37) et «avoir un crabe à la place du cœur « (p.300) au détriment des expressions « consacrées » « les carottes sont cuites » et avoir « une pierre à la place du cœur ». Par ailleurs, ils peuvent autoriser à postuler la mise en œuvre d’une poétique qui s’arrime à la diversité culturelle qui caractérise l’espace francophone aujourd’hui. En somme, une poétique universelle, à l’instar du Dictionnaire Universel, au sein de laquelle on pourrait trouver des tournures telles que « blanc comme le cœur d’une noix de coco », jouxtant les tours habituelles à l’instar de « blanc comme la neige ». Au regard du fait que plusieurs Négro-Africains ne connaissent pas l’hiver et ses corollaires. De telles dispositions permettraient un bon décryptage de certains messages à l’instar de celui véhiculé par le célèbre cantique « Blanc, plus blanc que neige » dont les paroles sont très scandées en Afrique même quand on ne saisit pas leur sens.

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Conclusion Somme toute, l’objectif de ce travail était d’interroger le rapport de l’hybridité langagière aux pratiques linguistiques afférentes à un espace plurilingue. L’analyse des exemples montre que l’hétérogénéité énonciative est attestée fondamentalement aux plans générique et codique. Au surplus, l’hybridité est rehaussée par des moyens rhétoriques dont le rythme, l’humour et les figures de diction. En marge de ces procédés esthétiques se trouve le ludisme langagier. Les ressources stylistiques convoquées, globalement, contribuent à renforcer la visée pragmatique de l’énonciation de Lopès. Ce dernier dénonce plusieurs exactions sociales de manière éloquente. Au-delà des préoccupations évoquées supra, l’actualisation de la textualisation des langues dans le corpus laisse entrevoir le renouvellement de l’écriture romanesque  ; et par ricochet le besoin de procéder à un élargissement de la Poétique ;celle-ci favoriserait des échanges langagiers heureux en francophonie, valoriserait la proximité référentielle et générerait l’enrichissement des canons esthétiques. Au surplus, une telle entreprise pourrait intégrer un enseignement culturolinguistique et générer l’éclosion d’autres Arts poétiques en rapport de complémentarité avec ceux de Malherbe, Boileau, Verlaine et Queneau.

Bibliographie sélective Dupriez, Bernard. 1984. Les Procédés littéraires (Dictionnaire). Paris  : Gradus. Fromilhague, Catherine. 1995. Les Figures de style. Paris : Nathan. Kerbrat-Orecchioni, Catherine, (1986), L’Implicite, Paris : Armand Colin. - 2005. Les Actes de langage dans le discours. Théorie et fonctionnement. Paris : Armand Colin. Laurent, Nicolas. 2001. Initiation à la stylistique. Paris : Hachette. Lopès, Henri. 1982. Le Pleurer-rire. Paris : Présence Africaine. Maingueneau, Dominique. 1987. Initiation aux méthodes de l’analyse du discours. Paris : Hachette. - 1990. Pragmatique pour littéraire. Paris : Bordas.

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Mendo Ze, Gervais, 2004. « Introduction à la problématique ethnostylistique ». In Langues et communications. n°4-Vol.1. Yaoundé : Saint-Paul, pp.15-35. Molinié, Geoges. 1991. Éléments de stylistique française. Paris : PUF.

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Vous avez dit déconnexions et connexions en Francophonie? Marie Désirée Sol Université de Yaoundé I

Introduction De nos jours, au moins un point met tout le monde d’accord dans l’espace francophone : la variation du français. Dans son expansion, la langue française se métamorphose diversement à des rythmes variables toujours conditionnés par l’histoire, par la complexification sociétale et la vitalité culturelle de l’espace où elle se déploie en se particularisant, tout en s’éloignant de son foyer primaire et en créant des déconnexions. Ces déconnexions dans l’espace francophone sont-elles des frontières étanches ? Créent-elles des ruptures avec la source, avec le lieu d’émergence ? Ou y a-t-il un lien, un point commun entre elles ? Ou encore ces variétés, malgré les différences, sont-elles connectées entre elles ? Cet article suggère ainsi des réponses à ces questions à partir de la richesse de quelques œuvres littéraires africaines.

I. Le français en Afrique subsaharienne francophone L’Afrique subsaharienne francophone compte environ vingt États dont les territoires s’étendent des côtes occidentales du continent à la région des Grands Lacs. Du point de vue macrosociolinguistique, le français connaît une diversification de ses statuts, de ses fonctions et de ses usages. Par ailleurs, il jouit d’une officialité qu’il tient des Constitutions de ces pays. Bien évidemment, le statut du français varie différemment dans ces espaces socio-culturels. Nous allons emprunter 177

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à Queffeleck (2008 : 68) sa catégorisation qui distingue deux grandes zones : zone 1 et zone 2. La zone 1 est constituée des États qui ont une langue africaine véhiculaire de grande dimension et qui concurrence fortement le français. Celui-ci, dans ce cas, a un rôle limité même s’il conserve son statut de langue d’ouverture et d’accès à la modernité.Il s’agit des pays comme le Burundi, la Centrafrique, le Mali, le Niger, le Tchad, le Rwanda où respectivement le kirundi, le sango, le bambara, le haoussa, l’arabe, le kinyarwanda couvrent pratiquement le champ de la communication. Parallèlement, les pays de la zone 2 connaissent un morcellement linguistique important et n’ont pas de langue africaine de grande diffusion. Le français sert de langue de communication par excellence dans tous les milieux et les secteurs au point de défier les langues nationales même d’extension régionale. C’est le cas du Cameroun avec ses 248 langues dont 9 langues de grande diffusion, le Congo-Brazzaville qui compte 72 langues dont 2 véhiculaires d’extension régionale, le Gabon avec une cinquantaine de langues, la Côte d’Ivoire regroupant 4 groupes linguistiques dont 2 langues véhiculaires. Il y a également des pays qui connaissent une situation intermédiaire comme le Burkina Faso, le Sénégal où le français se déploie auprès du wolof, principale langue véhiculaire du pays. Dans ces pays, le français joue un rôle prépondérant : langue officielle, outil véhiculaire et moyen d’expression littéraire par excellence. Sa vitalité et son appropriation sont remarquables si bien que les spécialistes n’ont pas hésité à parler de sa véhicularisation, voire de sa vernacularisation ou de le considérer tout simplement comme une langue africaine.

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II. Bien sûr qu’il y a des usages différentiels en Afrique subsaharienne La première constatation qui s’impose aujourd’hui est que, pour ses usagers africains, le français ne peut plus être considéré comme une langue étrangère. Avec le temps, cette langue a fini par s’échapper des filets normatifs originels et s’est morcelée en variétés géographiques en opérant des déconnexions d’avec la langue originelle. Ces fragmentations et surtout ces divergences induisent tendanciellement une conception du français comme une langue unique à la fois partout présente dans l’espace francophone et nulle part entière. Il n’est plus à démontrer que plus une langue s’étend dans l’espace, plus elle s’éloigne de sa source, plus elle se différencie dans ses structures grammaticales et syntaxiques, plus les divergences phonétiques sont repérables et plus son lexique s’accommode et se particularise sous l’effet d’influences et de conditionnements extralinguistiques (Laroussi et Babault, 2001  : 31). L’ensemble des descriptions des variétés de français chez les Africains en général et dans la production littéraire en particulier montre effectivement l’existence des usages différentiels. Il apparaît très nettement des phénomènes d’appropriation à plusieurs niveaux (phonétique, morphologie, lexical, syntaxe, etc.). Sur le volet phonétique, il y a fluctuation des prononciations se caractérisant par la substitution et l’apparition des sons nouveaux, voire de phonèmes non répertoriés en français standard. Le volet morphologique va mettre en relief les phénomènes de dérivation, de composition, etc., accompagnés d’une vaste richesse sémantique. La syntaxe fait ressortir de nouvelles constructions des phrases. Mais ce serait une tâche ardue de parvenir à opérer un choix représentatif parmi les multiples formes observées sans tomber dans l’outrance. Nous nous limiterons donc à quelques exemples tirés de la production des auteurs comme Sembène Ousmane, Amadou Kourouma et Kuitche Fonkou. Dans Ôpays mon beau peuple, Sembène Ousmane ressort les caractéristiques phonétiques du français des Sénégalais à travers le personnage Rokhaya. On peut ainsi voir que les / / sont réalisés /s/ (ex : bonsour (bonjour) ; soli (joli) ; toussor (toujours)), les / / sont réalisés 179

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/z/ (ex : zentille (gentille), les / / en /s/ (ex : messan (méchant)) et /d/ en position finale est réalisé /t/ transcrit « tt » (ex : malatt (malade)). Ces cas sont typiques du phénomène d’interférence lié au contact entre le français et le wolof. Dans Allah n’est pas obligé, mais aussi déjà dans Les Soleils des indépendances, Amadou Kourouma fait exploser la norme pour que ce qu’il appelle par autodérision son « blablabla ». On peut y voir des calques comme « intérieur » pour « tête » : « La première chose qui est dans mon intérieur… La chose que j’ai dans l’intérieur ou dans la tête quand je pense à la case de ma mère, c’est le feu, la brûlure de la braise, un tison de feu ». Il y transparaît des calques de proverbes traditionnels où s’exprime toute une culture. C’est Seydou et Yacouba qui « mentent comme des voleurs de poulets » ; c’est la cruauté de l’enfant soldat, le « smallsoldier » qui « met une abeille vivante dans un œil ouvert » ; c’est « Allah qui, dans son immense bonté, ne laisse jamais vide une bouche qu’il a créée ». « Dès que les chasseurs traditionnels et professionnels ont mis la main sur la région de Mile-Thirty-Eight, nous et le bonheur avons cessé d’être dans le même village ». On peut également relever les interjections pour jurer, pour hurler et pour insulter Dieu et les hommes : « Faforo (cul, bangala, sexe de mon père !) ; wallahé (au nom d’Allah !) ; gnamokodé (putain de ma mère) ; bâtard ! Sexe de mon père ! Allah est grand ! Allah koubérou !». Cette langue appropriée par un auteur francophone est aussi la peinture d’un univers social dont Amadou Kourouma est si totalement imprégné qu’il ne pense même plus à l’expliquer à son lecteur. « Devins, féticheurs, charlatans, multiplicateurs de billets, grigriman, brousse, case, écolage, palabre, seconde mère, hadji, grand boubou, circoncis, incirconcis, marabout, maraboutage, initiation, riz sauce arachide, sourate, faire pied la route, fromager, bissimilaï, canari » sont supposés assez connuset légitimes pour que toute définition ou explication soit désormais jugée inutile. Enfin, dans Moi taximan, Kuitche Fonkou use des phénomènes langagiers telle que la néologie lexicale pour mettre en exergue les pratiques socioculturelles quotidiennes de sa société. À n’en pas douter, la perception du monde influe sur la façon de parler, de communiquer, 180

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bref, sur l’organisation de l’expérience linguistique. Les exemples suivants illustrent cette créativité présente dans l’œuvre. Clando (clandestin) « Un vieux conducteur de taxi m’avait instruit : « le secret du taxi clando, c’est d’adopter une ligne précise plutôt que de vadrouiller à travers la ville » » ;  Asso (associé. Mais dans le corpus, ce mot a le sens de client) « Certaines femmes avaient déjà leur « asso » parmi les clando » ; Mange-mille (policier corrompu) « Les premiers contacts avec les mange-mille et les gendarmes coûtent cher, mais par la suite, tout le monde se connaît et il s’établit comme un contrat tacite » ; Laisser quelque chose (donner de l’argent) « Les préposés au contrôle aiment ce genre de conducteurs qui, à chaque interpellation, laissent automatiquement quelque chose, contrairement aux conducteurs en règle qui brandissent orgueilleusement leurs papiers, comme si on mangeait les papiers » ;Donner le café ; donner la bière (donner un pourboire) « Au premier passage le matin devant le poste de contrôle tu donnes le café et te voilà quitte pour travailler en paix… Au premier passage devant la nouvelle équipe tu donnes la bière, et tu gagnes la tranquillité pour le reste de la journée » ; Rationner (donner de l’argent de nourriture à quelqu’un) « La veille, j’avais «  rationné » correctement » ; Parler (proposer de l’argent pour avoir des faveurs) «  Bon. Pneus usés, feux arrière cassés, rétroviseur mal réglé. Tu ne veux pas parler? (Proposer de l’argent pour arrêter la procédure) ». En plus de ces néologies, il y a également des emprunts. Ce sont les expressions telles que : famla (secte mystique bamiléké) « Dans quel famla, dans quelle sorcellerie venais-je de me fourrer ? » ; tobo a ssi (philtre d’amour béti) « Tout venant d’elle constituait un irrésistible « tobo a ssi » dont j’étais une victime joyeuse » ; bayamsellam (revendeuse (pidgin-english)) « C’était ni plus ni moins la vie des « bayamsellam », la vie des revendeuses, cette catégorie de commerçantes agressives sans lesquelles nos marchés perdraient de leur âme ». L’auteur recourt à la néologie pour nommer les réalités spécifiques à son espace géographique et socioculturel. Ces lexies comblent un vide lexical qui existait dans la langue. En même temps, elles rendent l’expressivité recherchée par le locuteur. 181

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Ces différentes productions littéraires démontrent, de façon générale, que la langue française fait preuve d’une certaine vitalité et s’enrichit au fil des jours de nouvelles expériences qui font qu’elle change, varie en fonction des espaces. Et chaque espace a sa norme d’usage endogène différente de la norme exogène. Désormais, les Africains se libèrent du carcan normatif toujours à eux imposé. Il est évident que d’autres variétés de français opérant des déconnexions sont en vigueur en Afrique noire, en plus du français standard. Ce sont des variétés composites, hybrides où cohabitent les expressions typiquement africaines et le français. Ces formes de français mettent en exergue la variation, terme cher à la francophonie. À ce propos Mendo Ze (1999 :53) fait remarquer que Ces variations consacrent le dynamisme de la langue, résultent du contact des hommes et des cultures et se fondent sur la nécessité de considérer le français comme outil d’expression de la vie totale des francophones, sans complexe ni frustration, sans distinction de l’appartenance culturelle ou de la langue maternelle initiale.

Les Africains se sont littéralement appropriés l’ancienne langue coloniale en la façonnant selon leurs besoins. Les transformations subies par le français paraissent plus importantes si l’on en juge en tout cas les différentes variétés observées chez ces écrivains francophones. Ces métamorphoses ont révélé que le français, en tant que moyen de communication, est lui-même vulnérable et ne peut assumer ni supporter la pureté et/ou la solitude que lui imposent certains puristes. Elles ont démontré les limites du purisme de la langue et ébranlé les illusions. Par ailleurs, il est important de relever que malgré les différences observées çà et là, il existe tout de même une zone de consensus constituée par le fonds commun qui permet justement l’intercompréhension entre les différents locuteurs de tous les espaces francophones du monde ayant à sa périphérie une zone de divergence contenant les particularités de toutes les variétés.

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III. Usages différents mais connectés à une norme de référence Le français est-il un simple instrument de communication, un lieu de construction des identités ou un outil au service du citoyen ou encore un moyen de développement ? Tous les observateurs sont arrivés à conclure sur la prise en compte du volet identitaire et culturel et pensent même qu’on devrait parler des français et non du français. En effet, quelque soit le cas de figure, ce point de vue est fort discutable. Dans un premier temps, admettons que l’extrême hétérogénéité des usages du français ne permet pas qu’on puisse parler d’homogénéité. Il serait sans doute nécessaire, pour le moins, d’utiliser le pluriel pour désigner le français. Ainsi, il s’agirait des français et non du français dans l’espace francophone. L’hétérogénéité des locuteurs, pour ne prendre que ce critère là, permet de comprendre que le français ne peut y être identique, et que le français ne peut qu’y être divers. Non seulement le français se trouve dans des situations, des conditions diverses très différentes, mais également il est en contact avec des langues extrêmement variées qui entraînent différentes formes de français remettant ainsi en cause la singularité du français. Il faut dire que les formes de français sont très variées, dès lors que l’on intègre l’existence des français véhiculaires, ceux qui servent de communication dans les pays africains. En étant pluriels, les normes, les usages témoignent de l’évolution et de la rénovation de la langue. Aussi, soutenir que le français s’étale en variétés dans le temps et dans l’espace, c’est-à-dire qu’on y observe des particularités plus ou moins accentuées selon les territoires, n’est, bien entendu, ni un secret, ni une observation originale, du moins jusqu’à ce que retentisse l’écho de l’idéologie. Car, il est évident que du point de vue des positions idéologiques, l’idée de norme n’est pas neutre. Même si la langue française en Afrique a encore énormément des points de concordance avec le français de l’Hexagone, il n’en demeure pas moins qu’il y ait des différenciations depuis quelques années. Les linguistes à l’instar de Tabi Manga (2000: 189-197) s’accordent sur la présence d’une norme d’usage sociale « plus nuancée et plus souple que celle en vigueur dans les institutions scolaires et de formation » donc, quelque peu différente de la norme prescriptive. Le français de France, 183

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parce que figé dans ses formes et mécanismes de signifiance, ne parvient plus à exprimer convenablement toute l’expérience environnante. Ce déficit sur le plan de la communication est quotidiennement comblé par une langue française [africaine], mésolectale plus conviviale, plus riche en créations néologiques accordées à l’environnement des locuteurs et interprétant parfaitement leur univers de croyance. C’est dans cette langue que s’expriment les [Africains] dans les bureaux, autobus, stades, aux marchés, cafés, bars et autres lieux sociaux de partage, d’amitié et de convivialité.

Mais alors qu’est-ce qui lie ces différents français ? Est-il possible de trouver un dénominateur commun à l’ensemble des situations francophones ? La pratique du français, comme on vient de le dire, sûrement pas ; la référence commune à une même norme oui, la norme exogène. Certes, la langue française n’est pas singulière, mais le système qui la gère et les règles sont singuliers lui, ce qui fait que tous les francophones sont obligés de s’y conformer. La question fondamentale en ce moment est de savoir si le français doit toujours être considéré selon une norme rigoureusement centralisée ou s’il faut opérer l’ouverture que nécessite sa nouvelle expansion et le rôle qu’il est appelé à jouer dans l’espace francophone. La langue, comme le dit Kouadio N’Guessan, ne peut pas être réduite à un code mécanique et désincarné ; elle est, pour un peuple, une ethnie, la vie même de ce peuple, de cette ethnie, avec son passé, ses sensibilités, ses pratiques particulières, sa mémoire collective, en un mot, sa culture. On ajoute même que le langage affecte la cognition de façon déterminante. Ainsi, le cadre de la perception du monde de ce peuple, ses activités intellectuelles pour lire ce monde sont largement tributaires des structures de sa langue.

On ne peut vraisemblablement envisager le français conçu comme langue unique et homogène ; on ne peut que le penser comme constitué de variétés d’amplitude variable  : un français international, modèle commun à tous avec une composante instrumentale assez forte. Il s’agirait essentiellement d’une langue véhiculaire, utilitaire non susceptible de susciter le grand investissement affectif et social. Les fonctions réduites de ce type de langue souvent appelée standard se 184

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résument à la communication efficace. Mais cela est insuffisant pour assurer sa pérennité. Encore que, comme le dit Didier de Robillard (2002 :89-90), Le « standard » n’est pas seulement fait d’homogénéisation au sens industriel… C’est aussi l’ « étendard » qui fédère, qui rassemble. Il serait paradoxal qu’à force de vouloir rassembler, par le biais d’une uniformisation excessive, on aboutisse à un « standard » brandi par quelques gradés, abandonnés depuis longtemps de leurs troupes, sans même qu’ils s’en aperçoivent, tant ils ont les yeux rivés sur le « standard », obnubilés par le souci d’en préserver l’élégance des plis !

Bien évidemment, la question est de savoir comment on peut continuer à assurer la gestion du français en Afrique par rapport à la norme dominante  exogène? Une langue qui sert de communication au quotidien peut-elle se mouvoir en étant gérée de l’extérieur? Une chose est sûre, à partir du moment où une langue s’expatrie sur un territoire, elle s’adapte à son nouveau contexte et ses nouveaux locuteurs. Et, à ce moment, elle s’échappe progressivement des filets normatifs originels. C’est dire que l’unité du français, et plus encore son unité normative, est une utopie, un concept théorique et idéal certes commode, mais parfaitement illusoire, que l’on ne peut concevoir aujourd’hui que comme une abstraction d’école qui permet de soutenir un édifice qui ne fut jamais stable et monolithique, justement parce qu’il prenait des figures diversement colorées selon les territoires où l’idiome s’épanouissait (Boulanger, 2001:32).

Muller (1985 :50) pense d’ailleurs que « la norme elle-même, qu’un impérialisme linguistique injustifié appelle le « français » tout court, ne constitue que l’un des nombreux français ». Boulanger (Ibid.:32-33) va dans le même sens : À proprement parler, le français (dénommé avec un article défini singularisant) n’existe pas dans la réalité linguistique. On se sert de cette bannière pour désigner un type de langue qui s’oppose par exemple à l’espagnol et à l’anglais. Dans la réalité vivante du

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langage des francophones, seuls des français (dénommés avec un article indéfini pluralisant) apparaissent et sont pertinents. Le français est un système de sous-systèmes qui, eux, sont actualisés dans des usages variables, en France, au Québec, en Belgique, en Suisse, en Afrique, au Maghreb, etc. Rêver à l’unification et à l’uniformisation du français, c’est croire qu’un instant « un » a existé, qu’un moment où tout était clair, net et immuable est repérable sur l’échelle du temps, et que ce point de repère sert de référence unique. Or, le français était une langue éclatée dès qu’il s’est émancipé du latin. Nulle part il n’était complet ou stable. Il aura fallu un long cheminement pour en arriver au constat de la « coexistence de normes distinctes lorsqu’une langue est parlée par des communautés linguistiques différentes culturellement éloignées les unes des autres » (Corbeil, 1987 :12). Pourtant, c’est l’évidence même, la pluralité des normes comme modèles de convenance est la principale assise de la francophonie et elle n’empêche pas les locuteurs de parler et d’écrire la même langue, même si les accents se sont distingués, des mots particularisés.

En même temps, croire en la singularité de la langue française a l’avantage de préserver son unité autour de son modèle fictif, idéalisé, le français standard, et sa conformité à l’image que les puristes s’en font. En outre, une vitalité remarquable n’est pas un luxe pour une langue qui est en compétition avec d’autres grandes langues dans le monde et essaie de s’y mouvoir. En même temps, n’occultons pas le fait que si le français est une langue intéressante pour ses locuteurs, c’est parce qu’il est un vecteur d’ascension et de réussite sociales et un moyen d’ouverture sur le monde. Ce qui suppose un minimum de stabilité dans le temps et d’homogénéité quels que soient le lieu, la classe sociale du locuteur. Il faut donc au moins un modèle fédérateur pour que le français fonctionne efficacement comme véhiculaire, notamment international. Par ailleurs, la variation est une nécessité pour préserver les fragiles processus d’identité et d’identification qui sous-tendent l’actuelle dynamique du français. Les variétés de français dits « régionaux », « français d’Afrique », « français appropriés », etc., quant à elles, assurent habituellement les fonctions supplémentaires concernant le marquage des identités et celui des registres informels. 186

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Ignorer ces variétés contribuerait à fragiliser des modes de vie, des modes relationnels, des visions du monde.Le standard étant souvent inadapté compte tenu de son caractère et de sa solidité neutre sur ces différents plans. Renier la variation contribuerait à fairecourir le risque d’exclure tout l’ensemble des francophones qui parlent d’autres variétés de la langue. Toutefois, la reconnaissance de ces variétés de français ne doit en aucun cas mettre en cause la place du standard. En effet, la raison d’être du standard est principalement de fournir un niveau formel coiffant les autres variétés marquées socialement ou affectivement et consacrant la communication véhiculaire et utilitaire. Dans certains cas, ce français à lui seul peut suffire et son rôle peut se trouver réduit à celui d’un code impersonnel destiné exclusivement à des échanges d’informations purement intellectuelles, administratives, scientifiques, techniques. «  Français standard ne peut signifier français anonyme, langue de communication ne peut signifier langue dévitalisée.  Or éliminer d’une langue tout élément expressif et affectif c’est la dessécher, la réduire à un schème, à un squelette » (Dumont, 2008). Il faut donc faire avec la norme standard et la variation. C’est le difficile et périlleux pari que doivent relever les francophones puisqu’il est bien évident que la forme standard et les formes variées contribuent à faire vivre la langue.

Conclusion Le tocsin de l’agonie du purisme élitiste semble avoir sonné. Car, l’on assiste à l’émergence de nouvelles normes qui prennent en compte les usages réels de la langue française. En fait, il y a un français d’Afrique, un français québécois, un français belge, etc. Dès lors, il importe avant tout de ne porter atteinte ni à la faculté d’accueil, ni aux mécanismes créatifs qui se manifestent dans le français d’Afrique et qui lui permettent d’exprimer les réalités africaines et le vécu africain. Dans une telle dynamique, vouloir « purifier » ce français, vouloir le « corriger » pour le rendre « conforme », c’est, à coup sûr, détruire la souplesse et la puissance créatrice qui lui ont permis non seulement de se couler dans des réalités nouvelles, mais également et surtout de se les 187

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approprier en s’y adaptant. D’où la nécessité et l’enjeu de lui conserver sa structure et par ricochet, sa solidité.Sinon le risque est d’assister à l’irruption des sous systèmes qui ne renvoient ni à la langue française, ni aux langues africaines et qui hypothèqueront l’intercompréhension entre les locuteurs francophones.

Bibliographie Boulanger, Jean Claude. 2001. « La francophonie : une norme, des normes, un dictionnaire, des dictionnaires » in Foued Laroussi et Sophie Babault (dirs), Variations et dynamisme du français. Une approche polynomique de l’espace francophone. Paris : L’harmattan, pp.29-50 De Robillard, Didier. 2002. « La guerre des francophonies n’aura pas lieu… » inCerquiglini B. et al. Le Français dans tous ses états. Paris : Champs Flammarion. pp.75-92. Dumont, Pierre. « Regard interculturel sur les particularités lexicales du français d’Afrique », Tréma [En ligne], 30 | 2008, mis en ligne le 01 novembre 2010. URL : http://trema.revues.org/179. Kouadio N’Guessan, Jérémie. « Le français et la question de l’identité culturelle ivoirienne ». In www.bibliotheque.refer.org/livre5/ Laroussi, Foued et Babault, Sophie. 2001. Variations et dynamisme du français. Une approche polynomique de l’espace francophone. Paris. L’harmattan Mendo Ze, Gervais (dir). 1999. Le Français langue africaine. Enjeux et atouts pour la francophonie, Paris : PUBLISUD Muller, B. 1985. Le Français d’aujourd’hui. Paris : Éditions Klincksieck Queffélec, Ambroise. 2008. « L’évolution du français en Afrique noire, pistes de recherche ». In Karin Holter et IngseSkattum (eds). La Francophonie aujourd’hui. Réflexions critiques. Paris : L’Harmattan. Pp.63-86. Sol, Marie Désirée. 2013. Imaginaire des langues en contexte plurilingue. Enquête sociolinguistique. Paris : L’Harmattan. Tabi Manga, Jean 2000. Les Politiques linguistiques du Cameroun. Paris : Karthala.

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Le francophonien : revendication littéraire de l’appropriation du français ou création d’une identité littéraire camerounaise ? Pierre Essengué Université de Yaoundé I

Introduction Une question que les aménageurs, planificateurs et responsables de la politique linguistique des pays ayant adopté une langue étrangère comme langue véhiculaire officielle ne se sont pas toujours posée est de savoir en quelle langue doit se faire l’art (musique, littérature, cinéma, etc.) pour mériter la nationalité du pays qu’on leur attribue parfois au seul argument qu’il est le produit de l’imagination de ses citoyens. Au Cameroun par exemple, une chanson en ewondo, en duala, en ghomala ou en une toute autre langue endogène fait-elle plus partie du patrimoine camerounais qu’une autre en français ou en anglais ? Nnanga Kon de Ndjemba Medou appartient-il plus à la littérature camerounaise que Remember Ruben ou La Ruine presque cocasse d’un polichinelle de Mongo Beti ? Le croisement des questions de nationalité, de culture et d’identité ont davantage complexifié la donne. Si le français est langue véhiculaire officielle de la majorité des États de la Francophonie, peutil pour autant prendre en charge toutes les cultures endogènes de ces zones de dispersion et d’expansion en général et du Cameroun en particulier ? Peut-il être langue littéraire du Cameroun ? Art, culture et identité sont-ils dissociables dans le processus de construction d’une Nation ? Le francophonien de Pabé Mongo (2005) constitue-t-il l’acceptation de l’ethnolyse par le français ou l’adhésion à la construction 189

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d’une identité culturelle francophone multiraciale  ? Nous posons comme hypothèse que la proposition du francophonien serait fondée sur la conception de la littérature comme audience à conquérir dans une francophonie multiculturelle et multiraciale qui se nourrirait de la différence. Trois temps forts constitueront la trame de cette analyse. La première  : Le francophonien  : itinéraire d’une proposition, nous permettra de resituer la proposition de la NOLICA dans son contexte en en déterminant les points saillants. La deuxième partie, intitulée La composante culturelle de la NOLICA : entre belle langue et belle histoire, tente de dégager la pertinence de la proposition de la NOLICA. Quant à la troisième qui a pour titre : Francophonien et identité, elle tente d’évaluer le niveau de revendication de l’appropriation du français ou de l’identité camerounaise auquel peut prétendre la NOLICA en tant que projet de poétique. Le francophonien : itinéraire d’une proposition Sur un axe chronologique avec les trois dimensions du temps  : le passé, le présent et le futur, Pabé Mongo séquence la littérature en trois grandes phases : le maquis, le tout-venant, et la cité ou NOLICA. Ces trois bornes, qui peuvent se réduire à deux, constituent les trois modules de cette partie. Le maquis Le maquis est la période que le concepteur de la NOLICA situe entre les années 1945 et 1975 environ et qu’il assimile à la période de la Terreur en France. Cette période est marquée, au plan de la création, par le respect de la langue d’écriture qui contraste avec l’esthétique de la guérilla faite de brouillage référentiel (toponyme, anthroponyme, etc.) et de violence thématique qui exalte la vaillance des combattants dont les figures de prédilection sont : le nationaliste, le rebelle et/ou le messie. Au cours de cette période en effet, la langue n’a fait l’objet d’aucune maltraitance de la part des créateurs. Son utilisation est même qualifiée, par le concepteur de la NOLICA, de respectueuse, proche de la vénération. Pour exemple, le style de Gaston Paul Effa : 190

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Gaston Paul Effa, a choisi (sic) de rester fidèle à la langue française qu’il manipule avec une extrême dextérité. Gaston Paul Effa fait le pari de traduire les réalités africaines avec les mots de France. Il ne fait aucune concession à aucune de nos adaptations dialectales : petit nègre, camfranglais ou autre. Son parti pris de fidélité à la langue française est tel qu’il refuse de profiter de l’analphabétisme de son héroïne-narratrice, pour exprimer, ne serait-ce qu’à travers la vraisemblance des dialogues, des parlers originaux. Non, toute la langue de Mâ est soutenu, châtiée, académique, à la lisière de la philosophie (LNLC : 143).

L’exemple de l’argument ci-dessus est un extrait de Mâ dans lequel l’héroïne Sabeth, de l’aveu de Pabé Mongo lui-même, se souvient de ses sorties dans la forêt d’Obala. Cette séquence appelle un florilège de questions : un analphabète est-il condamné à l’insensibilité face à la beauté de la Nature ? Ne doit-il pas la sentir ? S’il la sent, ne doit-il pas l’exprimer ? N’a-t-il pas les mots pour l’exprimer ? Pourquoi n’aurait-il pas les mots pour cela ? Est-ce parce que sa langue est dénuée d’un tel vocabulaire ? Des questions qui restent en suspens dans la théorie en construction qui envisage une autre période marquée par la déliquescence de la littérature du fait de la situation économique. Le tout-venant Le tout-venant, de par ses caractéristiques, est davantage un accident de parcours, une phase de transition qu’une période proprement dite de la littérature camerounaise. Il se déploie en effet dès les années 1990, à la faveur des débats particulièrement animés de la session parlementaire de décembre 1990 qui « accouche de vingt-trois lois portant sur la libéralisation et la démocratisation de la vie politique, économique et culturelle. » (LNLC. : 55). Cette « révolution juridique » ou «  prise de la Bastille par des textes de lois  », selon les expressions d’Augustin Kontchou Kouomegni (cité par Pabé Mongo) ne va pas apporter le printemps littéraire attendu : La période du maquis étant révolu, on était en droit de s’attendre à une nouvelle floraison littéraire, vigoureuse (sic) capiteuse, fondée sur les plages de liberté nouvellement acquises. Hélas, la crise

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économique qui frappa le pays à partir de ces mêmes années donna une toute autre (sic) orientation à nos Lettres. Autant l’oppression avait jeté les écrivains dans le maquis, autant la misère va les jeter dans l’indigence artistique (LNLC. : 59).

Cette indigence se caractérise par deux tares principales : la survivance des anachronismes compositionnelles et thématiques qui relient la littérature du tout-venant à celle du maquis que l’auteur souhaite voir fossilisée, parce que désormais peu ancrée dans son époque. L’argument de la licence poétique que tentent de faire valoir les créateurs du toutvenant est perçu, par le concepteur de la NOLICA, comme une porte ouverte au mélange de genres et à la confusion des styles. Cette poétique, de son point de vue, ne peut pas produire de l’art, encore moins de la littérature, mais du bavardage littéraire, dans le meilleur des cas. C’est en fait ce qu’il affirme quand il écrit : Les gens qui, tantôt, refusent de profiter de la liberté d’expression retrouvée pour s’exprimer à visage découvert et à verbe incisif, brandissent tout d’un coup l’étendard de la licence poétique pour réclamer le droit d’écrire n’importe comment, c’est-à-dire sans respect ni des genres littéraires, ni des règles. Ils réclamaient en somme le droit de s’adonner au bavardage littéraire (LNLC : 81).

Le langage qui assure ce bavardage littéraire est le camfranglais. Une langue méprisable, de l’avis du concepteur de la NOLICA, car, à l’opposé des auteurs du maquis qui avaient « fait l’effort de maîtriser la langue française, presqu’au même degré que le colonisateur, pour mieux le convaincre dans sa propre langue de l’illégitimité de son action faussement civilisatrice », les auteurs de la littérature du toutvenant, fidèles à leur tradition du moindre effort, se sont vautrés dans le camfranglais, un « tout-venant unique au monde, formé du mélange des deux cent quarante langues camerounaises et des deux langues officielles que sont le français et l’anglais » (LNLC : 85). Une langue littéraire qui se confond à la langue populaire et qui condamne la littérature à la banalité. Une tare que la NOLICA se donne pour objectif de corriger. 192

Le francophonien...

La NOLICA Pabé Mongo, dans l’avant-propos de La NOLICA (La Nouvelle Littérature Camerounaise). Du maquis à la cité affirme comme un regret : « À l’orée du troisième millénaire, les mutations profondes et inédites auraient dû inspirer une nouvelle littérature » (LNLC : 12). La NOLICA est la littérature camerounaise que l’essayiste appelle de tous ses vœux. Elle est celle du futur, appelée à supplanter celle du maquis ou celle du tout-venant qui est la littérature du présent, si on considère celle-ci comme une étape dans l’histoire des Lettres camerounaises. Pour se faire, elle doit se préoccuper des problèmes de son temps et les traiter avec professionnalisme : Par sa complexité et sa difficulté, notre époque contraint l’écrivain à puiser davantage dans le professionnalisme et la technicité. Il est bien mort, le mythe de l’écrivain inspiré par les muses. Pour écrire aujourd’hui, et prétendre donner de la lumière aux contemporains sur les problèmes contemporains, il faut cultiver une très grande curiosité sur les évolutions politiques, économiques, scientifiques, techniques, sociales et culturelles du monde (LNLC : 110).

En plus d’être une littérature exempte de tout brouillage référentiel, la NOLICA se donne pour ambition de mettre en scène des personnages, échantillons représentatifs des classes sociales en interaction dans la société de référence et auxquels les créateurs « font jouer les rapports de force correspondants à leurs visions du monde, à leurs aspirations » (LNLC  : 114). Elle est donc la littérature du nouvel environnement mondial avec les problèmes nouveaux qui se posent à l’homme et qui nécessitent des réponses ou des solutions adaptées. Elle revendique par ailleurs une langue qui se veut nouvelle : le francophonien. Ce francophonien, couplé à la puissance imaginative des créateurs permettrait, de l’avis de Pabé Mongo (LNLC : 104), la construction d’une œuvre littéraire à dimension universelle qui ferait de la littérature camerounaise la locomotive qu’elle a été pendant la littérature du maquis, statut aujourd’hui contestable du fait de la médiocrité des modèles du tout-venant. C’est dire que, pour l’initiateur de la NOLICA, le francophonien est une langue nouvelle ou en pleine constitution. La 193

Les francophonies

question est de savoir de quoi elle est constituée, si elle est totalement à construire ou si elle existe déjà, qui l’utilise et pour quel rendement, quel est son rôle et son importance dans le projet de la NOLICA.

I. La composante culturelle de La NOLICA : entre beau texte et belle histoire Pabé Mongo reproche à la littérature du tout-venant deux péchés mortels : le manque d’inspiration qui conduit à la production d’histoires insipides, sans envergure et la qualité plus qu’approximative de la langue dans laquelle ces histoires sont racontées. En clair, il accuse les auteurs de la nouvelle vague de ne pas savoir présenter les problèmes et les mentalités de leur temps, raconter ou décrire leur époque, saisir l’essence des mutations en cours pour en tirer des œuvres dignes d’intérêt au plan littéraire. Cette position tend donc à imposer la NOLICA comme un projet de poétique. Mais au-delà de cette composante, il y a l’option linguistique qui ressortit de l’aménagement linguistique. On se demande alors laquelle de ces composantes est la plus importante. En d’autres termes, en quoi tient la crise de la littérature camerounaise ? Est-ce en termes de manque d’imagination ou en termes de maîtrise de la langue ? Ces questionnements amènent à s’interroger d’abord sur la pertinence de la proposition de la NOLICA avant d’envisager l’impact attendu au plan du renouveau de la créativité. Le francophonien : pertinence de la proposition Si Pabé Mongo séquence la littérature camerounaise en trois époques, on distingue dans le développement de sa théorie quatre catégories qui en brouillent les frontières. Cette quatrième catégorie est la légion étrangère qui, de toute évidence, bénéficie d’un traitement de faveur, à la limite de la complaisance. En effet, Mâ de Gaston-Paul Effa est classée dans la catégorie littérature du maquis, bien que publiée en 1997, pour la qualité de la langue ; alors que Temps de chien de Patrice Nganang fait partie du tout-venant du fait de la langue, bien que nolicienne dans la toponymie et l’anthroponymie. Quant au francophonien de Calixthe Beyala, il n’est en fait qu’une intuition : 194

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Calixthe Beyala est la plus francophonienne des mousquetaires de la légion étrangère. Comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, Beyala écrit naturellement du francophonien. Son filet aux mailles trop fines toutes malheureusement toutes (sic) sortes de coquillages qui nécessitent un tri (LNLC : 150).

C’est dire que le francophonien n’est pas une langue totalement à créer, mais à consolider, à normaliser pour préserver sa véhicularité francophone car, selon l’initiateur de la NOLICA : « Partout la langue française a engendré des créoles qui peuvent pousser si loin les métissages avec les langues locales qu’ils finissent par perdre toute communicabilité inter francophone. » (LNLC : 123-124). En effet, tout en reniant au camfranglais la qualité de langue littéraire, Pabé Mongo refuse en même temps l’attitude de respect et même de vénération que la littérature du maquis voue à la langue française. Ainsi, la nouvelle langue littéraire apparaît comme un moyen terme entre le français de France et le camfranglais. Il en donne une définition en ces termes : « Nous proposons de nommer francophonien, cette langue littéraire que les écrivains vont extraire du croisement du français d’origine avec les limons locaux (LNLC, ibid.). Il ne s’agit pas, de toute évidence, d’une opération de baptême de la nouvelle réalité, mais bien de la détermination de son mode de constitution. Le francophonien en tant que langue littéraire et la NOLICA en tant que projet apparaissent donc à la vérité comme un projet de compromis consistant en la recherche d’un dosage équilibré entre le maquis et le tout-venant (linguistiques). Cette méthodologie l’inscrit dans la continuité par la théorisation d’une pratique longtemps sans réglementation, peu connue, rejetée comme inopportune ou ne respectant tout simplement pas la norme de référence. Ainsi, pour PABÉ MONGO : « Le francophonien s’identifiera par deux traits essentiels : la communicabilité inter francophone et le génie culturel. La communicabilité sera maintenue par le fait que les locuteurs du français se comprennent, tandis que le génie apportera l’émerveillement sémantique. » (LNLC, Ibid.).

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On en déduit donc que le francophonien, comme le camfranglais, est une langue hybride qui subit les influences des substrats, mais garde son statut de véhiculaire francophone par opposition au camfranglais dont le niveau de véhicularité se réduit au Cameroun. Par ailleurs, le génie culturel peut s’entendre comme la part de l’appropriation, c’est-à-dire le droit à la créativité qui permet l’adaptation de la langue étrangère au contexte, avec pour discriminant son décryptage par toutes les origines de la communauté. Ce critère pose quant à lui le problème de la nature des éléments à prendre en compte dans la constitution du francophonien. L’initiateur du projet tente une discrimination par l’exemple en ces termes : Pour illustrer ce principe [celui de l’émerveillement sémantique], nous partirons de l’inventaire des proscriptions que le linguiste évoque au début de ce chapitre avait décrété pour le compte de l’auditoire. Il décrétait : On ne dit pas : « Il m’a donné un doigt de banane ». En bon français, corrige-t-il, on dit tout simplement il m’a donné une banane. Car, explique-t-il, la banane n’a pas de doigt. Et nous lui demandons : l’orange bleue existe-t-elle ? Alors que la surréaliste orange bleue d’Aragon fait les délices des Français, on ne nous accorderait pas une simple métaphore ? Une catachrèse ? De quoi donc est faite la littérature ? Le doigt de banane est une catachrèse, comme le pied de la chaise ou le bras du fauteuil. Et lorsqu’il y a plusieurs de doigts, on a une main de banane. Que la main de banane ait huit à dix doigts, tandis que celle de l’homme n’en a cinq (sic) et celle du singe quatre, relève des mystères et des miracles du Créateur. Vous noterez qu’il n’y a ni faute d’orthographe ni faute de syntaxe dans l’expression « doigt de banane », mais tout simplement une perception nouvelle d’un objet de la nature. En conséquence, nous acceptons, nous autres, l’expression « doigt de banane » dans l’académie francophonienne (LNLC : 124-125).

Cette illustration permet de trouver la glissière de sécurité de la création dans le francophonien : la grammaire (orthographe, syntaxe et sémantique). En fait de rupture ou de changement de référence, il s’agit d’une extension raisonnable de l’instance de normalisation. Il prescrit donc comme règle de « francophonienté » le respect des règles du français. Ainsi : « Sera […] francophonien, tout énoncé qui, soit 196

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existe déjà dans la langue française, soit est constitué conformément aux règles d’évolution de la langue, et qui acquiert un sens nouveau révélé au moins par le contexte » (LNLC : 126). La pertinence du concept de francophonien peut donc largement tenir de la volonté d’appropriation qu’elle sous-tend et qui peut apparaître, sous un autre jour, comme une volonté de rupture ou tout au moins une aspiration au renouveau littéraire. La NOLICA : entre renouveau et rupture Le problème de la littérature camerounaise est-il fondamentalement linguistique ? En d’autres termes, les nouveaux auteurs camerounais accusés de promouvoir le tout-venant ne maîtrisent-ils pas l’outil de travail qui s’impose à eux : le français ? Quelle est la capacité des auteurs camerounais à produire de beaux textes  ? Qu’entend-t-on par beau texte ? Est-ce une belle histoire ou uniquement de belles phrases ? La théorie de l’universalité et du cosmopolitisme qui prospèrent n’est-elle pas à la base de la déliquescence et de la perte de prestige de la littérature camerounaise ? En d’autres termes, les auteurs camerounais ne sont-ils pas coupables seulement de ne pas savoir raconter, décrire, analyser et décrypter leur société pour en faire des œuvres littéraires d’envergure ou dignes d’intérêt ? La conception du tout-venant comme période de la littérature camerounaise en fait celle de la négligence ou de l’incompétence des auteurs. En suivant cette logique, on se demande si Temps de chien de Patrice Nganang, utilisateur du tout-venant linguistique, n’est qu’un succès d’estime, si tel est le cas il serait intéressant d’en déterminer les acteurs ou tout au moins les raisons. À côté des Mongo Beti, Ferdinand Oyono, René Philombe ou Medou Mvomo, pour ne prendre que ces quelques exemples de romanciers à la réputation établie, le succès de Nganang et la sympathie de Pabé Mongo qui confine à la complaisance nous paraît tirer la résultante de l’effet spéculaire de la littérature qui, mêlé à son côté, pour ainsi dire, plastique, lui-même fondé sur la vérité/vraisemblance du résultat artistique. En d’autres termes, la peinture de la société dans cette œuvre présente de fortes ressemblances avec la réalité. 197

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Dans cette logique, le maniement de la langue, qui, en littérature, est similaire à la manipulation de la matière dans les autres arts, fait de la composante linguistique une enveloppe qui porte le message comme les couleurs qui forment la texture d’un tableau ou la finesse des formes d’une œuvre plastique témoignant du génie de l’artisan ou de l’artiste. Par conséquent, la langue s’ajuste au message et la pertinence du message vaut aussi par la qualité de la coupe et l’allure que le vêtement lui donne. La NOLICA, en tant que projet de poétique, par la proposition du francophonien, semble par ailleurs accréditer la thèse de l’incapacité des langues autochtones camerounaises à porter une littérature prestigieuse ou à en être un medium permettant de toucher le plus grand nombre. Cette logique tend à conforter la conception du succès littéraire comme une question prioritairement d’audience à atteindre ou d’espace conquis. Mais comment donc atteindre cette audience ou conquérir le plus d’espace par une œuvre ? La NOLICA semble donner la primeur à la qualité de la langue au détriment du message, à la forme au détriment du sens, au contenant au détriment du contenu au linguistique au détriment du culturel. Or, ce parti pris tend inéluctablement à couper tout lien avec la littérature orale par le rejet de la poétique qui a produit les contes, fables et légendes, servi de soubassement à la culture africaine pendant plusieurs millénaires. En fait, la littérature orale n’a cédé le pas à la littérature de conception occidentale qu’à cause de ce que l’on peut aujourd’hui appeler génocide culturel, véritable responsable de la pauvreté de l’Afrique et de l’incapacité des Africains à trouver leurs marques dans la civilisation de l’amoncellement, de la consommation, du besoin, du gaspillage autorisé par la richesse et du stress que leur impose le monde occidental avec lequel ils sont entrés en contact il y a un peu plus de cent vingt-cinq ans. Cependant, son recul en a fait un substrat dont les traces sont visibles dans la littérature du maquis et du tout-venant. En effet, ce que Pabé Mongo appelle brouillage référentiel correspond sans nul doute au modèle onomastique de la littérature orale 198

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dans laquelle le nom est davantage un symbole, un programme qu’un simple signe, un simple élément d’identité. Eborzel de Bernard Nanga, Ebol Nnam de Joachim Tabi Owono, par exemple, pour ce qui est des toponymes, en sont la parfaite illustration. Les Mor-Zamba, MorKinda de Mongo Beti ou Gosier d’oiseau de Ferdinand Oyono, pour les anthroponymes, révèlent leur force soit à la reconstitution de leur personnalité, soit par la prise en compte de leur description. Mor-Kinda est en effet le rebelle sartrien pour qui tous les moyens sont bons pourvu qu’ils soient efficaces alors que Mor-Zamba est le rebelle scrupuleux qui évite les actions d’éclat, privilégiant davantage la discrétion. Gosier d’oiseau quant à lui ne livre son sens qu’en y voyant la traduction de «  Engong onono  », un nom qui n’est en fait qu’un sobriquet tenant de la morphologie du personnage ainsi nommé. L’onomastique et la toponymie ne seraient donc pas un mode de brouillage, mais un principe de composition qui leur donne une place importante dans le parcours de lecture et une importance centrale dans le décryptage du sens. Par ailleurs, ils sont des interstices par lesquelles le substrat culturel et les langues camerounaises marquent de leur empreinte indélébile la création littéraire dans ces zones de français langue seconde. La décision de les remplacer par des identités pour les anthroponymes et les lieux réels pour les toponymes serait en fait l’adoption d’une nouvelle poétique qui remet totalement en question celle héritée de la littérature orale. La composante culturelle de la NOLICA, au contraire de la composante linguistique, se confirme comme une théorie qui tente de construire la rupture comme un mode de renouvellement de la poétique africaine en général et camerounaise en particulier. Elle impose comme nouveau modèle de créativité à la nouvelle génération une identité francophone qui est plus ou moins le rejet de la conception même de la littérature qui tient de la poétique de l’oralité. L’argument de l’accessibilité au plus grand nombre semble le fondement de cette théorie qui pose finalement le problème de l’identité culturelle dans le projet de la NOLICA.

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II. Francophonien et identité littéraire Pour Paul Zang Zang (2013b), la NOLICA est un projet d’autonomisation de la littérature africaine et d’autonomisation de la langue française d’Afrique. Cette conception renforce l’opinion selon laquelle la littérature du tout-venant, contrairement à ce que pense Pabé Mongo, n’est pas un type ou une étape de la littérature camerounaise, mais soit un accident de parcours, soit une phase de transition, soit alors une pratique non réglementée ou alors l’étape d’amorce de l’autonomisation de la poétique africaine par un changement de cap sous-tendue, lui, par l’appropriation de la langue littéraire. La question qui découle de cette conception est de savoir si la littérature est une simple question d’audience à atteindre ou alors une question de pertinence de la vision proposée par l’écrivain. N’est-elle pas, pour ce qui est de la composante culturelle, davantage une question de sensibilité, de vision du monde et moins d’esthétique ? Nous tendons à croire pour notre part que la littérature du tout-venant ne serait en réalité qu’un avatar consécutif à la conception de la littérature qui a prévalu jusque-là, conception qui semble ne pas prendre en compte le statut même de la langue littéraire qui est, pour les écrivains comme pour les autres locuteurs, une langue étrangère dont la nomenclature ne permet pas toujours d’exprimer, sans quelques aménagements, leur pensée, décrire avec justesse le cadre de leur fiction, exposer les mentalités et les visions du monde avec quelque fidélité. Entre littérature et langue : la question de l’identité L’autonomisation s’entend, dans le domaine littéraire, comme un processus de séparation, un schisme. Cette idée sous-entend évidemment qu’en amont, il existe soit une convergence de vues et/ou de visions, soit des pratiques communes qui tendent à diverger avec ou dans le temps. Dans le contexte de la littérature africaine en général et camerounaise en particulier, l’autonomisation peut se lire comme la résurgence de la culture africaine si longtemps condamnée à l’attrition par la culture occidentale qui occupait tous les espaces, faisant créditer la thèse de la réussite de la politique de l’assimilation ou l’inexistence, 200

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la faiblesse ou l’incapacité de la culture africaine en général et camerounaise en particulier à soutenir la concurrence. Elle peut aussi se lire soit comme la construction d’une nouvelle identité, soit comme la manifestation d’une nouvelle culture construite par une ethnolyse de plus en plus forte des micro-identités qui donne un cachet particulier aux Lettres camerounaises. L’idée de l’universalité de l’œuvre fondée sur son audience et l’étendue des communautés qu’elle aura pénétrées a donné l’avantage à la forme, au contenant, au linguistique, travestissant, de toute évidence, la conception de la littérature. En effet, le rôle social de la littérature s’est davantage focalisé sur la qualité de la langue que sur le message. Or, la littérature est davantage un message, la construction d’un modèle de vie, d’un idéal social, la proposition d’une sensibilité, d’une vision du monde que d’un modèle esthétique bien que celui-ci en soit une composante importante. En d’autres termes, la composante de l’identité culturelle se trouve moins dans la langue que dans les messages, la poétique ou les visions du monde qui sont, quant à eux, les composantes majoritaires en termes de hiérarchie et non de nécessité. Dans cette logique, la question de la nationalité d’une œuvre littéraire n’est pas fondamentalement liée à la langue dans laquelle elle est produite, mais davantage au message, au problème posé, à la solution envisagée, qui sont conditionnés par un environnement. En effet, la littérature décrit un contexte, des pratiques, et des mentalités dans une vision du monde qui est celle de l’environnement. Dans cette logique, Nnanga kon de Ndjemba Medou, au même titre que Afrika ba’a de Rémy Medou Mvomo sont des œuvres camerounaises parce que décrivant un contexte, des pratiques, des mentalités, des coutumes, présentent des problèmes, des réalités d’un peuple appartenant à l’entité Cameroun. Par ailleurs, même traduite dans toutes les langues camerounaises, une œuvre comme Le Cid ne sera jamais camerounaise au même titre que les précédentes non pas du seul fait de la nationalité de son auteur, mais du fait du contexte, des pratiques, des mentalités, des réalités, de la vision du monde, etc., qui, bien que partagés, ont toujours une 201

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particularité qui crée le débat ou tout au moins suscite une réaction pour ou contre, indice de leur exogénéité à la communauté qui les reçoit. En d’autres termes, derrière chaque mot se cache une vision du monde qui est parfois la conséquence de l’appropriation dans une communauté où la langue de référence a un statut de langue étrangère. Langue littéraire : la question de l’appropriation On peut en effet postuler que le français des œuvres africaines en général et camerounaises en particulier ne serait en aucun cas le français de France, y compris à l’époque du maquis. L’attitude favorable à l’égard de la langue littéraire de cette époque peut alors être interprétée soit comme l’indice d’une parfaite contextualisation de cette langue étrangère à la sueur du génie des auteurs qui ont pu/ont su rendre en français la vision du monde de leur culture et décrire des réalités dont le standard ne proposait pas de désignation appropriée ou tout simplement adaptée, soit comme la satisfaction de la cible par la contextualisation ainsi opérée. Il semble donc que l’on soit en face de deux conceptions de la norme qui influencent notablement la configuration du français. La conception de l’appropriation en littérature comme respect scrupuleux de la norme est, de toute évidence, le fait d’une confusion entre standard et usage fonctionnel de la langue étrangère. Cette conception tend à mettre en échec la position selon laquelle le français des zones de dispersion qui ne respecte pas le standard est prioritairement fautif, dans la mesure où il est établi que la référence et les influences ne sont pas toujours les mêmes. Ainsi, s’il peut l’être à certains égards, il est davantage le fruit d’une contextualisation qu’une analyse plus approfondie pourrait largement créditer. Pour Paul Zang Zang (2013a) en effet, les variétés ne sont en réalité que la conséquence d’une multi polarisation de la norme selon l’influence des autorités régulatrices auxquelles la langue est soumise. C’est cette multi polarisation qui a conduit à la cristallisation des usages géographiques que la linguistique a mis du temps à reconnaître et que les inventaires des particularités ont fini par imposer comme une vérité scientifique. Mais ce sont ces autorités elles-mêmes qui, dans les zones 202

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de statut langue seconde, les ignorent, les rangent sous la bannière d’usages fautifs, les vouant ainsi aux gémonies, à l’argument de garder une norme unique. Cette attitude est dictée par la peur de plomber, de compromettre et même de mettre en péril le processus d’unification qui a exigé l’érection du français au statut de langue véhiculaire officielle dans lesdites zones. Or, à l’analyse des usages de chacune de ces entités, il se dégage des différences nettes avec le standard de référence. Cet usage variationnel dont on croyait la littérature exempte, du moins celle de l’époque du maquis, y est cependant bien présent. À l’appui de cette affirmation, deux extraits de Mongo Beti qui en portent des marques indiscutables : E1 : « Aussitôt se répandit à profusion un tract dans lequel Ruben accusait les négriers de ne vouloir interdire la bière indigène et le bienheureux-joseph que pour contraindre Kola-Kola à consommer la bière industrielle et à enrichir ainsi, de gré ou de force, la Brasserie africaine nouvellement installée… » (Mongo Beti, 2002 : 294). E2 : « Elles ne tardèrent d’ailleurs pas à reparaître, mordant qui dans une galette d’arachides, qui dans un beignet de maïs, qui dans une banane cuite à l’huile de palme, toutes victuailles qui s’achetaient sur le marché. » (Mongo Beti, 2003 : 322).

Le paradigme de l’alimentation ici mis en exergue nous donne à voir des compositions typologiques ou distinctives (Essengué, 2013 : 478 et sv.)  : bière indigène, bière industrielle, galette d’arachides, beignet de maïs, banane cuite à l’huile de palme… au-delà des néologismes (bienheureux-joseph). Par composition typologique ou distinctive, il faut entendre une opération de construction lexicale qui permet une catégorisation hyponymique dans un paradigme qui, dans le standard, n’en a pas besoin. Cette sous-catégorisation a pour conséquence l’opposition de référents identiques, soit par leur mode de production, soit par leur origine  : la bière indigène et la bière industrielle s’opposent par leur mode de production. La bière indigène peut par ailleurs avoir pour hyponymes 203

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bière de maïs, bière de mil, etc. Les autres formes galette d’arachides, beignet de maïs et huile de palme mettent en exergue l’ingrédient principal de ces aliments. Quant au dernier, banane cuite à l’huile de palme, il indique le procédé de préparation. Ces extraits de l’un des meilleurs auteurs de la littérature du maquis confirment l’hypothèse de la contextualisation et partant de l’appropriation du français dès son expansion sur les territoires où la France aura établi son influence. En effet, la désignation des réalités africaines est un défi que le français n’a pu relever que grâce au génie des écrivains de ces territoires. Dans cette logique, la tâche des auteurs africains en général aura été autant ardue que délicate. La satisfaction et l’attitude positive vis-à-vis de ces créations et de la langue qui en a résulté attestent de la réussite de leur mission. Mais il semble que cet aspect de la littérature ait été passé sous silence, par ignorance et/ou par manque de perspicacité quelquefois, donnant à la littérature une image déformée qui l’aurait, de toute évidence, enfoncée dans la fange que l’initiateur de la NOLICA appelle le tout-venant. Pour preuve, l’absence de frontière, dans son projet, entre fantaisie, licence de la créativité sémantique et français débraillé, clochardisé, « briqueterisé » qu’il oppose (LNLC : 127). Entre les formes qu’ils condamnent comme format pour « feuille de papier » et bondir pour « fausser compagnie » et celles qu’il célèbre oiseau, intégriste, café, cacao, armes, etc. on perçoit une restriction de la créativité sur fond d’ostracisme vis-à-vis de certaines formes au seul argument que leur sens n’apparaît pas clairement, que la logique de leur signification n’est pas claire pour les autres Francophones ou que le mode de formation lui est inconnu ou ne présente, de son point de vue, aucun prestige.

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Conclusion Nous nous proposions dans ce travail d’évaluer le niveau de pertinence que peut revendiquer la NOLICA dans le processus d’appropriation du français et de la création d’une identité littéraire en Afrique en général et au Cameroun en particulier. Nous avons en effet dégagé deux composantes du projet NOLICA : la composante linguistique et la composante culturelle et identitaire. Au plan linguistique, la NOLICA est favorable à une ethnolyse francophone qui autorise une créativité linguistique restreinte par le niveau de véhicularité auquel doit prétendre le français afin de rester le lien entre les micro-identités francophones alors qu’au plan culturel et identitaire, elle propose une rupture avec la poétique de la littérature orale. La proposition du francophonien consacre donc la victoire du français sur les langues autochtones comme médium de la littérature camerounaise du futur et conforte la conception du succès d’une œuvre littéraire comme l’étendue de son audience et celle des communautés qu’elle aura pu pénétrer. Cette conception donne l’avantage à la composante linguistique sur la composante culturelle et identitaire. Au bout de ce travail, on peut donc s’accorder au moins sur quatre points : 1. La crise de la littérature camerounaise n’est pas linguistique, mais davantage une crise de créativité littéraire ; 2. La NOLICA confirme l’hypothèse de l’appropriation comme un phénomène ancien, largement sous-estimé par les chercheurs ; 3. La composante identitaire et culturelle tient moins de la langue que du problème posé, de la solution envisagée ou de la vision proposée ; 4. Le succès d’une œuvre n’est pas fondé sur la langue dans laquelle elle est écrite, donc sur son audience immédiate, mais sur la pertinence de la vision qu’elle propose. Elle peut par conséquent pénétrer plusieurs communautés par le phénomène de la traduction.

La NOLICA s’inscrit cependant dans le même registre que l’ethnostylistique de Mendo Ze dont elle renforce la pertinence. Elle fait 205

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aussi écho à la théorie des régulations de Zang Zang qui apparaît comme l’étalon idoine pour mesurer la pertinence de sa proposition phare : le francophonien. En effet, la théorie des régulations, qui conforte celle des variétés géographiques, donne l’avantage à la proposition du camerounien de Laurent Richard Omgba comme désignation de la langue littéraire du Cameroun. En d’autres termes, la NOLICA n’est certes qu’un début dans la construction de l’identité culturelle camerounaise, mais elle est un bon départ que confortent les théories et méthodes critiques qui se dédient à l’analyse de la littérature camerounaise dans sa particularité et de la langue française comme variété.

Bibliographie Essengué, Pierre. 2013. Problématique de la standardisation linguistique dans l’espace francophone : le cas du Cameroun. Thèse de Doctorat Ph.D. Université de Yaoundé I. Mongo, Beti. 2002. [1982]. Remember Ruben. Paris : le Serpent à Plumes. Mongo, Beti. 2003. [1978]. La Ruine presque cocasse d’un polichinelle. Paris : le Serpent à Plumes. Pabé Mongo. 2005. NOLICA (La Nouvelle Littérature Camerounaise). Du maquis à la cité. Yaoundé : PUY. Zang Zang, Paul. 2013a. « Codification et normalisation du français d’Afrique : enjeux et perspectives ». In Revue électronique internationale des Sciences du langage Sudlangues. 19. 68-87. http://www.sudlangues.sn/ [email protected]. Zang Zang, Paul. 2013b. Linguistique et émergence des nations. München : Lincom Europa.

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La poésie francophone entre auscultation et prescription : une lecture stylistique de Ecchymoses de Fernand Nathan Evina Essiene Jean-Marcel Université de Douala

Introduction Le mot tout comme l’expression se saisit en termes de volume et se mesure à son rapport au sens. Le signifiant exprime généralement une impression, au mieux « une représentation sensible qui se superpose à la notion pure » (Cressot et James 1996 : 27). Cette expression met en relief la portée significative du mot et son impact sur la sensibilité. Le texte francophone actuel échappe au codex de classification que lui concède une longue tradition de critiques : l’attachement à la tradition (S. Dabla 1982 : 20), la recherche d’un renouvellement littéraire lié à la nationalité (C. Blachère 1993 : 116). Il milite en faveur d’une orientation novatrice caractérisée par la singularité de style proche d’une écriture du traduire. Alors avons-nous pensé à interroger le lexique du symptôme et de la prescription dans le texte poétique francophone à travers Ecchymoses de Fernand Nathan EVINA. Le titre de ce recueil concentre une audace verbale qui inscrit le poète en plein dans le registre du pathologique. Une telle polarisation thématique témoigne de l’amertume, du dégoût, de la déception, de l’outrage qui ressortit à un lyrisme tragique caractéristique de la poésie noire comme l’on dirait du roman noir. L’écriture symptomatique définit une orientation novatrice de l’esthétique poétique francophone. Le poète s’inscrit dans un contexte 207

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délocalisé et atemporel. Il s’adresse au monde par le jeu sur des realia pour décrier la puissance de la corruption, du crime et ses corollaires. De fait, le thème peut-il être porteur d’une identité territoriale à travers une œuvre littéraire ? Les choix lexicaux d’un auteur vers un paradigme sémasiologique peuvent-ils être la révélation d’un code esthétique particulier en francophonie ? Au regard de ce questionnement, la stylistique de l’expression9 s’avère être une piste d’analyse. Elle a l’avantage de prendre en compte la fonction émotive envisagée comme décharge poétique orientée vers la réception du texte et de tous ses contours. La présente étude s’appesantira successivement sur une remontée de la critique du discours francophone et positionnera le lecteur sur le choix du cadre méthodologique envisagé, la description des faits d’expressions, puis l’analyse de l’effet pathologique dans l’esthétique du texte francophone.

État de la question et méthodologie Pris en compréhension, le symptomème réfère à un signe avantcoureur qui ressortit à une affection profonde, de nature à porter une déstabilisation physique et/ou morale. D’un point de vue linguistique, le symptomème fait référence à une unité significative orientée vers une attitude pathologique. Il vise à cet effet la communication des sentiments. Ceci suppose une utilisation consciente des ressources verbales qui autorisent une relative créativité linguistique (Gouvard, 2005 : 15-17). Dans le registre médical, le symptôme est la manifestation d’une maladie pouvant être perçue subjectivement par le malade lui-même ou être constatée par l’examen clinique (Petit Larousse de la médecine, 1976 : 877). La cohabitation du registre médical et linguistique ouvre la voie à une esthétique de la mixité dans l’héritage poétique francophone. 9.  La stylistique expressive permet de délimiter la symptomatologie, d’identifier le « pathème » et d’analyser « les foyers d’infections » pour aboutir à une prescription. Cette logique correspond à la démarche préconisée par CH. Bally à savoir : délimitation, identification des faits stylistiques, analyse des aspects affectifs contenus dans les faits d’expression et des moyens linguistiques qui les sous-tendent et l’étude des relations entre ces faits et l’ensemble du système expressif qui les constitue.

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La poésie francophone entre auscultation et prescription...

La littérature francophone et ses discours ont contribué à l’essor de la critique endogène. Bon nombre de critiques se sont intéressés à la production littéraire de 1950-1960. Ils tirent les conclusions selon lesquelles la texture des œuvres de cette époque porte l’estampille du colonialisme et de l’anticléricalisme. L’objectif majeur de cette littérature est la mise en relief des problèmes socioculturels relatifs à la société indépendante (Josette Ackad, 1985 : 8). Une prise en compte des productions entre 1970 et 1990 fait découvrir une littérature qui puise dans la réalité africaine contemporaine de nouveaux sujets d’inspiration. L’écriture devient un moyen d’accéder à la parole europhone et à la contestation du pouvoir (E. Brière, 1993 : 9). Les écrivains francophones africains se retrouvent entre un microethnos et un macro-ethnos. Ce biculturalisme ouvre la voie à une lecture en creux et à une tradition de création verbale inscrite au cœur du discours francophone africain. L’avènement du multipartisme et de la mondialisation donneront à cette écriture une plus value orientée vers une réappropriation de l’histoire comme premier jalons de l’autonomie, condition de l’institutionnalisation littéraire (Vounda Etoa M., 2012). L’urgence d’une transmission des valeurs collectives au détriment de l’aventure individuelle est envisageable (Tang D.. 2013 : 34). Il devient nécessaire d’assainir le corps collectif, malade de transgressions multiples dans le but de rétablir l’équilibre social. Le symptomème renvoie à une coloration pathétique, à une recherche de soi et à la construction d’un projet d’espoir. L’édification d’une taxinomie des symptomèmes modèle un processus d’enrichissement du substrat linguistique pour l’écrivain qui cherche de nouvelles formes de libération. Il invite à réfléchir sur l’imaginaire linguistique d’un auteur, ses évolutions, ses permanences, son esthétique (Bordas, 2005 : 30). Les études récentes sur le langage l’attestent comme un acte de résistance qui ne saurait se réduire à une pure étude linguistique (Klemperer V, 1998 : 34-39). Le langage poétique concentre un fort accent émotionnel où se mêle le politique, le social, l’idéologique, le poétique et le culturel. Un tel enchâssement se perçoit mieux dans 209

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l’examen clinique de l’esthétique textuel de Fernand Nathan Evina (désormais F. N. Evina, dans cet article). L’interdisciplinarité passe par le renversement des modèles et des perspectives. Elle rend compte de l’interpénétration et de la solidarité qui définissent le texte littéraire. Le poète francophone africain se sent généralement aux prises avec une double attache culturelle : macroethnos en rapport avec la colonisation et micro-ethnos du fait de son identité traditionnel. Cette « intercalaison » de la poésie africaine francophone inspire une esthétique originale moulée dans l’interculturalité. La généralisation du style répond à sa capacité à présider à la destinée d’un groupe ou d’une époque. Le style renvoie à la notion de singularité, d’originalité, de distinction, de différenciation, de marquage, de caractérisation d’une œuvre au sens littéraire. Par glissement métonymique, le style renvoie à l’empreinte laissée sur une œuvre par un auteur. La littérarisation du mot style montre qu’il désigne un indice de son originalité et au-delà le lieu où se perçoit la singularité d’un auteur. Le style se différencie selon les auteurs et les matières (Furetière A. 1970). Au-delà de son caractère individuel, la notion de style renvoie également à une réalité collective (G. Mendo Ze , 2009 : 85). Ces approches définitoires justifient la prééminence et le positionnement du discours pathologique dans la poétique africaine francophone comme un trait de style. L’intégration du registre médical dans le texte poétique fait état d’une poésie de substitution. Elle trahit une déroute sociale majeure de même que la recherche d’une identité culturelle de transition. La stylistique de l’expression de CH. Bally permet de mieux apprécier cette esthétique. La stylistique expressive de Ch. Bally se définit comme une étude de la subjectivité dans le langage. Elle se veut une linguistique de l’énonciation qui se préoccupe de l’analyse des faits d’expression du langage organisé du point de vue de leur contenu affectif, c’est-à-dire l’expression des faits de la sensibilité par le langage et l’action des faits du langage sur la sensibilité (CH. Bally, 1951 : 12-18). Le langage s’identifie donc par deux faces ; l’une intellectuelle et l’autre affective 210

La poésie francophone entre auscultation et prescription...

composant un mixte d’idées et d’émotions. Une telle orientation stylistique vise la recherche des marques de subjectivité dans l’énoncé. Elle a pour méthode la délimitation d’un fait d’expression, l’identification des faits stylistiques, l’analyse des aspects affectifs contenus dans les faits d’expression et des moyens linguistiques qui les sous-tendent et l’étude des relations entre ces faits et l’ensemble du système expressif qui les constitue.

Description de l’esthétique du malaise L’esthétique poétique de F. N. Evina ressortit à un malaise généralisé. Elle met en avant une poétique libératrice appuyée sur une parole symptomatique. Il se crée une image d’une fulgurance remarquable avec pour points focaux une création esthétique en rapport avec l’expression du pourrissement social. Les exemples infra témoignent de ce que le contexte historique est géniteur d’un style particulier : 1) spasmes gutturaux Aboyés expectorés Rouges amendes avalées puis crachées Sur les terrains vagues Ondulés de la mer de ces… merdes ! (Ecchymoses, p.3) 2) bornés, bernés Traînant la molle patte Dans le sillage de vos discours ventrus ; (Ecchymoses, p.4)

Ces deux exemples portent sur une forte caractérisation adjectivale à travers les participes passés en rapport avec la cage thoracique et l’appareil digestif : Aboyés, expectorés/ avalées puis crachées ; des participes passés en rapport avec l’encéphale et l’abdomen : bornés, bernés/ ventrus. Ces symptômes orientés vers la gastro-entérologie dessinent l’image métaphorique d’une société en pleine léthargie. Cette mort par croup se concrétise à travers l’idée d’une asphyxie progressive.

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L’on constate une perte de motricité Traînant la molle patte, signe effectif d’une goutte possible. L’immobilisme social va croissant lorsqu’il est associé à la malnutrition comme l’exprime la métaphore hyperbolique vos discours ventrus. Cet indice d’un discours politique inadéquat s’ouvre sur un spectacle pathétique et chaotique offert au lecteur. La description réaliste du poète vient achever cette peinture de la désuétude et de la négation. Cette apathie se généralise au squelette. Le poète dénonce une charpente sociale atteinte de leucémie. L’instant poétique se saisit au détour d’une lévitation profonde, une plongée dans la nuit abyssale qui augure une imbibition maladive. Le poète rend compte de l’effritement de l’espoir :  3) j’aime les courbes de mon ombre, Machin squelettique Écroulé dans l’herbe fracassée, pilée Par mes talons de va-nu-pieds (Ecchymoses, p.5) 4) peine des lèche-bottes avariés Bossus de courbettes Sclérosée de révérences. (Ecchymoses, p.6)

L’intertexte médical apparait dans toute sa puissance à travers ces exemples. Le poète y fait allusion à travers une description proche du rachitisme ou du marasme. Il projette une vision hyperbolique marquée par l’ironie et une gradation en climax qui disent son horreur Machin squelettique/Ecroulé dans l’herbe fracassée, pilée. Il convoque la surconscience de l’illogisme et se fait va-nu-pieds. Il abhorre le manteau de l’opprobre et de la pathologie et se réclame de la horde des laisser pour compte des lèche-bottes avariés/ Bossus de courbettes/ Sclérosée de révérences. À travers ce chapelet métaphorique, le poète égraine une esthétique du chaos et de la carence. Son rapport au monde apparaît sous le reflet d’une puissance horrifique incontrôlable. L’intégration du tragique dans la formulation de la crise sociale mène inéluctablement à la représentation d’une vision du monde qui 212

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exclut l’espoir. Les exemples qui suivent semblent incarnés également ce constat : 5) Abcès en dos d’âne sur la rétine du législateur J’atteindrai les côtes de l’insouciance Avec l’irrévérence de l’aède hué à mi-mots. (Ecchymoses, p.8) 6) j’entends la chamade Des maux mal dits Mal soignés ; Des pouls des cœurs fétides Malades de fixations cyclopes De nos passions aveugles. (Ecchymoses, p.33)

Le déferlement des symptomèmes emprunte à l’hyperbole syntagmatique parcourue de l’ironie : Abcès en dos d’âne sur la rétine du législateur. Le poète dénonce l’arbitraire des lois taillées à la mesure des plus forts. Ses références à l’aède manifestent un effet de parallélisme entre des pratiques propres au moyen-âge et le discours moderne. D’un point de vue structuraliste, ce recours au mythème révèle le fait stylistique majeur de cette séquence. Il se dégage un feu croisé où se mêlent politique et lyrisme. La langue devient, à travers une mise en réflexion, productive d’une double allusion ; celle d’une société malade et celle de la nécessité de la soigner. Par l’écriture, le poète envisage un syndrome qui gangrène le tissu social. C’est pourquoi, il poursuit en démontrant que cette situation fatale est consécutive à une cure approximative et voire inexistante appliquée au malaise social : Des maux mal dits/Mal soignés ; /Des pouls des cœurs fétides/Malades de fixations cyclopes/De nos passions aveugles. L’allusion aux cyclopes qui convoque les sèmes de la partialité, de l’autarcie, démontre que la société continue à souffrir des mesures inefficaces à son rétablissement. Le mal social semble incurable, inné à l’inconscient humain ; d’où ses résurgences sur le dysfonctionnement de la société. Les métonymies de la partie pour le tout en référence au cœur et à la vue semblent 213

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militer en faveur de cette allégation. Au-delà, le but du poète est de montrer que le « pathème » de la gangrène sociale apparaît comme la dominante tonale de son esthétique. C’est le fait linguistique majeur, une marque singulière de l’écriture de F. N. Evina en particulier et de ses contemporains en général. Une telle analyse qui prend appui sur les mots et les expressions développe la perception d’une stylistique de la langue proche de la phraséologie.

L’épreuve du sens L’onomasiologie de la démence dans le texte de F. N. Evina fait référence à la paupérisation et la banalisation de la société africaine dont l’avenir est voué à une mort lente et douloureuse. Le poète puise ses motifs dans une écriture de la solitude. Il assure ses propres choix de fixation en faisant alterner le registre médical et les thèmes littéraires. La langue est la somme des moyens d’expression dont nous disposons pour mettre en forme l’énoncé, le style, comme l’aspect et la qualité qui résultent du choix entre ces moyens d’expressions (Marouzeau 1941 : 1-2). Cette interdisciplinarité entre les supports de l’imaginaire et l’expérience pathologique modèle une condition particulière d’expression de la douleur. C’est probablement dans ce sens qu’il faudra comprendre les occurrences ci-après. Elles accordent un vaste espace à la démence : 7) Notre muette indifférence a besoin de parole D’apprendre l’alphabet de la compassion D’articuler mort après mort Les lettres cinglées dans la chair Des os cassés et des ongles arrachés Nous avons besoin d’agir. (Ecchymoses, p.13) 8) Parce que moi je me tais : Les yeux rivés sur mes orteils Le cœur pesant maintes choses amères La gorge nouée en cent nœuds

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Le visage enflammé comme la pierre à chaux. (Ecchymoses, p.16)

Le paradigme de la parole se fait omniprésent dans ces deux strophes. Il est question d’une parole interdite telle qu’indiquée par cet oxymore phraséologique : Notre muette indifférence a besoin de parole, d’une parole noyée dans le silence Parce que moi je me tais. Le poète par le jeu de l’antiphrase tisse une relation de sens entre l’état des lieux et l’effet méditatif qu’elle inspire. Le verbe poétique vient montrer la complexité entre la posture sociale et la source de ce concert maladif. Le poète interpelle les acteurs sociaux à être compatissant vis-à-vis de leurs concitoyens. Cette invite à l’action se renforce par une peinture réaliste retracée par le lexique de la violence : mort après mort/ cinglées dans la chair/ Des os cassés et des ongles arrachés. Le cri poétique se veut plus douloureux lorsqu’il frise la sclérose : Les yeux rivés sur mes orteils/ Le cœur pesant maintes choses amères/ La gorge nouée en cent nœuds/Le visage enflammé comme la pierre à chaux. L’inscription poétique au cœur de la lutte contre l’aliénation asymétrique participe à montrer l’universalité de la souffrance. Ce regard ouvre la voie à un écart croissant entre la poésie classique et la poésie moderne révélatrice d’une francographie territoriale. C’est probablement dans ce sens que sont orientés les vers infra : 9) J’entends l’oreille écouter tous ces sons Sans cesse répétés Sans explorés Des bouches hilares remplies de miettes de Mort Interrogeant les choix du destin. J’entends la fuite de ma raison qu’accompagne Le pas Allègre du temps qui bat la mesure des heures Visqueuses. (Ecchymoses, p.33)

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Les symptomèmes se font polyvalents et n’épargnent aucun membre du corps social. Compacte au départ, la société se démembre progressivement : J’entends l’oreille écouter tous ces sons. Cette personnification pléonastique fait écho d’une démission croissante, d’une gangrène progressive qui explose sur une hyperbole à valeur métaphorique et surréaliste : Des bouches hilares remplies de miettes de/Mort. Le discours du poète monte en puissance morbide. L’exagération des séquelles donne l’ampleur d’une déconcertation généralisée qui chute dans une léthargie profonde. La convocation de la folie semble la seule voie de recours : J’entends la fuite de ma raison. De gymnique, le poète devient auditif, la brièveté de sa vie ne tient qu’à la fluidité du temps qui devient le maestro du rythme : qu’accompagne/Le pas/Allègre du temps qui bat la mesure des heures/Visqueuses. Le poète y voit un rite d’exorcisme dans lequel se heurte l’antinomie des images. D’ontophone, il devient aphone et fait du poème une dimension scénique où le rideau s’abaisse sur les âmes. Cette ouverture sur la performance définit comme l’action complexe par laquelle un message poétique est simultanément transmis et perçu ici et maintenant se manifeste par des éléments textuels voyageurs (Zuntor 1983 : 32). Le lexème prescrire vient du latin praescibere et renvoie à ordonner ou à recommander. Il établit un rapport direct entre les symptomèmes, le « pathème » et son traitement prophylactique. La symptomatologie des tares sociales dans le discours poétique africain ressortit à de nombreux foyers pandémiques repérables à travers : la peinture de la fresque des bourgeoisies émergentes, la représentation du tableau inquiétant des mœurs politiques en vigueur, la distorsion et le détournement des biens publics, la réduction de la nouvelle classe politique au statut de polichinelle. Ces marques justifient l’engagement du poète, victime d’une société qui le dévore. Loin du cliché de l’être qui marche dans l’image, il devient une icône de la dénonciation et fait de son discours une catharsis. Face au refus de l’aliénation, le changement de pôle s’instaure et coïncide avec l’idée d’une motivation prescriptive en rapport avec 216

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le visuel et le toucher. L’architecture du poème se meut en une réappropriation du contexte qui s’exprime par une collision de modalités, un renouvellement du poème, une inspiration mitoyenne née de la méditation. L’esthétique de la symptomatologie donne place à une écriture de la prescription. Une prescription qui passe par une dénonciation allusive. Il en va ainsi de cet extrait : 10) Hé !...Hé!... A vous tous, aussi en tailleur Autour de nos talents étranglés, Par ici nos derrières ! (Ecchymoses, p.8)

L’interpellation réfère à une marque d’appel, à un mouvement d’expiration qui suppose une pression vocale. Elle exprime également une volonté de capter l’attention d’un récepteur et renvoie dans ce contexte à un cri de détresse. L’interpellation est orientée dans cette strophe vers l’élite sociale portée par la métonymie : À vous tous, aussi en tailleur. Le poète la rend responsable de l’échec grandissant du peuple. Un peuple étouffé dans ses talents étranglés. L’embrigadement de talents interpelle le lecteur sur le caractère arbitraire de la répartition du pouvoir social, une répartition conditionnée. C’est ce qui explique la métonymie de la partie pour le tout à valeur métaphorique, mise en relief dans le dernier vers : Par ici nos derrières ! L’idée d’une promotion sociale liée à la débauche et à la déviance, promue par l’homosexualité, la perversion et la barbarie, rend compte de la perte des valeurs et des repères d’émergence. Loin d’être un signe avant-coureur, cette dénonciation manifeste une dérive de la société qui meurt dans le silence et l’anonymat de l’impunité. Cette esthétique de la cyanose progresse du centre vers la périphérie ; le centre étant le milieu social et la périphérie l’expression du pathème à valeur sociopathologique : 11) Le silence a besoin de parole Quand les murs mêmes des goulags tropicaux

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Se taisent sur les pleurs de ceux qui ont péché Une fois (…) La parole a besoin de silence Venant de vos bouches de discoureurs damnés. (Ecchymoses, p.13)

Bâtie sur l’axe de la symétrie à travers l’antiphrase et le chiasme : Le silence a besoin de parole/La parole a besoin de silence, cette asymétrie oppositive rend compte des sévices endurées par le poète corporatif, véritable porte-parole de son peuple. Cette construction autour des pôles affectifs met en avant un épiphénomène : les pleurs ; conséquence directe du péché. L’on se situe dans une consécution maladive où l’effet répond à la cause. Il devient important pour le poète de porter, en guise d’avertissement, un message verbal de salvation dans lequel il interpelle d’entrée de jeu les hommes politiques. De manière appositive, il fait d’eux de discoureurs damnés. La suffixation en eur fait de ce lexème un dévaluatif sur le plan sémantique. La postposition de l’adjectif qualificatif damnés met en relief les intentions néfastes de l’élite locale. Le constat qui se dégage de cette analyse est celui du choix conscient que fait le poète dans le répertoire de la langue. La finalité de son action vise une volonté réelle de dire le mal par ses mots car dans le matériel que nous offre la langue, nous opérons un choix, non seulement d’après la conscience que nous avons nous-mêmes de ce système, mais aussi d’après la conscience que nous supposons qu’en a le destinataire de l’énoncé (Cressot 1947 : 1).

Le pacte discursif établi entre le poète et le destinataire devient le pivot dans la recherche des moyens immunologiques à même de guérir le mal social. Par ailleurs, cette dénonciation se poursuit dans la nuance sémantique contenue dans les vers infra : 12) Je veux voler partout où l’on vole Tout le monde pique comme ça Et ça n’endette que moi

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D’ailleurs, je volerai l’avenir des poupons fragiles Même s’ils en crèvent, les cons ! Et personne ne le saura, d’ailleurs… (Ecchymoses, p.18)

Le poète joue sur les valeurs polysémiques du verbe voler qui exprime à la fois l’idée de la liberté et celle de la substitution des biens. La seconde idée se fait plus mordante. Elle est amplifiée par le segment euphémique Tout le monde pique comme ça dans lequel l’accent synonymique porte sur le verbe et la mimique est accentuée par la locution adverbiale comme ça qui instruit sur la gabegie instrumentalisée. Le symptomème de l’impunité se fait plus parlant lorsque le poète révèle les facteurs aliénants et le vice social orchestrateur du malaise économique à travers cette gradation en climax : je volerai l’avenir des poupons fragiles/ Même s’ils en crèvent, les cons ! Une telle envolée épidémique affirmée par l’expansion et le durcissement des signes pathologiques convoque une thérapie immédiate : 13) Nous ne voulons plus de vos guerres Faux frères égarés par la vengeance Profanateurs de la conscience de notre race Manipulateurs manipulés, Dodus de la chair de nos malheurs Armant nos douleurs Et crevant les yeux à notre pardon. (Ecchymoses, p.20) 14) Mon remède s’appelle AILLEURS Loin de l’ingrat horizon De ces paysages soudain quelconques Loin de mes rêves taillés, polis Vécus puis détruits Par ces âges sauvages Inventés par une civilisation de haine. (Ecchymoses, p.29)

L’hymne du refus semble être les premiers maillons d’une voie de recours à la guérison contre les fléaux sociaux orchestrés par la 219

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corruption, les pratiques déviantes, les frustrations, la lèpre morale et toutes formes de gabegie. Le poète dénonce la guerre : Nous ne voulons plus de vos guerres et la trahison : Faux frères égarés par la vengeance. Ce refus se fait plus criard avec l’identification des postes épidémiologiques que sont les détournements de conscience, la manipulation et les machinations de toutes natures. L’exil s’envisage comme l’ultime recours : Mon remède s’appelle AILLEURS. L’auscultation de la gangrène sociale s’ouvre sur l’exode. S’expatrier vers un univers inconnu semble pour le poète le meilleur remède à toutes les frustrations dont il est victime. Il conçoit ainsi un espoir envisagé dans la fuite et le délaissement de toutes les pesanteurs sociales qui empêchent son émergence. Le poète veut se couper du lien et du lieu pathologique pour envisager une dynamique d’ouverture. L’analyse stylistique des exemples énumérés permet de constater que les formes d’expressions puisées dans la langue traduisent l’intention du poète à agir sur le récepteur. La puissance de l’écriture de F. N. Evina englobe la graphie, le pathologique et la sensibilité de l’auteur qui lui fournit une certaine vision du monde. (Cressot 1947 : 3-4)

Conclusion In fine, l’analyse de l’écriture de F. N. Evina permet de lire le texte poétique francophone sous une réorientation de paradigmes qui fait du discours littéraire le prisme d’une métaphore socioculturelle. La stylistique de l’expression permet la mise en relief des marques pathologiques d’une société déphasée. Cette écriture symptomatique révèle une esthétique du pourrissement à travers de multiples traces mémorielles qui résistent à tout traitement. Le poète donne l’impression de venir à l’écriture pour dénoncer les clivages sociaux car imprégné de la vie socio-politique de son contexte. Le texte francophone devient une inscription du territoire dans le discours littéraire et se conçoit autour de la notion d’identité. Il se crée un code esthétique qui vise 220

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l’interpellation du lectorat et la sensibilisation de la classe dirigeante à un plus d’humanité. F. N. Evina révèle que tout discours sur la société se constitue à partir de sa sensibilité personnelle car le contexte exerce une forte pression sur l’écrivain. Au regard de la promotion de la mondo-poésie, des concepts de mondialisation qui interrogent sur la place littéraire de l’Afrique, le discours francophone actuel n’est-il pas en perte de repères ?

Bibliographie Bally, Charles. 1909. Traité de stylistique française. Paris : Klincksieck. 3ème édition. Bordas, Éric. 2005. « Enseigner la stylistique ». In J.-M. Gouvard (éd.) De la langue au style. Lyon : Presses universitaires de Lyon, 21-35. Cressot, Marcel. 1947. Le Style et ses techniques. Paris : PUF. Cogard, Karl. 2001. Introduction à la stylistique. Paris : Flammarion. Evina, Fernand-Nathan. 2003. Ecchymoses. Yaoundé : éditions Interlignes. Furetière, Antoine. 1970. [1690]. Dictionnaire universel. t. III, Génève, Slatkine Reprints. Genette, Gérard. 1991. Fiction et diction. Paris : Seuil. Gouvard, Jean-Michel. 2005a. De la langue au style. Lyon  : éd., Presses universitaires de Lyon. Klemperer, Vladimir. 1998. LTI, La langue du IIIème Reich. Paris : éditions Pocket, coll. « Agora ». Marouzeau, Jean. 1941. Précis de stylistique française. Paris : Masson. Mendo Ze, Gervais et alii. 2009, S…comme stylistiques, Yaoundé, Harmattan. Molinié, Georges. 1991, La Stylistique. Paris : PUF, coll. « Que sais-je ? ». Tang, Alice Delphine. 2013. « Ceux qui écrivent à partir du pays natal : une lecture de l’écriture réaliste de quelques romans publiés entre 2005 et 2011 ». In La Littérature camerounaise depuis la réunification (1961-2011)  : mutations, tendances et perspectives. Paris : l’Harmattan, pp. 26-33.

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Esthétique, poétique et problème philosophique de l’identité dans l’espace africano-francophone Jean Bertrand Amougou Université de Yaoundé I

Introduction Il semble assez difficile d’apporter sur l’esthétique et la poétique en Afrique francophone quelque chose de radicalement synoptique, compte tenu du large et complexe spectre de la francophonité des oasis et îlots socio-culturels en terre africaine. Aussi nous paraît-il plus objectif de renoncer à une originalité excessive en la matière. L’un des plus grand mérites de cette réflexion pourrait peut-être se trouver dans le choix modestement volontariste, de la circonscrire uniquement à la sphère socio-culturelle de l’Afrique francophone sub-saharienne qui, bien entendu, intègre Madagascar, parce que, faute d’informations et de culture suffisantes sur l’esthétique, la poétique et le disponible tant littéraire que philosophique de l’Afrique francophone maghrebine (Algerie, Maroc Tunisie, Mauritanie, etc.) Dès lors, pour saisir l’esthétique et la poésis négro-africaine francophone et malgache, il est important de bien (re)lire ou (re)dire ce que les esthètes et les poètes (au sens large de ce concept) ont dit ou disent. La pluralité des esthétiques et des expressions littéraires possibles n’a rien à voir avec la réalité, la légitimité et la validité d’une esthétique et d’une poétique afro-francophone unique. Toutefois, l’on devrait volontiers s’abstenir ici de nier ou d’occulter la structure héraclitéenne de la sphère esthétique. De mon point de vue, cela signifie que l’unité de l’objet esthétique n’est nullement une donnée réelle. Certes, cette 223

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esthétique et cette poétique sont d’autant plus facilement mal comprises et approximativement accueillies, qu’elles se présentent comme le point de tension vélique des esthétiques et des expressions poétiques négro-afro-francophones (coloniale, et post-coloniale) et possiblement arrimées à notre contemporanéité), en vue d’une véritable réconciliation de l’homme Africain francophone avec son histoire et son présent, gage d’une futurologie africano-francophone rassurante. Ainsi, l’esthétique et la poétique, articulées autour de la problématicité de l’identité dans l’espace afro-francophone, sont à comprendre et à interpréter dans une orientation tendanciellement négatrice et exclusive de tout achèvement. Car, il semble indiqué parce que plus opératoire, de (com)prendre le concept d’esthétique dans cette analyse, au sens herméneutique que lui assigne Georg Gadamer, à savoir, une entreprise interruptive violente d’un processus de formation. Il est clair qu’on a hâtivement et exclusivement linéarisé l’esthétique afro-francophone, de même, on a idéologiquement érigé l’esthétique francophile en modèle de toutes formes d’esthétique africano-francophone possible, et l’on a tenté d’évacuer les esthétiques et les expressions poétiques africaines non-francophiles, voire francophobes du domaine de la poétique véritable. Évidemment, la compréhension et l’interprétation rigoureuse du clair-obscur de cet état de choses est à situer dans les sillons analytiques de l’idéalité et de la mise en œuvre du concept de création qui subsume la poésis, dans sa connexité à la poétique, définie comme acte créateur qui fait de l’homme sur terre, l’homme qui accède à l’habitation (saisie et aménagement du séjour) sur terre par la poésie. Car, comme le souligne le poète allemand Hölderlin : « la vie des hommes est une vie habitante » Dès lors, il convient de s’interroger sur la forme des conceptions du monde, dans la plage esthético-poétique afro-francophone. Cette interrogation pourra conduire à une herméneutique plus profonde pouvant aboutir à une compréhension plus objective du principe de l’ambiguïté et de l’ambivalence (post)coloniale qui, implicitement, subsume le plérôme des œuvres poétiques en Afrique francophone.

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Esthétique, poétique et problème phylosophique...

Ainsi, la présente réflexion entend élucider la fin humanistique qui sous-tend la culture poétique et la temporalité de l’être au monde de l’homme Noir en Afrique francophone. Certes, une telle démarche de pensée suppose non seulement une déterminité du concept d’esthétique, mais également, une mise en relief anticipatoire des seuils d’(in)compatibilité entre les catégories de race et de poétique. Ensuite, une explicitation de l’ingénierie à partir de laquelle une orchestration iconographico-iconologique de la mise en œuvre de la noèse, couplée avec le souci de l’articulation du sens est patente, dans les expressions esthético-poétiques de la plage socio-culturelle en question. Dans une telle trame analytique, le besoin de clarification des enjeux du problème identitaire, en cette ère socio-culturelle globale, s’avère incontournable. Enfin, cette dynamique interrogative entend mettre en lumière les prolégomènes d’une nouvelle philosophie graphique relativement aux défis de notre temps, subsumés par la problématologie de l’émergence aussi bien de l’Afrique que de la véritable culture/ civilisation universelle.

I. Determinité esthético-poétique et humanisme En fait, une première exigence définitionnelle nous arrête ici. De par son archéologie et sa trajectoire historico- idéelle, la notion d’esthétique est à (com)prendre comme le fait que certains objets(dits beaux), ordonnés et composés, parlant à la fois aux sens et à l’esprit, nous procurent un plaisir désintéressé, qualifié alors de jouissance esthétique. Toutefois, il ne s’agit à ce niveau que de la mise en évidence de la compréhension/ interprétation originelle, voire primitive de l’esthétique. Car, ce concept a depuis connu une grande évolution, à tel point qu’il englobe aujourd’hui la double exigence de prise en considération du kallos (le beau) et de l’éthos (éthique, quête et promotion des valeurs). Cela, dans la mesure où l’expression poétique allie nécessairement les préoccupations purement contemplatives (du beau dans les œuvres) et celles relatives à l’engagement historico-socio-politico-contextuel 225

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aussi bien de l’esthète- poète (créateur) que de l’esthète « jouissant(e) », contemplateur ou dégustateur. Dans cette trame réflexive, se précise ici, le lien symbiotique entre le binôme quasi biunivoque, esthétique–poétique et l’imagination/conception de l’Homme comme Valeur absolue, dans le plérôme des productions de la nature et de la civilisation. Dans ce cas, sous quelles formes se présente donc l’articulation de la conception de l’esthétique, de la création artistico-philosophico-littéraire/ et le contenu humanistique dans les productions des « poètes » Africains francophones. Il est clair que le choix graphique du terme « poète » dans ce sillage indique sans ambages le sens extensif qu’il acquiert dans cette orchestration noético-critique de l’esthétique et de la poèsis en question. Point n’est donc besoin de tenter quelque dissociation radicalement exclusive entre philosophie et Belles lettres dans les sillons heuristiques et herméneutiques du présent corpus. Ainsi l’aggravation approfondissement de la mise en évidence de l’inséparabilité des Lettres et de la philosophie (dans la vogue et la vague de la texture esthéco-poétique, relative à la contexture de cette aire socio-culturelle) est patente, à travers l’évocation d’une assertion de l’homme de Lettres et d’état sénégalais, L. S. Senghor.« L’émotion est nègre et la raison est hellène ». Évidemment, l’assertion est claire dans le texte senghorien. Toutefois, elle pourrait avoir pour corollaire, l’assignation de l’expérience sensible, arrimée éventuellement au beau, à l’humanité nègre. Dans une telle translation, l’esthétique ne serait concevable académiquement qu’à la condition de l’essentialiser à l’humanité négro-africaine dans sa capacité/faculté quasi « mythico-mystique » d’être ému, c’est-à-dire mis en spectacle, par exemple d’être dansant. Bien entendu, une telle postulation (aurait) conduit à la canonisation de la validation évacuative du nègre de la dignité homo-sapientielle, en légitimant de facto sa réduction à la servitude. D’où le questionnement incisif et suggestif du philosophe camerounais Marcien Towa, dans un essai célèbre, Négritude ou servitude ? Il s’agit ici, de deux positions théoriques autour desquelles le débat (notamment dans l’es226

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pace francophone) sur le rapport du négro-africain à la production scientifico-culturelle et à son humanité nègre allait s’articuler. Certes, un regard en profondeur de cette « crise » conduit à y repérer, afin de les mettre en relief, les présupposés linguistiques, les enjeux conceptuels et les défis idéologico-philosophico-épistémologiques de cette confrontation thétique. Ces deux thèses portent pourtant sur une même aspiration : l’affirmation et la promotion de l’identité nègre, au cœur du déploiement à coups de concepts, bien sûr, de canons et de missiles évidemment orchestrés avec minutie dans et par le « prêt à penser » de la « civilisation universelle » dont la propagande est assurée par l’idéologie dominante. L’idéologie est à entendre ici dans son sens générique comme « philosophie » devenue collective tant dans sa structure que dans sa finalité. Rappelons opportunément que l’idéologie et les idéologues sont apparus aux 18è et 19è siècles, au moment où les deux éléments essentiels à la philosophie sont de plus en plus « socialisés » à savoir : -- la découverte de la puissance et de l’autonomie du logos tenant sa vérité de sa seule cohérence interne et de sa confrontation avec le réel ; -- la découverte de l’homme comme sujet de ce discours autonome et comme mesure de toutes choses ; découverte somme toute de la subjectivité.

Dans ce cas, l’on voit se préciser la vastitude et la complexité du problème de l’expression de l’humanité nègre et de sa culture. Car, toute tentative d’analyse y relative aboutira inexorablement à une nécessaire articulation entre culture, contexture(s), écriture(s) et une explicitation des fondements philosophiques de l’esthétique et de la poétique qui subsument les expressions littéraires (le concept de littérature étant pris ici dans son sens extensif, c’est-à-dire englobant toutes les variantes de la littérature, dans sa pluridisciplinarité) négro-africaines, dans leur volonté/projet de traduire l’identité culturelle de l’homme Noir, sa personnalité, face à l’ouragan de l’altérité, mieux, des altérités. Cependant, loin de raviver ce débat ici, il me semble plus stimulant et plus fécond, à partir d’une esthétique de la déconstruction, d’établir la 227

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légitimité et la validité de chacune de ces deux conceptions/interprétations tant de l’esthétique que de la création littéraire. En effet, si par le concept d’esthétique il faut également entendre, la science du comportement sensible de l’homme et ce qui le détermine, il semble opératoire de faire remarquer que, dans la pensée senghorienne, l’émotion qu’il attribue au nègre est précisément à l’image de rien. Car, dans cette perspective, le sens de l’émotion ne saurait être réductible à l’expérience phénoménologique de ma chair qui sent ou sent se sentir sentant, mais également à mon esprit et/ou à mon cœur qui, bien que sentant, peut progressivement ne plus sentir ou se sentir sentant, parce que désormais immergé par le grand fluide divin de la chair de l’Esprit. Ainsi, une interrogation sur son fondement ou origine conduirait assurément vers une énigme, celle de l’émotion prétendument spécifique du nègre. Certes, une psychanalyse du choix d’écriture et de la texture chez Senghor met en lumière les outils contextuels et notamment spécifiques (environnement et éducation familiale) que l’on prendrait objectivement comme leviers justificatifs de sa «  méprise  » (attachement problématique) au problème raciste (face au Blanc) et racial (vis-à-vis de lui-même) du Noir. Car, Senghor est bel et bien issu d’une riche famille traditionnelle. Par conséquent, il se pourrait que son enfance n’ait pas flirté avec les souffrances connues par les autres jeunes Africains francophones de sa génération. Dans cet ordre d’idées, quand Senghor écrit : « Je ne sais en quel temps c’était, je confonds l’enfance et l’Eden comme je mêle la mort et la vie, un pont de douceur les relie », l’on peut aisément comprendre que le cadre (contexte) d’éducation et de formation du poète fût caractérisé par l’aisance matérielle, gage d’épanouissement intellectuel, voire spirituel. Il s’agit là des pré-réquisits, mieux, des aspects susceptibles d’influencer la vision du monde. Par le biais de cette brèche sur l’herméneutique des présupposés de la vision et du comprendre senghorien du monde de son temps, l’on peut ainsi sensément entreprendre de fonder, mieux, de rappeler le lien intrinsèque qui subsume la translation entre le donné expérimental ou 228

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expérientiel et la vision/interprétation du monde. Bien entendu, la liquidation ou la mise en congé de la distance (critique) induite précisément par la formation (notamment scientifique ou académique), mettrait en évidence l’extrême fragilité d’une telle justification. Toutefois, il n’est pas saugrenu de souligner qu’il s’agit, à ce niveau, d’un aspect du problème dont le besoin de clarification et d’approfondissement demeure vivace dans les esprits. Cependant, si l’offre de sens (tant de l’existence/coexistence que de l’histoire) provient de la raison, ne sommes-nous pas en droit de nous demander si l’émotion couvre ou décline également le sens. La nécessitation de cette interrogation est à cerner à l’aune de l’idée selon laquelle, l’émotion, dans sa dimension énergisante (sensibilité, sensation, sentiment), insigne, porte et manifeste la personnalité dans l’action, l’œuvre. En fait, que serait une œuvre poétique ou de création, si elle n’était pas la traduction/expression de la façon dont l’esthète-poète sent, voit et rêve le monde. C’est donc à ce niveau que s’invite le problème du choix de l’écriture, mieux, des formes d’expression littéraire et/ou philosophique.

II. Problème racial, défi poétique et enjeu(x) de l’écriture Ainsi que nous l’avons conjecturé plus haut, si l’aspiration commune des poètes africains francophones est de défendre la cause de l’homme Noir, meurtri par l’histoire récente, ponctuée par la traite négrière et la colonisation, il ne fait nul doute que ces deux moments ont laissé des marques indélébiles dans la conscience, voire la psychologie de l’homme Noir. Des marques qui certainement vont contribuer à faire émerger au cœur du problème raciste (Noir/Blanc), un problème racial (du Noir contre lui-même), car l’homme Noir authentique est harcelé par une personnalité d’emprunt, conséquence de la subjugation culturelle elle-même justificative de l’obturation de l’adéquation entre contexture et écriture. Ce décalque est présent dans la posture senghorienne, à travers laquelle son cœur obsédant récuse ce qui ne correspond pas à son langage ou à ses coutumes et sur lequel mordent, comme crampon, des sentiments d’emprunt et des coutumes d’Europe. Aussi s’interroge-t-il : sentez-vous cette souffrance et ce désespoir à 229

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nul autre égal d’apprivoiser avec les mots de France ce cœur qui m’est venu du Sénégal. Ces mots de Senghor traduisent nettement la violence intérieure que s’imposent la quasi-totalité des poètes (écrivains) africains francophones, condamnés à ne libérer leur « démon » que dans la langue du colonisateur, ce qui fait d’eux, qu’on le veuille on non, des « métis culturels ». Certes, il s’agit à ce niveau du débat, de la dimension formelle des œuvres littéraires et philosophiques produites par les penseurs et écrivains de l’Afrique francophone. Évidemment, l’acuité avec laquelle se pose ce problème met clairement en lumière, le problème fondamental qui en découle, à savoir, celui de l’identité noire. Car, si la langue est le véhicule par excellence de la culture, peut-on rigoureusement défendre son identité par le truchement d’un véhicule linguistique étranger ou d’emprunt. Il est clair qu’il s’agit là de l’une des faiblesses constitutives de l’inconsistance idéologique (relativement aux défis d’hier et d’aujourd’hui) du mouvement littéraires et philosophique de l’Afrique noire contemporaine, notamment dans son aire francophone. En effet, ce déficit d’enracinement linguistico-culturel est bel et bien saisissant dans les œuvres des figures de proue des expressions esthético-poético-philosophiques en question. Car, qu’ils s’agissent de Senghor, Mongo Béti, Ferdinand Oyono, Bernard Dadié, Camara Laye, Birago Diop, Amadou Pathé Bâ, Sembe Ousmane, Gervais Mendo Ze, Séverin Cecile Abega, etc, l’on se délecte à pouvoir écrire et à ne pouvoir lire que dans la langue de Voltaire. Cela comme si, écrire et/ou lire des œuvres en langues africaines ôterait aux uns et aux autres, leur humanité. Dès lors, parler et/ou écrire dans la langue du colonisateur ici s’apparente bel et bien à concourir pour l’obtention d’un certificat d’humanité. Dans le champ philosophique afro-francophone, le décor est parfaitement identique, parce que, ni Towa, Eboussi Boulaga, Hountondji, Hebga, Tshimalenga Ntumba, Basile J. Fouda, Ndjoh Mouelle, ni C. Anta Diop, Théophile Obenga, etc., n’ont pu offrir à la jeunesse d’Afrique francophone, les fruits de leurs entreprises heuristiques en langues africaines. Il me semble qu’une telle inflexion du cadrage de 230

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l’esthétique-poétique, couplée avec l’idéologie de réappropriation de notre identité à travers la préservation et la promotion de notre personnalité aurait puissamment contribué à l’aboutissement heureux du fameux combat de l’homme Noir, qui se serait ainsi radicalement levé vers la liberté et s’élèverait avec plus d’assurance vers la dignité. De toute évidence, l’on nous objecterait sans ambages que l’enjeu et l’intérêt d’un tel choix de la langue d’écriture souscrit surtout à la fonction communicative et de la quête de l’intercompréhension (avec les aspérités de l’altérité non africaine). Cependant, il faudrait s’abstenir de penser que ces fonctionnaires des idées portent par- là, l’entière responsabilité de la situation d’errance identitaire dans laquelle se débat quasi désespérée, la plage socio-culturelle de l’Afrique francophone. D’ailleurs, les occurrences les plus récurrentes de cette errance sont indéniables dans les textes de bon nombre de porte-étendard de la lutte pour la cause de l’homme Noir et de sa culture. L’on note par exemple chez Senghor, Mongo Beti ou Eza Boto, et bien d’autres, la parfaite, voire l’exceptionnelle maîtrise de l’écriture, dans la langue d’emprunt qui contraste avec son aspect désertique relativement à leur(s) langue(s) native(s), que les auteurs eux-mêmes ainsi que leurs lecteurs étaient et sont pourtant en droit de déployer. Certes, l’on ne saurait manquer de relever les efforts méritoires de certains dans leurs tentatives de rendre présents dans leurs textes, des hoquets de la culture et de la personnalité africaine, à travers des recours et autres sollicitations onomastiques, voire des ouvertures idiomatiques intra/inter sociolinguistiques. Dans cette trame, nonobstant le chapelet des figures, l’on peut sans préférence particulière, souligner la lueur, mieux, l’ouverture dialectologique qui sous- tend les référents topologiques et qui détermine par exemple G. Mendo Ze à réussir l’heureuse alliance entre la langue d’emprunt (français) et la langue locale (bulu) dans La forêt illuminée suivie de boules de chagrin. Évidemment, l’étendue du spectre d’approche corrective de l’emballage, mieux, du véhicule chargé de porter notre façon de sentir le monde et de l’exprimer /traduire demeure une tache et un défi que la 231

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philosophie africaine du langage et la politique culturelle en Afrique francophone doivent d’abord inscrire dans leur agenda des chantiers prioritaires, pour une émergence africaine enfin possiblement maîtrisée, parce que découlant de la projection de notre moi atavique.

III. La question de l’identité dans un contexte socioculturel globalisé : repenser l’esthétique et la poétique en Afrique francophone comme disposibilité  L’examen de cet aspect du problème, en ces temps de changements contemporains, requiert une brassée de perspectives, intégrant dans une même plage épistémologique, divers champs disciplinaires, allant de l’histoire à la philosophie, en passant par la sociolinguistique, la psychologie sociale, la sociologie, l’anthropologie culturelle et la philologie. Une telle entreprise heuristique transdisciplinaire s’impose ici, dans la mesure où, l’identité n’est pas une donnée assignable, figée et éternitaire. L’identité est plutôt un idéal de représentation/perception et expression de soi, en construction permanente. Car, il s’agit du projet/ prétention d’être la même personne « individuelle ou collective », audelà des changements socio-contextuels et contingents. Cette précision met ainsi en exergue, le dilemme constitutif qui subsume la question de l’identité. Dans cet ordre d’idées, il y a lieu de relever pour les récuser, la compréhension et l’interprétation tendanciellement réductrices de l’identité à l’authenticité, dans la formulation et la geste esthéticopoétique de la problématique culturelle en Afrique en général et dans son espace francophone en particulier. En effet, si la vie sociétale en Afrique francophone se caractérise comme partout ailleurs par l’hétérogénéité, et en s’appuyant sur l’idée et le fait que l’homme existe et qu’il n’est qu’une fois sa fin (mort) arrivée, la pertinence et la validité des réponses positives relatives à l’identité posée comme conservation et promotion de soi comme soi, c’est-dire comme étant continûment et permanemment le même être ou la même personne deviennent aussi solides qu’une couche de fumée.

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Appuyant avec tranchant cette thèse, Marcien Towa insiste précisément sur l’ambiguïté de la formule : être soi de laquelle procèdent les doctrines de l’identité. Car, non seulement l’effort théorique d’appréhension de l’être soi n’est entrepris que sous la pression d’une situation qui menace l’être soi de destruction, mais également souligne-t-il « (…), la crise d’identité réfute toute conception statique de l’identité. » Concrètement, la question identitaire requiert des considérations psychosociologiques et philosophiques en ce sens où, selon P. S. Huntington, les peuples et les nations tentent de répondre à la question basique à laquelle les humains sont confrontés : qui sommes- nous ? Et ils répondent à cette question dans des perspectives traditionnelles dans lesquelles les humains ont répondu à cela, c’est-à-dire en faisant référence aux choses qui ont plus de signification pour eux. Ainsi, les peuples se définissent en termes d’ancêtres, religion, langue, histoire, valeurs, coutumes et institutions. Ainsi, la définition limitative du champ identitaire à la pratique linguistique pose de facto le problème de l’identité dans une forme mutilée, mutilante de l’identité ; cela dans la mesure où il ne s’agit là que du champ expressif, mieux, articulatoire et locutoire de la question en question. D’où la nécessité de prendre en charge, dans un même bassin analytique, tous les versants de la problématique identitaire en rapport avec l’espace socio-culturel de l’Afrique francophone. Dans une telle perspective, l’analyse de la geste du problème de l’identité dans l’esthétique et la poétique en cette plage sociétale nécessite une sollicitation pragmatique et opératoire de l’écriture en langues africaines, à partir de l’histoire et des coutumes négro-africaines avec les valeurs subséquentes. Évidemment, la question fondamentale est /sera : comment présentifier le phénomène linguistique traditionnel des sociétés africaines francophones dans une transcription adéquate, à partir d’une phonétique venue d’ailleurs ? Voilà indiquée, la problématique de la refondation aussi bien de la philosophie que de l’épistémologie de notre politique de l’écriture et du discours sur nous-mêmes, sur l’altérité et sur le monde.

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Cependant, avec et au-delà de cette difficulté, un regard attentif et profond sur les textes littéraires et philosophiques de cette région africaine nous fondent à relever l’intrication axiale que cette littérature  entretient avec l’histoire, mieux, les expériences (vécues) du peuple concerné. En effet, tous ceux qui ont côtoyé cette littérature constatent qu’elle est peut-être trop enracinée, dans un certain sens, dans l’actualité : la situation de l’Afrique pendant et après la colonisation, le drame de la crise ou des crises que nous vivons depuis les indépendances, (…) C’est donc dans ce sillage que pourrait être mieux compris, le déploiement /expression quasi unitaire, dans ces ensembles d’écritures, entre des préoccupations iconographiques et noético-graphiques, en vue de la production du sens de la présence historique et historiale de l’Africain francophone dans le monde. D’où la récurrence des modélisations textuelles construites autour de la charge des images, par exemple « tanga nord, tanga sud », « la croix du Sud » chez Eza Boto et Joseph Ngoué, et de l’occurrence du poids des mots dans les œuvres. D’une manière générale, loin de succomber à l’étreinte de la confusion des épistémès, il convient de faire remarquer que, la forme du logos mise en branle ici se veut clairement déconstructiviste, sous la bannière argumentative, à la différence de sa variante dominante, qui est constituante, en ce sens qu’elle est adossée à l’idéologie coloniale et au néolibéralisme qui jouissent d’une patente reconnaissance planétaire. Néanmoins, en s’appuyant sur les recherches althusseriennes, il faut dire ici que ces deux types de discours ont certes une dimension énonciative, mais sont indéniablement d’origine philosophique. Cette double postulation, mettant en relief la forme et le contenu des textes littéraires et/ou philosophiques africains francophones, ne devrait pourtant pas conduire à l’occultation du défi esthético-poétique auquel ces fonctionnaires des idées, ne sauraient ni ignorer, ni oublier. Il s’agit du défi relatif à la nécessaire disposibilité, c’est-à-dire l’ouverture de cette esthétique et de la poèsis à laquelle elle est reliée, aux changements protéiformes consécutifs à la globalisation / uniformisation culturelle avec son complexe de crises (des valeurs et des biens à 234

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partager), faute de possibilité de détermination objective et juste des quotas à allouer aux (contre ou pseudo) valeurs et biens (mal acquis) issus des diverses poches culturelles. Car, il se pose ici, un insoluble problème de référentiel (par exemple, au nom de quel principe « éthicorationnel, seules ou presque, les valeurs indo-européennes doivent être universalisables et universalisées :l’homo sexualité, le mariage gay, la conception occidentale de l’organisation sociétale, etc. L’on assiste ainsi impuissants, mieux, en spectateurs, à la mutation des traditions ancestrales de l’Occident (Sodome et Gomorrhe), en dogmes de la foi chrétienne. Ainsi, vu d’Afrique profonde, le discours sur le Messie et la « civilisation » semblent dorénavant parés des atours du message du misanthrope sublime et de la barbarie. Cet état de décadence radicale de la « civilisation » est précisément à saisir par les poètes, écrivains et philosophes africains comme la fin de l’histoire occidentale (dont le modèle humain achevé se débat désespérément dans l’accumulation sans fin), c’est-à-dire l’impossibilité pour l’Occident de se donner de nouveaux moyens ou leviers d’existence, encore moins, de pouvoir en offrir aux autres peuples. Dit autrement, il est question ici de l’offre de l’opportunité pour la refondation, mieux, le recommencement radical de l’histoire africaine et mondiale. C’est donc dans le tréfonds de cet incommensurable champ (de ruines et de régions inexplorées) que écrivains et philosophes africains puiserons, à coup sûr, leur nouvelle inspiration pour la renaissance africaine et pour la réformation indispensable de l’âme et de l’esprit de la civilisation universelle, au nom précisément du devoir de reconquête de l’archisynthèse, ontologiquement posée comme meilleur gage de globalité.

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Conclusion L’esthétique, la poétique et le problème de l’identité dans l’espace socio-culturel de l’Afrique francophone est la préoccupation qui a mobilisé notre réflexion, dont il faut ici mettre en lumière l’idée conclusive. En effet, à partir des faisceaux analytiques des impasses, voire des apories relatives à la volonté de fonder une épistémologie critique, subsumée par une ontologie poétique de l’expérience esthétique et du pouvoir poétique, dans les traits contingents du génotype et du phénotype racial, le motif commun (la négritude) des écrivains africains (francophones) des temps colonial et postcolonial subit une obturation dont la légitimation et la validation sont solidaires de l’évolution, des changements qualitatifs et quantitatifs que connaît le monde contemporain. Toutefois, compte tenu de la résurgence à l’échelle globale des conflits identitaires au cœur de l’ouragan de la mondialisation, il devient indispensable pour la geste esthético-poétique négro-afro-francophone, de penser la nouvelle matrice poético-philosophico-littéraire, nécessaire pour garantir l’inspiration et la fécondité littéraire dont l’Afrique a grandement besoin et que le monde est en droit d’attendre de l’Afrique, face à l’angoisse, à la peur et surtout aux limites que génère l’idéologie d’une esthétique /poétique de l’autoflagellation ou de l’autoglorification dont l’une et l’autre se présentent comme la conséquence directe de la mise en congé du sens critique, de la remise en question, véritable gage de progrès. Ainsi, comme prolégomènes, pour une nouvelle philosophie et d’une pragmatique repensée de la poésie et de l’écriture, l’on peut affirmer avec rigueur et vigueur que la vivification du sens esthétique et du génie poétique négro-africains requiert que l’on creuse davantage par exemple, l’antinomie de la langue française et des langues africaines, au lieu de célébrer hâtivement leur absolue complémentarité. Certes, il est indéniable que, francophonie et africanophonie sont deux réalités linguistiques de l’Afrique francophone. Il s’agit d’une situation de fait qui établit ainsi, le caractère disposible de la société 236

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francophone africaine à s’enrichir (spirituellement) et à enrichir (de) la culture/civilisation universelle. Dès lors, l’identité gagnerait à être comprise et traduite dans une perspective philosophique qui la pose finalement comme (re)conquête (du soi)permanemment inachevée. À son sujet, l’on doit même s’abstenir toute intention d’achèvement, car tout achèvement de notre identité devra coïncider avec notre absolution existentielle, notre anéantissement qui est aussi anéantissement de toutes expériences esthétiques, de toutes poèsis. Somme toute, à la quête de l’identité dans l’immobilité/ immobilisme, le renversement métalinguistique, adossé à la déconstruction métaphysique, nous fonde de (re)chercher l’identité dans l’articulation au changement, à la transformation positive de l’Homme et de la culture. Une telle idée indique clairement que l’homme n’est pas encore trop humain comme l’affirme Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra et Le Gai savoir. Dans ce cas, la création littéraire/ philosophique en Afrique francophone innovera si elle parvenait à se doter d’une méthode générale, certes flexible, pour éviter la fausse innovation. Et c’est précisément dans la recherche patiente et sans œillères des lacunes esthético-poétiques du passé et du présent qu’elle formulera cette méthode plus opératoire, capable de faire éclore une conception et une pratique neuve et conquérante des terres inexplorées de l’intégralité de l’homme africain et de l’homme universel en contact avec la totalité de l’être, dans la pluralité/ diversité expérimentale et expérientielle. Ainsi, la création littéraire africano-francophone, le penser (philosophique) africain ainsi que leur geste se rejoindront à partir du moment où la nouvelle théorie et la nouvelle pratique de l’énonciation esthético-poétique s’articuleront autour de problèmes véritablement nouveaux, bien entendu, au-delà de la négritude. Car, il est ainsi question d’inaugurer le nouveau moment philologico-philosophique de l’esthétique et de la littérature africaine francophone.

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L’esthétique de la poessaie chez Jacques Fame Ndongo : Étude d’Espaces de Lumière. Éloge de l’Afritude Raphaël Ngwe Université de Yaoundé I

Introduction La poésie est souvent réduite, à tort, à un simple jeu de mots, sans autre portée que celle de rendre perceptible la beauté d’une langue, d’enchanter le lecteur et d’exprimer le monde intérieur de l’auteur. Elle est ainsi assimilée à une écriture subjective sans aucun rapport avec la rationalité. Pourtant la poésie, et la pratique qu’en fait Jacques Fame Ndongo le montre, est un genre qui, non seulement « résonne », mais aussi « raisonne ». À partir de l’étude d’Espaces de lumière (1999), cette réflexion veut (re)établir la dimension sapientiale de la poésie qui emprunte parfois les techniques de l’essai pour transmettre un savoir élaboré sur la base d’une observation et d’une analyse objectives du monde. Le concept de « poessaie », que l’on présentera, au premier chef, sur le plan théorique, rend compte de cette manifestation scientifique de la poésie. Chez Jacques Fame Ndongo, l’esthétique de la poessaie s’adosse sur un riche paratexte auctorial, cadre d’expression d’une idéologie, et se déploie, au fil des poèmes, sous forme d’un périple esthético-sapiential au cœur des savoirs et des saveurs du monde.

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La poessaie : de l’essai comme support de la poésie La poésie est généralement soumise à une définition approximative qui ne prend en compte que certains aspects du genre au détriment de bien d’autres qui ne lui sont pas moins caractéristiques. En effet, elle est très généralement considérée comme un genre essentiellement subjectif, elle est assimilée à une écriture du moi qui dit les choses telles qu’elles sont perçues au microscope de la sensibilité de l’auteur. Certains poètes, comme Victor Hugo, n’ont d’ailleurs pas manqué de rappeler que la force du poète c’est d’écrire la main sur le cœur. De ce point de vue, la poésie ne serait que l’expression des émois du cœur, en quelque sorte le chant de l’âme, la musique des passions et des émotions. À l’époque romantique particulièrement, ils sont nombreux ceux qui expriment leur moi intérieur et qui veulent en même temps être « l’écho sonore » de tous les sentiments humains. Les chantres du Moi ont bien senti que la sensibilité, par son caractère irrationnel, était une attitude poétique. La poésie serait ainsi une affaire d’intuition, d’association, de sensibilité, de rêve : un rêve qui s’adosse plus sur les fantasmes du monde intérieur du poète que sur les fantaisies du monde réel. Pour d’autres, la poésie n’est qu’un simple jeu de mots qui permet de suggérer la beauté d’une langue. Conciliant ces deux approches, plusieurs écrivains ont assigné à la poésie comme première mission celle de décrire. Le « Ut pictura poesis » d’Horace fait tenir dans l’activité poétique les notions de subjectivité, de regard, de beau et de monde. Dans cette optique, Alain, cité par Henri Benac, avoue que « la poésie est une chanson selon le poète et qui exprime premièrement la nature du poète et disons même son corps. Cette chanson ne se soumet jamais à la chose extérieure ; au contraire, elle la plie et la déforme selon l’inflexible chant. » (Benac 1988 : 390) L’effervescence de la poésie, sa nature charnelle, sa magie, telles qu’elles sont mises en évidence par certains et parfois par les poètes dans leur pratique, ne doivent pourtant pas occulter la dimension sapientiale du genre. Le genre poétique n’est pas essentiellement une écriture du cœur, un chant émotionnel, mais également une écriture de la tête, un 240

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discours rationnel. Être sensible aux effluves de la vie, le poète n’est pas moins ce despote éclairé qui sait soumettre l’existence à la froideur du raisonnement scientifique. Le texte poétique s’offre à la consommation à la fois comme une saveur et un savoir ; elle donne aussi bien à l’auteur qu’au lecteur de jouir des saveurs du savoir, de découvrir les savoirs du monde en savourant les beautés du langage qui en est le véhicule. C’est pourquoi l’on peut dire que la poésie est un voyage pour les rêveurs et un ouvrage pour les penseurs. La notion de « poessaie » veut rendre compte de ce dernier aspect de la poésie. La poessaie c’est cette poésie qui se fait essai ou, plus modestement, cette poésie qui emprunte les voies (voix) de l’essai pour dire avec plus d’objectivité sa vision du monde. Le terme « poessaie », du fait qu’il résulte de la combinaison de deux mots désignant deux genres entre lesquels certains s’empresseraient d’établir une relation d’opposition, pourrait être perçu comme la théorisation de cette même opposition. Il n’en est rien. Tout d’abord la poésie n’est pas incompatible à la connaissance qui constitue même l’un de ses traits caractériels. Ensuite, l’essai a sa subjectivité qui le rapproche de la poésie et permet l’érection objective de son discours. Parler de poessaie en lieu et place de poésie, ce n’est point déclasser ce genre traditionnel en le déclarant caduc ou encore anachronique. Cette nouvelle terminologie veut rendre compte de l’actualité du genre poétique et mettre en évidence son côté discursif. Le concept invite à dépasser la perception de Baudelaire qui oppose de façon bipolaire poésie et science et estime que le poète ne peut chanter que les « trous », les obscurités dans le discours scientifique, que la donnée positive est exclue de la poésie qui se construit sur la rêverie. La poessaie n’aborde pas poésie et science sur un plan concurrentiel, mais s’efforce de restituer leur unité originelle. Elle s’assimile à la poésie scientifique du XIXe siècle reposant sur ce qu’on pourrait appeler un mythe fondateur : la poésie et la science auraient des origines communes. Mieux, elles auraient coïncidé. On retrouve cette idée chez des auteurs comme Zola qui pose qu’ « aux premiers jours, la science 241

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et la poésie ne faisaient qu’un. » C’est ce que dit Victor de Laprade en d’autres termes : Le caractère de la science primitive, c’est l’universalité ; son principe, c’est l’inspiration ; son occasion et sa forme, c’est le sentiment de la Nature. […] La science morale, la science physique, la poésie, toutes les notions de l’industrie et des arts sont renfermées et forment un ensemble indissoluble dans une seule intelligence. Mais nous pouvons remonter avec certitude plus haut que Pythagore. Les livres de Moïse démontrent cette union, dans un seul esprit et sous la forme de la poésie, de toutes les connaissances d’une époque et d’une race, depuis la théologie jusqu’aux moindres procédés des arts mécaniques.(Laprade 1866 : xi)

Finalement, cette nouvelle terminologie recouvre la démarche et l’esprit de la poésie didactique qui moule l’esprit du lecteur dans un savoir objectivement élaboré, bien que présenté dans un langage stylisé. Elle propose l’art en tant que culture, c’est-à-dire le continuum que chaque individu, chaque peuple, construit entre lui et lui-même, entre lui et les autres, entre lui et le Tout-Autre, en vue d’un épanouissement total et intégral. La poésie de Fame Ndongo illustre fortement cette démarche lorsqu’elle s’engage à œuvrer pour la renaissance de l’Afrique par le moyen de la connaissance.

L’escorte apéritive : le paratexte comme cadre de définition d’une idéologie L’esthétique poétique de Jacques Fame Ndongo relève de la poessaie. L’œuvre du poète camerounais s’abreuve aux sources des savoirs du monde et de l’Afrique qu’elle veut communiquer au lecteur. Son recueil Espaces de lumière s’inscrit dans cette poétique, et ceci depuis les paratextes. En effet, cette poésie émerge d’un riche environnement paratextuel qui annonce déjà la forte coloration idéologique du texte. Son paratexte se donne à lire comme un espace de positionnement où l’auteur dévoile sa posture politique (le biyaïsme), présente l’influence 242

Esthétique, poétique et problème phylosophique...

esthético-idéologique de ses parents dans la formation de sa personnalité et expose les fondamentaux de la pensée africaine dont il se réclame. Une posture politique : le biyaïsme Le choix de Jacques Fame Ndongo de mettre en exergue, dans son recueil, une citation de Paul Biya, président de la République du Cameroun et Président national du RDPC (Rassemblement démocratique du Peuple camerounais), parti au pouvoir dans ce pays, peut paraître suspect. Certains peuvent même lire, dans cette option, la volonté du poète de faire allégeance au « grand camarade » pour continuer de jouir de sa confiance et de sa considération. Mais il faut dire que si l’admiration de la personne Fame Ndongo pour le Président Biya ne fait pas de doute, sa convocation par l’auteur à l’entrée d’une œuvre poétique ne souscrit nullement à la simple logique du culte de la personne. C’est moins la personne qui l’intéresse que sa pensée : une pensée politique, économique et sociale consignée dans Pour le libéralisme communautaire (1987), socle de sa politique dont le RDPC est le bras séculier. Et le pan de cette politique mis en évidence par Fame Ndongo est l’appel à la rigueur intellectuelle que Paul Biya considère comme préalable inconditionnel à tout processus de développement. Le propos du Chef de l’exécutif camerounais, convoqué par le poète, résonne donc comme une invite à plus de créativité pour que l’Afrique ne soit plus à la remorque des autres continents, mais s’impose par son savoir et son savoir-faire. Le grand retard qu’accuse le continent africain se présente d’abord et avant tout comme un retard dans l’ordre de la créativité. Devant le grand défi que les temps présents lancent à l’Afrique tout entière, la grande question reste celle de savoir si l’Afrique sera l’œuvre de ses propres enfants ou celle des étrangers. (Paul Biya cité par Fame Ndongo 1999 : 7)

Qu’un tel propos soit placardé au seuil d’une œuvre poétique, inaugurale qui plus est, peut être perçu comme relevant d’une démarche 243

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méthodologique par laquelle le poète veut imposer, subrepticement mais implacablement, une autre perception de la poésie, non plus comme seulement « é-CRI-ture » de l’âme, mais aussi espace de formation, cadre d’initiation. C’est le premier signe avant-coureur d’une poésie pédagogique. Un double héritage : la chimie et l’alchimie La poésie de Fame Ndongo intervient comme une production de force majeure. Tout d’abord, son recueil, qu’il considère comme une « offre » (Espaces :12), se propose de « contribuer à combler la forte demande de nourriture poétique dans notre société » (Idem.), mais aussi il vient rendre hommage à son feu père, de qui il tient sa verve poétique, son amour pour les lettres, sa passion pour la belle phrase. Il faut pourtant dire qu’au-delà de la célébration du père, inspirateur de l’œuvre, le liminaire de Fame Ndongo suggère déjà les traits qui seront caractéristiques de sa poésie. Son œuvre est forcément marquée du double héritage dont il est le dépositaire. Sous l’influence du père, « le poète », elle s’annonce comme un moment festif où le lecteur communie, jusqu’à l’extase, aux différentes espèces du langage poétique : luxuriance, exubérance et étincellance ; fraîcheur, candeur et splendeur. On comprend alors qu’il souhaite que sa poésie soit « l’ambroisie et le nectar » laissés à la postérité « dans un univers dominé par l’éthique de l’avoir et de l’absinthe » (Ibid. 11). Pourtant, le nectar poétique qu’il offre ne se veut pas seulement enivrant mais aussi édifiant. C’est alors que Fame Ndongo évoque le souvenir de sa mère et de son grand-père paternel à qui il doit « l’esprit de géométrie (rationalité, logique, rigueur, esprit de méthode, raison logico-déductive) » (Ibid. 10). Dans son liminaire, Fame Ndongo se présente comme une personnalité façonnée par deux conceptions, magique et scientifique, du monde. Et parce que l’auteur est la cause efficiente de l’œuvre, on peut prédire, dès son seuil, que sa poésie sera un heureux commerce entre chimie et alchimie. 244

L’esthétique de la poessaie...

Une esthétique de la pensée africaine L’introduction du recueil définit au plus haut point sa portée sapientiale. Après la justification de la nomenclature de l’œuvre en neuf « clairières » qui en font un espace initiatique pour tout lecteur en quête d’une « plus-value culturelle et spirituelle », cette introduction pose clairement le contenu idéologique de l’œuvre et sa portée symbolique. « Les femmes d’Afrique (de la préhistoire à nos jours) constituent la matière de ce recueil » (Ibid. 14). Cette présentation que l’auteur fait du contenu de son œuvre le suggère déjà comme partisan d’un certain féminisme. Fame Ndongo se veut proche des femmes qu’il choisit de célébrer «  en pleine lumière et non seulement dans la pénombre ténébreuse de quelque chambre psychédélique où se déploie l’instinct bestial » (Ibid. 15). Mais si l’on peut parler de féminisme au sujet de Fame Ndongo, ce ne peut être que d’un féminisme différentialiste qui, récusant toute exclusion, fonde le développement et l’épanouissement de la communauté humaine sur la prise en compte des particularités de genre. Le féminisme différentialiste s’oppose au discours constructionniste de la différence sexuelle élaboré par Simone de Beauvoir (1949). Il s’adosse sur la pensée essentialiste selon laquelle il existe des qualités, des valeurs, des modes de vie spécifiques à chaque genre. Contrairement à la posture existentialiste de Simone de Beauvoir qui propose d’analyser la féminité, non comme une essence, mais comme une réaction secondaire à une situation, ce néo-féminisme élabore la logique selon laquelle on existe en tant que femme parce qu’on est né femme. C’est dans ce contexte, et afin d’exprimer ce que la femme a de spécifique, que le terme de féminitude est créé, en analogie avec « négritude ». Un essentialisme philosophique élaboré, entre autres, par Luce Irigaray (1984) qui soutient que pour obtenir l’égalité entre les sexes, il faut d’abord reconnaître les femmes comme « différentes ». Il nous semble que dans Espaces de lumière, Fame Ndongo emprunte les voies de cet essentialisme quand il « valorise la ’féminitude’ africaine sans la béatifier » (Espaces : 15). Le poète évite tout 245

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positionnement sexiste, de même qu’il refuse de s’engager dans les débats (stériles) autour de l’égalité et de la parité homme/femme. Son féminisme, qui se veut une sorte d’humanisme, considère l’homme et la femme comme deux expressions d’un même acteur social. Dans ce recueil, Fame Ndongo n’est jamais «  femme-Ndongo  » car c’est en homme (« Fame ») qu’il parle de la femme. La femme est célébrée par une parole d’homme sur le plan manifeste en tant que partenaire de développement et sur le plan symbolique en tant que métaphore de l’Afrique. À travers les neuf clairières qui forment le recueil, les femmes apparaissent comme un corpus à partir duquel le poète lit, écrit, pense et projette l’Afrique. Le concept d’Afritude, porté esthétiquement par celui de féminitude, veut traduire l’Afrique, non plus du point de vue racial comme le faisait la Négritude, mais du point de vue civilisationnel, qui se veut beaucoup plus large, moins réducteur. Aussi, « l’Afritude connote [-t-elle] la prise de conscience de l’unité de la civilisation africaine » (Ibid. 17) qui se déploie en termes de berbérité, d’arabité et de négrité. Moins passionnelle, plus critique, l’Afritude rompt avec certaines attitudes dithyrambiques consistant à magnifier aveuglement tout ce qui est africain. Cette notion se veut « l’assomption sans complaisance ni narcissisme » (Ibid. 19) de l’Afrique, dans ses victoires et ses échecs, dans ses espoirs et ses déceptions ; mais elle se présente également comme une démarche compétitive en vue de l’inscription de l’Afrique dans le concert des nations. Mieux que l’Africanité de Léopold Sédar Senghor, l’Afritude met l’accent aussi bien sur la culture et l’art, stricto sensu, que sur la science et la technologie (et notamment les nouvelles technologies de la communication) […]. L’Afritude est un hymne à la créativité et à l’excellence africaines dans un océan d’embûches et un magma de forces d’inertie. (Ibid. 20)

Comme cela apparaît clairement à ce niveau de l’analyse, les paratextes aménagent un environnement épistémologique dans lequel va éclore une poésie suggérant un discours élaboré sur la base d’une observation scientifique des choses et des êtres. La poésie qui est annoncée 246

L’esthétique de la poessaie...

par les paratextes ne se définit plus dans une opposition radicale d’avec la science. Sans perdre sa dimension symbolique qui, d’après Louis Menard (1863), est la preuve même de sa scientificité, cette poésie se donne le même projet que la science : celui de construire un savoir pouvant contribuer à la transformation méliorative de la société. Les notes de bas de page : les ressorts scientifiques de l’écriture poétique Les notes de bas de page font partie du « péritexte » qui, dans la terminologie de Gérard Genette (1987), désigne les genres discursifs qui entourent le texte dans l’espace du même volume. Mais, mieux que les autres éléments péritextuels, notamment ceux étudiés plus haut, les notes de bas de page sont reliées au texte avec lequel elles entretiennent un rapport de consubstantialité. Elles se déploient, aux côtés du texte, comme un métadiscours certificatif, de par les explications, les commentaires ou les références bibliographiques qu’elles apportent au texte et qui raffermissent son discours. Elles constituent le substrat scientifique sur lequel repose la pertinence de la pensée développée dans le texte. Jacques Fame Ndongo a régulièrement recours à cette modalité d’écriture. Une lecture statistique de la distribution des notes de bas de page dans Espaces de lumière nous permet de dresser le tableau synoptique suivant :

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Ouverture de clairière Femmes antiques Femmes modernes Femmes du cosmique Femmes du terroir Femmes des villes Femmes du pathos Femmes de la déviance Femmes de l’excellence Dame Afrique du futur  : Le rêve se fait chair

Clairière 5 21 15 16 13 4 12 0 10 13 109

2 14 8 8 13 9

248 14 6 12 9 95

1.14

1.44

0.83

0

0.85

0.44

1

2

1.875

1.5

2.5

Volume de la claiNombre de Moyenne de rière( en nombre de notes notes par pages) page

Historique et géographique

Littéraire, historique et géographique

Personnel et émotionnel

Géographique

Anthropologique et personnel

Anthropologique, culturel et spirituel

Anthropologique, culturel et personnel

Historique, géographique et biblique

Géographique et culturel

Type d’informations dominant

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Sur 95 pages de poésie, on dénombre 109 notes, soit une moyenne de 1.14 note par page. Les informations apportées par ces notes relèvent de plusieurs domaines. Elles sont d’ordre géographique lorsque le poète s’engage dans la description des écosystèmes aux multiples visages caractéristiques de l’Afrique. Elles se veulent ensuite en rapport avec les sciences de l’histoire. Le poète, en effet, n’hésite pas à développer un discours savant sur la base d’une bibliographie explicitement énoncée pour donner à sa poésie une portée historiographique avérée. Depuis la Revue Science et Vie N° 980 qui permet de dresser le portrait de Lucy (Espaces : 27) jusqu’aux Grands initiés d’Edouard Schuré qui présente la race noire comme successeur de la race rouge australe dans la domination du monde (Ibid. 36, 46 et 132) en passant par l’Histoire de l’Afrique noire de Joseph Ki-Zerbo (Ibid. 36) et l’essai de Gérard Lucotte, Eve était noire. Introduction à l’anthropologie moléculaire (Ibid. 31), on retrouve chez Jacques Fame Ndongo le souci d’élaborer une documentation scientifique qui serve de parapet au texte poétique afin de prévenir toute dispersion. Le poète, dans ses notes, s’intéresse également à l’anthropologie culturelle. Il y trouve des informations lui permettant de préciser par exemple le sens de la «  fête du coq  » chez les Tupuri (Ibid. 43), la symbolique du chiffre 9 chez les Bantous (Ibid. 49, 54), la dynamique de l’ « Evu » chez les Beti (Ibid. 56), la mystique des sirènes de Kribi (Ibid. 58). Les références sont aussi littéraires, notamment dans le poème « femmes du logos » (Ibid. 115) où l’auteur tisse un lien intertextuel avec les œuvres des écrivaines camerounaises de la première heure et, plus loin, dans « femme magnanime » où il évoque « Joal », poème portant le nom du village natal de son auteur, « Léopold Sédar Senghor, poète inspiré et incantatoire. » (Ibid. 125) Les notes de bas de page développent enfin des informations d’ordre personnel, c’est-à-dire qui touchent directement, voire intimement à la vie de l’auteur. C’est par exemple le cas dans la clairière « Femmes du pathos » où le chantre camerounais dédie ses poèmes, entre autres, à « [sa] mère, veuve depuis le 11 février 1995 » (p. 101) ; à « Antoinette 249

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Eko’o Ndongo, tragiquement arrachée à l’affection fraternelle le 23 août 1983 » (Ibid. 97) ; à Rithé Ndongo Ngallé, « première Camerounaise à être reçue au concours d’entrée à l’Ecole Supérieure de traduction et d’interprétariat de Paris […] camarade de service [de l’auteur] à l’Agence Camerounaise de Presse, de 1972 à 1974 » (Ibid. 103). La « femme aimée » quant à elle ne renvoie à personne d’autre qu’à l’épouse du poète, Mme Fame Ndongo, « née Marthe-Eliane Aba’a Ngbwa », native de Nkôlemvon, fille Ngbwa Mbiam et de Nkoumba (Ibid. 63). Sans que sa vie ne constitue l’objet de son œuvre, on constate que le poète y trouve de la matière pouvant servir de fondement à l’élaboration d’une philosophie qui accorde la primauté à l’Homme considéré, ainsi que le souhaitait Protagoras, comme la mesure de toute chose. La coloration intimiste que prend la poésie grâce à ce discours péritextuel participe à la disqualification de toute science désincarnée, qui se complairait dans des formules et autres abstractions pas toujours en harmonie de cause avec l’humain, la morale, le spirituel. Dans le rôle d’aménagement d’un environnement épistémologique à la poésie de Fame Ndongo, les multiples notes de bas de page accompagnant les différents poèmes qui forment le recueil viennent raffermir le terreau scientifique de l’esthétique poétique. Aussi l’œuvre devientelle un motif d’émerveillement de par le transport lyrique qu’elle permet au lecteur et la découverte des savoirs qu’elle lui autorise.

Le périple poético-sapiential : au cœur des savoirs et des beautés du monde La poésie de Fame Ndongo se veut une écriture itinérante qui engage le lecteur à relire le monde, particulièrement l’Afrique, à travers ses senteurs, ses beautés, ses emblèmes et ses savoirs. Sous les charmes de la diversité culturelle du pays natal La « femme qui danse », poème d’ « ouverture de clairière », annonce le recueil comme une fête aux rythmes diversifiés de cette Afrique en miniature qu’est le Cameroun. Sous les effluves d’une symphonie 250

L’esthétique de la poessaie...

dans laquelle s’accordent des sonorités variées, le poète invite à une sorte de balade à travers la diversité culturelle du pays natal. Cette balade est d’abord géographique. Le poète nous entraîne dans les sites qui ont servi de cadre à la manifestation d’une humanité, à l’éclosion d’une pensée et à l’élaboration d’une civilisation. Ainsi, depuis « les rives de l’Omo bien aimée » (Ibid. 27) au Sud de l’Ethiopie où vécut Lucy, matrice de l’Humanité, jusqu’à celles de la « mer vorace irascible de Kribi, en furie » (Ibid. 58)où le naturel et le surnaturel entretiennent un fructueux commerce, en passant par les massifs d’Ahaggar et de Tassili dans le Sahara central, « haut lieu de la brillante civilisation négro-africaine du paléolithique supérieur » (Ibid. 34), les Mbikiliki, les Kapsiki et les Rumsiki qui reflètent les caprices du relief camerounais (Ibid. 53), les villes d’Afrique et du Cameroun, rattachées encore aux traditions ancestrales mais déjà ouvertes à la modernité occidentale, Fame Ndongo propose un panorama d’une géographie physique dont la physionomie multiforme et protéiforme suggère déjà la multiplicité socio-culturelle du continent noir et de son microcosme le plus représentatif, le Cameroun. La contemplation des aspects pluriels de la géographie africaine invite à la considération des motifs culturels marquant chaque milieu comme d’un sceau identificateur. C’est ainsi que le poète évoque la tradition agricole que les peuples du monde, plus encore ceux d’Afrique, ont en partage. Dans « Femme cultivatrice » (Ibid. 66), Fame Ndongo célèbre la femme comme disciple de la terre, elle qui a compris que l’Homme, tiré de la vase, doit fouiller dans celle-ci les aliments nécessaires à sa croissance. Le poète est émerveillé par le courage de cette travailleuse qui, avec des moyens techniques dérisoires, s’attaque à la plus hostile et à la plus rêche des terres pour nourrir la communauté : Avec sa houe ébréchée / Et fâchée / Et fauchée / Et séchée / Elle affronte la terre aride / Aux mille rides / Exacerbée par la chaleur torride (Idem.)

Jacques Fame Ndongo rend hommage à cette femme, à cette Afrique qui copule avec la terre, au sein toujours fertile, pour assurer à 251

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ses enfants l’auto-suffisance alimentaire. Depuis des millénaires, « Elle casse / Passe / Tasse / Masse / Ressasse / Et concasse  » (Ibid. 69) pour construire cette véritable richesse qui ne se mesure plus à l’aune des monnaies étrangères, mais qui se décline en quantité de cacao, de gombo, de fonio, de sorgho, de haricot, de taro, de macabo, d’iroko, de sipo et de papaye solo produite (Ibid. 81). Au même titre que l’agriculture, la pêche est célébrée comme activité humaine de haute portée. L’eau, comme la terre, est pourvoyeuse de richesses. On peut, de ce fait, comprendre l’attitude révérencieuse que le poète adopte vis-à-vis de l’eau : Sire Ruisseau aux silures qui susurrent / J’implore ta générosité / Je te coupe en deux morceaux avec la boue qui suppure. / Et tu dévoiles tes fascinantes aspérités.  (Ibid. 74)

Cette prière à l’eau est gage du bien-être de la communauté : Au village, c’est l’ivresse / Et la liesse / Et l’allégresse / Car, par l’alchimie de la cuisson / Le poisson polyandre de la saison / Sèche s’apprête à convoler en justes noces / Avec la sauce / Et le champignon / Mignon / Aux Oignons / De Binyonyong  (Ibid. 75).

Pourtant, si l’eau est source de vie, elle peut également sécréter la mort, elle devient cet « océan carnivore qui travestit / les innocents et les transfigure, ravi, / En horribles et frémissantes étourdies. » (Ibid. 60). C’est que le monde aquatique est peuplé de génies versatiles qui, lorsqu’ils sont bousculés dans leur équilibre écosystémique, entrent dans une fureur meurtrière, criminelle. Alors, l’eau, source et support de la vie, devient dispensatrice de mort. On comprend le recours permanent de Fame Ndongo à la personnification pour décrire l’ambivalente réalité de Kribi, cette mer dont l’humeur est fonction des caprices des « miengù » (Sirènes maritimes). La beauté de ces déesses aquatiques est en effet une sorte de prisme réfléchissant deux réalités antinomiques, caractéristiques des « miengù ». On sait en effet, pour élargir le champ d’analyse de ce phénomène, que dans la mythologie grecque et romaine, la sirène était un démon marin femelle représenté sous forme d’oiseau ou de poisson avec tête et poitrine de femme, et dont les chants 252

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séducteurs provoquaient des naufrages. On retrouve cette oscillation entre le bien et le mal, entre le merveilleux et l’effroyable dans ces vers de Fame Ndongo : Jengu hilarante aux seins en délire, / enveloppée de ton magnifique sourire, / viens oindre mon visage de ton rire de vampire / et de la pire ire  (Ibid. 58) Des miengù aux frémissements de scorpion / Et aux rires atroces de scolopendre. / En émoi et aux abominables frissons / En cendre.  (Ibid. 59)

Aussi, si le calme des eaux trahit l’endormissement des sirènes ou le sentiment de sympathie qui peut les animer à un moment à l’endroit des hommes (quand ceux-ci ont fait preuve de comportement honorable), leur fureur est l’expression de la colère des déesses aquatiques : Rendez-moi mon ami asservi / Par les ondes époustouflant et éructantes / D’une sirène qui le hante et le supplie / De se plier aveuglement à sa volonté, dans l’épouvante.  (Idem.)

Le rapport que la femme entretient avec l’eau et la terre est un signe lisible de son mystère. La femme est en effet « neuf fois ésotérique / Et mystique / Et épique. / Charme magique. » (Ibid. 53) Elle est initiée aux neuf mystères de l’univers : Elle découvre la Lumière fascinante / Et l’Intelligence éblouissante / Et l’Equité. / Et l’équilibre. / Et la Science. / Et la Vérité. / Et le Bien. / Et l’absolue Conscience.  (Idem.)

Le vagin est le lieu même de cette mystique féminine en Afrique. Espace de jouissance, il est surtout le lieu du dégrossissement de l’égo masculin et de l’anéantissement de toutes sortes de forces maléfiques. Par son pouvoir d’engloutissement et de renfermement, il propose une réponse au pouvoir d’érection et de pénétration du phallus qui se voit alors dans la sage obligation d’émousser ses prétentions de suprématie et ceci d’autant plus que le vagin de la femme constitue, pour le mari fidèle et aimant, un abri sûr contre l’ennemi. 253

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Elle ouvre son terrifiant corps phosphorescent / Et fantastique et merveilleux et évanescent / […] / Elle avale son fuyard d’Epoux / Haletant et nimbé d’un halo de courroux / Et pourchassé par de félons sorciers hargneux et fous  (Ibid. 56)

Forteresse de protection par son vagin, la femme est également, par son « évu » (que Fame Ndongo définit comme le « principe censé induire la décorporation consciente de certaines personnes » Idem.), une intrépide légionnaire de l’invisible en temps de guerre mystique. Pour défendre son époux, Elle n’aura de cesse qu’elle n’ait repoussé / Les assauts invisibles des esprits forcenés / Avides de combats psychédéliques / Et tragiques. / Et hystériques / Et maléfiques.  (Idem.)

Fame Ndongo nous apprend ainsi qu’en Afrique, l’acte sexuel n’est pas seulement la conséquence de quelque pulsion libidineuse qui le réduirait à un simple jeu jouissif. Il représente, dans le temps physique, une envolée vers les temps mythique et mystique en faveur de la re-création de l’être, de la re-négociation des rapports sociaux de force pour une Humanité toujours plus harmonieuse. Le coït chez les Africains est donc un moment de haute spiritualité comme le suggérait Sony Labou Tansi dans cette formule : « Pour moi, il faut le dire, le vagin est un temple. On y vient prier l’honneur et la sublime simplicité du corps. » (1985 : 180) Le recueil de Fame Ndongo invite ainsi à s’émerveiller devant les charmes de l’Afrique, la terre natale, dont la cosmogonie est incarnée par la femme noire. Le poète décline la personnalité et l’œuvre de cette dernière à travers plusieurs grandes figures ayant marqué l’histoire des hommes. La célébration des grandes figures féminines de l’histoire La poésie de Jacques Fame Ndongo est une odyssée dans les méandres de l’histoire humaine et africaine pour en exhiber les figures emblématiques. C’est avec beaucoup de lyrisme que le poète, d’un texte à un autre, restitue des personnalités féminines fortes dont les 254

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existences constituent autant de points nodaux par lesquels passe le tracé de la trajectoire historique des peuples. Nous voulons, avec lui, relire le destin de quelques unes de ces femmes d’exception. « Femme préhistorique », poème inaugural de la clairière consacrée aux « femmes antiques », se donne à lire comme un hommage rendu à Lucy, nom donné par les paléontologues au squelette de l’un des ancêtres de l’homme. Le poète célèbre cette femme qui aurait enfanté l’humanité entière. Il chante sa beauté noire, ses « bras nains / et [son] corps velu et fin » (Espaces :27). En exhibant cette beauté « sauvage », beauté première et génitrice de l’humanité, Fame Ndongo, suivant les pas de Senghor, son illustre prédécesseur, bouscule les canons esthétiques de l’Occident pour imposer ceux du monde noir, longtemps ignorés. Lucy est « vêtue de [sa]couleur qui est vie de [sa]forme qui est beauté ». C’est pourquoi, depuis la profonde préhistoire, Lucy la Négresse est digne de vénération voire d’adoration. Et j’adore / ton sourire de diamant étincelant / qui me foudroie en me mordant / comme dard de scorpion / ou croc de lion (Idem.)

Toutefois, le poète ne se contente pas de dire des louanges à cette fille, première-née de l’humanité, mais il restitue encore son environnement historique et géographique. Il s’agit de l’Éthiopie antique, aux paysages bucoliques, aux savanes giboyeuses et aux grandes étendues d’eau poissonneuses. Le poète est « séduit  par [cette] Éthiopie natale / et fatale » où mourut Lucy « noyée et non affamée » (Idem.). Devant un tel tableau, les hommes des XXe et XXIe siècles, ces siècles dérangés par des idéologies humanicides, concluront vraisemblablement à un délire de la part du poète, eux qui sont habitués aux clichés fortement médiatisés d’une Éthiopie (et d’une Afrique) famélique, désertique, squelettique, souffrant de malnutrition, de malaria et de Sida. Fame Ndongo réhabilite poétiquement la vérité historique d’une Éthiopie verdoyante pour balayer, comme du revers de la main, les théories qui soutiennent la suprématie de la civilisation occidentale sur les civilisations noires infériorisées à outrance. Il rappelle 255

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implicitement que chaque peuple, ainsi que chaque civilisation, a ses moments de gloire. Si, aujourd’hui, l’occidentalisation en général, la macdonaldisation en particulier, se fait avec une célérité vertigineuse, il serait, selon le poète, injuste d’oublier que les civilisations du monde trouvent leur source dans la civilisation nilotique antique dont Lucy était la garante. L’Occident, aujourd’hui porte-flambeau de la civilisation humaine, contredirait son statut en ignorant ou en feignant d’ignorer le sang de la négresse Lucy qui coule dans ses veines et irrigue tout son être. Il ferait preuve de malhonnêteté intellectuelle s’il passait outre le tribut qu’il doit à l’Afrique, berceau de la physique, de la logique et de l’éthique qui, d’après Saint Augustin (1994 : 49), constituent les trois branches essentielles de la philosophie, mère des sciences. Du point de vue de Fame Ndongo, l’Occident commettrait une sottise de négliger cette sage résignation de Paul Valéry : « Nous autres civilisations, nous savons que nous sommes mortelles. » Toujours dans le même registre épidictique, « la Reine de Saba » se perçoit comme une symphonie entonnée en l’honneur de cette Reine et de sa prestigieuse descendance. Mais au-delà du majestueux portrait que Fame Ndongo dresse de cette femme de légende, à la beauté enivrante et au port altier, il est surtout question, dans ce poème, de cette descendance transculturelle, intercivilisationnelle qu’elle lègue à la postérité comme motif de rencontre et de dialogue entre les peuples. Elle, qui a su séduire le Roi Salomon par la noblesse de ses traits et la richesse de sa cour, ne s’est pas contentée d’une jouissance égoïste du lit salomonien. En cette nuit sulfureuse, elle a encore scellé un pacte d’amitié, de convivialité et de fraternité entre deux peuples : le peuple éthiopien et le peuple hébreux. La douillette nuit orientale / Resplendissante et tapissée de pétales/ Scelle, émue, la belle idylle / Entre une nymphe foncée et un clair éphèbe subtil  (Ibid. 37)

De cet hymen exceptionnel, naîtra une auguste descendance négro-sémitique disséminée à travers le Yémen, l’Éthiopie et le monde hébreux, territoires géographiquement séparés par la Mer Rouge qui 256

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constitue, sur le plan symbolique, un espace de jonction. À travers la personnalité de la Reine de Saba, Fame Ndongo veut certainement rendre compte d’une Afrique ouverte au monde mais jalouse de sa fierté, de son autonomie. On s’explique alors la farouche résistance que le peuple éthiopien, sous les auspices de Ménélik II, opposa à l’impérialisme occidental, italien notamment. Un épisode de l’histoire sur lequel le poète revient volontiers : Prestigieux descendant de la Reine de Saba, / L’Empereur Ménélik II écrasa, / Digne héritier du souverain Azana / Les Italiens du Général Baratiéri à Adou  (Idem.)

L’attitude de Ménélik II, descendant de la Reine de Saba, sera également celle de la « Femme chef de guerre ». Le poème qui porte ce nom s’attaque à certains stéréotypes qui réduisent la femme au simple statut d’objet et l’assimilent à un élément du décor social  : c’est la femme «  sexe faible  », définie par sa sensualité, son affectivité, sa suavité qui sont considérées comme autant d’indicateurs de sa faiblesse naturelle. En exhibant la « courageuse, majestueuse et intrépide » figure de la guerrière Louh, chef Vuté, peuple du Centre-Cameroun, Fame Ndongo lève un pan de voile sur un autre aspect de la personnalité de la femme africaine  ; un aspect généralement ignoré mais qui s’impose par sa réalité. Il s’agit de la femme « chef de guerre » qui ne se manifeste plus seulement par son physique alléchant, sa morphologie séduisante, sa frimousse attrayante, mais par sa combativité, sa ténacité et sa témérité dans la défense de son peuple, la protection de son territoire et la sauvegarde de son identité. À travers l’image de cette femme qui a su diriger la résistance contre les Allemands et tenir ainsi son peuple hors des serres coloniales, le poète veut également saluer les Amazones qui ont fait la renommée de l’Empire du Dahomey sous Béhanzin par leur bravoure et leur maîtrise des forces de la nature. Pendant le combat en effet, la nature, le cosmos sont les alliés sûrs que la femme chef de guerre, comme toutes les Amazones, peut solliciter  257

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Se sent-elle menacée que la digne fille de Votoo / Fait tonner la foudre par monts et vaux / Et enfanter la pluie et l’orage / Et provoquer l’ire de la rivière Njeke en rage (Ibid. 48)

L’évocation de la femme guerrière, notamment de sa fin, n’est pas sans rappeler la vie des grands héros africains qui sont généralement victimes de la fourberie et de la traîtrise de leurs frères et lieutenants. Puis vient le couard Humaru le félon, / Travesti en fou et vêtu de loqueteux haillons / Qui voit s’ouvrir devant lui le portail du Palais / De la Reine Louh et, lâche, commet le meurtre laid. (Idem.)

Héroïne vendue par les siens, trahie par son peuple, assassinée lâchement par ses frères, la guerrière Louh suggère tous les autres : Lumumba, Sankara, Douala Manga Bell, Soundjata Keita, Chaka. Mais, comme tous les résistants, l’image de l’Amazone Vuté continue de marquer les esprits : L’âme sublime de la valeureuse guerrière / Plane toujours sur la contrée fière / De Yamba Mankim et l’esprit de l’Amazone / Surnommée Mammy Katakata, erre sans aumône  (Idem.)

Autre figure héroïque de l’histoire du peuple noir que nous donne de contempler Fame Ndongo est celle d’Agathe Uwiringiyimana, la « femme assassinée » (Ibid. 95). Ainsi que le poète l’indique en note de bas de page, cette Hutu, Premier Ministre du Rwanda depuis juin 1993, est assassinée à Kigali le 7 avril 1994 par les Hutu maximalistes, « au moment où elle s’apprêtait à se rendre à la radio pour adresser un message de calme et de paix à la population, au lendemain de l’accident d’avion qui mit fin aux jours des Présidents Juvénal Habyarimana (Rwanda) et Cyprien Ntaryamira (Burundi)  » (Idem.). Avec les dix Casques Bleus belges de la MINUAR chargés de sa sécurité, Agathe Uwiringiyimana figure parmi les toutes premières victimes des massacres de 1994, à cause de ses positions contre le tutsicide planifié depuis les hautes sphères du pays. Sa vision d’un Rwanda uni, libéré des clivages ethniques, a constitué pour beaucoup de Tutsi et de Hutu modérés un ferment de la résistance contre le déferlement de la violence antitutsie qui prend cours dès le 6 avril 1994. Son assassinat à 258

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l’aube du génocide a été perçu comme un acte sacrificiel interpellant les Rwandais à ne pas céder à la tentation de la déshumanisation. La personnalité de cette dame d’exception illustre bien cette certitude de Sony Labou Tansi : « C’est bien quand une femme est courageuse : elle est plus vraie que quand elle est heureuse » (1985 : 175). C’est ce courage que Fame Ndongo célèbre : celui de choisir de servir la vie, même lorsque la mort, de son suaire, a enveloppé tous les espoirs : Aux sbires venus l’occire, / Elle exprime un désir : vomir / Puis crier son terrible martyre, / sans ambroisie ni élixir. / Les iniques vizirs admirent / Sa grandeur d’âme, mais tirent / Àbout portant sur celle qui n’aspire / Qu’à écrire l’Histoire de l’Empire / Qu’elle voit périr. (Espaces : 95)

C’est dire qu’Agathe Uwiringiyimana est le porte-étendard de ces femmes qui ont dit «  non  » à la barbarie humaine qui étranglait la communauté rwandaise de 1994  ; ces femmes qui n’ont pas oublié qu’elles étaient des « Eve », celles qui donnent la vie, la nourrissent et la défendent lorsqu’elle est en danger, en situation d’insécurité. Ces femmes ont su donner leur vie afin que la vie, autour d’elles, demeure sacrée, qu’elle ne prenne jamais le pâle visage de la mort. C’est pourquoi la mort de cette héroïne, dont le nom en Kinyarwanda signifie littéralement « celui qui croit en Dieu », est loin de marquer un point final dans la narration rwandaise. Elle se laisse plutôt percevoir comme un ensemble de suspensions qui suggèrent le rêve des Africains de voir jaillir, du fond de la môcheté du génocide, des lumières annonçant un monde nouveau. Le poète de l’Afritude n’a pas manqué de décrire, dans un lyrisme mesuré, cette vision symbolique de l’assassinat d’Agathe Uwiringiyimana : Voici venu le temps du repentir / Et du souvenir qui l’âme déchire. / Depuis l’antique paléolithique / Où le Nègre aguerri / Livrait un combat sans merci / Contre les bêtes endurcies, / Jusques à ce deuxième millénaire qui agonise, / Le continent noir gémit et aiguise / Son appétit jamais assouvi. / Avec nostalgie, il rêve de se délecter du Bonheur exquis / Et d’ensevelir la félonie et la pleutrerie. / Il aspire aux délices de la liberté infinie. (Ibid. 96)

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Ce rêve, dont la racine pivotante plonge dans le sang glorieux des vaillantes guerrières, depuis l’Antiquité versé, est entretenu, d’une génération à l’autre, par les « femmes du logos » (Ibid. 115). Ce sont les amazones des lettres africaines qui, de leur plume pétulante et fulgurante, mais aussi critique et prophétique, produisent une littérature rendant compte de l’être africain dont le destin se construit au carrefour de ses échecs, creuset d’un espoir toujours plus raffermi. C’est également la femme savante qui « électrise [l’] auditoire par son savoir encyclopédique » (Ibid. 116), ainsi que la femme architecte qui, par son savoir-faire, donne forme aux idées et contribue à la matérialisation du rêve : La femme-pyramide bâtit, / Affine, peaufine, sculpte, pétrit / Et scande et peint et raffine / Et moule et forge et dresse / Un monument qui tresse / la soyeuse romance saline. / Aux accents incantatoires. (Idem.)

Cette randonnée à travers les sites géographiques et les musées d’histoire permet d’apprécier le souci de Fame Ndongo de faire œuvre valide. Sa poésie, dont les ressorts scientifiques se trouvent dans une importante documentation rendue par de fréquentes notes de bas de page, se donne à lire comme une historiographie de l’Afrique afin de rappeler celle-ci à son Afritude (Afrique-attitude) qui se déploie en termes d’assomption, d’évaluation et de projection.

Conclusion Y a-t-il encore une place pour la littérature dans les sciences humaines et sociales ? La poésie est-elle encore d’actualité dans un monde où la volonté techno-gestionnaire travaille à disqualifier toute approche esthétique de la réalité et à promouvoir une vision purement matérialiste des choses et des êtres ? Jacques Fame Ndongo répond « OUI » ! Parce que la poésie naît de l’osmose entre connaissance intuitive et connaissance rationnelle, elle est un moyen efficace de participation au monde. Elle ne procède ni par renfermement ni par exclusion, mais se définit dans une sorte de poétique de la relation où matière et souffle se tiennent 260

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en joyeuse compagnie. Espace de lumières, la poésie, celle de Fame Ndongo en l’occurrence, irradie des rayons bienfaisants déclencheurs de cette photosynthèse qui permet à la racine humaine de s’enfoncer dans les profondeurs de la terre et d’y fouiller les substances matérielles indispensables à sa consistance physique et à l’esprit humain de l’élancer, fier, vers l’empyrée, séjour des divinités, pourvoyeuses des nourritures impérissables.

Bibliographie Beauvoir (de), Simone. 1949. Le Deuxième sexe. Paris : Gallimard. Benac, Henri. 1988. Guide des idées littéraires. Paris : Hachette Education. Biya, Paul. 1987. Pour le libéralisme communautaire. Paris/Lausanne  : Pierre-MarcelFavre/ABC. Fame Ndongo, Jacques. 1999. Espaces de lumière. Eloge de l’Afritude (Poèmes). Yaoundé : Presses Universitaires de Yaoundé. Genette, Gérard. 1987. Seuils. Paris : Seuil. Irigaray, Luce. 1984. Ethique de la différence sexuelle. Paris : Minuit. Laprade (de), Victor. 1866. Le Sentiment de la nature avant le christianisme. Librairie académique. Menard, Louis. 1863. Du Polythéisme hellénique. Paris : Charpentier. Mulder (de), Caroline, « Poésie parnasienne : poésie scientifique ? », http:// www.fabula.org/colloques/document388.php., consulté le 28/01/12. Paul Biya ou l’incarnation de la rigueur (Coll.). 1983. Yaoundé : SOPECAM (Les Publications de l’Université de Yaoundé). SaintAugustin. 1994. La Cité de Dieu. Livres XI-XVIII. Traduction de Gustave Combès, revue et corrigée par Goulven Madec. Paris : Institut d’Etudes Augustiniennes. Senghor, Léopold Sédar. 1990.Œuvre poétique. Paris : Seuil.

Sony Labou Tansi. 1985. Les Sept solitudes de Lorsa Lopez (roman). Paris : Seuil.

Zola, Emile. 1968. « Du progrès dans les sciences et dans la poésie ». In Œuvres complètes. Tome 10. Éd. H. Mittérand (Cercle du Livre précieux).

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Les couleurs du monde francophone : ruptures, tensions et inter-dits Bikoko Isidore Pentecôte Université de Douala

Introduction Penser une francophonie sans frontières est une vision originale de concevoir le monde et les rapports qui existent entre les cultures et les sociétés. La frontière, à bien des égards, rapproche plus qu’elle n’éloigne, même si le sentiment qu’on a qu’elle existe est synonyme de sécurité et/ou d’insécurité10. C’est mêmement à ce niveau que dans la considération de la langue comme vecteur d’ouverture et d’appartenance, l’écrivain, l’homme de la frontière s’illustre comme « passeur » et fait de la frontière – c’est-à-dire la langue – une nécessité. D’emblée, concevoir une francophonie sans frontières, à l’aune de la diversité linguistique et des métissages conséquents qui enrichissent les langues11, postule l’informe, la fluidité et le mélange. Dans cet imaginaire d’interpénétration et d’hybridation se lit un jeu de mesures que transforment, en une scénographie voire en une rhétorique, les modalités de déplacement (voyage, errance, émigration). Dès cet instant, l’écriture du voyage, au même titre que le voyage de l’écriture, se conçoivent au perron d’une patrie composite, métissée et informe qu’est la langue. 10. �������������������������������������������������������������������������������������������������� Lire à ce propos, Claudio Magris (2001 : 68-110). Pour lui, la frontière est pont et barrière et, donc, double, ambiguë. Une telle considération spatiale, si elle pouvait correspondre à l’usage d’une langue et à son utilité, rendrait compte des politiques de conservation, d’effacement et d’absorption qui légitiment souvent la prédominance de telle langue au détriment d’une ou des autres. 11. ���������������������������������������������� On parlera des langues vivantes ou dynamiques.

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Elle s’offre volontiers au monde comme un « pays »12 et non comme une nation, car « on n’écrit pas pour sauver une langue, mais justement pour en créer une… »13, pour reprendre Alain Mabanckou. Ce qui reste à démontrer, dans ce sillage, est de l’ordre de l’esthétique de la « rupture », dont les auteurs de la littérature-monde, défenseurs des identités minorées, tardent à faire prévaloir. Qui sont ces auteurs, acteurs et passeurs culturels ? Quel est leur discours et en quoi donnet-il la mesure du monde actuel ? Centrée sur la posture de l’écrivain, dans un élan sociopoétique (Georges Molinié, Alain Viala : 1993), cette contribution présente les figures tutélaires de la francophonie plurielle, mais aussi leur claudication idéologique à l’aune de la survie des identités nationales et les enjeux croissants de leur présence dans le paysage littéraire français. Amin Maalouf, Jean-Marie Gustave Le Clézio, Dany Laferrière et Calixthe Beyala sont de ceux-là. Il ne s’agit pas ici de présenter leurs biographies, mais de démontrer comment leur écriture se détache du purisme français et crée des carrefours symboliques, même si le discours identitaire demeure en lui-même ambigu.

Le voyage des mots : une errance de l’écriture Métissage, brassage et mélange sont autant de paradigmes en vogue aujourd’hui pour rendre compte de la diversité culturelle et du monde. Cependant, ce n’est que cet aboutissement qui intéresse le discours social, qui n’en évalue guère la genèse, sinon timidement, tandis que l’hybridité qui en résulte, fort des tensions associées à la disparité des 12.  Dans son entretien avec Tirthankar Chanda, J.M.G. Le Clézio déclarait ceci au sujet de sa filiation à la langue française : « J’aime beaucoup la langue française qui peut être mon véritable pays. » Voir à cet effet, Entretien avec Tirthankar Chanda (2001). 13. �������������������������������������������������������������������������������������� Ce point de vue est la signature de l’engagement de Mabanckou pour la promotion de la francophonie littéraire. Dans le collectif Pour une littérature-monde, l’auteur de la contribution y consignée : « Le chant de l’oiseau migrateur », reprenait l’extrait de son article publié dans le quotidien Le Monde du 19 mars 2006, tout en reprécisant que : « Être écrivain francophone, c’est être dépositaire de cultures, d’un tourbillon d’univers. Être un écrivain francophone, c’est certes bénéficier de l’héritage des lettres françaises, mais c’est surtout apporter sa touche dans un grand ensemble, cette touche qui brise les frontières, efface les races, amoindrit la distance des continents pour ne plus établir que la fraternité par la langue et l’univers. La fratrie francophone est en route. Nous ne viendrons plus de tel pays, de tel continent, mais de telle langue. » Cf. Alain Mabanckou, « Le chant de l’oiseau migrateur », dans Michel Le Bris et Jean Rouaud (2007 : 56).

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éléments, se fait l’écho de l’informe, de l’effacement de la souche, de la racine. De sorte que parler d’une langue pure, d’un locuteur pur relève de plus en plus de l’impossible. En effet, la langue voyage, les mots aussi. Très souvent, la langue n’a pas de destination fixe et ne se réclame d’aucune origine, comme si elle n’avait jamais été, qu’elle ne sera jamais la même, d’un endroit à un autre, au gré des saisons et des époques. Comme si, d’un individu à un autre, elle changeait de ton, de vigueur, de voie… À un degré près, à la fin de son odyssée circulaire, cette langue – nommons-la le français –, s’illustre dans le paysage francophone comme un errant. Il s’agit de faire une exégèse étymologique de l’errance pour comprendre quel sort lui est réservé, dans l’appropriation qu’en font les auteurs tels que : Amin Maalouf, Jean-Marie Le Clézio, Calixthe Beyala et Dany Laferrière. Le concept d’errance, du point de vue de Jacqueline Arnaud, est issu de l’exil. Pourtant, aucun de ces auteurs n’est exilé. Mais là encore, peut-être faut-il dissiper l’équivoque, « iterare » et « itinerare » sont deux variables étymologiques de l’errance. La dominante scripturale qui leur est commune renchérit l’idée de « voyage », mais aussi d’ « aventure ». Jacqueline Arnaud (1986 : 59) pense, en outre, que « le chevalier n’est pas perdu, mais part à l’aventure ; l’erre est l’allure, la trace ; les errements ne sont pas les erreurs, mais des procédés habituels. » Il s’y déploie une taxinomie qui borne deux antipodes : un « ici » et un « là-bas », qui projettent l’éloignement, l’en-aller. L’errance, par contre, meuble cet intervalle de quête. L’errant, inlassablement, est en quête d’une appartenance toujours conflictuelle, jamais offerte, sans cesse à (re)conquérir. C’est dans ce sens que Michel Maffesoli (1997 : 107), observant le phénomène, a pu dire que l’errance est une « ouverture à l’inconnu et l’appétence vers l’ailleurs. » Là, les auteurs à l’étude s’y retrouvent tous, que ce soit dans le cadre du voyage ou celui de la quête de l’ailleurs, qui peut être le voyage par et dans la langue française. Toutefois, il est question ici non plus de l’écriture de l’errance, mais de l’errance de l’écriture qui découle aussi bien des expériences des auteurs francophones que de l’esthétique de leurs œuvres. L’avènement 265

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de la mondialisation, marqué par la fragmentation identitaire et, donc, de l’écriture postmoderne, donne naissance à l’errance de l’écriture, dans la forme, la structure et le langage. Il s’agit d’entrevoir une violation de la norme autant dans la structuration des genres que dans la fabrication d’une nouvelle langue. Chez Dany Laferrière, l’écriture est celle de l’intergénéricité. Dans son roman : L’énigme du retour (2009), l’auteur mêle prose et poésie. L’épigraphe « Au bout du petit matin… » renvoie au Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire (1956), une référence peu innocente, cautionnant la violation de la norme. Dans ce roman, des chapitres entiers comme « Le coup de fil », « Du bon usage du sommeil », « L’exil », « On ne meurt pas ici » et bien d’autres, sont tous écrits en vers. En clair, c’est un roman en vers, comme on dirait d’une poésie en prose. Mais il n’y a pas que violation des genres. Les hétéroglossies dans un texte rendent aussi compte de la déconstruction du langage et de la dynamisation d’une langue. Chez Calixthe Beyala par exemple, cela prend des formes de néologismes. Dans Le Christ selon l’Afrique14, son dernier roman, l’auteur exploite la socioculture africaine, mieux camerounaise pour signifier son éclectisme. La beauté de cet opus réside dans l’emmêlement des langages. Des expressions comme «  charabiaser » (Beyala, 2014 : 122), « bangala » (Ibid. : 147), « sambèrent » (Ibid. : 151), « feymen » (Ibid. : 174) et bien d’autres contribuent au dynamisme de la langue française et non à son appauvrissement. Cet élan est observable aussi chez Le Clézio et Amin Maalouf. Dans leurs romans se retrouvent souvent émaillés, de temps en temps des mots, des expressions et des idiolectes créoles, berbères, indiennes, etc. Cette hétéroglossie convoque, à suffisance, une forte diversalité qui oscille entre le français, en tant que centre de par sa supériorité culturelle, et les autres langues que tendent à valoriser les romans à l’étude. Ces langues « sans itinéraire » (Derrida 1996 : 117) accomplissent l’envol de la « polyphonie sémantique renforcée […] une polyphonie purement linguistique » dont parle Kumari R. Issur (2002 : 339-355), et qui traduit une nouvelle problématique de l’écriture des littératures émergentes, 14. ����������������������� Calixthe Beyala. 2014. Le Christ selon l’Afrique. Paris : Albin Michel. Toutes nos références renverront à cette édition.

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celle de la «  surconscience linguistique  » que formule Lise Gauvin (1997 : 6)15. Un repérage minutieux dans la seule œuvre La Quarantaine (1995) de Le Clézio offre à voir les langues comme le français, majoritaire, l’anglais, le créole, le sanskrit, l’hindi, l’ourdou et la langue des doms (Ibid. : 220). De même, Amin Maalouf laisse apparaître dans ses romans des arabismes et des berbérismes, plus précisément dans Léon l’Africain (1986) et Les Jardins de lumière (1991), qui évoquent les espaces-temps orientaux et méditerranéens, que le lecteur reconstruit en valeur esthétique pour se représenter les imaginaires en question. En revanche, ce n’est pas totalement la forte cohabitation de ces langues qui intéresse le lecteur, mais la problématique du langage contemporain, dont l’écriture, riche de fragmentations et de brouillages, féconde l’esthétique francophone, voire sa francographie16.

Quelques problématiques actuelles du monde francophone À la langue succède le discours qu’elle porte, l’histoire de ses locuteurs et la trace mémorielle qu’elle garde quand elle cesse d’être unique. Il est des sujets complexes que les auteurs à l’étude abordent tous. La socialité (Georges Molinié, Alain Viala, 1993 : 148-153) de leurs textes, si elle prend corps dans les structures mentales des sujets, leurs personnages, obéit à un programme différentiel qui déconstruit le discours sur les appartenances. S’interrogeant sur les prismes qui fondent les réflexions sur le champ littéraire lui-même, Georges Molinié et Alain Viala posent le problème de la logique des médiations qui peuvent justifier la facture d’une œuvre : du point de vue genrologique, voire linguistique. Selon eux, « l’œuvre ne parle pas directement du social, ni ne parle directement à la société, mais elle parle selon ce que les structures du champ, au moment de son énonciation, permettent, 15. ������������������������������������������������������������������������������������������������ Dans une logique de représentation, le concept de « surconscience » tiendrait ses racines de la « conscience linguistique » dont parle Anne-Roseline Delbart. Selon elle, « la conscience linguistique désigne le processus mental au cours duquel l’attention d’un locuteur se concentre ou bien sur l’ensemble de la mise à sa disposition ou bien sur sa propre activité en matière de production et de compréhension des messages verbaux. Elle se concrétise dans un langage métalinguistique, qu’il s’agisse de discours intérieur ou d’énoncés effectifs. » Voir Anne-Roseline Delbart (2005 : 47). 16. �������������������������������������������������������������������������������������������������� Sur la question de la francographie littéraire, lire une étude récente sur Amin Maalouf de Bikoko Isidore Pentecôte (2014 : 209-231).

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imposent, interdisent » (Ibid. : 196). C’est justement de cette rupture qu’il sera question plus loin dans cette analyse, même s’il est étanche de revenir sur toutes les postures des auteurs concernés. On s’intéressera plutôt à Calixthe Beyala, écrivaine française d’origine camerounaise, dont la présence en francophonie est loin d’être ignorée ou minimisée. L’intérêt qu’on porte à son dernier roman : Le Christ selon l’Afrique se justifie par son engagement littéraire, allant de la satire politique à celle des mœurs camerounaises. Au-delà des questions de métissage linguistique qui conjuguent son talent en valeur esthétique, l’écrivaine réévalue dans ce roman la problématique du fait colonial. Cet intérêt soudain à la chose politique africaine, dans une indexation curieuse de la France, est un nouveau départ dans l’orientation de sa trajectoire et une rupture dans l’institutionnalisation de ses textes (Molinié et Viala 1993 : 207-211). Le regard qu’elle porte sur l’Afrique et le Cameroun en particulier miniaturise les problématiques postcoloniales lisibles chez Amin Maalouf dans Le Rocher de Tanios (1993), Jean-Marie Gustave Le Clézio dans Révolutions (2003) et Dany Laferrière dans La Chair du maître (1997). Parmi ces problématiques connexes, on peut citer la décolonisation de l’identité francophone. En effet, le processus de décolonisation n’a pas pour seul champ d’application les indépendances. La vraie décolonisation est celle des mentalités, d’une part, et de l’identité, d’autre part. La première forme s’enracine dans la représentation que se font par exemple les Africains de leur Afrique et les Haïtiens de leur Haïti ; et la deuxième dans le type d’individu qui en résulte après ces transformations. Pour revenir à Alain Renaut, la décolonisation de l’identité n’est pas qu’un simple fait historique, le refus d’une languemère, mais bien plus « la relativité historique et sociale des rôles et des représentations » (Alain Renaut, 2009 : 259). Cette approche est nettement équivalente à une indépendance, à la liberté des consciences qui s’enlisent dans la surenchère de l’Occident. Nombreux sont les flux migratoires observés çà et là dans le monde, surtout quand un État cède au chaos social. Guerres civiles, pauvreté ambiante, austérité économique, épidémies, ces différents mouvements sociétaux ont souvent été à l’origine des combats internes et des migrations de population. Mais 268

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le cas de l’Afrique en général, et de Kassalafam en particulier dans le roman de Beyala, est singulièrement au carrefour de toutes les extrapolations. La macrostructure, ici l’Afrique, s’identifie par des référents hétéroclites. La première médiation qui en résulte alterne les trois temps forts d’une réalité historique. Le passé de l’Afrique est inoubliable. C’est une Afrique victime du « commerce triangulaire » (Beyala 2014 : 125), une Afrique « ivre de la colonisation » et de « la mondialisation qui n’avait réussi qu’à mondialiser la misère » (Ibid. : 84). Ces « pages sales de l’histoire » (Ibid. : 87) imposent une carte lexicale ouverte à la révolution. Mais de quelle révolution parle-t-on, si les Africains ne veulent pas se transformer en acteurs ? Quand ses intellectuels proclament l’exode choisi ? L’avènement de la mondialisation des cultures en Afrique, dont le présentisme est loin d’être linéaire, surtout dans l’horizontalité des échanges, véhicule une idéologie de la capacité, du pouvoir et de toutes sortes d’hégémonies socio-économiques qui excluent l’Afrique dans le jeu du gagnant-gagnant. Cette tendance, même si elle est inhérente à la globalisation des systèmes économiques, questionne tout de même la mentalité africaine. À Kassalafam, on est consommateur et non producteur.Boréale en fait une large description, au passage à l’avenue de la Liberté à Douala : Des gens montaient, descendaient en regardant avec envie Monoprix où s’entassaient les fringues made in Hong Kong, les défrisants destinés à aplatir les cheveux en dix minutes chrono, les chapeaux à la JR Dallas et les chaussures de Sue Ellen. Le long des trottoirs, des vendeurs – « C’est mon cousin du port qui fournit la marchandise » – tremblaient de peur en offrant à prix cassés tout ce que votre cœur n’osait désirer : des montres Dior, des lunettes Chanel, des ceintures Gucci (Idem).

Toutes les grandes économies du monde y sont représentées, là, à même le sol, au mépris de la marque et de son auteur, de son promoteur ou de sa survie. Ce décor peut-être luxuriant bat du revers de la main le marché artisanal dont les produits sont morts et momifiés dans les musées de renom. Le regard, exotique dès cet instant, s’anime de présupposés symboliques qui esquivent la réalité opérante au profit de 269

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l’illusion. C’est le point nodal de toutes les confusions. L’avenue de la Liberté est le fief des « jungles-bars où se réfrigéraient des nègres blanchisés ainsi que des Français grands consommateurs de prostituées » (Idem). Le rêve de l’Afrique se brise dès cet instant, et tous les espoirs d’Homotype volent en éclat. Lui qui croyait « donner chair à cet idéal qui ferait de l’Afrique de demain la plus grande puissance du monde » (Ibid. : 126), saura bien plus tard que « l’Afrique en faste et à belle réputation n’adviendra que dans des dizaines de générations, et que lorsque ce jour-là viendra, plus personne ne se souviendra de nous » (Idem). Le schéma vectoriel qui s’applique à la verticalité du progrès africain esquisse l’immobilisme de ce continent, tiré vers le bas par la mentalité de dépendance et du contentement. Ce point zéro du champ des forces est synonyme de mort, ou de crucifixion. Boréale le dit avec beaucoup de regrets, malgré ses élans libertaires et révolutionnaires : « L’Afrique est sur la Croix. L’Afrique c’est Jésus. Elle meurt pour que le reste de l’humanité vive » (Idem). Mais ce sacrifice est loin d’être rédempteur, car l’Afrique tarde à ressusciter au troisième millénaire, s’il fallait faire correspondre le troisième jour, celui de la résurrection du Christ au temps symbolique de l’évolution du monde contemporain. La liberté des consciences est-elle envisageable quand les acteurs se distinguent par l’imitation ou la reproduction ? Le vrai problème de l’Afrique est peut-être tapi, là, à ce niveau, parlant de l’intellectuel immergé. En considérant en gros ce qu’on nommera le « paradoxe » de l’intellectuel africain, sans pour autant dénigrer son rôle bien plus important dans le développement du continent, on observe sur plusieurs angles la rupture qui se crée entre la théorisation de son savoir et son rôle dans la vie sociopolitique. Le premier angle à arrondir est la formation de ces intellectuels et les débouchés qui s’en suivent. Homotype est un exemple fidèle des masses formées en Afrique qui fredonnent leurs espérances dans les rues sombres de l’émergence pendant les campagnes électorales. Bien plus, à cause de la corruption qui privilégie l’argent au lieu du savoir, ces jeunes formées sont considérés comme sans avenir et sacrifiés à l’autel du progrès. Dans l’échange qui va suivre, on pourra relever le paradoxe de cet intellectuel : 270

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Tu es intelligent Homotype  ! Plus intelligent que la plupart des hommes que je connais. Pourquoi tu ne trouves pas un vrai métier ? […] Ne te fâche pas mon cœur. Mais la corruption gangrène ce pays. Même si je voulais passer les concours de la fonction publique, je ne réussirais pas. Les places sont réservées aux fils des riches. Tu pourras travailler comme cheminot ou ouvrier bagagiste au port, suggérai-je. Avec ma maîtrise de droit en poche ?(Ibid. : 125)

L’implication des riches dans ce dialogue est une mesure de ce qu’on sait aujourd’hui, à savoir : gagner plus d’argent et s’improviser homme de pouvoir. Or, ce sont en effet les hommes de pouvoir, souvent formés à la bonne école, qui clouent au mur les bourgeons de la relève. Cependant, le cas d’Homotype reste particulier. Premièrement, il ne veut pas être sous-employé, ce qui est compliqué à juger au regard de sa formation initiale. Deuxièmement, il ne propose aucune alternative qui rendrait compte de son employabilité. Cette situation fort embarrassante s’anime de défaitisme et frise la paresse et la résignation. C’est un profil proche du narcissique dont le reflet se dégage du seul patrimoine à conserver : ses diplômes dont il s’identifie. Ce qui vous cassait la pensée dès que vous pénétriez chez Homotype, c’étaient des livres aux titres bizarres comme Le Livre des morts, ou Sur les traces des pharaons, ou encore, Hymne à Amon. Il y avait là de quoi faire douter de la réalité de notre monde, du calendrier grégorien et de l’existence du thaumaturge de Galilée […] À part ça, un lit recouvert d’un drap sale, une table avec deux chaises et un réchaud crasseux constituaient l’essentiel du mobilier (Ibid. : 124).

Nombreux sont les jeunes Africains bedonnés de diplômes  ! Victimes du système spiralique postcolonial, ils s’abandonnent à euxmêmes et sombrent dans la médiocrité et l’improductivité. L’histoire n’aura servi à rien, et l’avenir, chez eux, est peu reluisant. Y a-t-il des voies de sortie ? 271

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Ce volet, s’il mérite d’être abordé, interroge le type d’Africain à construire, dans la fabrique des mentalités. Mais il n’y a pas modélisation du type, comme si l’Africain était une espèce vulgaire ou en voie de disparition ; ce qu’on préconise recentre l’idée d’une axiologie des valeurs universalisables, partant des expériences historiques jusqu’aux ambitions nobles des citoyens de demain. Il est cependant difficile de fructifier ces élans de purification de l’identité africaine. Pour Boréale, il n’est pas possible de croire que « l’identité africaine – comme celle de tous les peuples – [est] en train de se bâtir sur des demi-vérités et des demi-mensonges » (Ibid. : 117). James Owona, « ex-clandestin de France », « exilé-rapatrié » (Ibid. : 15) proposait pourtant aux habitants de Kassalafam une méthode de reconquête de l’Afrique des temps immémoriaux. Le modèle qu’il préconise est aux antipodes de la réalité actuelle, qui dénie toute forme d’altérité tout en prônant l’individualisme dont le capitalisme est le moteur. « Ressaisissez-vous, chers concitoyens ! – clame-t-il – Faites honneur à vos ancêtres en portant haut le flambeau de nos valeurs de solidarité et de fraternité, car l’individualisme est étranger à notre culture ! » (Ibid. : 16). La culture africaine, bien que complexe, se résume dans les lexèmes « solidarité » et « fraternité ». Si ces deux idéaux affermissent l’identité africaine, hétérogène dans son essence et unique dans sa forme, il devient nécessaire pour ses « sujets » de préserver l’étymon de ce patrimoine en désuétude. Plusieurs paramètres sont à considérer pour que ce continent rentre désormais dans la danse. Le volet économique est prioritaire, car l’Afrique ne doit pas se cantonner à « colmater la couche d’ozone qui s’ébréchait et de réduire l’effet de serre provoqué par le développement de l’Occident, de la Chine et de la Russie » (Ibid. : 80, 81). Bien plus, le volet culturel serait un atout, si au-delà du regard exotique qu’on lui porte, l’Afrique pouvait se vanter de ses « rythmes traditionnels  » (Ibid.  : 137) sans en avoir à caricaturer des «  jeunes filles vêtues de feuilles de bananier, seins nus peinturlurés » (Idem), au mépris des « espèces de transsexuels culturels, vaguement hommes d’affaires, obscurément intellectuels » (Ibid. : 101). 272

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Mais quel est le rapport de ce discours sur la décolonisation des mentalités à la francophonie ? Le continent noir se présente dans l’imaginaire de la démesure comme un «  gâteau  » à se partager entre amis  : les uns bien futés et servants les intérêts de leur pays, les autres ivres de leur pouvoir et préservant leur âme comme butin, tandis que l’Afrique, elle, est vendue à la solde. Selon le rapport du premier Forum mondial de la langue française, le français est une langue en croissance. De « près de 220 millions de locuteurs en 2010, ce nombre passera, sous certaines conditions, à 715 millions en 2050, ce qui en fera la deuxième grande langue internationale derrière l’anglais17 ». Autant dire qu’avec la croissance démographique en Afrique, à cette même période, près de 80 % de francophones de la planète seront Africains18. Au fond, la guerre n’est plus celle d’une conquête de l’empire économique, mais celle de l’empire linguistique. Pour Calixthe Beyala, au lieu de se lancer dans des controverses idéologiques de longue haleine, il est plutôt temps que l’Afrique se prenne en main sur le plan économique. Contrairement aux autres auteurs qui languissent à l’idée de faire coexister le français et d’autres langues mineures, quand ils en ont marre de (dé)légitimer le français et la politique française, Calixthe Beyala fait du français son cheval de bataille pour exhorter les « siens » à révolutionner leurs économies et leurs politiques de bonne gouvernance. Mais le citoyen ignorant n’y voit rien qu’une présence différée et une intrusion royale, le mythe du Blanc né de la colonisation respectant son itinéraire dans la conscience collective. Les « nègres candidats au codéveloppement » (Beyala 2014 : 135) sont ceux-là qui ignorent tout du développement, pire quand il est participatif. À leur décharge et régnant en maîtres et en complices, « des nombreux chefs d’État des républiques corrompues d’Afrique» (Ibid. : 142) et ces Blancs qui déambulaient dans les palaces en quête d’opérations juteuses, qui, au cours d’une même journée, pouvaient être à la fois le 17  Cf. Organisation internationale de la Francophonie (2010). 18  Voir Organisation internationale de la Francophonie (2012).

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corrupteur et le corrompu, médiateur pour le compte de la Société pétrolière du Gabon, chargé de mission auprès du ministre des Affaires minières de la Centrafrique et consul honoraire de la République du Libéria (Idem). 

À cette forme d’assistanat correspond aussi une phagocytose socioculturelle de re-civilisation. Lorsque Boréale y pense, elle voit s’éclairer un univers de l’inconnaissance et du mauvais souvenir, une diatribe occidentale entretenue par la pensée du karma. Pour rendre compte de ce « baptême de la civilisation » (Ibid. : 80), l’Afrique devait préserver ses forêts pour le bien de l’humanité : On nous conseillait de ne pas nous lancer dans une course effrénée à l’industrialisation. C’était à nous qu’il revenait de colmater la couche d’ozone qui s’ébréchait et de réduire l’effet de serre provoquée par le développement de l’Occident, de la Chine et de la Russie » (Ibid. : 81).

En dépit de quelques réserves émises au sujet de l’objet postcolonial en francophonie, il est clair que ses sujets, de toutes les aires culturelles, correspondent aux sociétés métissées et multiculturelles. L’Afrique et l’Europe par exemple, dans la chronique de Calixthe Beyala, fondent le couple incompatible dans leurs rapports de force. Tandis que les Africains idéalisent les métropoles européennes, l’Europe découvre à son tour un terrain fertile et propice à l’exploitation : c’est l’Afrique. C’est une odyssée circulaire qui se lit dans cette traversée de l’histoire ; cette histoire se cogne au réel et découvre qui sont ses véritables acteurs. Les néo-colons ne sont plus seulement les Européens d’hier en quête des terres à conquérir et d’une langue à imposer, c’est aussi et après tout les grandes puissances industrielles qui font la loi et appliquent la même loi aux victimes du système. Au total, s’il y a une nouvelle forme de colonisation, elle est synonyme d’ « esclavage moderne» (Ibid. : 125). Pour Homotype, « il a juste changé de nom. « Ouvrier », c’est l’autre nom de l’esclave. Je ne veux rien avoir à faire avec ce système » (Idem). Le système postcolonial est donc une chaîne, et comme pendant la traite négrière, ce sont les chefs ou rois locaux qui font et défont le système. 274

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On est donc ouvrier de la langue quand on n’en use que pour servir. Cette correspondance formelle requiert une interrogation profonde et postule un usage de la langue pour révolutionner le système-monde francophone. Si la francophonie a un avenir en Afrique, alors il faut vendre cette langue française dynamique, par le développement du numérique, le métissage des cultures et l’éducation en français, qu’on soit en situation de langue seconde ou de langue étrangère.

Les passeurs culturels : figures, prismes et postures Il est difficile de faire le portrait d’un « passeur », si on revient sur la question de la frontière. Le passeur est discret, découvre plus qu’il ne fait découvrir ; il vit aux dépens des autres : ceux qui traversent la frontière en quête d’un nouvel ailleurs. On ne saurait faire le portrait d’un passeur, sans mentionner ses malaises quand les sentiers escarpés se referment devant lui, et son soulagement quand, enfin, il est de l’autre côté de la frontière avec ses aventuriers. Le premier malaise dans cette description est la claudication des passeurs-écrivains à l’étude quant à leur identité réelle. Sont-ils des écrivains francophones, français, franco-français, franco-quelque chose ou rien de tout cela ? À la question : « Qu’est-ce qu’évoque pour toi le mot même, la notion même de «francophonie ? », posée à Dany Laferrière, l’auteur répondait : C’est une notion très ambiguë pour moi et pour d’autres. J’ai l’impression qu’on cherche à l’imposer depuis une vingtaine d’années et qu’elle n’arrive pas à entrer complètement dans la tête des gens. On n’est jamais très sûr si le mot inclut la France elle-même, ou s’il ne s’applique pas uniquement aux pays où on parle français à l’exception de la France. Cette distance crée une situation extrêmement désagréable; on a l’impression que la France est en train de se constituer un empire. On a vu les Américains qui se sont bien installés dans le monde, et maintenant ce serait au tour de la France de s’organiser19.  19.  Lire à ce propos, GhilaSroka (2010 : 107-123).

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Cet inconfort a poussé Dany Laferrière à choisir les Amériques comme son espace-temps favori, sa terre d’accueil. Après son premier roman, qui connaît un succès international : Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (1985, 1989), l’auteur publie neuf autres titres, qui forment ce qu’il appelle « une autobiographie américaine20 ». Loin de s’assumer comme écrivain francophone, il préfère plutôt voyager en français et « c’est cette langue qui l’accompagne en voyage » (Ibid. : 87). Mais il n’est pas seul à vivre ce dépaysement. On pourrait le dire de Le Clézio plus amoureux des îles que de la France, mais qui découvre en la langue française son véritable pays21. Chez Amin Maalouf, être écrivain francophone est un moyen et non une fin. Pour Pascale Solon, l’émigration d’Amin Maalouf en France et le passage au français ont été décisifs pour sa prise de parole littéraire, son devenir-écrivain22.  On ne le dira pas assez de Calixthe Beyala qui, bien qu’écrivant en langue française, se veut la voix féminine francophone et panafricaniste en quête d’une place plus marquée dans l’institution même de la Francophonie politique23. Ce qu’on relève dans ces différentes postures, c’est le rapport direct ou indirect que chaque auteur a avec le français. Les contextes politiques ont été un facteur déterminant dans le choix et/ou l’imposition d’une langue à leur égard, ce qui peut signifier tel amour ou tel désamour vis-à-vis du français. Mais que signifie la formule «  l’auteur est un prisme  »  ? Cette question à laquelle ont répondu Georges Molinié et Alain Viala, recouvre deux sortes de réalités, liées quoique distinctes. D’une part elle désigne l’imaginaire, la psyché individuelle de l’écrivain (et de tout artiste). D’autre part, elle implique une dimension proprement sociale : les formes et contenus des écrits d’un auteur sont fonction

20. ������������������������������������ Cf. Dany Laferrière (2007 : 87-101). 21. ���������������������������������������������������� Voir à propos, Tirthankar Chanda (2001), cité supra. 22.  Lire à profit, Pascale Solon. « Quand j’écris en arabe, je sens comme un poids sur ma main ». L’écriture d’Amin Maalouf : entre l’arabe et le français ». In : Robert Dion, Hans Jürgen Lüsebrink et JanosRiesz(op.cit. : 65-87). 23 ���������������������������������������������������������������������������������������������� Elle a été candidate au poste de Secrétaire générale de l’Organisation internationale éponyme en 2010.

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de sa position dans le champ littéraire et dans le champ social, et varient selon sa trajectoire (1993 : 197).

De sorte qu’il est intéressant de s’interroger sur le rôle de passeurs culturels que jouent de façon originale les auteurs sus-évoqués. Non seulement ils sont productifs, mais aussi, leur utilisation des codes collectifs que sont les genres et la langue rend compte d’un dépassement des querelles centrées sur l’essence des littératures francophones. Ils poussent le lecteur à penser « l’intermédiaire » (Louise Bénat Tachot et Serge Gruzinski : 2001), l’entre-plusieurs, le métissage et l’hybridité. Chez Calixthe Beyala, Le Clézio et Amin Maalouf particulièrement, la frontière est poreuse et perméable. De l’usage des langues hybrides au métissage des hommes, la pensée de l’emmêlement, du métissage crée un ensemble complexe, mais dynamique au plan de sa reconstruction. Cette présentation est symboliquement le mélange des couleurs francophones, dont les éléments socioculturels forment un arc-en-ciel artistique et linguistique par voie de conséquence.

Conclusion La francophonie littéraire est en marche. Elle vit. On ne saurait nier le fait, même si de part et d’autre se confondent nationalismes et savoirs en partage. L’essentiel à retenir esquive toute tentative du déni d’une littérature-monde en français, mais de présenter les invariants de sa complexité qui peuvent se soustraire à un échec de correspondance. D’un point de vue esthétique, on peut parler sans ambages d’une francographie assez riche, visible et lisible dans les textes francophones, ceux des auteurs étudiés ici bien plus. Lire leurs textes revient à entreprendre un voyage, de choisir une destination qu’on ignore, de se dire qu’on erre, qu’on déambule, mais qu’on approuvera la destination, le plaisir du texte, pour gloser Barthes. Cette écriture est donc une forme d’expatriation, mais en même temps, une réappropriation de soi. En revenant sur quelques conceptions sociales et mentales, chez Calixthe Beyala par exemple, l’objectif était de rendre compte de la trace laissée par le système colonial, et qui aura favorisé l’expansion de la langue française, en même temps que le dysfonctionnement des 277

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contextes sociaux. La problématique de la langue hybride cesse donc de faire querelle et cède place à celle de la dynamique socioculturelle. La question d’une nation francophone prend corps et interroge le développement des pays francophones, à l’aune de la globalisation des systèmes-mondes.

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Littérature francophone et isotopie identitaire : Une analyse sociocritique de la poésie camerounaise francophone Gérard-Marie Messina et Patricia Eulalie Essomba Université de Yaoundé I

Introduction La littérature, selon le champ métropolitain européen détenteur de la norme, est un acte créatif. Elle est le fruit de l’imagination et ne doit, par conséquent, pas avoir une relation quelconque avec le réel. Baudelaire, allant dans le même sens, déclare au sujet de la poésie que : « […] la poésie pour peu qu’on veuille descendre en soi-même, interroger son âme, rappeler ses souvenirs d’enthousiasme, n’a pas d’autres buts qu’elle-même ; elle ne peut en avoir d’autre, et aucun poème ne sera si grand, si noble, si véritablement digne du nom de poème que celui qui aura été écrit uniquement pour le plaisir d’écrire un poème ». Cette position de Baudelaire est aux antipodes de la poésie camerounaise francophone. Les poètes africains s’insurgent contre ce diktat, car pour eux, la domination coloniale s’est discréditée et avec elle la domination d’une civilisation. Au nom de l’universalité littéraire et de l’égalité de tous devant la création, « les poètes africains en général et camerounais en particulier empruntent désormais leur voie témoin de la liberté créatrice. La poésie camerounaise francophone est le lieu opportun pour les écrivains d’exprimer leurs angoisses, leurs idées, leur philosophie et leur vision du monde. Elle est le lieu de la construction 281

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identitaire ; ce qui signifie que la poésie camerounaise a un rapport étroit avec le contexte sociohistorique de sa production. Les poètes, dans leurs œuvres, se donnent pour mission d’affirmer l’existence d’un corps social qui est le sien, c’est-à-dire l’« ipséité » et qui le différencie de l’Autre, c’est-à-dire l’« altérité ». Cette prise en compte des lieux sources amène le poète à insérer dans son œuvre des savoirs et l’artiste devient, comme disait Édouard Glissant, un ethnologue, un peintre de fresques, un architecte. L’art ne connaît pas ici la division des genres. La poésie camerounaise francophone est faite des liens d’interdépendance et d’interpénétration entre la littérature, l’histoire, la sociologie, l’anthropologie et la géographie. La réflexion qui sera menée dans le cadre de cette analyse consiste à montrer que les poètes camerounais se préoccupent de l’héritage culturel de leur continent dans sa variété et son originalité, héritage qui constitue l’identité africaine, c’est-à-dire ce par quoi l’on se définit et qui nous différencie des autres. La démarche qui sous-tendra notre analyse est la sociocritique selon l’approche d’Edmond Cros. Celui-ci pose que tout écrivain, à travers son discours, recrée le monde tout en y insérant des indices de son insertion spatiale, sociale et historique. Ces indices génèrent des « microsémiotiques spécifiques » qui sont des marques textuelles permettant au lecteur de reconnaître un lieu réel, une époque ou un événement sociohistorique. À partir de ces « microsémiotiques spécifiques », seront relevées les isotopies identitaires, c’est-à-dire les marques de l’identité dans la poésie camerounaise francophone. Nous nous intéresserons particulièrement aux références historiques, géographiques, sociologiques et anthropologiques.

Écriture poétique et interdisciplinarité En ce début du XXIe siècle, le clivage entre le littéraire et le non-littéraire tend à se relativiser. Selon Westphal, « le théoricien postmoderne sait que la tour d’ivoire de la littérature affublée d’un L majuscule est cernée ». Tous les discours investissent la vie de l’homme et son espace, c’est la raison pour laquelle la littérature africaine qui est un discours sur l’Afrique devient un haut lieu de l’interdisciplinarité. L’écrivain, 282

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dans la réalisation de son œuvre, s’inspire des réalités géographiques, des faits historiques, sociologiques et anthropologiques. En d’autres termes et selon Westphal, il « s’empare du monde, le désinstalle, le remonte – ou le « remonde » (reworlding) – à sa guise tout en préservant sa qualité foncière, son essence réelle ». Quelles sont les marques historiques présentes dans la poésie camerounaise francophone ? Références historiques L’histoire est la connaissance du passé basé sur les sources disponibles ou encore des faits en relation avec un groupe social ou une activité humaine. Les événements historiques sont mémorables. Le poète imprégné de ces faits historiques s’en inspire pour la création de son œuvre. Ces faits ne lui sont pas imposés de l’extérieur, ils sont le fruit du non-conscient qui s’est formé lors de la traversée des sujets transindividuels que peuvent être l’école, les médias ou des événements vécus. On entend par non-conscient un ensemble de savoirs que l’écrivain emmagasine tout au long de son existence et qu’il fait intervenir dans la création de son œuvre. Le non-conscient, contrairement à l’inconscient, n’est pas refoulé. Ces savoirs reçus et accumulés que le poète déploie dans son texte ont un relent d’identité. Jacques Fame Ndongo, dans l’œuvre Les Temps des Titans, lève un pan de voile sur l’histoire africaine et plus précisément sur son rayonnement marqué par l’apogée des grands empires : Et des fastes médiévaux du Monomotapa Et du Ghana Et du Mali Et du Sonrai Et des Ashanti Et du Kanem et du Bornou Et de Chaka le Zoulou Et d’Anta Diop en or Et de Samory Touré au magique mors Et du Carthaginois Hannibal

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Tous ces noms et empires relevés dans ce passage constituent des « microsémiotiques spécifiques » qui permettent au lecteur d’établir un lien entre le texte et l’histoire de l’Afrique. Il est cependant important de noter, comme le dit Michel Pierssens, qu’un « savoir » tel que l’histoire perd sa valeur première en tant que science « dès lors qu’il devient texte, quand la parole le traduit, ne peut être par conséquent qu’un hybride issu d’une généalogie compliquée ». Cela revient à dire que les multiples références rencontrées dans un texte littéraire en rapport avec les sciences humaines, ou sociales ne doivent pas être considérées comme un savoir pur. Pierssens, à ce sujet, renchérit : « Aussi faut-il, quand il s’agit d’en savoir comprendre les effets en littérature, en parler au pluriel  : c’est à des savoirs que nous avons affaire, plutôt qu’au savoir unique et majuscule ». Parlant des savoirs, l’histoire de l’Afrique constitue une source à laquelle s’abreuvent beaucoup de poètes africains. Samuel-Martin Eno Belinga, dans le recueil de poèmes Ballades et chansons camerounaises, célèbre la découverte du Mont Cameroun par l’explorateur Hannon en ces termes : Mont Cameroun prestigieux Le don De ton charme est si précieux Dit-on ! Carthaginois audacieux Hannon Tu donnas au mont fabuleux Le nom

Si gracieux de char des dieux

Tous ces savoirs propres au continent africain constituent une marque de son identité. Les références géographiques participent également du dévoilement identitaire.

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Références géographiques La spatialité de la vie humaine a longtemps fait l’objet de nombreuses disciplines parmi lesquelles la géographie. Cette géographie, les écrivains l’abordent souvent dans leurs œuvres comme l’affirme Regnauld : « après tout, selon certains de ses pratiquants, la géographie n’est pas qu’une science sociale, c’est aussi une science de la nature que les peintres ou les écrivains abordent autant que les scientifiques ». Les indices géographiques existant dans les œuvres de la poésie camerounaise francophone sont de divers ordres : géophysiques et urbains. Nous nous focaliserons uniquement sur l’aspect géophysique. Les détails géophysiques récurrents dans cette poésie sont  : la faune, la flore, le relief et l’hydrographie. Ces éléments constituent de véritables vecteurs identitaires. La faune africaine, dans l’ensemble, se particularise par sa diversité comme l’illustre ce passage de l’œuvre Le Temps des Titans : Mon Afrique fut jetée dans la mare aux caïmans gourmands Et aux crocodiles véloces Et aux hippopotames féroces Et aux buffles enragés Et aux boas ensorcelés

Tous ces animaux, bien que utilisés dans un sens métaphorique qualifiant le colon, représentent néanmoins la faune africaine. À côté de ces animaux féroces, nous pouvons en relever d’autres qui sont inoffensifs et ornent l’espace africain comme le témoignent ces vers : Perdrix frêle et envoûtante Civette tendre et rutilante Galante écrevisse dans un ruisseau aux eaux Limpides où s’amourachent les crapauds Coquette tourterelle au cou orgueilleux

Les différents animaux ci-dessus énumérés décorent le paysage africain et expriment la richesse du continent. Tout comme la faune, la flore met aussi en valeur la magnificence de la nature en Afrique. La végétation africaine est variée et propice à chaque type de climat, dans 285

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la zone sahélienne caractérisée par la rareté des pluies, nous avons une végétation peu dense constituée des : Arbustes qui affrontent l’acrimonie Et l’adversité Du tourbillon De la tornade Du soleil De l’harmattan De la sécheresse

Contrairement à ces arbustes qui poussent dans les zones arides, il y a la présence des essences multiples et variées dans les zones à forte pluviométrie. Le poète Mvogo Mbida en énumère certaines : J’aime au petit réveil surplomber le Mont Koupé qui de ses ailes d’iroko de Sapeli de bibolo de bibinga couleur

La caractéristique première de l’Afrique est la diversité des indices géophysiques, d’un point géographique à un autre on relève une variation d’indices. C’est ainsi que le climat du Nord est différent de celui du Sud. Au Nord, il est sec comme le dévoile ces vers : Meri au soleil insolent Et turbulent Et truculent Et caniculaire

Au sud, nous avons un climat plutôt doux. Le poète s’en souvient dans ce passage : J’avais six ans O, le tendre temps Quand je sentis Mfou Aux vents doux Et au sol ocre et doux

Le relief est un élément très important de la géophysique ; il met en évidence la spécificité d’un lieu. Il est composé des dépressions, des 286

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plaines, des plateaux, des montagnes, des massifs et des vallées. La poésie francophone camerounaise est parsemée de tous ces éléments que les poètes africains, à un moment de leur existence, ont côtoyés; parfois ils en ont appris des choses par des moyens divers. Toutes ces réalités constituent des sujets transindividuels que les poètes traversent pendant leur vie. Samuel-Martin Eno Belinga pense que la nature est inséparable de son pays. En effet pour lui, pays est synonyme de nature comme il l’affirme dans « Terre des hommes » : Lorsque je disais mon pays, que j’englobais Sous un même vocable L’ensemble des plaines, des montagnes, des forêts et des jardins Des plateaux, des marais, des savanes, des lacs, des fleuves et rivières Dont il arrive que mon pays se compose

Les éléments du sous-sol sont également présents dans les œuvres poétiques des Africains. Le poète Mveng présente la richesse du soussol africain duquel sont tirées les pierres précieuses qu’il donne en offrande à sa mère : Pour elle nous n’avons d’autre parure Que le diamant du Kasaï, pour son collier Pour son diadème tout l’or du Transvaal Tout le cuivre du Katanga autour de ses poignets Autour de ses doigts irradiés tout l’uranium du Congo

Ces vers symbolisent la richesse et la diversité du sous-sol africain. Comme autre richesse, nous pouvons retenir l’hydrographie qui participe de la formation identitaire. Le réseau hydrographique de l’Afrique est dense. Il comporte une kyrielle de fleuves parmi lesquels : le Nil, la Bénoué, le Niger, le Nyong, la Sanaga, le Logone, la Sangha. Toutes ces références géographiques relevées dans le cadre de cette analyse sont propres à l’Afrique. Que ce soient la flore, la faune, le climat, la végétation, le sous-sol ou le relief, tous ces éléments sont issus de l’environnement des poètes africains francophones ; ils particularisent et singularisent leur poésie et fondent ainsi l’identité de cette 287

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poésie. La seconde articulation de notre travail porte sur les références sociologiques et anthropologiques.

Références sociologiques et anthropologiques L’anthropologie et la sociologie sont des branches des sciences humaines. Les sciences humaines étudient les sociétés et leur rapport à la culture. Ces sciences qui s’inspirent généralement d’un milieu social donné sont frappées du sceau de l’identité du milieu étudié. Notre travail, dans cette partie, vise à faire ressortir les indices sociologiques et anthropologiques dans la poésie camerounaise francophone. Autrement dit, nous montrerons comment l’écrivain puise dans les autres formes de discours pour produire son œuvre d’art. Indices sociologiques La sociologie, en général, étudie le social. Elle s’interroge particulièrement au changement social en rapport avec la modernité. Il s’agit notamment de l’urbanisation et son corollaire. La modernité dans la poésie camerounaise francophone s’illustre par l’habitation, l’apparition des quartiers huppés avec des maisons construites à l’occidentale. L’actuelle ville de Yaoundé est différente de celle que Jacques Fame Ndongo a toujours aimée. Le poète donne à la ville d’antan des qualificatifs mélioratifs que l’on peut lire dans les vers suivants : Ongola au ciel serein et fin. Ongola aux filles rêveuses et pieuses Ongola aux vieillards dégustant le vin de palme Ongola aux mamans parlant un ewondo mélodieux

Au fil du temps, la société s’est modernisée et les mœurs ont changé avec le brassage des populations causé par l’exode rural. La ville d’hier n’est plus celle d’aujourd’hui, elle a changé de physionomie, le changement a touché même les noms de quartiers : À Nkolbimgbang Aujourd’hui prosaïquement baptisé Montée Elig-Essono

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La ville a perdu son calme du passé, qui a cédé la place à l’ambiance continue : Par des citadins tétanisés Comme pleutres moineaux Mélodie aujourd’hui ensevelie par idiome bâtard Comme étrange têtard Nageant dans un bar où pullulent des fêtards Qui dorment tard

Ces vers mettent à nu la métamorphose totale de la ville de Yaoundé qui est désormais rythmée par le bruit des bars. Les filles « pieuses et rêveuses » qu’a connues le poète sont différentes de celles d’aujourd’hui. La ville actuelle est bondée de filles dévergondées à la quête de l’argent et du plaisir. Ces dernières choisissent pour cible les hautes personnalités comme l’attestent ces vers : Et sourire en délire Qui attire et conspire Puis aspire L’ire Du vir Et inspire Le plaisir Du vizir

L’immigration des Africains en Occident apparaît aussi comme un fait sociologique courant dans la poésie camerounaise francophone. Les Africains sont obsédés par le désir de se rendre chez les Blancs pour faire fortune. Jacques Fame Ndongo, dans Espaces de lumière, énumère les rêves de l’Africaine candidate à l’immigration : Et elle rêve de dividende D’actions D’obligations ………. Et d’Euros mirobolants Et de zéros époustouflants

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Et d’argentés héros conquérants Et de nairas fats Et de pesetas scélérats Et de sterlings livres ivres Et de lires en délire Et de francs fracassants Et de dollars hilares

Ainsi énumérés rapidement quelques faits sociologiques qui dans l’ensemble ont une connotation péjorative, nous allons maintenant nous pencher sur les indices anthropologiques. Indices anthropologiques L’anthropologie est une science qui s’intéresse aux productions de l’homme inscrites dans une culture donnée. Tout ce qui est produit dans un groupe humain est un fait anthropologique. Elle englobe les croyances, l’art, la morale et toutes les autres dispositions et habitudes acquises par l’homme en tant que membre d’une société. L’anthropologie a un rapport étroit avec le réel, car les indices anthropologiques font référence à la culture et véhiculent indubitablement une certaine identité propre au milieu décrit. Les écrivains puisent dans ce savoir, car toute œuvre littéraire africaine vise l’appropriation de sa propre culture. La poésie africaine est riche en indices anthropologiques. La tradition, les rites, les cérémonies traditionnelles et les activités économiques retiendront notre attention dans le cadre de cette étude. Dans la poésie africaine, le rite constitue l’un des éléments anthropologiques qui particularise l’espace africain. Le rite est une pratique à caractère sacré ou symbolique. Il existe plusieurs types de rites tels que les rites initiatiques, les rites de passage, les rites de fécondité et bien d’autres encore. Pendant cette cérémonie, se passe une communion entre les êtres humains et les forces de la nature (surnaturels, invisibles). Jacques Fame Ndongo, dans Espaces de lumière, fait allusion au rite nnôm ngi. À travers ce rite on confère à l’homme les attributs du pouvoir et de la force. Ce rite est accompagné du chiffre neuf. Chez les Bantous neuf est un chiffre d’or, selon Jacques Fame Ndongo, « il fonctionne à travers maints proverbes, rites, patronymes, expressions 290

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courantes et codes ésotériques ». D’après le poète, ce chiffre est à la base du rite nnôm ngi. Neuf nombre de base du rite nnôm ngi Chiffre de la pierre philosophale Aux facettes infinies Et aux dimensions phénoménales Et monumentales

Le rite s’accompagne d’un certain nombre de pratiques telles que : Scarifications, calebasse effrayante Chèvres égorgées et frissonnantes Poulets haletants et saignants Incantations et souffles époustouflants

Toutes ces pratiques font référence à l’espace africain et sont souvent rythmées aux pas de musique et de danse. En Afrique, les cérémonies traditionnelles sont agrémentées de musique et de danse. Chaque groupe s’identifie par rapport à son rythme musical, à son pas de danse et à sa façon particulière de se vêtir. Chez les Bulu du Cameroun, le mbom mvet ou toucheur de cithare a un habillement remarquable : Sur la tête un bouquet de plumes Bleues, noires et blanches des grands voiliers ……………………………………. La jupe du poète est faite de peaux de bêtes C’est le costume d’apparat des grandes fêtes ……………………………………. On reconnaît chez nous le bon conteur Avec la calebasse d’apparat des grandes fêtes

Par le biais de la poésie, le lecteur découvre les instruments musicaux et les pas de danse qui sont propres à chaque tribu. Les vers ci-dessous sont une preuve de la diversité artistique du Cameroun : Résonnez, éclatez et tonnez Voix suaves et ensorcelantes du makossa

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Du magambeu, du bikutsi, de l’ozila Et de l’assiko et du mengon et de l’abakouya Balafons, sanza et algaita Castagnettes, sifflets et kôra Mvet, hilun, élimbi, ngombi

La présence de ces différents éléments de la culture africaine dans les textes poétiques africains nous permet de conclure que ces textes sont un réceptacle de la culture africaine synonyme d’identité. Le dernier indice anthropologique que nous analyserons se rapporte aux activités socio-économiques. Les différentes activités économiques relevées dans la poésie camerounaise francophone ont une coloration culturelle, car elles permettent de reconnaître les lieux sources. Ces activités sont variées, il s’agit de l’agriculture, la pêche ou le petit commerce. L’agriculture effectuée en majorité par les femmes est faite de façon rudimentaire. La cultivatrice à l’aide de sa houe et de sa machette défriche et sème. Les plantes cultivées sont : Le cacao Le gombo Le fonio Le sorgho Le haricot Le taro Le macabo

Ces différentes cultures représentent des espaces bien précis du Cameroun. Le taro et le haricot sont une réalité de l’Ouest-Cameroun, le sorgho représente les zones sahéliennes, le cacao, le gombo et le macabo sont propres au Centre.

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Conclusion En fin de compte, nous notons que la poésie africaine, en général, et celle camerounaise, en particulier, constituent une pluralité de savoirs qui, bien que se situant en bordure de l’aire qui leur est dévoué, participent de l’authentification et de l’autonomisation de la poésie africaine francophone. Pour le poète africain parler de son milieu s’impose à lui comme un impératif catégorique. C’est la raison pour laquelle il mobilise un ensemble de compétences dans ses écrits. Ces compétences sont d’ordre historique, géographique, sociologique et anthropologique. Toutes ces compétences qui se déploient en termes de savoirs permettent aux écrivains de consolider leur identité culturelle. Si la poésie africaine contient des savoirs sur l’Afrique, il est cependant opportun de noter que son objectif n’est pas la démonstration, la priorité dans un texte littéraire est toujours le beau.

Bibliographie sélective Baudelaire, Charles.1 976. «  Notes nouvelles sur Edgar Poé  », in Claude Pichois, Baudelaire, œuvres complètes. Tome II. Paris : Gallimard. Cros, Edmond. 1998. Genèse socio-idéologique des formes. Montpellier  : Edition du CERS. Cros, Edmond. 2005. Le Sujet culturel, sociocritique et psychanalyse. Paris. L’Harmattan. Desson, Gérard. 2000. Introduction à la poétique. Approche des théories de la littérature. Paris : Nathan. Eno Belinga, Samuel-Martin. 1982. Ballades et chansons africaines. Courtrai : Éditions Groenninghes S.C. Eno Belinga, Samuel-Martin. 1974. Ballades et chansons camerounaises, Yaoundé, Éditions CLÉ. Fame Ndongo, Jacques. 2000. Espaces de lumière, éloge de l’Afritude. Yaoundé : PUY. Fame Ndongo, Jacques. 2003. Le Temps des Titans, Yaoundé, PUY. Mveng, Engelbert. 2008. [1972]. Balafon, Yaoundé, CLÉ. Mvogo Mbida, André. 2009. Calabar. Paris : L’Harmattan.

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Pierssens, Michel. 1990. Savoirs à l’œuvre. Lille : P.U. Regnauld, Hervé. 1998. L’espace, une vue de l’esprit ? Rennes  : Presses Universitaires de Rennes. Westphal, Bertrand. 2007. La Géocritique. Paris : Éditions de Minuit.

Table des matières Avant-propos .......................................................................................... 5 Figuration du monde et déconstruction des mythes contemporains dans les fictions francophones postcoloniales : Aux États-Unis d’Afrique et Globalia ........................................... 9 La psychanalyse au cœur de l’intimité de la femme : science, savoir et pouvoir dans Sous la cendre le feu d’Évelyne Mpoudi Ngolle et Les Mots pour le dire de Marie Cardinal ............................ 27 Alain Mabanckou et l’écriture en verso de l’histoire : Une lecture de Verre cassé et de Mémoire de Porc-épic ............... 47 Hybridité littéraire et entre-deux identitaire dans le roman de la décivilisation ................................................ 71 Le roman francophone, un chantier de déconstruction et de reconstruction ..................................................................... 95 La nouvelle voie littéraire francophone ou la voix des minorités ..... 123 Le Pleurer-rire d’Henri Lopès : une sociopoétique de l’hybridité langagière en milieu plurilingue  ? ..................... 149 Vous avez dit déconnexions et connexions en Francophonie ? .......... 177 Le francophonien : revendication littéraire de l’appropriation du français ou création d’une identité littéraire camerounaise ? ..... 189 La poésie francophone entre auscultation et prescription : une lecture stylistique de Ecchymoses de Fernand Nathan Evina ... 207 Esthétique, poétique et problème philosophique de l’identité dans l’espace africano-francophone ............................................ 223

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L’esthétique de la poessaie chez Jacques Fame Ndongo : Étude d’Espaces de Lumière. Éloge de l’Afritude ................... 239 Les couleurs du monde francophone : ruptures, tensions et inter-dits ... 263 Littérature francophone et isotopie identitaire : Une analyse sociocritique de la poésie camerounaise francophone ................................... 281

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Dépôt légal : 4em trimestre 2016 Achevé d’imprimé pour le compte des PUY

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