LE MURDE LA DÉMOLITION Sur mes cahiers d'écolier Sur mon pupitre et les arbres Sur le sable de neige J'écris ton nom Sur les pages lues Sur toutes les pages blanches Pierre sang papier ou cendre J'écris ton nom Sur les images dorées Sur les armes des guerriers Sur la couronne des rois J'écris ton nom […] Sur mes refuges détruits Sur mes phares écroulés Sur les murs de mon ennui J'écris ton nom Sur l'absence sans désir Sur la solitude nue Sur les marches de la mort J'écris ton nom Sur la santé revenue Sur le risque disparu Sur l'espoir sans souvenir J'écris ton nom Et par le pouvoir d'un mot Je recommence ma vie Je suis né pour te connaître Pour te nommer Liberté. Extrait de Liberté, Paul Eluard Ça commence tôt cette histoire de liberté. Déjà sur les cahiers de poésie, de récitation, les cahiers d’écolier comme dit l’autre. Alors faut pas s’étonner que ça reste, ça s’accroche, cette histoire de liberté. Même vingt ans plus tard, quand on écrit une lettre aux copains. 2 Paris, le 15 septembre 20121 Cher toi, Pour répondre à ton précédent courrier et tes angoisses concernant mes finances, sache que mon compte en banque ne s’est jamais aussi bien porté. Je viens de recevoir 2000 euros de la CAF, rétroactivement. Du coup, je vivote sur ma nouvelle fortune jusqu'à mi décembre (date à laquelle j’envisage de braquer une banque) et j'expérimente un temps assez spécial, libéré des études, de l'emploi, du « loisir » (si on le définit par opposition au temps de contrainte productive, salariale ou universitaire). On appelle ça la liberté, il parait. La liberté dans laquelle le temps s’étire à l’infini, sans obstacle. Etrangement, je n'ai jamais aussi mal écrit que sous l'emprise de ma récente « liberté ». Mon écriture végète dans une médiocrité placentaire. Jacques Rigaut avait raison quand il disait qu’il n'y a au monde qu'une seule chose qui ne soit pas supportable : le sentiment de sa médiocrité. Je n'ai plus de contrainte, plus rien à détruire, plus rien à construire. Seulement me vautrer dans mon indécente liberté à l’abri des envieux. Je pense souvent à « Pierrot le fou », la sublime Anna Karina qui parcourt cette plage sans limite en répétant : « Qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire. » Alors voilà, je m'interroge sur le concept de liberté. D’ailleurs, la liberté est-elle un concept ? Et je sais que t’en connais un rayon à la liberté, toi et tes copains « libertaires ». Une citation à ajouter au mur de votre salon ou votre cuisine ou votre chambre (tout se mélange un peu chez vous) sur lequel vous avez peint « il est interdit d’écrire sur les murs » : « Pour l’homme, prisonnier d’une geôle qui n’a pas de mur et dont il se désespère à percevoir les limites – les siennes – l’unique question est de pouvoir s’évader. […] C’est ainsi que chacun rejoint l’Orient qu’il peut voir se lever en lui au moment le plus désespéré. Les chaînes et la prison n’ont jamais entravé la liberté si fort que la liberté elle-même. Mais encore faut-il se souvenir que nous sommes tous ce condamné à mort. » C’est de Georges Ribemont-Dessaignes dans « Frontières humaines ». Tu aimes ? C’est la seule chose à faire, je me dis, de penser à la liberté. Puisque que je suis incapable de la vivre. Tu sais, faire ces trucs, « brûler sa jeunesse ». Et je me dis que j'aimerais être en prison, juste pour voir ce que ça fait. Peut être pour avoir envie de sortir. Voilà. La vie est confortable ici. Facile. Presque, une jouissance sans entrave. Bien à toi, comme toujours. Et aux copains aussi. 1 Cette lettre manuscrite dans sa version originale a été retranscrite dans le but de préserver l’anonymat du candidat. Certains passages et certains éléments (lieux, noms, entre autres) ont donc été supprimés ou modifiés afin de ne pas donner d’ « indices » sur son identité. 3 Alors j’irai voir ceux qui en sont privés. Mais il faut aller au bout de son ignorance pour être bien sûre que son étendue est sans limite. « Juste pour voir ce que ça fait. […] La liberté c’est le vide avec l’angoisse du vide. exprime toi. La liberté. En essayant d’apprendre un peu. enfermée par des choses. ce « vide avec l’angoisse du vide ». « La liberté est un lieu commun qui commence à m’emmerder. Je poserai la question aux détenus. j’y ai collé des images. On m’a filé une feuille. De la peinture. les assurances. aux taulards comme on dit. donc la solitude. Ils sont fragiles ces libertaires. témoins d’une jeunesse gâtée par l’ennui et la désinvolture qui s’empresse de pourrir avant l’âge mûr. des crayons de couleurs et de la peinture. » Alors. Un mélange de vanité et de bêtise. mais arrête de m’emmerder. La peinture. probablement ingrédients essentiels à tout cocktail de la honte qui se respecte. « J’ai l’impression que tu te sens prisonnière. *** 4 . qui troquaient leur peau blafarde pour un substitut coloré. Vas-y. Des gens à poil. Ça le faisait « flipper ». juste pour voir ce que ça fait. Ça faisait tache à côté de la nébuleuse intergalactique de mon voisin de table. vous qui vous êtes moqués jusqu’à la mort et de la mort elle-même. Et puis il est tombé. Le tableau sur la page de gauche. C’est la sécurité avec la paye. cette phrase. les primes.« Et je me dis que j’aimerais être en prison. Il y avait une soirée « body painting ». de me le prendre de pleine face. Pour comprendre ce qu’est la liberté en étudiant sa négation. d’être prisonnier. Ceux qui parlent de liberté sont presque toujours des pauvres mecs terrorisés par leur belle-mère. Ils ne se l’avoueront jamais mais ils préfèrent de beaucoup leur esclavage. […] Très peu de gens souhaitent réellement être libres. L’occasion d’aller au bout de mon ignorance la tête haute. déprimant et plutôt laid. aux prisonniers. c’est la responsabilité. le 25 février 2013 : « le mur ». l’acupuncture et la sociologie. l’emprisonnement. Il trouvait ça violent. ce qu’est cette liberté dont vous vous raillez tant. L’occasion d’y aller dans ce mur. on m’a dit. L’enfermement. comme aux gosses dans l’avion qui ont la pochette autour du cou. » Terrible. la liberté ou la prison. cher Monsieur Gégauff. Alors je suis allée dans un bar « libertaire ». » Alors oui je veux savoir. J’en aurais presque honte. Je leur demanderai ce que ça fait. Pour finir le pitoyable tableau de mon absence d’idée. Alors. » Vous avez tapé juste Monsieur Gégauff. Exactement comme la pollution. qu’est-ce que ça fait ? Qu’est-ce que ça fait d’être enfermé. d’être de l’autre côté du mur. Je me disais que c’était peut être ça la liberté. Un mélange de vanité et de bêtise. Le sujet du dossier du personnel d’enquête. plutôt que de me contenter de mettre des mots sur la bêtise. d’être privé de liberté ? Et qu’est-ce que la liberté si ce n’est ce « lieu commun » qui « emmerde » tant Paul Gégauff. derrière un mur qui t’oppresse » il m’a dit. ficelés comme des saucissons. vous qui avez claqué de coups de couteaux dans le bide après avoir dit : « Tue moi si tu veux. Et j’ai fait ça. 5 . de se coincer entre deux murs. depuis que les gens font des films. Nicole et Jacques. dans ce cabinet ostéopathique. pour demander à taulard ce qu’est la liberté. trouver leur place en tâtonnant. Et Jacques. jargon et autre vocable mystérieux. Prise d’une curiosité sincère et furieuse dans cette rencontre faite de hasard et de nécessité. Que la taule. Ils ne disent rien.Le téléphone sonne. « il a baisé plein d’meufs ». J’serai à l’intérieur. 6 . mauves. Qu’est-ce que qu’être libre. relou. comme elle dit. sadique. Alors je me demande. j’porterai un manteau rouge. teté. Je les observe occuper l’espace. c’est une question qui traverse toute la littérature depuis que les gens savent écrire. soit complètement idiot. J’étais un casseur-braqueur. qu’ils en ont déjà assez perdu. et les cheveux blonds très courts. se reporter au « petit dictionnaire du youv à l’usage des honnêtes gens ». comment est-ce qu’on prive les gens de liberté et de quoi on les prive quand on veut les priver de liberté. page 15. Elle. calme. qu’est-ce que je fais là. » Jacques interrompt ces méditations inavouables et me demande ce que je fais là. On sera plus tranquille pour parler. c’est sérieux et qu’il faut pas déconner avec ces choses-là. la prison. chelou. pour que tu me reconnaisses. » Et moi. Pose une question. Demander à un taulard ce qu’est la liberté ? Mais t’est ouf ? Tu cherches la demèr ou quoi ? En effet. dis quelque chose. je me sens presque bien. c’est la « meuf » de Jacques. C’est Nicole. » Nicole. Je 2 Pour toute interrogation relative au verlan. C’était un coureur. au bout du même matelas. Sinon j’ai des lunettes rondes. Jacquot la causait en taule « pour pas qu’les matons comprennent ». N’importe quoi. Voilà. Ils vont me dire de foutre le camp. meuf. Au bout. Et puis n’aies pas peur. C’est des vieux après tout. Allez ma grande. comment être libre. Jacques c’était un p’tit voyou. une voix de femme. pourquoi être libre ? J’avais envie de poser ces questions à des gens qui savent ce que c’est que d’en être privé ou tout du moins qui sont passés par une institution dont la mission est la privation de liberté. assis dans le coin de la pièce. le jargon des bouchers. c’est un peu Jacques qui l’a choisie. Et Jacques de préciser : « Je suis tombé à dix huit ans. allongée sur un matelas posé au sol. Tu comprends… Ah oui. dos au mur. les questions. Et je me fais cette remarque terrible : « C’est marrant. ça. Tu comprends. et le cinéma aussi. Jacquot l’a apprise en 1957 quand il est tombé au royaume de la « voyoucratie ». Qu’ils n’ont pas de temps à perdre. Plus quelques mots d’arabe et de gitan aussi » précise Nicole. il s’est mis dans le coin. faut être soit complètement ouf. kepon. à 16h. Ça doit être un réflexe chez ces gens-là. comme les psy hein… » me balance-t-il en rigolant. son corps coincé dans l’angle des deux murs. insiste Nicole avec toute la fraicheur de ses soixante cinq ans bien tapés. « C’est un mélange de verlan et de louchébem. Mais surtout la langue des youv. A ma place. Puis on rejoindra Jacques au cabinet à côté. respectivement 65 et 74 ans parlent mieux verlan que le vendeur de shit du bas de la rue Le Pic. La langue des « youv ». Alors je me lance : « La liberté. quand ils sont de ce côté-là du mur ? Et quand ils en sortent. il en a eu des meufs depuis qu’il est sorti de taule en 1968. « Je t’attendrai au Canon de la nation. Deux petits vieux. Keuf. zinzin. Voilà. argot. rauque un peu. assise face à un casseur-braqueur et sa meuf de soixante cinq ans ? Curieusement. C’est bien. Lui. qu’est-ce qu’il en sort en fait ? Comment est-ce qu’on conçoit la liberté et l’enfermement une fois qu’on est passé de l’autre côté du mur de briques ? » Jacques et Nicole se regardent. Et ma place. « Pourquoi tu viens et de quoi tu souhaites qu’on parle ? » Bonne question Jacquot. « Tu t’assois sur le fauteuil alors tu s’ras notre analyste. cimer2 et j’en passe. un désespoir total. à l’intérieur d’une taule. Ça c’est vraiment ce qu’on ressent au début de l’incarcération. Il ne le sait pas toujours mais il est libre. c’est un peu comme une mort.me situe probablement entre les deux. quelque chose qui est de l’ordre du déni. » LE MUR QUI ENFERME Avant de revêtir ses ornements les plus gracieux. dans la briquette et le métal. C’est long onze ans quand même. pierres. l’effondrement d’un monde. L’être humain est essentiellement libre. De l’autre côté du mur. de se déplacer. c’est énorme hein. « passé dix ans. Nadine Cistac. On se dit c’est pas vrai. » 7 . Alors cette image vient me frapper la gueule pendant que Jacques continue de parler. Et enfermer quelqu’un entre quatre murs. C’est un télescopage de vide et également un effondrement intérieur. je touche les deux murs de la cellule. C’est le mouvement. répond Nicole en se moquant un peu. J’vais sortir. bah si. « On te prive de la vie. finit par lâcher Jacquot. Silence. Tu peux être synthétique aussi. C’est parce qu’il parle de mort Jacquot. se déplacer. – De part et d’autre du mur… C’est tellement dense que c’est un truc à demander des heures d’explicitation. Priver un homme de sa liberté d’ouvrir ses bras en grand. » Onze ans. – Non mais n’exagérons pas. casse toi avant que je t’éclate ta teté de joisebour de mes deux. agonie. On est mort mais c’est comme si on allait mourir. C'est-à-dire que c’est une forme d’agonie. Il a dû faire quelque chose de grave Jacques pour que la punition soit si longue. Je ne peux pas rester une seule seconde de plus. quinze pages de photo donc sois synthétique. – Oui mais enfin elle fait que quinze pages de texte. Tu sais bien que tu peux pas faire tomber les murs même si tu tapes à coups d’poing dessus. il faut des explosifs. Mais on n’en parle jamais de ce qu’on a fait avant. Et qu’est-ce que ça fait d’être empêché de bouger. Comme si c’était dans une autre vie. même sur la porte. Jacques reprend : « La première chose qu’il faut dire c’est que le fait d’enfermer quelqu’un crée un état de choc. c’est le temps que Jacques a passé en taule. clôtures électriques et barbelés. » Alors c’est ça la prison. comme dans une cage invisible : « On voit bien qu’on est enfermé. » Et il referme les bras et il continue de parler assis dans le coin de la pièce. – Ah bah si. Deuil. mort lente. empêché de bouger. Un vide extérieur qui d’une certaine façon entraine une asphyxie. même en disant des choses… Faut pas exagérer. grillages. le mur commence dans la cellule. Avant la taule. je vais crever. c’est mettre fin à sa « liberté extérieure ». En fait l’incarcération c’est comme un deuil. Donc c’est le vide qui se rencontre partout. il en parle tout le temps. Jacques étire son corps lentement et penche sa tête à droite : « quand j’ouvre les bras en grand. Tu les feras pas tomber. à la limite de la folie douce et de l’ignorance juvénile. enfermé dans une boite de conserve mal scellée ? « Ça fait que c’est un vide. Comme dirait la gérante de l’hôtel de la gare situé en face du centre pénitencier de Lannemezan. bouger. Un cercueil. de sortir. c’est pas des voleurs d’oranges ». qui cogne. Ce n’est pas possible. Une sensation d’effondrement complet. Alors c’est ça aussi la liberté. Et moi dedans vivante. Allé meuf. Puisque y a aussi un vide intérieur. deux. « Prendre la gamelle. » C’est ça la promenade en prison. le surveillant. La promenade permet à Jacques « de voir si y a du soleil pour le prendre sur la figure. Donc on prend les tranches ou les lambeaux d’vie qui existent pour survivre parce qu’autrement. il y a la « promenade » aussi. comme dans la vraie vie. « La promenade c’est un sas. Mais pour survivre. comme un déménagement. Que c’était le luxe. se faire sortir en laisse comme un chien sur le bord du trottoir. 8 . On crève pas. L’installation commence par une « prise de conscience » : « tu réalises que ceux qui t’enferment sont aussi ceux qui te permettent de sortir. qui est tuée. Pour « améliorer » les choses. Ça ne doit pas être le bois de Vincennes la cour de promenade. « La partie qui est folle. C’est un substitut pitoyable. un quotidien presque. Même si y a un grillage au-dessus de la promenade ou si y a des grilles pour empêcher les hélicoptères d’atterrir. « comme des portions d’fromage pas très grandes ». essayer d’entrer en dialogue avec des gens qui ne sont pas favorables. pour les voyous. C’est un semblant de liberté. une espèce de fureur. » Parmi ces lambeaux de vie. qu’on ne va pas sortir. Cette installation « c’est voir si on peut avoir des activités ». le juge. Ce truc qui attend les taulards de l’autre côté du mur de la cellule. Je parle à ces gens qui sont ces gens qui m’enferment. en taule. Troquer la taule contre les grillages. Une semaine. ils vont te laisser vraiment crever là-dedans. alors vaut mieux pas trop faire le l’bordel parce qu’ils vont t’empêcher de sortir. qui me sadisent ou qui me tuent. de mourir à p’tit feux. pour avoir des activités. le policier. Y en a même qui disent que c’est trop confortable pour des gens comme toi. se faire balader comme un gosse qu’on traine au parc. ça peut être courir pendant toute la promenade d’un bout à l’autre. Et qu’est-ce qu’on fait pendant la promenade ? Ça peut être simplement « marcher en respirant » si la « capacité de survie est maigre ». Mai c’est une des closes de survie. C’est être à l’air libre ». on s’rend compte qu’on est foutu. C’est ce qu’on appelle « la promenade ». avec l’autre côté du mur. faut arrêter de faire le con et de taper comme un fou sur la porte. il y avait des télés plasma et des playstations. » Ça lui donne l’impression de pouvoir respirer face à « l’oppression qui t’écrase la poitrine et qui te donne l’impression de manquer d’air. Jacques appelle ça « l’installation ». Donc c’est un dialogue conflictuel à l’intérieur de soi. comme manger sa gamelle même si la gamelle est dégueulasse. » Et pour pas crever là-dedans. en train de mourir » est toujours là. Qui ne nous aiment pas et qui nous méprisent. celle qui « essaye de survivre » en ayant des activités. Jacques rentre dans une « négociation ».Et puis les jours passent. C’est pas la vraie liberté. essayer de parler aux gens qu’on voit. Mais parfois « si t’as la rage. » Mais malgré tout la promenade « c’est tout c’qui reste de la vie. finalement. Jacques la compare à un camembert. Mais y en a une autre. Un mur pour un autre. à part les trois rayons de soleil sur la figure ? Moi j’ai entendu dire qu’aujourd’hui. Qu’est-ce que tu faisais de tout ce temps ? La promenade et puis quoi ? Quel contact avec l’extérieur. C’est un sursaut pour ne pas crever. Il trouve des activités. Et on commence à réaliser que c’est vrai. » Alors c’est ça la « négociation » Jacquot ? Un bout de camembert le temps de prendre trois rayons de soleil sur la gueule ? Baisser son froc pour une gamelle dégueulasse et taper la causette à des sadiques ? Puis retourner dans sa cellule pour ouvrir ses bras en grand et toucher les murs ? Y a forcément autre chose qui te maintenait en vie Jacquot. C’est le début du « parcours pénitentiaire ». de n’plus respirer. Et les journaux ? Découpés. entraina chez moi une dépression morale qui entre quatre murs prenait un aspect particulièrement pénible. Et Nicole de renchérir : « Les nanas. c’était une « radio commerciale. dresse un bilan peu contrasté des conditions de détention dans les prisons françaises lors de la conférence « Prison et réinsertion » donnée à Sciences-Po le 15 mars 2013 : Les lettres sont toujours lues.LE MUR QUI SEPARE La télévision. Mais alors tu t’imagines un taulard qui n’a que ça. les revues et la radio. « le copain avec lequel on ne s’engueule jamais. nous arrivions ma compagne et moi à une sorte d’extase sexuelle. ses potes. elles se barrent ». il n’y avait pas de télé plasma et de playstation dans les taules. c’est très mauvais pour les gens qui sont à l’extérieur parce qu’ils y sont toute la journée. Il est trop vieux. Le mur sépare des nouvelles du monde. de regards. le téléphone et le parloir. quand bien même l’eussé-je prévue. témoigne dans le journal du CAP créé en 1981 avec Jacques et « les copains » : « Je me souviens également de ces parloirs où par un simple échange de paroles. Les séparations sont fréquentes en taule. Pour communiquer avec sa femme. La seule radio à laquelle les taulards avaient droit jusqu’aux révoltes de 1974. Du temps de Jacques. « Il me fallut toute ma fierté pour lui répondre par retour du courrier d’aller se faire foutre ailleurs. Quand à Serge Livrozet. les téléphones écoutés et le parloir surveillé. c’est-à-dire dépourvu de dispositif de séparation. » Jean-Marie Delarue (un « mec de droite » me prévient Jacques). RTL ou j’sais pas quoi». Il arrive même que certains surveillants lisent les lettres que les taulards reçoivent devant tout le monde. les matons faisaient des trous. » 9 . confirme Jacques. aussi difficile à concevoir qu’à expliquer. Pour ne pas que les taulards puissent avoir des informations sur certaines affaires. En 1957 quand il est tombé. Quelle pauvreté que de tels succédanés de rapports ! Mais quelle richesse humaine aussi que de pouvoir par des mots abolir la séparation. cette histoire de prison. ses gosses. On peut se tenir la main. actuellement contrôleur général des lieux de privation de liberté. celui qui aura toujours une bonne idée en tête du matin au soir ». Mais aussi. Une fenêtre ouverte sur le monde depuis la taule. c’est assurément d’obtenir un parloir libre. Ça commence à sentir le moisi. il se rappelle encore du « choc éprouvé » lorsque sa meuf l’a largué par courrier. le contact avec l’extérieur c’était les journaux. échanger les propos les plus audacieux sans se trouver obligé d’élever la voix pour se faire entendre. Et Nicole aussi : « On dit que les play… les play machin. qui fait que ça toute la journée ! » Jacques conclut : « Addict. Alors on arrête d’écrire et on arrête de recevoir. le plus agréable et le plus pénible à la fois. ami de Jacques et Nicole. Un peu trop fréquentes les métaphores fromagères. Jacques n’en a rien connu. Venant à la suite de la rupture de nos relations sexuelles. Du monde d’avant. il y a les lettres. Mais il a quand même un avis là-dessus. » Pas de télévision donc. Juste pour les humilier. cette séparation totale. une fenêtre ouverte sur « le monde en marche ». Serge Livrozet. triompher de l’absurde ! Dans ce domaine. « Ils avaient des revues en fromage » ironise Nicole. haut fonctionnaire et conseiller d’Etat. « La vie familiale s’effrite avec le temps » dénonce Jean-Marie Delarue sous le regard médusé et non moins agacé des juristes scienceposards et assassiens. comme dirait Tonino Benaquista. Il a un avis sur tout. le mur sépare du monde. c’est « faire passer » un objet au bout d’une ficelle au « camarade » en-dessous ou au dessus. Donc là on est encore plus enfermé et c’est quelque chose qui rend encre plus fou. La prison. c’est « le maton qui téma ». en construisant des murs intérieurs. « Ta gueule ». le mur qui sépare ne sépare même pas vraiment. La disposition des prisons traditionnelles en panoptique. pour écouter et voir. pour communiquer. Ce n’est même pas un vrai mur. pour se faire respecter et pas être obligé d’se battre à tous les coins d’galerie ». « c’est voir sans être vu pour celui qui garde ». Et ces murs en fromage. fait que dans le globe central. mais on sait pas quand. Montrer son papier.Alors c’est ça le contact avec l’extérieur. Donc ça entraine des mécanismes d’autodestruction. » Alors c’est ça la prison Jacquot. un œil qui peut voir sans être vu. en bas. une planque de voyeurs avec des murs en fromage. il s’ « introduit » dans l’univers paranoïaque des plus anciens. Alors c’est ça la prison Jacquot. en galerie. Finalement. mais qui les sépare aussi. Une radio médiocre. Une paranoïa qui sépare progressivement les taulards du monde extérieur. On le « balance » en haut. « On est tout le temps susceptible d’être vu. pour pas que le maton les voit. Une observation permanente. Un œil qui voit tout. A la promenade. Le mur sépare seulement ce qu’il veut bien séparer. des journaux troués. des lettres ouvertes. 10 . Pire encore. en bâtiment en étoiles. des conversations téléphoniques espionnées et des parloirs aux oreilles même pas discrètes. On peut même plus faire marcher un yoyo. C'est-à-dire que des caméras sont partout et ceux qui regardent sur les écrans peuvent à tout instant balayer toute la détention et même les murs extérieurs. Mais dans les nouvelles taules. c’est fini le yoyo. dit Jacquot. On le fait « osciller jusqu’à ce que l’autre puisse l’attraper à travers les barreaux ». même pas une vraie « niche ». l’œil menace avec la complicité de la voix. Tout le temps. qu’est-ce qu’il a fait ? Le nouveau représente une menace comme tout élément insolite. au parloir. y a sur la cour de promenade des espèces de carreaux souvent obscurs. Alors ils se penchent un peu. dit la bouche aux taulards qui bavardent dans la chaine d’assemblage des chaises de paille. C’est qui le nouveau. Y a des tas de solutions pour voir sans être vu. Puis il y a le yoyo aussi. Donc y a le judas optique dans la porte. d’anormal ou de supplémentaire dans le train d’vie quotidien ». » Les yeux baladeurs séparent du monde extérieur mais aussi du monde intérieur. plus claustrophobe et plus agressif. ça rend « parano ». Le maton voit mais nous on l’voit pas. A l’atelier de paillage. la résistance c’est de soupçonner tout c’qui vient s’introduire d’insolite. à travers le judas et « son regard d’ombre et de silence ». Et laisse toujours ouverts quelques opercules. chuchotent en tordant la bouche sur le côté. Alors quand un nouvel arrivant débarque. à l’intérieur de la prison. Comme tu dis. anormal ou supplémentaire. on peut voir tout l’alignement et on sait que maintenant c’est devenu informatique et cybernétique. poreux dans un sens seulement. dans l’espèce de verrière centrale. en trouant les endroits qui l’intéressent. LE MUR DE LA HAINE « Sur un fond paranoïaque. à la douche et même dans la taule. Il doit « montrer son papier » lors de la promenade collective. « Non seulement y a des barreaux aux taules mais y a des grillages. partout. Il sépare les taulards entre eux quand ils essayent de communiquer. c’est « faire voir si on peut avoir une côte. Le yoyo. On l’appelait « Jacquot le sage ». « c’est mal barré ». après avoir montré les papiers. le désir de vengeance et des sentiments très négatifs transformés en discours de vengeur ou de je ne sais quoi d’autre qui font que à c’moment là on enferme encore les gens alors qu’ils sont déjà enfermés. si je montre que j’ai peur. Pour montrer que j’suis pas moi-même un pointeur. les boucsémissaires préfèrent « l’isolement ». les « bouc-émissaires ». L’affaire est sortie parce que Pascal faisait son groupe de parole où il a eu l’info par les détenus qui lui ont dit : « Ah oui oui. celui qu’on va mettre à l’écart. des murs invisibles qui isolent dans l’isolement. S’il est pas informé des us et coutumes. S’enfermer dans la taule ou s’enfermer dans la violence des autres. le pédophile. balances et pointeurs deviennent. les « pointeurs ». Mais il était judoka avant de tomber. le pédéraste. » Mais ça c’était un truc pour me tâter. on s’ra pas trop emmerdé. et les murs invisibles dont tu me parles Jacquot. pendant la conférence « Prison et réinsertion » : Quand on est pointeur. l’agresseur sexuel. » Les trois ils sont allés aux douches. c’est un criminel sexuel. » « En termes de taule ». « Si par exemple. C’est la seule solution. y en a trois qui l’ont eu. Soit on sort de sa cellule et on crève à cause du contact. ça vous intéresse ? » Les mecs : « Ouai. voir pire. il faisait un groupe de parole à l’époque à la prison de Bois-d’Arcy. il était du bon côté du mur invisible. c’est la peste émotionnelle qui déferle. Pascal. Y avait trois cacous dans la promenade. on refuse de lui serrer la main. le père incestueux. un « terme générique » pour désigner le violeur. » Jacques a très vite montré ses papiers. on va lui demander pourquoi il est là. il s’est battu six fois en l’espace de quelques semaines. « Si on a ça. si je m’excuse. Homos. En taule aussi il y a des catégories. » J’ai dit : « Le premier qui m’assimile il déclenchera une catastrophe. il est devenu arbitre et juge des conflits entre taulards. Et le « pire ». » « D’accord Jacquot j’ai compris. c’est bien fait pour sa gueule cet enculé ». qu’on enferme entre quatre murs invisibles : « La haine. il va ramasser tout hein. le désespoir. c’est grâce à un maton. » Jacques. Mais la paranoïa. un pointeur. Alors il serrait la main aux pointeurs. la violence et la rage. c’est que pour les pointeurs ? Pourquoi tu parles toujours des 11 . ces « murs intérieurs » sont « extrêmement dangereux et puissants » car ils « aggravent les murs de pierre ou de métal. C’est ça aussi la prison. les braqueurs. c’est l’autre. le violeur des Yvelines. Le bouc émissaire en prison. les « balances ». je commence à être montrer à l’index et après va falloir que j’me batte. Les mieux lotis sont les casseurs ou encore mieux. » « Je dis tout l’temps ça. Ils sont plus durs. comme on dit dans le jargon. » Par contre. Du côté de ceux qui ne se font pas violer dans les douches ou tabasser dans un coin de galerie. il y a deux solutions. des coups. que les murs de pierre ne sont rien d’autre que la pétrification de notre absence d’idée. Soit on reste enfermé dans sa cellule pour ne pas se faire tabasser et on crève de l’absence de contact. Si je flanche.« Un d’mes camardes qui était hautement représentatif de la voyoucratie m’a dit : « Mais Jacquo. on appelle ça « un enculé ». Jean-Marie Delarue le dit bien. Le maton il dit : « Le violeur des Yvelines il va aux douches là. l’exhibitionniste. Alors il s’est fait respecté. la haine. A son arrivée en prison en 1957. Selon Jacques. Encore plus mal barrés. voilà. Et même plus. Le mur de pierre. il va être assez idiot pour le dire. Ça va parfois jusqu’au viol. le maton a fermé et tous les trois ils l’ont tabassé et violé. alors ? » « Fais attention tu pourrais être assimilé. si on est homosexuel (comme si c’était un crime). Des insultes. on y va chef. Bien souvent. Le pointeur fait partie de la catégorie des « bouc-émissaires ». tu dis bonjour aux pointeurs ? » J’ai dit : « Oui. Et là. Une perspective d’espoir c’est la vengeance. « Alors. Impassible comme un agent secret. il n’aime pas. il est partout. on s’en fout. homos. Au fil des jours. Pas assez de relations avec des gens qui vous aime et qu’on aime. des années. l’amour. » Et puis la haine s’accumule. c’est le gros dur sans le cœur tendre. Donc une souffrance monstrueuse qui fait que tout ce qui est affectif devient une douleur. Il ne touche pas. Il ne laisse personne regarder à l’intérieur. L’absence d’amitié. passage au mitard. des semaines. contre le chagrin et le désespoir. la carence sexuelle.autres ? Parle-moi de toi. vivant »3. » Alors pour pas dire « je ». ça va aller tellement loin que ça va faire que comme on s’méfie de tout ce qui est affectif. promenade sans soleil. Et puis. Je crois même que ça m’ « indigne » comme dirait l’autre. Mais Jacques il ne dit pas le mot « amour ». C’est le seul endroit qui lui reste. face à toute cette violence et cette haine qui dégueule de partout. C’est une généralisation qui est le piège de la haine. gendarmes. » Alors il se « rétracte autour de lui-même » et il « s’enferme dans cet espèce de mur d’inaffectivité ». braqueurs. moi j’vais vous détruire. Il dit « aimer » de temps en temps. Alors c’est ça aussi la prison Jacquot. de tes murs. Et puis ça fait mal l’amour. c’est un mec. Et « affectivité ». il s’infiltre dans les cœurs. Et le youv. Rarement. C’est ça la prison Jacquot. Je pense que les gens qui racontent leur vie se prennent pour le centre du monde. Mais surtout. Mais elle est où la dignité là-dedans ? Elle est où la liberté ? Les droits de l’homme ? J’en sais rien. le mec qui ne ressent rien. ils appellent ça dans le jargon le « présent. « Y a la carence affective. Présent et vivant. on va s’la jouer voyou dans notre langage verlan de verlan. « C’est pas raconter ma vie qui m’intéresse. Et tu m’expliques que ce mur de la haine. fouille au corps. » Le youv. rupture par courrier. Mais c’est une globalité. qui réduit les hommes à moins que leurs fonctions vitales. Il ne fait confiance à personne. une institution d’état dans laquelle le bien et le mal prennent un coup de gnôle en regardant la haine violer les corps et les âmes. quand les matons font « l’inventaire » à sept heures du matin. Il ne sent pas. » « Y a pas d’mal à s’protéger d’la haine en étant en colère. Ça me fous la chienne ce que tu me dis Jacquot. à chaque humiliation dans les taules. il sent rien. pointeurs. 12 . surveillants. il n’y a pas que la souffrance. surtout les voyous… la haine de la société. policiers. contre la douleur. juges et compagnie qui est d’ailleurs totalement inadéquate puisque on en veut à des gens qui ne nous ont rien fait. 3 Propos rapportés par Jean-Marie Delarue lors de la conférence à Sciences-Po. La frustration. qui est une colère permanente voir de la rage parce que la rage c’est une colère impuissante. Des trucs qu’il y a dans les « pays développés ». Le reste. Il sépare les gens en catégories. Elle gagne du terrain à chaque virée dans les douches. des trucs comme ça. Donc là y a en place un mécanisme de défense qui est d’la haine. « civilisés ». tu dis « voyou ». Vous m’avez détruit. Trop de gens passent par là tous les jours. on s’la joue youv. Et dans ce rien. Voilà. Et ça c’est presque tous qui ont ça. Y a pas de mal à se protéger de quelque chose qu’on ressent comme une injustice complètement inadaptée par rapport aux fait qui en réalité ont été commis. D’ailleurs. censure du porno sur canal le premier samedi du mois et coup d’œil dans les murs en frometon. Le youv. Une grosse machine qui sécrète de la violence par la violence. balances. la haine des représentants de l’ordre. Parce « y a pas d’mal à s’protéger d’la haine en ayant d’la haine. L’absence d’amour. s’enfermer dans un espèce de mur de haine. Il y a aussi « les sentiments positifs ». ça implique progressivement un mécanisme de durcissement pour lutter contre la souffrance. c’est parce qu’un jour il s’est regardé dans la glace et là il a compris. les chiottes. la réinsertion. D’ailleurs. Il n’avait jamais été au mitard. Raconte-moi ce qu’on ressent quand on sort à l’air libre. Comment on se réinsère dans tout ça. et je te demande avec un nœud dans le bide et un peu d’espoir dans la voix. la résilience. il n’a pas vu son visage. comment on fait des gosses. pour pouvoir se raser. Et ça y en a beaucoup qui l’ont tu vois. quand il est rentré il avait vingt ans. Tu sais. La terreur de la liberté. dans la vie. un ami de Jacques et Nicole. il a 13 . Alors Maxime. n’a passé que trois et demi en taule. A cette époque. Des armes. qui te donne l’image du corps morcelé. Raconte ce qu’on ressent quand on baise une femme et qu’on se fait un bon gueuleton avec les copains. A dix huit ans on a une gueule de gamin. Raconte-moi comment on bouffe la vie. pas celui de la promenade. c’est déjà énorme ». comment on savoure la liberté. « Et là. » La peur de sortir. on sait pas c’qui s’est passé dans sa tête. j’aurais l’impression de draguer ma mère. ils le disent pas mais c’est quelque de chose de très fort. Ça commence en affrontant son reflet dans un miroir. « ils ont mis les douches. Comme dans Sailor et Lula. Il est entré en taule avec une gueule de gamin. il lui a craché dessus. Parce que ça peut devenir des objets coupants. c’est un petit rectangle qu’on achète à la cantine. comment on retrouve les potos. voir de suicides quelques jours avant la sortie car y a l’angoisse de la libération. Il est ressorti à cinquante deux ans. Pour la première fois. « Enfin. les « nanas » de vingt ans. Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort. il a injurié le directeur. qu’est-ce qui se passe quand on en sort de la prison ? Quand la violence s’arrête. racontemoi comment on aime encore plus après. la peur d’« affronter le monde extérieur ». hein Jacquot ? Y a la résilience. Il est sorti à trente ans avec une gueule de mec de trente ans. « Au moment de retrouver sa liberté. comme dans Sailor et Lula… L’HOMME DE METAL « La sortie est une menace. quelques années après sa sortie. il n’y en a pas de miroir. Tu sais. Même dans les nouvelles prisons QHS (Quartier de Haute Sécurité). « il s’est pris des râteaux !» Quand on lui reprochait ses penchants pour les jeunes femmes. qui est tombé à vingt ans. Farid n’avait jamais eu d’ « incident ». » Farid. tu peux prendre une douche et puis aller aux toilettes comme tout un chacun dans une chambre d’hôtel mais y a toujours pas d’miroir. C’est comme son ami Maxime. y a beaucoup de tentatives de suicide. les « zaminches » comme tu dis. » Le miroir en taule. « Un petit rectangle comme ça. rectifie Jacques. il l’a traité d’enculé. ni avec les matons. Parce qu’en taule. ça a été la terreur. « Maxime.» « Quand il nous a raconté cette prise de conscience. cette peur de sortir. que trois ans et demi.Mais je ne sais pas comment te le montrer. Quand on passe de l’autre côté du mur. Alors je me demande Jacquot. le vrai « air libre ». ni avec personne. Il devait sortir au mois de juillet 2003. » Alors Farid s’est retrouvé au mitard et sa sortie a été repoussée au mois d’octobre. » Alors Jacques. Boris Cyrulnik il parle de ça. La prison prépare à ça. C’était un taulard sans histoire. quand il est sorti il avait toujours vingt ans. Allé Jacquot. pendant onze ans. C’est écrit dans ses missions. Ils l’expriment pas. » Alors il draguait les jeunes femmes. panique de panique. à part avec ces ridicules hochements de têtes compassionnels et ce silence qui ne veut pas dire grand-chose. Tu te vois plus. Maxime répondait : « mais moi j’peux pas draguer une fille de mon âge. du désespoir et de la haine qui dressent les taulards les uns contre les autres. ils sont dans l’illusion déjà d’la liberté tu vois. ça peut être le voisin de cellule qu’on ne peut saquer ou le taulard à qui l’on passe le pied de chaise sur la chaine d’assemblage. Les gestes de la vie quotidienne sont soumis à la volonté d’un tiers ». Parce que le temps est infini et n’en finit pas. La réinsertion. à la douche. Quand Nicole disait. culinaire. Et demander à des gens qui ne sont pas forcément « bienveillants ». Mais il reste un mur qui résiste même aux explosifs. « Mais y avait rien qui passait ». L’autre. les meufs. t’as été tenu. pendant vingt ans. de la relation avec l’autre. Et l’autre. il faut demander la permission. Car la prison leur retire tout ce qui peut les rendre « autonome ». renchérit Nicole. mais il ne ressentait rien. Pour aller aux chiottes. L’autre est là. 14 . » C’est ça la sortie de prison. c’est surtout le maton. La relation avec l’autre ils peuvent plus l’avoir parce que pendant des années. C’est remettre un chat d’appartement sur le bord du trottoir. » En prison. Ce qu’on ressent quand on sort de prison ? C’est simple. C’était un « bon coup ». il en a baisé des meufs ». acheter un bouquin. envoyer une lettre. Il baisait comme un « robot ». il s’impose. Mais c’est pas un truc qui te fait grandir. La prison repose sur la dépendance explique Jean-Marie Delarue : « La prison est une très forte dépossession de soi. des clopes et même les fumer. Et en fait. c’est un truc de gamin ou de vieux. « Jacques. Celui dont on est dépendant. sortir en promenade. passer un coup de téléphone. On ne cuisine pas. de la violence. Qu’il n’avait plus vingt ans. » Et les meufs elles aiment bien ça les voyous. Jacquot. un « pro au niveau sexuel ». prendre un doliprane.compris qu’il avait cinquante huit ans. enfermé. du jour au lendemain. Les prisonniers sont une population de désaffiliés » ajoute Jean-Marie Delarue. sans matons pour vous donner la potée. C’est le mur humain. « Il faisait ça bien quoi ». tu en tires un. Et le dicton le dit bien. Il est sous le regard des autres. C’est sortir des murs de la rage. Parce qu’en taule. t’avais pas d’clé. Vous ne pouvez pas échapper à l’autre. Dans un espace sans mur de pierre. « La dépendance d’autrui est constante et arbitraire. L’autonomie financière. Car pour Jacques. Y en a une qui lui a dit un jour. C’est pour ça que quand les mecs ils sortent. Quelle salope. de métal. t’étais à la botte tu vois. On mange ce qu’on nous sert et on se fait balader dans la cour. qui entraine la perte de la personnalité. tu bois un coup. de grillages et de barbelés. on ne choisit pas l’autre. tu ne muris pas. Alors on se crispe sur le moment où on est entré en se déterminant pour reprendre là où on en était quand on sortira. Le mur de l’inaffectivité. ils étaient que tournés vers eux-mêmes. boire un verre d’eau. » Ça l’a rendu furieux. Nicole s’emporte : « Comment veux tu après des années raffronter un extérieur ?! Pendant trois ans. Votre corps ne vous appartient plus. C’est balancer une population de désaffiliés dans la société. Tu vois. on ne « murit pas ». finalement l’autonomie sociale. on ne conduit pas. Après. Pour tout et même le reste. un bon « technicien de l’amour » dans une partie de jambe en l’air qui ressemblait plus à un cours de plomberie qu’à un moment de tendresse. de briquettes. « tu aimes tout le monde mais tu n’aimes personne. C’est un mécanisme de résistance pour ne pas crever moralement. Mais l’autre. Alors Jacques les a baisées. infantilisé. ça s’passe très mal. c’était vrai. Y a des murs intérieurs qui se sont construits par le fait d’être en stagnation dans un lieu immobile où y a pas d’vie. Et la dépendance. « c’était toutes des salopes ». « quand tu sors. vestimentaire. on ne ressent rien. En prison. tu étais pas maître de toi-même. tu es bloqué à l’âge de ton arrestation. de la tendresse. je me ferais rat. Mais il a commencé à picoler. On était là. Et il a continué à picoler. on lui a supprimé son permis. dans ses cours. […] Mais vous ne savez pas ce que c’est. On ne sait pas pourquoi. Il a pas pu se 15 . Mais il peut pas donner. Je disparaitrais dans le mur ! […] Solange. Farid. il était pas tout seul. Je ne peux pas toucher les choses. Il était souvent furieux Jacquot sans que les copains comprennent pourquoi. il était au téléphone. l’homme devient un mur. de la vengeance. à « boire grave grave ». Elles me font peur. Il a rencontré une étudiante là-bas. Ecoute la vie. c’est très dur. Les femmes qui sont ici ce soir. Donc quelqu’un qui va te montrer d’la sympathie. Il en a besoin mais il peut pas donner. Parce que si toi tu t’es enfermé pour ne rien ressentir donc ne pas souffrir. Le mec qui sort de prison. Pas moyen. On veut donner mais on ne peut pas. deux sœurs prostituées. c’qu’il veut c’est qu’on lui foute la paix. Son frère est mort. Il bossait et tout. Pas moyen. » « Pour créer une relation. un frère clochard au sentier qui s’est mis dans une poubelle de vêtements pour se protéger du froid. Pendant des années. La nana elle a des attentes mais le mec lui. il était entouré. Encore une salope. D’abord. qui monologue. il « avait été trop démoli ». pour qu’il parle de la taule. » Jacques le résume en une phrase. Solange par exemple. de la haine. la punition. » Nicole essaye de comprendre. le suicide à la boutonnière : « Seulement voilà. Je ne peux même pas désirer. Parce que chacun est enfermé. Peur ! Peur ! Solange. ce n’était qu’un ancien taulard. et on lui disait : « Jacquot. l’enfermement. Parce que pendant des années. Et bien si je restais cinq minutes avec elle. je ne peux pas avancer les mains. Mais il s’est fait « entubé ». On ne demande pas. Rien ne passe. s’infiltrer. Puis un chauffard lui est rentré dedans avec un camion. Après tout. Farid est tombé à trente ans en taule. Mais c’est pas dit comme ça. » Ça me fait penser à Maurice Ronet dans le Feu Follet de Louis Malle. quand je touche les choses. « il peut pas tendre les bras. je ne peux pas te toucher. Il ne faisait que ça. Parce qu’en même temps il veut retrouver un potentiel affectif. il a travaillé comme un fou.celle qui lui a dit après une journée entière de fornication top niveau : « on a fait l’amour toute la journée mais elle était où l’affectivité ? Tu n’apportes rien ». Il a déménagé dans un hôtel miteux à la Plaine Saint-Denis. l’infantilisation et la déresponsabilisation. Et c’est alors que sorti des murs. nous on était là. c’est ce que Farid a fait quand il est sorti de prison. » On touche mais on ne sent rien. D’ailleurs. « Quand il est sorti. quelqu’un qui va briser ce mur. Il s’est « clochardisé ». Famille nombreuse. recevoir dans ses bras et être dans les bras. Les éboueurs. Tu es la devant moi. Ça l’a rendu furieux aussi. je ne sens rien. « C’était un bosseur. C’est le mec qui était en tort. » Essayer avec la mort. Je ne peux pas les désirer. « Quelqu’un qui t’aime ça devient une menace. Alors je vais essayer avec la mort. tu es la vie. Il était « complètement déchiré ». Je crois qu’elle se laissera mieux faire. de l’amour. il te menace et il t’agresse. Mais comme Farid avait picolé. ne pouvoir mettre la main sur rien. il a pas pu donner. du désir ou quelque chose d’affectif devient une menace potentielle car ça ne peut que cacher quelque chose de négatif. tu prends des moustiques pour des avions à réaction. Il s’est fait largué. de la racaille blanche. puis les mecs sont passés. J’veux dire. la sanction. Je ne peux pas vouloir. il te fait peur. Je sais pas pourquoi il est tombé. Puis Jacques l’a invité à la fac. il était clochard sur la place des Vosges. il veut retrouver une relation. Il était trop tard. Il a « pété les plombs ». On lui a fait rencontrer des gens mais ça a pas accroché. c’est atroce. Son employeur ne l’a pas payé. travailler. il passe quinze minutes à leur faire des « bisous ». Récidive. « Ça a fait un patacaisse énorme. « comme à l’atelier ». Et Jacques fait passer le message à travers les murs. Jacques a fait le calcul. « la défonce ». Les journaux titraient : « un prof en prison ». pendant cette conférence à Sciences-Po : « Ceux qui s’en sortent. C’est l’émission la plus écoutée dans les prisons. double docteure en philosophie et théologie et médecin à la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis. C’est ça la liberté pour Jacquot. Trois semaines à la Santé. « Ça a même été voté. « Foucault et tout ça ». Et alors. on les mets dans des taules pour femme ou pour homme ? A la fin de l’émission. c’était comme les femmes. la psychiatrie. Il est allé à la fac. Il considérait que « y a que les taulards qui peuvent parler de la prison. Il a passé « vingt trois ans dans des murs subjectifs ». Il critique les keufs et parlent de meufs aussi. Parce que pour Jacques. Que c’était ignoble. qu’il « continuait sa peine de onze ans ». Surtout. Alors au moment du procès. il donne les dernières nouvelles. Et puis surtout. Car onze ans. Il faisait des « manifs situ » et avec les copains et les « intellos ». celles de Riton le Kepon entre autres. cahier des revendications des mutineries de l’année 1971 ». Mais la politique. Jacques s’est fait arrêté une deuxième fois. Alors c’est vrai ce que disait Anne Lécu. le mercredi soir. les transsexuels. Il est même devenu prof. » Jacques. alors qu’il occupait l’ambassade d’URSS en protestation contre l’internement de Léonid Pliouchtch. En trois ans et demi. Sa peine de vingt ans même. ils militaient au GIP. reçoit des intellos pour parler de la taule. C’est l’autre. ils l’ont pas viré ». Avec Nicole. dans « l’entraide ». c’était sa remise de peine pour bonne conduite. Rebelote. un roman. les zaminches. mais il ne ressentait pas grand-chose. A sa sortie. Des meufs en taule. Il anime une émission de radio. ce sont ceux qui avaient les moyens de s’en sortir au moment où ils entrent. il s’en est sorti. 16 . les copains sont passés entre les mailles du filet mais lui et Walter Jones sont retournés au trou. dans la « fraternité ». de 20h30 à 22h30. le Groupe Information Prisons. Il arrive même à ne plus « dormir côté mur ». Jacques et les copains de Marge se sont faits « tapés par les gros bras de l’ambassade ». Ils faisaient des brochures : « Les intolérables. il a écrit un bouquin pour expliquer tout ça. Il eut l’impression que c’était hier. Et finalement. Jacques en faisait beaucoup. Et les collègues de la fac ont découvert qu’il avait fait onze ans de taule. Il n’a pas essayé avec la mort. « la prostitution ». une revue pour élargir le débat et parler de tous les « enfermements invisibles ». on peut dire qu’il « va bien ». l’inaffectivité. Des transsexuels aussi. Puis Serge Livrozet est sorti de taule. les fantômes sont ressortis du placard. ils ont traversé tout ça. ça traverse les murs. il lit des lettres de détenus à l’antenne. de la centrale de Melun. Il a fait une psychanalyse. la liberté c’est comme le sexe. vachement radicaux et tout. ça se fait avec l’autre. il eut l’impression qu’il n’était jamais sorti. Ça s’appelle L’homme de métal. Surtout Jacquot.reconstruire. le Comité d’Action des Prisonniers. Dans la « lutte ». Toujours la tête penchée sur la droite et « la gueule de travers ». il salue les potos. et il y répond à l’antenne. Puis ils ont créé Marge. Il avait été trop démoli par la taule ». Tu sais c’était tous les trucs après 68. ça se fait à plusieurs. Ras les murs sur Radio Libertaire. en 1976. » Alors le GIP s’est arrêté et Jacques et les copains ont rejoint le CAP. il a fait de la politique. « l’infamant casier judiciaire ». comme un fou. Bah oui. Le CAP s’est arrêté. Les ondes c’est bien. Ils ont voulu le virer de la fac » rapporte Nicole en sortant les archives de journaux de son bureau. Aujourd’hui. le pédophile. beauf. ami Relou : Verlan de lourd Taule : aussi « tôle ». prison ou cellule de prison Téma : Verlan de mater. il est souvent victime d’abus sexuels lors de sa détention. l’agresseur sexuel. Ouf : Verlan de fou Pointeur : terme générique pour désigner le violeur. Cachot. renforcé par le suffixe ard. l’exhibitionniste. le pédéraste. désigne un individu peu réfléchi. Poto : pote.Annexe : Le petit dictionnaire du youv à l’usage des honnêtes gens Cacou : Se dit aussi « kéké ». Chelou : Verlan de louche Cimer : Verlan de merci Demèr : Verlan de merde Enculé : voir « pointeur » Joisebour : Verlan de bourgeoise Kepon : Verlan de punk Keuf : Verlan de flic Maton : Du verbe argotique mater (« regarder »). regarder Teté : Verlan de tête Youv : Verlan de voyou Zaminches : les amis 17 . En termes de taules. gardien de prison Meuf : Verlan de femme Mitard : De l'argot mite (« cachot »). le père incestueux. cellule d'isolement pour punir les détenus en prison. « enculé » et comme l’indique son nom. copain. 20 mars 2013) 18 .Jacques Lesage de la Haye (Café L’art et thé. 20 mars 2013) 19 .Ras les murs (Radio Libertaire. Top horaire (Radio Libertaire. 20 mars 2013) 20 . 20 mars 2013) 21 .La lettre de Riton le Kepon (Radio Libertaire. Nicole et son mur d’archives (Noisy-le-Grand. 23 mars 2013) 22 . « Un gangster-psychologue » dans 24 heures du 26 septembre 1982 (Noisy-le-Grand.Archive de Nicole. 23 mars 2013) 23 . « Un professeur qui venait de l’ombre » dans Libération du 30 octobre 1976 (Noisy-le-Grand.Archive de Nicole. 23 mars 2013) 24 . 23 mars 2013) 25 . « L’infamant casier judiciaire » dans Rouge du 2 novembre 1976 (Noisy-le-Grand.Archive de Nicole. 23 mars 2013) 26 . « L’infamant casier judiciaire » dans Rouge du 2 novembre 1976 (Noisy-le-Grand.Archive de Nicole. 23 mars 2013) 27 .Archive du CAP (Comité d’Action des Prisonniers). octobre 1976 (Noisy-le-Grand. Amitié libertaire d’Henri Cartier-Bresson (Noisy-le-Grand. 23 mars 2013) 28 . 23 mars 2013) 29 . les peinture d’un de leur « copain ». ancien détenu (Noisy-le-Grand. Au centre.Lectures de Nicole et Jacques. les peinture d’un de leur « copain ». 23 mars 2013) 30 . Au centre. ancien détenu (Noisy-le-Grand.Lectures de Nicole et Jacques. Dédicace à Jacquot : « A celui qui sait faire tomber les murs de nos prisons psychologiques » (Noisy-le-Grand. 23 mars 2013) 31 . 23 mars 2013) 32 .Une affiche de Nicole et Jacques (Noisy-le-Grand.