la République de Platon, Alain Badiou

May 21, 2018 | Author: gmomeni | Category: Plato, Socrates, Philosophical Science, Science


Comments



Description

Au fond, il ne faut qu’un petit effort pour imaginer Socrate commenter une interview de Sophocle («Alors, Sophocle, où en êtes-vous, côté sexe ?»),faire référence à Nietzsche ou Hitler, citer Mao, se moquer de «ceux qui sont toujours fourrés chez leur psy» ou fustiger les riches, qui, peu soucieux de «pensée et justice», veulent surtout «être en forme», «soigner d’avance toutes les maladies qu’ils risqueraient d’avoir, et sont terrorisés dès qu’ils ont envie, inexplicablement, de se gratter le mollet». Comme Platon a beaucoup fait parler Socrate, il est tentant d’envisager ce qu’il eût pu dire en d’autres occasions, sur d’autres sujets, à d’autres époques. Et comme il parle d’une certaine façon, avec ses tics, ses ruses et ses réfutations diaboliques - qui conduisent l’interlocuteur à opiner du bonnet, «oui, Socrate… certainement Socrate», - il est tout aussi excitant de le pasticher. A l’inverse, si l’on veut savoir «ce qu’il a vraiment dit», ou s’en approcher, on n’a que le recours à la lecture réitérée des dialogues platoniciens, à la traduction, l’interprétation : la tradition philosophique le fait depuis vingt-cinq siècles. Presbyte. Dans la République de Platon, Alain Badiou n’a opté pour rien de tout cela. Il n’a pas donné une nouvelle traduction de l’œuvre du philosophe grec, n’a pas livré un commentaire, n’a pas écrit une parodie, n’a pas «détourné» le texte en le truffant d’anachronismes. Mais il a mis six ans à faire ce qu’il a fait - une «œuvre» qui ne correspond à aucune catégorie familière. Dans la République de Platon, il y a toute la République, mais il n’y a aucune phrase de l’ouvrage de Platon qui soit restituée telle quelle. Approche, à la fois myope et presbyte, qui donne un «objet rare» : la République de Badiou, dira-t-on, établie avec le concours de Platon, d’où la pensée du philosophe, professeur émérite à l’ENS, émerge de façon encore plus nette que dans ses autres livres. Armé de ses «chères études classiques», du dictionnaire Bailly et de quelques traductions (Chambry, Robin, Baccou), Badiou se confronte d’abord avec le texte platonicien. «Je m’acharne, je ne laisse rien passer, je veux que chaque phrase […] fasse sens pour moi.» Ensuite, sur «la page de droite d’un grand cahier de dessin de chez Canson» - il en remplira 57 , il écrit «ce que délivre [en lui] de pensées et de phrases la compréhension acquise du morceau de texte grec dont [il] estime être venu à bout». Puis il révise ce premier jet, et rédige la nouvelle version sur la page de gauche. Enfin le manuscrit passe dans les mains d’Isabelle Vodoz, laquelle le «peigne», le corrige, en fait un fichier informatique et le retourne à l’auteur, qui le peaufine jusqu’à la version finale. «Souvent, je m’éloigne d’un cran de plus de la lettre du texte original, mais je soutiens que cet éloignement relève d’une fidélité philosophique supérieure.» Une telle «fidélité» incite Badiou à ne respecter ni l’ordre ni la division en 10 chapitres de la République, à introduire un personnage féminin, Amantha, «sœur de Platon» (qui dit «fasciste» au lieu de «tyran»), à jouer d’une liberté totale dans les références («si une thèse est mieux soutenue par une citation de Freud que par une allusion à Hippocrate, on choisira Freud, qu’on supposera connu de Socrate»),à survoler l’histoire («pourquoi en rester aux guerres, révolutions et tyrannies du monde grec, si sont encore plus convaincants la guerre de 14-18, la Commune de Paris ou Staline ?»),à rendre «Idée du Bien» par «Vérité», «âme»par «Sujet», «Dieu»par «Grand Autre», et «Cité idéale» par «politique vraie, communisme et cinquième politique». Si Badiou était traducteur ou philologue, on le pendrait devant le portail de l’Académie. Mais il est philosophe et, en cela, légitimé à utiliser tous les outils possibles pour mener le «combat spirituel» qui vise à séparer opinions et savoirs et à s’approcher, bon an mal an, du «réel de l’être» et de la vérité. De plus, il est romancier et dramaturge. Aussi sa République de Platon se révèle être un coup de maître. Si on connaît très bien la République du Grec, on apercevra dans son «adaptation philosophique» toute la malice et l’inventivité de Badiou. Si on l’ignore, on lira la République de Platon comme un texte «premier», passionnant, alerte, drôle, «mettant en scène» de façon très contemporaine les questions clés de la philosophie, la lutte contre les sophistes et les manipulateurs de l’opinion, la justice, l’éducation, l’art, la discipline des corps, l’amour, la genèse de la société et de l’Etat, la critique des politiques timocratiques, oligarchiques, tyranniques, démocratiques… «Lumière». Platon nommait «philosophe» celui qui parvient à sortir de la caverne et, par une dialectique ascendante, passe de la trompeuse connaissance des ombres, puis des objets sensibles, à la vraie connaissance des idéalités mathématiques et de l’Idée du Bien. Badiou voudrait que tous - «les ouvriers, les employés, les paysans, les artistes et les intellectuels sincères» - suivent ce même parcours afin d’atteindre… l’Idée du communisme. Mythe éternel, que celui de la caverne, au sens… inépuisable ! Platon le décrit ainsi : «Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière ; ces hommes sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés, de sorte qu’ils ne peuvent bouger ni voir ailleurs que devant eux…» Et que lit-on chez Alain Badiou, pour qui ces reclus - «ce sera la même chose en mieux» - sont les «spectateursprisonniers du médiatique contemporain» ?Eh bien, ceci : «Imaginez une gigantesque salle de cinéma. En avant l’écran, qui monte jusqu’au plafond, mais c’est si haut que tout ça se perd dans l’ombre, barre toute vision d’autre chose que de lui-même. La salle est comble. Les spectateurs sont, depuis qu’ils existent, emprisonnés sur leurs sièges, les yeux fixés sur l’écran, la tête tenue par des écouteurs rigides qui leur couvrent les oreilles…» Alain Badiou publie sous son nom un livre au titre déroutant, La République de Platon. Dialogue en un prologue, seize chapitres et un épilogue. Un texte et deux auteurs ? Qu'a fait Badiou avec ce texte chaotique, bien connu des bacheliers, où Socrate affronte un sophiste sur la définition de la justice et invente à l'occasion une utopie communiste, l'allégorie de la caverne et le mythe d'Er ? Est-ce une traduction ? L'auteur avertit en préface que, s'il a lu Platon en grec, sa République n'est pas une traduction, elle en est un écho contemporain. Certaines phrases "sentent" pourtant la version grecque. C'est donc un effet de trompe-l'oeil. Aurions-nous affaire à un simple jeu culturel ? Voire à un canular ? Pour tous les normaliens qui ont traduit du grec jusqu'à la lie, l'anachronisme rigolard et cultivé est depuis Giraudoux une tradition : "Je suis comme le vieux Tolstoï", dit Socrate chez Badiou. Mais la modernisation de cette République est aussi une affaire sérieuse bien que souriante. Lacan, Marx et Shakespeare, la biologie moléculaire et les iPod entrent dans le texte de Badiou à côté d'Homère et des éternels potiers de Socrate. Cette équivalence des deux mondes, ancien et moderne, dans le propos philosophique, implique l'éternité et l'universalité d'une vérité immanente au texte de Platon, indépendamment de son ancrage anthropologique et historique et de sa matérialité verbale. C'est une vieille histoire. La prétendue éternité de Platon a toujours reposé sur des anachronismes volontaires. Badiou écrit une République politiquement correcte. Des filles de bonne famille accompagnent les amis de Socrate : la soeur de Platon, "la belle Amantha", est l'occasion de mettre une pincée de féminisme dans le livre. Et Socrate se réjouit à l'idée de draguer les filles au bal que donne la municipalité du Pirée, ce soir de fête. Juste drôle ? L'égalité sociale des hommes et des femmes qu'imagine Socrate dans sa cité utopique perd son sens, et devient chez Alain Badiou une affaire de sexe et de filles à poil dans les douches communes au sein d'une société majoritairement hétérosexuée : la nôtre. Il est impossible d'identifier ce livre en le lisant à partir du texte de Platon ; c'est une pieuvre socratique qui vous glisse entre les doigts et se retourne comme un gant. On passe du rire pour un anachronisme bien trouvé à l'exaspération pour une analogie abusive. Pitreries et choses sérieuses Une autre approche du livre est possible. Dans La République - l'ancienne -, Platon ne fait que transcrire les paroles de Socrate, seul narrateur. Tout le texte est à la première personne, les autres voix sont enclavées dans la voix de Socrate. Le coup de force - de génie, si l'on veut d'Alain Badiou consiste à avoir supprimé le narrateur et pris la place de l'auteur, désormais seul principe unificateur du texte. D'un dialogue platonicien dont l'unité était la voix de Socrate, Alain Badiou a fait un roman avec des personnages dont il est le seul maître, libre d'en faire les serviteurs de ses anachronismes. La première phrase du dialogue était : "J'étais descendu hier au Pirée avec Glaucon, fils d'Ariston, pour prier la déesse..." Le nom de Socrate apparaîtra quand son ami Polémarque lui adressera la parole. La première phrase du roman est : "Le jour où toute cette immense affaire commença, Socrate revenait du quartier du port." "Immense" est une intrusion de l'auteur qui évalue rétrospectivement ce qui est pour lui, aujourd'hui, un événement. "L'affaire", comme il dit. Mais il n'y a d'affaire ou d'événement que par le récit qui le définit et le clôture. Philosophe professionnel, Badiou confond le texte de La République, et son histoire postérieure, avec un événement qui en serait à l'origine et qu'il crée par un récit fictif. Le romancier a éliminé la voix de Socrate : il sera l'auteur de chaque pitrerie comme de ses anachronismes philosophiques sérieux. Platon, qui a disparu avec la voix de Socrate, dont il était le transcripteur, ne peut pas lui servir d'alibi. Comment appeler cette démarche ? Pourquoi pas un remake ? Le terme vient du cinéma et désigne un nouveau film qui reprend les principaux éléments de scénario, le récit et les personnages d'un autre plus ancien. En 1998, Psycho a été réalisé par Gus Van Sant à partir de Psychose, d'Hitchcock (1960). Personne n'imagine un remake de Psychose sans la scène de la douche, ni un remake de La République de Platon sans l'allégorie de la caverne ou le mythe d'Er. Le livre de Badiou s'appuie donc sur des séquences incontournables pour se livrer à tous les écarts que lui permet son statut d'auteur. Un remake est un lieu de mémoire, s'y déposent l'histoire du premier film et les commentaires qui ont suivi. Psycho est destiné aux cinéphiles ; pour bien lire "La-République-de-Platon" de Badiou, il faut non seulement avoir déjà lu celle de Platon - en grec ? - mais avoir aussi son immense culture philosophique et littéraire. LA RÉPUBLIQUE DE PLATON d'Alain Badiou. Fayard, "Ouvertures", 600 p., 25 €. Florence Dupont, latiniste Extrait "On a pourtant revu ça dans les années soixante du XXe siècle, rappelle Amantha. Certains groupes révolutionnaires prônaient une vie entièrement collective dans des appartements communautaires, avec une sexualité ouverte, publique, sans exclusive. Le désir avait par luimême raison, y consentir était ce qu'il y avait de plus moral. (…) J'envie parfois cette époque. - Tu n'as pas raison, dit Socrate. Non. Tout ça est funeste, tout ça ne mène à rien. Chers amis, moi, Socrate, je ne paierai pas ce prix pour la nécessaire dissolution de la famille telle qu'elle est. Non et non. Profitant de l'occasion qui m'en est donnée par Badiou, je m'élève ici solennellement contre l'interprétation de ma pensée par votre frère Platon." ("La République de Platon", page 278.)
Copyright © 2024 DOKUMEN.SITE Inc.