La dynamique des conflits en Afrique Centrale - Georges Nzongola

March 29, 2018 | Author: Pensées Noires | Category: Rwandan Genocide, Central African Republic, Democratic Republic Of The Congo, Rwanda, Hutu


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LA DYNAMIQUE DES CONFLITS EN AFRIQUE CENTRALE ACTEURS ET PROCESSUSCommunication de Georges Nzongola-Ntalaja Directeur du Centre de Gouvernance du PNUD à Oslo 14ième Congrès Biennal de l’Association Africaine de Science Politique Durban, Afrique du Sud, 26-28 juin 2003 19ième Congrès Mondial de l’Association Internationale de Science Politique Durban, 29 juin – 4 juillet 2003 1 INTRODUCTION Sur le continent africain, la région de l’Afrique centrale est une véritable zone des turbulences dans ce sens que sept de ses onze pays sont marqués par l’existence ou la sortie des crises violentes1. Quelles que soient leurs causes majeures, les conflits actuels en Afrique centrale connaissent de profondes transformations qui affectent aussi bien leur nature, leurs rationalités et leurs modes d’expression. Sous l’emprise de la mondialisation capitaliste et de l’échec des tentatives de démocratisation depuis 1990, ces conflits connaissent aussi l’apparition d’acteurs inédits qui les rendent inextricables et parfois difficilement repérables. Pour mieux les saisir théoriquement et empiriquement et élaborer les stratégies les plus appropriées pour leur règlement, il s’avère nécessaire d’en faire une analyse sociopolitique qui puisse permettre une compréhension plus large de la dynamique des conflits en Afrique tout entière. Selon la méthode de l’économie politique, l’analyse des conflits violents répond forcément à trois exigences, à savoir : (a) un examen approfondi de la structure du conflit, c’est-à-dire de l’interpénétration des facteurs politiques, économiques et sociaux sous-jacents ; (b) une connaissance suffisante des acteurs, et en particulier les intérêts qui les motivent, les relations qu’ils entretiennent avec le monde extérieur ainsi que leurs projets politiques et leurs atouts majeurs ; et enfin, (c) une description cohérente de la dynamique du conflit, y compris les événements qui déclenchent la violence, l’intensité de celle-ci, les scénarios possibles et les conséquences politiques, économiques et sociales du conflit. C’est sur base d’une telle analyse scientifique des conflits qu’il est possible de proposer les mécanismes de règlement du conflit ou des actions à court terme visant la cessation des hostilités ainsi que la transformation du conflit ou la construction à long terme de la paix. Dans les pages qui suivent, nous essayerons d’appliquer cette méthodologie à la dynamique des conflits en Afrique centrale, mettant l’accent sur les acteurs et les processus des conflits violents qui ont déstabilisé ou endeuillent encore cette région de notre continent. Pour mieux illustrer la dynamique des conflits comme conséquence inéluctable de la résistance des dirigeants autoritaires au processus de démocratisation dans une conjoncture de crises économique et politique, deux foyers de conflit sont examinés. Il s’agit de la crise en République Centrafricaine (RCA), ainsi que de ses manifestations violentes depuis 1996 jusqu’à ce jour, et de la guerre interafricaine en République démocratique du Congo, dont les antécédents comprennent l’échec de la Conférence nationale souveraine (CNS) congolaise et le génocide de 1994 au Rwanda. 2 PREMIERE PARTIE : LA CRISE CENTRAFRICAINE2 Les mutineries de l’armée centrafricaine, 1996-1997 Les causes profondes de trois mutineries de l’armée centrafricaine, du 18 au 22 avril 1996, du 18 mai au 5 juin 1996 et du 15 novembre 1996 au 25 janvier 1997, sont liées à la crise économique et à l’exercice du pouvoir d’Etat. Le processus de démocratisation amorcé entre 1988 et 1990 sur le continent africain avait suscité beaucoup d’espoirs parmi des populations ayant subi les conséquences désastreuses de l’autocratie des régimes à parti unique, tant sur le plan de la violation de leurs droits humains que sur celui de leurs conditions matérielles de vie. Dans ce contexte, l’avènement des régimes élus démocratiquement promettait de changer cette situation dans un sens beaucoup plus favorable à l’épanouissement des droits politiques, économiques, sociaux et culturels des peuples. Malheureusement, à part l’élargissement des espaces politiques avec l’essor de la société civile et la liberté croissante d’expression, de la presse et d’organisation, les transitions en cours n’ont pas produit des grands changements par rapport aux conditions économiques et à la conception de l’Etat en Afrique. Les structures économiques et politiques qui reproduisent la pauvreté sont restées intactes, et d’aucuns continuent de percevoir l’Etat sous l’angle de la « politique du ventre » comme la propriété des détenteurs du pouvoir politique et de leurs entourages, et non comme un système d’institutions impartial au service de l’intérêt général. En Centrafrique, l’élection d’Ange-Félix Patassé à la présidence de la République en 1993 ne fera que reproduire la trajectoire politique habituelle en Afrique, par laquelle des groupes sociaux définis principalement sur base ethnique ou régionale se succèdent au pouvoir. Cependant, l’ethnicisation du fait politique en RCA est un phénomène relativement récent. Barthélemy Boganda, le héros national, et les deux premiers chefs d’Etat centrafricains, David Dacko et Jean-Bedel Bokassa, sont reconnus d’avoir placé la nation au-dessus des considérations d’ordre ethnique. Malgré ses excès de brutalité et sa mégalomanie dévastatrice, on reconnaît au maréchal Bokassa sa contribution au développement des infrastructures économiques et sociales en RCA. Dacko, pour sa part, a perdu le pouvoir à deux reprises, le 1er janvier 1966 et le 1er septembre 1981, avant qu’il n’ait eu l’occasion de consolider son emprise sur l’appareil d’Etat, et ce particulièrement après avoir été remis à la présidence en 1979 grâce à la France par le truchement de l’Opération Barracuda. C’est avec le général d’armée André Kolingba, président de la République entre 1981 et 1993, que la politique d’exclusion basée sur le népotisme et le tribalisme se manifesta au grand jour en RCA. Les proches du général étaient pour la plupart des gens de son groupe ethnique, les Yakoma du Sud-est. La Garde présidentielle, l’unité d’élite de l’armée qui lui servait de garde prétorienne, était largement composée des Yakoma. Une fois arrivé au pouvoir en tant que président démocratiquement élu, Patassé, sous prétexte de rééquilibrer, commettra les mêmes erreurs que son prédécesseur, en s’appuyant sur des gens de la même origine ethnique ou régionale que lui. Les Yakoma 3 de la Garde présidentielle furent ainsi renvoyés à l’armée régulière et remplacés par des unités originaires du Nord, frontalier du Tchad, et plus particulièrement issues de son propre groupe ethnique, les Sara. En plus des revendications corporatistes liées aux arriérés de salaires et aux conditions de travail, le sentiment d'avoir été écartés du centre de rayonnement du pouvoir et ses avantages matériels avait certainement joué un rôle dans la mobilisation des anciens éléments de la Garde présidentielle lors du déclanchement de la première mutinerie le 18 avril 1996 au Camp Kassaï à Bangui. Cette mutinerie a été la plus courte et la moins violente de toutes les trois mutineries. Elle a pris fin le 22 avril suite à un accord entre les mutins et les autorités du pays relatif au règlement du problème des soldes impayés. Un mois plus tard, le 18 mai 1996, une deuxième mutinerie éclatera à Bangui. Celle-ci est, en toute vraisemblance, liée à l’irrésolution du problème des soldes et à celui de la discrimination dont les soldats yakoma se sentaient victimes. En effet, une des causes immédiates de cette mutinerie est le fait que ces derniers aient vu dans la volonté du Directeur de la Sécurité présidentielle de transférer l'armurerie du Camp Kassaï au Camp Deroux, à la Présidence, comme une tentative de les éliminer physiquement. Ainsi, les mutineries étaient-elles perçues d'une manière générale par les uns et les autres comme une guerre entre les mutins et la Garde présidentielle. La deuxième mutinerie a été beaucoup plus violente et dévastatrice que la première. Elle a causé une centaine des morts et plusieurs centaines des blessés, principalement au sein de la population civile, et entraîné la destruction du tissu économique et social de la capitale. La plupart des entreprises industrielles et commerciales ont été détruites soit par les obus soit par les pillages auxquels les militaires et les civils se sont livrés. Par conséquent, la mise à sac des entreprises et l'évacuation d'environ 3.500 résidents étrangers ont considérablement diminué le nombre d'emplois au sein du secteur formel, entraînant ainsi la mise au chômage de plusieurs milliers de personnes, avec des conséquences incalculables pour la santé et le bien-être de plusieurs milliers de familles centrafricaines. Aux revendications d'ordre corporatiste est venue s'ajouter une dimension politique, les mutins et une grande partie de l'opposition réclamant la démission du président Patassé. L'intervention des troupes françaises stationnées en RCA ne pouvait que sauver le régime et contraindre les parties en conflit de négocier le retour à la légalité. La mutinerie prit fin le 5 juin, suite à l'adoption d'un protocole d'accord politique (PAP) prévoyant, entre autres, une loi d'amnistie générale pour les mutins, la formation d'un gouvernement d'union nationale et un programme minimum commun (PMC) de gouvernement. Jean-Paul Ngoupandé, jusqu'alors ambassadeur de la RCA en France, a été nommé premier ministre du Gouvernement d'action pour la défense de la démocratie (GADD) le 6 juin. Un allié politique du président Patassé dans le passé, Ngoupandé était cette fois-ci devenu gênant pour certains milieux. Son souci de remettre de l'ordre dans 4 les finances publiques et d’améliorer le fonctionnement des rouages de l'Etat le mettra vite en conflit avec les barons du régime Patassé, déterminés à sauvegarder leurs privilèges. Etant donné l'absence de volonté politique pour s'attaquer aux causes profondes de la crise et résoudre le noeud du problème, c'est-à-dire, la mauvaise gouvernance, le pays ne pouvait pas sortir du marasme dans lequel il s'était plongé. Dans ce contexte, il y avait lieu d'être sceptique quant à l'application des accords conclus, ainsi qu'au respect éventuel des engagements pris lors des concertations ultérieures telles que les Etats généraux de la défense nationale (EGDN), dont les travaux eurent lieu du 19 août au 9 septembre 1996. La tenue de ses assises constituait l'un des principaux projets du PMC, aux fins de trouver des mesures rectificatives aux faiblesses des Forces armées centrafricaines (FACA). Cependant, la plupart des recommandations de cette conférence, celles notamment relatives aux salaires, primes de fonction, services de santé et éducatifs, ne pouvaient pas être appliquées, même au cas où la volonté politique ne faisait pas défaut, faute des moyens financiers. C’était justement le fait que les attentes d'une partie des FACA n'ont pas pu être satisfaites que celles-ci se soulèvent encore une fois le 15 novembre 1996. Cette troisième mutinerie a été la plus longue et la plus dramatique. Elle a eu pour caractéristique principale l'ethnicisation du conflit. Jusqu'alors largement inconnues en RCA, les tensions ethniques se sont manifestées tant au sein de l'armée que parmi la population civile: tentative de regroupement des résidents de Bangui suivant les régions d'origine, recours aux langues ethniques en lieu et place de la langue nationale, le Sango, et d'autres signes avant-coureurs des troubles ethniques. Une scission est intervenue au sein de l'armée entre d'un côté les «mutins», sous la direction du capitaine Anicet Saulet, et les «loyalistes» de l'autre, restés fidèles au pouvoir établi. La ville de Bangui se divisa en deux zones antagonistes, et le pays s'est trouvé au bord de la guerre civile. Cette situation a duré jusqu'à la fin de la mutinerie avec la signature, le 25 janvier 1997, d'un accord préalable à un pacte de réconciliation nationale, dont l'ensemble des dispositions sont mieux connues aujourd'hui comme les «Accords de Bangui». L’échec des tentatives de résolution et de transformation du conflit Une fois politisée, la grogne des militaires deviendra par la suite un conflit ouvert sur le partage du pouvoir entre le régime Patassé et l’ensemble de l’opposition politique. Car les mutineries ne furent qu’une manifestation, quoique brutale, de la crise de l’Etat en général et de la résistance des détenteurs du pouvoir à la démocratisation en particulier. Dès la première mutinerie, les partenaires extérieurs de la RCA se sont impliqués pour assister les uns et les autres à trouver une issue pacifique à la crise centrafricaine. Les acteurs les plus importants à ce égard furent, pour le système des Nations unies, le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) et pour le continent africain, les chefs d’Etat mandatés par le 19ième sommet France-Afrique de décembre 1996 à Ouagadougou. C’est aux derniers qu’on doit la mise en place d’une force d’interposition, la Mission interafricaine de surveillance des accords de Bangui (MISAB), 5 et la création du Comité international de suivi des accords de Bangui (CIS), avec le général d’armée Amadou Toumani Touré, l’actuel chef d’Etat malien, comme président. Quant au PNUD, sa réponse urgente à la crise centrafricaine et ses mesures d’accompagnement diverses au processus de réconciliation nationale en RCA constituent un bilan largement positif. Elles contribuèrent non seulement à prévenir une guerre civile en RCA en 1996-1997, mais aussi à soutenir une tentative de résolution de conflits qui permette aux Africains de résoudre leurs propres problèmes, mais avec une assistance ponctuelle limitée de la communauté internationale. Cependant, cette tentative ne fut qu’un succès partiel, comme nous le verrons plus tard, compte tenu de l’absence de volonté politique chez les acteurs nationaux de respecter les engagements pris pour résoudre la crise pacifiquement dans l’intérêt supérieur de la nation. On peut identifier quatre grands volets dans le programme proposé par le Bureau du PNUD à Bangui en réponse urgente à la crise. Il s'agit, en premier lieu, de l'assistance aux victimes de la crise, particulièrement les populations déplacées; en deuxième lieu, de l'appui à l'oeuvre du CIS; en troisième lieu, de la coopération avec le Ministère des Droits de l'homme, de la promotion de la culture démocratique et de la réconciliation nationale dans la préparation et la tenue de la Conférence de réconciliation nationale (CRN); et en quatrième lieu, de l'appui à la formulation d'un programme-cadre de bonne gouvernance. Bien avant la création du CIS, le PNUD avait eu à recourir aux services du général Touré comme personne ressource pour les EDGN, dont les travaux étaient également financés par le PNUD. C'était donc normal que l'homme d'Etat malien puisse revenir en décembre 1996 pour apporter sa contribution et son expertise à la recherche d'une solution négociée à la crise. Nommé président du CIS par le comité des chefs d'Etat dirigé par le président gabonais Omar Bongo, le général Touré s'est distingué par son savoir-faire chaque fois que le processus de paix risquait de connaître des dérapages sérieux. C'est ainsi qu'il était très bien respecté dans tous les milieux, même parmi ceux qui ne se sentaient pas particulièrement tendres envers le CIS et la MISAB. Cet animateur chevronné de la palabre, que ses proches aussi bien que ses admirateurs appellent «ATT», a su puiser de la sagesse africaine millénaire des proverbes riches d'enseignements et d'autres outils de la diplomatie préventive pour calmer les esprits et orienter les négociations vers un règlement pacifique du conflit. Si le CIS avait réussi à maintenir la paix à Bangui et à rapprocher les acteurs politiques pour un dialogue constructif, cela est dû en grande partie aux qualités personnelles exceptionnelles d'ATT. Voici comment un observateur attentif de la situation politique en RCA a décrit la façon dont ATT avait réussi à convaincre le groupe des partis politiques de l'opposition radicale de prendre part aux travaux de la CRN, du 26 février au 5 mars 1998 : « Toumani a été unanimement reconnu par tous les autres confrères comme un fin psychologue. Le coup le plus éclatant de sa mission en Centrafrique est d'avoir réussi à organiser au début du mois de mars dernier la Conférence de Réconciliation nationale. L'atmosphère paraissait difficile et les points de vue des différents protagonistes impliqués dans la crise étaient très divergents. Toumani réussit par ce coup de baguette dont lui seul détient le secret à organiser un forum de la dernière chance pour évaluer l'application des Accords 6 de Bangui. Le soupir de soulagement était à peine retenu. Le G11 convaincu de la bonne volonté du CIS décidera à la dernière minute de sa participation à la Conférence de Réconciliation nationale»3. Les thèmes principaux de la CRN sont sortis des fora préparatoires financés par le PNUD et réunissant les différentes catégories de la société civile, notamment les femmes, les jeunes, les ONG et les victimes des mutineries. Les travaux ont été organisés autour du problème de la pauvreté, du diagnostic de la situation politique, de la bonne gouvernance et des perspectives de développement à long terme. Ces thèmes devraient définir le cadre général dans lequel les Centrafricains pouvaient se retrouver pour interroger le passé, faire un diagnostic du présent et préparer l’avenir. Compte tenu d’une profonde crise de confiance existant entre les acteurs politiques, l’implication des autorités religieuses du pays dans la dynamique de réconciliation s’est avérée indispensable. Le pasteur Isaac Zokoué, doyen de la Faculté de théologie évangélique de Bangui, a présidé les travaux de la CRN. C’est lui qui fut, un an plus tôt, le rapporteur général du Comité de concertation et de dialogue. Les travaux de la CRN ont été couronnés par l’adoption, le 5 mars 1998, d’un Pacte de réconciliation nationale par lequel les signataires s’engageaient à promouvoir la bonne gouvernance et les droits humains, à utiliser la voie des urnes comme l’unique voie légale d’accès au pouvoir, à renoncer à la violence, à lutter contre la pauvreté et à s’unir pour reconstruire le pays. Les signataires lancèrent également un appel pathétique à la communauté internationale pour une assistance adéquate au ramassage d’armes de guerre disséminées à travers le territoire national. Contrairement aux accords antérieurs, pour lesquels un mécanisme de suivi au niveau national n’était pas prévu, le Pacte, de par son caractère exécutoire, prévoit la mise en place d’un Comité de suivi et d’arbitrage (CSA) « chargé du contrôle de l’exécution des engagements pris dans le présent Acte et de l’arbitrage des différends éventuels ». Pour l’opposition, la création du CSA répondait ainsi à la volonté de « tirer les leçons de l’échec des Etats généraux de la Défense nationale, du non respect par le Chef de l’Etat du Protocole d’Accord Politique (PAP) du 5 juin 1996, du Programme Minimum Commun (PMC) et des Accords de Bangui du 25 janvier 1997»4. Malgré le fait que la CRN ait doté d’une force exécutoire toutes les mesures, recommandations, et résolutions consensuellement adoptées au cours de ses assises ainsi que toutes les recommandations et résolutions faisant partie des Accords de Bangui, elle n’est pas à confondre avec les conférences nationales souveraines ayant marqué les transitions politiques d’autres pays africains, notamment le Bénin et le Mali. La CRN, à l’instar des manifestations politiques et religieuses qui l’ont marqué ou accompagné, a servi principalement de fonction symbolique. En tant que point de référence obligé du processus de réconciliation nationale, elle reste avant tout une réaffirmation de la solidarité nationale et du devenir commun des Centrafricains. Sur le plan pratique, par ailleurs, il s’agit plus d’une déclaration d’intentions que d’un programme d’action concret pour tirer le pays du marasme politique et économique. 7 Mais intervenant dans un contexte de manque de confiance entre les acteurs politiques, le travail du CSA, l’organe de suivi de la CRN, ne pouvait que souffrir. Mis en place le 11 avril 1998, le bureau du CSA a été contesté par le G11, sur base de l’argument que la manière dont il a été constitué n’est pas conforme aux textes réglementaires. Même si tout le monde se mettait d’accord sur la composition du bureau du CSA, d’aucuns s’interrogeaient comment cet organe pouvait accomplir sa mission sans moyens d’action adéquats et sans le moindre pouvoir de pénaliser ceux qui violent les accords conclus ou refusent de respecter les engagements pris. La résistance du pouvoir au processus de démocratisation Si le manque de respect pour les engagements pris est un défaut commun aux acteurs politiques africains, il est évident que les détenteurs du pouvoir retiennent la responsabilité majeure dans l’échec des tentatives de résolution et de transformation des conflits. En RCA, à l’instar d’autres régimes de la région et au vu et su de tout le monde, le président Patassé et son entourage s’étaient rendus coupables du blocage du processus de réconciliation nationale depuis les mutineries de 1996-1997. Qu’il s’agisse du partage du pouvoir, du processus électoral, ou de la restructuration des forces armées, le pouvoir usait de toutes sortes d’astuces pour rendre vains les gains réalisés par l’opposition dans les négociations sous la médiation internationale. Sur le partage du pouvoir, par exemple, il semble que les ministres de l’opposition et ceux proposés par les ex-mutins ne disposaient pas de moyens adéquats pour exécuter leurs mandats. Pour commencer, ils se retrouvaient pour la plupart des cas dans les ministères les moins importants. En outre, ils ne pouvaient nommer qu’un seul collaborateur, le chef de cabinet, le reste du personnel de cabinet étant composé des gens réputés fidèles à la majorité présidentielle. Cependant, malgré les menaces de l’opposition de retirer ses ministres du GADD, ceux-ci restaient souvent au gouvernement, pour plusieurs raisons, entre autres, le goût du pouvoir, le prestige d’être ministre, la politique du ventre. En ce qui concerne les échéances électorales, les décisions prises par les forums comme la CRN à ce sujet devraient, pour devenir exécutoires, être revêtues d’une couverture légale en forme des lois adoptées par l’Assemblée nationale ou des décrets présidentiels. Cette procédure a permis à la majorité présidentielle de constamment contourner des résolutions prises par consensus dans le but de renforcer sa mainmise sur le pouvoir d’Etat. Le débat sur le code électoral et la Commission électorale mixte et indépendante (CEMI) avait tourné justement autour de la mésentente entre le pouvoir et l’opposition sur les droits des uns et des autres. Quant à la restructuration des forces armées, le président Patassé était à juste titre accusé par l’opposition de faire montre de la mauvaise volonté. Suivant les recommandations des EGDN, il avait signé des décrets pour supprimer deux services prétoriens, le Centre national de recherches et d'investigations (CNRI) et la Section d'enquêtes, recherches et documentation (SERD) à la Sécurité présidentielle. Cependant, au lieu de réduire les effectifs de la Garde présidentielle, le président créa une nouvelle 8 garde prétorienne, la Force spéciale pour la défense des institutions républicaines (FORSDIR), forte de deux bataillons, soit 1500 unités. Pour l'opposition et quelques milieux de la société civile, l'action du président constituait une violation des Accords de Bangui. Il est évident qu'il n'y avait pas de volonté politique pour restructurer les FACA de façon à dissocier le président de la République de la gestion de sa propre sécurité. L'idée d'une armée républicaine ne cadre pas avec le caractère patrimonial dominant de l'Etat en Afrique. En RCA, le CIS avait soumis au président Patassé un plan de restructuration de l'armée et un autre pour la gendarmerie. Jusqu'au moment de ma mission en avril 1998, aucune action n'avait été prise à l'endroit de ces deux plans. Entretemps, l'armée en tant que système d'organisation de la défense nationale et du maintien de l'ordre public n'existait que de manière précaire en RCA, à cause du problème de discipline dû aux mutineries et au manque des moyens. Le quatrième volet de cette dynamique du conflit centrafricain porte sur la question de mauvaise gouvernance, particulièrement l’absence d’une gestion orthodoxe des finances publiques. A cause de la mauvaise gestion et de la personnalisation du pouvoir, l’Etat était pratiquement absent de la scène sociale non seulement au niveau des services économiques et sociaux, mais aussi par rapport à ses tâches routinières comme le maintien de l’ordre public. Avec une pression fiscale extrêmement faible de moins de 7% du PIB (contre 17-20% en Afrique de l’Ouest) et des recettes douanières qui n’entraient pas dans le trésor public, l'Etat centrafricain n’avait pas les moyens de son action, malgré le fait que le pays regorge d’immenses ressources en diamants, bois et autres richesses. Pour corriger cette situation, le point de départ tant en RCA que dans d’autres pays africains est la bonne gouvernance, particulièrement la gestion orthodoxe et transparente des finances publiques. Une fois les caisses de l'Etat renflouées par des meilleures recettes fiscales, l'Etat peut négocier un contrat social avec les syndicats, payer les salaires, pensions, bourses d’études et autres droits sociaux régulièrement et faire une meilleure utilisation des cadres nationaux compétents. Ces problèmes, qui sont apparemment techniques, ne peuvent trouver des solutions durables sans une volonté politique de changer les méthodes de gestion du pouvoir, voire la nature même de l’Etat. C’est dire que la crise centrafricaine est avant tout un problème politique avec fondements économiques. Un héritage trop lourd du passé a été aggravé par les querelles politiques sous le régime Patassé. Avec 18.000 fonctionnaires impayés pendant 12-18 mois et une masse salariale de plus de 2 milliards de francs CFA (soit 3.300.000$), l'Etat se trouvait déjà au bord du gouffre en 1996. Bien que les mutineries aient été politiquement récupérées, surtout en novembre et décembre 1996, elles étaient dues principalement aux revendications corporatistes et à la méfiance entre une fraction des forces armées et leur chef suprême. Un des problèmes ayant créé cette méfiance est le fait que le chef suprême n'était pas perçu comme étant au dessus de la mêlée, d'autant plus qu'il avait sous son commandement une unité d'élite des forces armées, considérée comme la rivale de l'armée régulière. La leçon qui s'impose ici est que le commandement des armées revient aux officiers généraux et supérieurs, et non au chef suprême des armées, lequel constitue une autorité morale pour ces dernières. 9 Tout au long de la crise politique centrafricaine depuis 1996, le problème épineux du point de vue de la transformation du conflit est le manque de confiance entre les acteurs politiques, une des conséquences étant les recours répétés à la médiation extérieure au lieu de rechercher des solutions durables à l'intérieur du pays. D'autres problèmes de fond non résolus comprennent la corruption, le népotisme, le manque de volonté politique pour changer et le non respect des engagements pris. Aussi longtemps que les détenteurs du pouvoir ne veulent pas le partager, en voyant toute tentative de corriger des abus comme un affaiblissement de leur contrôle des rouages de l'Etat, il sera difficile, voire impossible, d'instaurer une gouvernance démocratique et participative et d’éviter des conflits violents. La rébellion du général François Bozizé, ancien chef d’état major de Patassé, trouve sa logique dans ce contexte historique des alliances et de retournements d’alliances marqués par la persistance du manque de confiance entre acteurs politiques et la répugnance des dirigeants à quitter ou à partager le pouvoir. Après le coup d’Etat du 15 mars 2003, le nouveau maître de Bangui a réussi à obtenir le ralliement du docteur Abel Goumba, 76 ans, leader historique de l’opposition, qui est devenu le premier ministre du président autoproclamé. Est-ce que le couple Bozizé-Goumba, ou le mariage entre l’armée régulière et l’opposition politique, réussira-t-il à ressusciter le processus de démocratisation et à résoudre la crise centrafricaine ? DEUXIEME PARTIE : LA GUERRE INTERAFRICAINE EN REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE DU CONGO L’échec de la transition démocratique et l’effondrement de l’Etat La guerre interafricaine dont la RDC est victime depuis 1998 est une des conséquences majeures de l’échec de la transition démocratique au Congo-Kinshasa. Dans ce pays, comme dans le reste du continent africain, le processus de démocratisation amorcé entre 1988 et 1990 visait la transformation de l’Etat postcolonial caractérisé par un système patrimonial et clientéliste, au sein duquel l’essential des ressources publiques constituait un domaine privé d’un autocrate et de sa cour, en un Etat de droit en tant qu’ensemble des institutions fonctionnant d’une façon impartiale dans l’intérêt de toute la communauté. Au Congo, comme ailleurs, la population revendiquait la fin du parti-Etat, et son remplacement par un système de démocratie multipartite, celui-ci étant perçu comme favorable au développement économique et social, dans la mesure où le gouvernement est censé s’identifier avec les aspirations du peuple, auquel les dirigeants ont des comptes à rendre. Placé au sommet du pouvoir avec la complicité des puissances étrangères depuis le coup d’Etat de novembre 1965, le président Mobutu Sese Seko (ex-Joseph-Désiré) régna en maître absolu pendant presque un quart de siècle, du 24 novembre 1965 au 24 avril 1990. Durant ces 25 ans de pouvoir sans partage, Mobutu et ses hommes de main, à la tête desquels se trouvaient Bisengimana Rwema dans les années 70 et Léon Kengo wa Dondo dans les années 80, réussirent à ruiner le pays, en détruisant son tissu économique 10 et social et en faisant du Congo/Zaïre la risée du monde entier. Si le changement de l’appellation du pays en 1971 du « Congo » au « Zaïre » marquait la volonté d’effacer l’équation abusive entre le « Congo » et le « chaos », à son tour le mot « Zaïre » ne tardera pas d’assumer des connotations péjoratives de corruption endémique, de crise interminable, d’un Etat en faillite. Suite aux pressions tant internes qu’externes liées au processus de démocratisation en Afrique, aux bouleversements des équilibres politiques à l’échelle mondiale suite à la fin de la guerre froide, aux conditionnalités politiques des bailleurs de fonds et surtout au rôle joué par l’opposition démocratique, le régime Mobutu s’est progressivement affaibli entre avril 1990 et janvier 1993. Deux événements majeurs ont profondément marqué l’effondrement de l’autorité morale ainsi que du pouvoir de coercition du régime. Il s’agit, en premier lieu, du discours présidentiel du 24 avril 1990, par lequel Mobutu tira les leçons des « consultations populaires » lancées trois mois plus tôt en mettant fin au système de parti unique. En deuxième lieu, les affrontements entre les unités militaires d’élite lors de la seconde vague de pillages en janvier 1993 porteront un coup dur à la morale et à l’efficacité des Forces armées zaïroises (FAZ). L’effondrement, en si peu de temps, de l’autorité ainsi que des moyens de coercition d’un régime où la parole du chef avait force de loi, ne fut rien que phénoménal. Pour le maréchal Mobutu, la suite des événements qui sonnèrent le glas de son pouvoir comprend le massacre de mai 1990 au campus universitaire de Lubumbashi, lequel entraîna la suspension des aides extérieures qui, entre autres, servirent à entretenir son appareil de répression (recyclage du personnel, renouvellement des équipements, etc.) ; les pillages de 1991 et 1993 par les militaires, qui résultèrent dans la destruction quasitotale du secteur commercial moderne, la perte des milliers d’emplois et l’informalisation croissante de toute l’économie ; et la Conférence nationale souveraine (CNS), le point culminant du travail de sape que le mouvement démocratique a pu réaliser contre le mobutisme. Pour sortir le pays du marasme dans lequel le régime Mobutu l’avait plongé, les forces vives de la nation avaient exigé et obtenu la tenue de la CNS, comme cadre de concertation politique nationale destiné à établir la vérité sur le passé, promouvoir la réconciliation nationale et adopter un cadre juridique et institutionnel pour la période de transition de la dictature à une démocratie pluripartite. Tenue à Kinshasa entre le 7 août 1991 et le 6 décembre 1992, la CNS était le lieu indiqué pour la remise et reprise entre les forces du statu quo et celles du changement, entre les courtisans d’un régime patrimonialiste et les forces politiques et sociales favorables à l’instauration d’un Etat de droit en tant que condition sine qua non du développement humain durable. Malgré ses faiblesses, ce forum de 2842 délégués représentant toutes les couches de la population congolaise a légué au pays des acquis appréciables sur le plan politique. En plus de son caractère éducatif, toutes les séances plénières ayant été transmises en direct par la radio et la télévision nationales, la CNS représenta une tentative louable de rétablir la souveraineté de la nation sur l’Etat et de restituer au peuple son droit démocratique en tant que souverain primaire et, partant, la source du pouvoir d’Etat. 11 Suivant ces principes, la charte de la transition ou la constitution provisoire adoptée par la CNS reconnaît aux citoyens le droit de résistance contre la dictature ou toute autorité illégitime et oppressive. Un des soucis majeurs du peuple en conférence était de mettre fin à l’arbitraire et à l’impunité pour créer un Etat de droit avec des institutions performantes en vue de réaliser la reconstruction nationale et le développement économique et social. Malheureusement, compte tenu des erreurs de l’opposition, de la manipulation savante de celle-ci par Mobutu et de la résistance violente de son régime au processus de démocratisation, la CNS a échoué par rapport à l’une de ses missions primaires, à savoir, celle de mettre sur pied une transition ordonnée et non violente vers la démocratie. Nettoyage ethnique, moyen de blocage de la transition démocratique Un des moyens auxquels le régime Mobutu avait fait recours pour torpiller le processus de démocratisation est l’incitation à la violence par l’intolérance et la haine basées sur les différences d’identité. Dans nos sociétés contemporaines, marquées par la diversité sociale et culturelle, les conflits d’identité sont en recrudescence, pour des raisons multiples, dont l’analyse dépasse le cadre de cette étude. La montée des conflits identitaires ne semble pas épargner les pays développés du Nord, où les capacités de gestion effective de la mondialisation existent, mais elle est fort prononcée dans les pays en développement du Sud, dont les populations sont frappées de plein fouet par la crise économique et susceptibles à toutes sortes de manipulation politique sur base d’identité. Le nettoyage ethnique et le génocide sont des manifestations les plus extrêmes des conflits identitaires et des processus belliqueux pour lesquels tout le poids de l’Etat est requis lorsqu’il s’agit de la mise en œuvre de la « solution finale ». Par conséquent, il s’agit de deux formes extrêmement brutales de guerre ethnique5. Pour le nettoyage ethnique, celle-ci consiste en un refoulement des personnes appartenant à un groupe ethnique spécifique d’un territoire où ce groupe est considéré indésirable. Comme Tadeusz Mazowiecki, le rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme de l’ONU l’avait bien noté en 1995 par rapport à la politique serbe dans les Balkans, « les déplacements de populations ne sont pas la conséquence de la guerre mais son but »6. Tous les moyens nécessaires, y compris le meurtre, la torture, le viol et la destruction de leurs biens, sont utilisés pour semer la panique et contraindre les populations visées de s’en aller. Les rescapés de cette catastrophe humaine deviennent des réfugiés ou des personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays. Entre 1992 et 1994, deux coins du Congo-Kinshasa, les provinces du Nord-Kivu et du Katanga, furent de théâtres de nettoyage ethnique à grande échelle en Afrique centrale. Les populations visées étaient les gens d’origine rwandaise résidant au NordKivu, et les Kasaïens vivant et travaillant de longue date au Katanga. Dans les deux cas, le régime Mobutu était responsable de l’incitation à la violence, faisant usage de la carte ethnique pour diviser la population et affaiblir ainsi le mouvement pour la démocratie. La plupart des victimes du nettoyage ethnique au Kivu cherchèrent refuge à travers la frontière au Rwanda. Parmi eux, nombreux sont des jeunes hommes qui se firent recruter par l’Armée patriotique rwandaise (APR), la branche armée du Front patriotique 12 rwandais (FPR), mouvement de revendication du droit de retour formé en Ouganda par la diaspora tutsi et qui comptait également dans ses rangs quelques sympathisants hutu. Au Katanga, le nettoyage ethnique montre à quel point les conflits ethniques relèvent, non pas du « primordialisme », comme l’affirmaient naguère les théoriciens de la modernisation, mais de la construction historique des identités ethniques. La continuité de groupements ethniques ne diminue en rien leur caractère dynamique, dans ce sens que ces groupements peuvent naître et disparaître au fil des ans. Par exemple, l’empire luba du XVIè au XIXè siècle donna naissance aux plusieurs groupes ethniques vivant aujourd’hui sur le territoire congolais, du lac Tanganyika au fleuve Kasaï et comprenant les Luba-Katanga, les Luba-Kasaï (Baluba, Lulua, Konji/Luntu), les Songye, les Kanyok, etc. Malgré leur foyer ancestral commun au Nord-Katanga et une base culturelle commune, ces groupes ont parfois entretenu des rapports antagoniques, les épisodes les plus sérieuses dans les 45 dernières années étant le conflit Lulua-Baluba de 1959-1960 au Kasaï et le refoulement des Kasaïens, pour la plupart des Luba-Kasaï, du Katanga en 1960-1962 et en 1992-1994. Les deux dernières épisodes sont riches d’enseignements en ce qui concerne tant la construction historique des identités que le nettoyage ethnique. Le refoulement de 1960-1962 était lié à l’opposition des Luba, aussi bien du Katanga que ceux du Kasaï, à la sécession katangaise. En expulsant les cadres et travailleurs qualifiés kasaïens sous le prétexte de réserver les richesses de la province la plus riche du Congo aux seuls « Katangais authentiques », les exécutants africains de ce sale besogne avaient comme souci majeur de mobiliser les ethnies du Sud-Katanga derrière le mouvement sécessionniste en leur promettant l’acquisition d’emplois, de maisons et d’autres biens appartenant aux Kasaïens. Une des ironies de cette épisode est que Godefroid Munongo, le ministre provincial de l’intérieur et l’architecte principal du nettoyage ethnique, est le petit fils du roi Msiri, un Nyamwezi de la Tanzanie qui fonda l’Etat de Garenganze vers 1850 à Bunkeya. Par le miracle du fait colonial, un immigré relativement récent, se sentait plus en droit de vivre au Katanga que les populations luba, qui en sont originaires. L’histoire se répétera en 1992 avec Gabriel Kyungu wa Kumwanza, un mulâtre de paternité portugaise et de mère luba-Katanga qui, en tant que gouverneur de province, se chargea d’exécuter le nettoyage ethnique aux ordres du président Mobutu et du premier ministre Jean Nguza Karl I Bond. Partant de la même idée fixe qu’en 1960 et en faisant miroiter devant les yeux des pauvres katangais les emplois et les possessions des Kasaïens, Kyungu et sa milice politique terrorisèrent les Kasaïens qui, pour la circonstance, n’étaient plus des êtres humains mais des « bilulu » (insectes en Kiswahili). Environ un million des refoulés kasaïens devaient franchir, à pied ou à bord de camions et de trains surchargés, une grande distance variable selon le point de départ entre 200 et 1800 kilomètres, pour regagner leurs zones d’origine dans les deux provinces du Kasaï. Des milliers moururent au cours de route d’exhaustion, de faim et d’attaques par des animaux sauvages. Même ceux-là qui optèrent pour l’évacuation par train furent condamnés à l’insalubrité des gares du chemin de fer, aux trains prédisposés aux déraillements à cause de l’état défectueux du réseau et des pannes techniques, ainsi qu’aux attaques meurtrières à bord et en dehors de trains par la milice katangaise. 13 Le génocide rwandais et ses répercussions au Congo C’est dans ce climat de haine et de violence à l’Est du pays, dans le contexte de l’effondrement du régime Mobutu ainsi que celui de l’Etat dont il n’était plus capable d’assurer la gestion, qu’intervint le génocide rwandais de 1994. Face à la résistance du peuple contre la dictature, l’Etat délégitimé et démuni de moyens d’action ne pouvait ni arrêter le génocide ni réagir d’une façon efficace à ses répercussions au Congo. En droit international, le génocide est défini comme les « actes commis avec l’intention de détruire, en entier ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux »7. S’agissant ainsi d’un plan rationnel, les choix qui le guident sont fonction des réalités historiques qui ne sont pas entièrement contrôlées par les génocidaires euxmêmes. Les causes économiques, politiques et sociales du génocide doivent être examinées pour une meilleure compréhension de cette stratégie meurtrière. Dans le cas concret du Rwanda en 1994, l’Etat a été sans aucun doute l’instigateur principal du génocide, qui fut l’œuvre des ténors du « Hutu power », avec les Forces armées rwandaises (FAR), l’armée de feu le président Juvénal Habyarimana et les interahamwe ou milices extrémistes hutu, comme exécutants majeurs. Réfractaire aux Accords d’Arusha et au partage du pouvoir avec la minorité tutsi et l’opposition démocratique animée par les Hutu modérés, l’entourage du président avait depuis un certain temps préparé des listes des personnes à éliminer physiquement. Pour ces idéologues de « Hutu power », l’acte de génocide était un devoir national, pour tous ceux qui étaient censés être loyaux envers l’Etat hutu8. Ceux qui ne se reconnaissaient pas dans cette idéologie étaient soit des traîtres (cas des Hutu), soit des apatrides (cas des Tutsi), car ne répondant pas au critère de citoyenneté consacré. Pire que ça, les Tutsi n’étaient même pas considérés comme des êtres humains. Ils étaient des « inyenzi » (cancrelats en Kinyarwanda), ou des insectes qu’on peut anéantir sans pitié. Une telle diabolisation, voire animalisation, des victimes des guerres ethniques permet aux bourreaux de se justifier et de refouler tout sentiment de culpabilité pour leurs crimes odieux. Déclenché en avril, le génocide prendra fin en juillet suite à la prise du pouvoir à Kigali par le FPR. Profitant de l’assistance humanitaire à l’endroit des réfugiés qui fuyaient les combats et avec la complicité des officiers militaires français de l’Opération Turquoise, les soldats des FAR et les milices hutu réussirent à s’échapper vers le Kivu avec tout l’arsenal militaire à leur disposition. S’infiltrant aux réfugiés hutu dans les camps du Haut Commissaire des Nations unies pour les réfugiés (HCR) dans les régions de Goma, Bukavu et Uvira, cette machine génocidaire y trouva un terrain propice pour organiser des raids meurtriers en territoire rwandais. C’est précisément l’initiative du FPR visant la destruction ces camps des réfugiés et, partant, les bases des génocidaires au Congo, qui portera Laurent-Désiré Kabila au pouvoir à Kinshasa. Après les déclarations du général Paul Kagamé publiées dans le Washington Post du 9 juillet 1997 et confirmées dans son entretien avec le professeur ougandais Mahmood Mamdani, entretien publié à son tour par le Mail & Guardian de Johannesburg dans son édition du 8 août 1997, le voile a été finalement et définitivement 14 levé sur le rôle moteur du Rwanda dans la guerre de sept mois et le renversement du régime Mobutu. Même si la contribution de l’Angola sur le plan des opérations militaires d’envergure fut beaucoup plus importante, l’initiative rwandaise reste la clef de voûte de la marche victorieuse de l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo (AFDL) vers Kinshasa. Ceux qui refusent de reconnaître cette réalité auront du mal à expliquer comment une coalition de quatre groupes de rebelles disparates formée le 18 octobre 1996 à Lemera, soit environ deux semaines après le déclenchement des hostilités par l’armée rwandaise, puisse se structurer et s’organiser pour mener une campagne militaire victorieuse en un temps record, d’une part, et pourquoi, d’autre part, un officier militaire rwandais, James Kabarebe, devait prendre le commandement de la nouvelle armée nationale, les Forces armées congolaises (FAC). Le fil des événements ne tardera pas à démontrer que Paul Kagamé et le président ougandais Yoweri Museveni avaient soutenu l’AFDL pour masquer leurs propres visées expansionnistes. Ayant constaté qu’ils ne pouvaient pas transformer le président Laurent-Désiré Kabila en une véritable marionnette, ils se sont décidés de s’en débarrasser. D’où la guerre d’agression et de pillage déclenchée le 2 août 1998. La guerre interafricaine pour les ressources du Congo L’ONG américaine International Rescue Committee (IRC) estime qu’au moins 3,3 millions de personnes sont décédées à cause de la guerre d’agression déclenchée à partir du 2 août 1998 contre la RDC par le Rwanda et l’Ouganda, entre août 1998 et novembre 2002, date de sa dernière enquête sur la mortalité au Congo9. La plupart de ces morts sont des victimes indirectes de la guerre, tués par les conséquences néfastes de celle-ci, entre autres l’effondrement des infrastructures sanitaires, la malnutrition et les attaques diverses sur les populations qui se sont réfugiées dans la foret (piqûres d’insectes, morsures de serpents, attaques fatales par les animaux sauvages). Il s’agit du bilan le plus lourd de toutes les guerres nationales et régionales depuis la deuxième guerre mondiale et, d’après Michael Despines d’IRC, « la plus grande catastrophe humanitaire de la planète10 ». Plus de 95 pour cent de ces victimes sont des civils. Car, à part la guerre entre les armées rwandaise et ougandaise en 1999 et 2000 à Kisangani et les affrontements entre les milices pour le contrôle de certains endroits stratégiques, des combats entre les adversaires majeurs de la guerre de la région des Grands Lacs se sont fait rares depuis l’Accord de cessez-le-feu de Lusaka de juillet 1999. Il s’agit là d’un nouveau type de guerre, la « guerre des ressources », dont les objectifs sont à la fois économiques et politiques, et qui rassemble des acteurs internes et externes, y compris les réseaux criminels internationaux. Dans une analyse perspicace, le Monde diplomatique décrit les composantes ainsi que le fonctionnement de ces réseaux de la manière suivante : « Abandons de souveraineté et mondialisation libérale – permettant aux capitaux de circuler sans contrôle d’un bout à l’autre de la planète – ont favorisé l’explosion d’un marché de la finance hors la loi, moteur de l’expansion capitaliste, et lubrifié par les profits de la grande criminalité. Partenaires associés sur l’archipel planétaire du blanchiment de l ‘argent sale, gouvernements, mafias, 15 compagnies bancaires et sociétés transnationales prospèrent sur les crises et se livrent au pillage du bien commun en toute impunité11 ». Le rapport final du groupe d’experts de l’ONU sur le pillage des ressources du Congo est très éloquent sur cette complicité entre les représentants des Etats, les sociétés transnationales et les groupes criminels dans l’exploitation du coltan, des diamants et d’autres ressources et richesses de ce pays12. Parmi les huit Etats impliqués dans la guerre interafricaine, à savoir l’Ouganda, le Rwanda et le Burundi comme agresseurs et l’Angola, le Zimbabwe, la Namibie et, très brièvement, le Tchad comme alliés de la RDC, quatre sont impliqués dans le rôle de prédateurs, et ce à très haut niveau. Il s’agit de la RDC elle-même, de l’Ouganda, du Rwanda et du Zimbabwe, où les parents et les proches collaborateurs des chefs d’Etat respectifs sont cités comme pilleurs : RDC Le général Denis KALUME NUMBI, Ministre du plan et de la reconstruction Augustin KATUMBA MWANKE, Ministre à la Présidence de la République Didier KAZADI NYEMBWE, Directeur de l’Agence nationale de renseignements MWENZE KONGOLO, Ministre de la sécurité nationale Mwana Nanga MAWAPANGA, ambassadeur ; ancien ministre des finances Jean-Charles OKOTO LOLAKOMBE, PDG MIBA (exploitation des diamants) Ouganda Le général-major James KAZINI, chef d’état-major de l’armée ougandaise (UPDF) Le lieutenant-général (ret.) Caleb SALIM SALEH, demi frère de Museveni Le colonel Kahinda OTAFIRE, responsable des affaires africaines pour Museveni Le commandant Nobel MAYOMBO, chef du renseignement militaire de l’UPDF Rwanda Le général-major James KABAREBE, chef d’état-major de l’armée rwandaise Le colonel Dan MUNYUZA, l’ancien adjoint de Kabarebe aux FAC en 1996-1998 Le commandant Edward GATETE, Opération Congo Desk, Armée rwandaise Le commandant Emmanuel KABANDA, Opération Congo Desk Zimbabwe Emmerson MNANGAGWA, Président du Parlement zimbabwéen Le lieutenant-général Vitalis ZVINAVASHE, chef d’état-major de la ZDF Le général de brigade (ret) Sibusiso MOYO Les sociétés transnationales qui participent au pillage des ressources congolaises proviennent pratiquement de tous les coins du globe et comprennent des nouvelles compagnies montées pour la cause dans les pays impliqués dans la guerre ainsi que celles, bien établies, des pays suivants : Afrique du Sud, Allemagne, Belgique, Canada, 16 Chine, Emirats Arabes Unis, Etats-Unis, Finlande, France, Hong Kong, Israël, Kazakhstan, Malaisie, Pays-Bas, Royaume Uni, Suisse. Il y a lieu de mentionner également plusieurs autres sociétés enregistrées dans les îlots de libre échange des Caraïbes et des sociétés appartenant aux marchands d’armes notoires tels que Victor Bout13. En dépit des protestations des uns et des autres, il est internationalement établi que dans cette sale guerre interafricaine du Congo, les « alliés » et les « agresseurs » se retrouvent tous dans le même camp, celui des pilleurs. Si les premiers participent au partage du gâteau congolais avec l’approbation des autorités congolaises, il n’en reste pas moins que cette activité soit jugée illégale en droit international car étant effectuée sans transparence et contraire aux intérêts supérieurs de la nation. Pour les Congolais impliqués, des présomptions les plus graves pèsent sur eux concernant le bradage du patrimoine national. Quant aux agresseurs, il est évident que le Rwanda et l’Ouganda s’adonnent plus au pillage des richesses congolaises qu’à la poursuite de leurs « forces négatives » respectives au Congo. Directement ou par groupements congolais interposés, ces deux pays ont purement et simplement annexé de vastes zones du Congo afin d’y piller systématiquement les ressources naturelles. La logique de pillage, qui caractérise les relations entre l’économie mondiale et l’Afrique depuis le XVIe siècle, ne peut que se renforcer au fur et à mesure que l’effondrement de l’Etat et de son autorité devient monnaie courante dans les zones d’exploitation économique sous contrôle des mouvements d’opposition armés. Aux ambitions démesurées, les chefs de ces mouvements ne se gênent guère d’entrer en partenariat avec les marchands d’armes et de drogues ainsi que les banques off shore et les transnationales minières pour promouvoir des intérêts autres que ceux de leur propre pays. Exception faite pour l’autonomie manifeste du Mouvement de libération du Congo (MLC) de Jean-Pierre Bemba, initialement créé avec l’appui de l’Ouganda, l’instabilité remarquable de la direction du Rassemblement congolais pour la démocratie (RCDGoma)14, la formation rebelle la plus importante, soutenue par le Rwanda, ainsi que la tragédie du district de l’Ituri suite à sa transformation en une république bananière ougandaise15, montrent comment l’obsession du pouvoir et la quête des richesses matérielles sont telles que les seigneurs de la guerre fassent montre d’un manque éhonté du patriotisme, en préférant de détruire et de diviser leur propre pays que de mener une lutte responsable pour la démocratisation et le partage du pouvoir. Face à l’effondrement de l’Etat congolais, le Rwanda et l’Ouganda ont été confortés par les meilleures dispositions dont ils jouissent de la part des grandes puissances, Washington et Londres en particulier, pour se sentir à l’aise dans la poursuite de leurs visées expansionnistes. Malgré l’autoritarisme caractérisant leur pratique du pouvoir, Paul Kagamé et Yoweri Museveni jouissent d’un soutien considérable auprès de ceux-là mêmes qui prétendent combattre le terrorisme et promouvoir les valeurs démocratiques à l’échelle mondiale. En réalité, les grandes puissances se préoccupent surtout de leurs intérêts économiques et stratégiques. 17 Malheureusement pour le Congo, le coltan et d’autres ressources du sous-sol congolais sont incontournables pour la technologie de pointe, de la fabrication et l’entretien des engins aéronautiques et spatiaux aux ordinateurs et à la téléphonie cellulaire. La classe politique congolaise ayant démontré son incapacité de servir d’intermédiaire fiable, la conquête du pays, ou tout au moins sa partition par des voisins capables d’y assurer l’exploitation et l’évacuation vers les marchés du Nord des ressources stratégiques dont l’industrie a besoin, s’imposait. Tout en renflouant leurs trésors nationaux et permettant aux officiers militaires de s’enrichir, les Etats clients de la région se sont bien acquittés de leurs obligations envers les alliés occidentaux. Destinataires majeurs des métaux rares comme le coltan, ces puissances extérieures demeurent, en tant que receleurs de biens volés, tout aussi coupables selon le droit occidental que les pilleurs eux-mêmes. A cet égard, le silence des Etats-Unis et de l’Europe vis-à-vis des crimes commis au Congo et leur refus d’imposer des sanctions contre le Rwanda et l’Ouganda à l’instar des mesures prises contre Charles Taylor pour son rôle dans le conflit en Sierra Leone, prouvent à suffisance l’hypocrisie du discours occidental sur les droits humains. CONCLUSIONS L’Afrique, et l’Afrique centrale en particulier, se classent aujourd’hui parmi les foyers principaux des conflits armés au monde. En dehors des guerres des ressources, qui sont liées aux enjeux de la mondialisation qui dépassent largement le contexte national, la plupart des conflits armés sont d’ordre interne et en grande partie fonction de l’échec du processus de démocratisation amorcé aux débuts des années 90. Comme j’ai essayé de le démontrer ailleurs, il y a un rapport évident entre ces conflits et les dimensions politiques de la situation actuelle de l’Afrique dans le système mondial16. Les crises centrafricaine et congolaise décrites dans cette étude montrent à suffisance comment les facteurs internes et externes s’interpénètrent, bien que les premiers restent fondamentaux comme le terrain principal d’affrontement entre les forces du changement et celles du statu quo. Si le rôle des facteurs extérieurs n’est pas négligeable dans le déclanchement des guerres des ressources, comme c’est bien le cas de la guerre en RDC, il n’en reste pas moins que la responsabilité primaire pour leur prolongation revient aux acteurs nationaux, qui se prêtent à servir de relais ou des hommes de paille des forces étrangères. Le dénominateur commun dans les deux cas analysés dans cette étude est la crise de l’Etat postcolonial, marqué par l’effondrement de son autorité et de ses moyens d’action, y compris l’appareil administratif et les organes de coercition. La grogne des fonctionnaires et d’autres catégories sociales dont le bien-être dépend totalement ou en partie de l’Etat est due à l’échec de ce dernier dans bon nombre de pays africains d’assurer un paiement régulier des salaires, pensions et bourses d’études. A cet égard, les mutineries des soldats, une des catégories sociales majeures de la crise centrafricaine, sont en général des actions syndicales en défense de leurs intérêts corporatistes. Dans les 18 années d’indépendance, les revendications des militaires portaient surtout sur les promotions, d’autant plus que la plupart des armées avaient gardé en leur sein des officiers européens. Plus récemment, les mutineries sont souvent provoquées par des arriérés de solde, qui sont insupportables, surtout dans la mesure où il existe une ou plusieurs unités d’élite, en l’occurrence la garde présidentielle et d’autres services prétoriens, qui sont de loin mieux rémunérées et jouissent des meilleures conditions de travail et de vie matérielle. Quant à l’impact de ce genre de conflit sur la vie politique, il varie énormément suivant la maturité politique des autorités, la suite qu’elles réservent aux revendications des mutins ou, généralement parlant, la manière dont elles agissent pour se tirer d’affaire. Reconnaître le bien-fondé des doléances des mutins et agir avec sincérité avant que la crise ne soit politisée d’une façon ou d’une autre, est certainement préférable à l’arrogance, la duplicité et le recours à la force, qui furent les méthodes de choix pour des dirigeants africains habitués à dépendre des puissances étrangères pour se maintenir au pouvoir. La perte de la couverture néocoloniale sonna le glas du pouvoir perpétuel et infligera aux hommes comme Patassé l’humiliation d’être balayé de la scène politique sans aucune défense conséquente de la part de ses anciens alliés. Avec le coup d’Etat du général François Bozizé, il vient de payer cher son manque de volonté politique pour régler dans la concorde et la réconciliation nationales la crise multidimensionnelle créée par les mutineries à répétition de 1996-1997. En RDC, les causes profondes de la crise actuelle sont de deux ordres : d’une part, le blocage par la corruption et la violence du processus de démocratisation amorcé en 1990, y compris des actes de sabotage économique et de nettoyage ethnique, résultant dans la destruction du tissu social et la montée de l’intolérance politique ; et d’autre part, l’effondrement de l’Etat et de ses forces armées, qui permirent aux Etats lilliputiens comme le Rwanda et l’Ouganda d’envahir, d’occuper et de piller un pays aux dimensions continentales. Dans ces conditions, l’instauration d’une paix durable au Congo exige deux préalables. En premier lieu, la reconstruction de l’Etat et de l’armée congolais sont indispensables pour une sortie honorable de la crise. En revanche, cette reconstruction n’est possible que dans la mesure où la reprise du processus de démocratisation réussisse à restaurer l’unité et l’intégrité territoriale du Congo et à rassembler les différentes factions politiques autour d’un projet de transition politique commun qui permette une solution démocratique et équitable à la crise que traverse le pays depuis treize ans. En deuxième lieu, si la guerre perdure à cause de l’exploitation illicite des ressources du Congo par ses voisins et les réseaux de criminalité économique internationaux, la communauté internationale a le devoir, sous la Charte des Nations unies, de prendre toutes les mesures nécessaires pour mettre fin à ces activités criminelles. La politique de deux poids, deux mesures, dont les grandes puissances font montre dans leurs stratégies de réponse aux crimes contre l’humanité et aux crimes de guerre à travers le monde, nous dispose à croire qu’il appartiendra aux Congolais euxmêmes de s’organiser pour éradiquer et punir les crimes commis sur leur territoire, 19 conformément au droit international, ainsi que de fournir des compensations appropriées aux victimes de la guerre ou à leurs familles respectives. Il s’agit des pays suivants: Angola, Burundi, Centrafrique, Congo-Brazzzaville, Congo-Kinshasa, Rwanda et Tchad. Par rapport à la situation qui prévaut ailleurs, le Cameroun, le Gabon, la Guinée Equatoriale et Sâo-Tomé et Principe sont relativement calmes. 2 Les données sur la crise centrafricaine ont été en grande partie recueillies lors d’une enquête menée par l’auteur à Bangui entre les 9 et 27 avril 1998, dans le cadre d’une mission d’études multisectorielle du PNUD entre le 1er avril et le 8 mai 1998 pour évaluer l’impact de ses différentes interventions en accompagnement du processus de paix et de réconciliation nationale en RCA. 3 Le Citoyen (Bangui), No. 243 du 9 au 10 avril 1998. Le G11 est le collectif des partis d’opposition, regroupés autour du leader historique de l’opposition démocratique en RCA, le docteur Abel Goumba. 4 L’Eveil, (Bangui), mars-avril 1998. 5 Sur la typologie des conflits, lire mon essai, « Les dimensions politiques de la situation de l’Afrique dans le système mondial » in Alternatives Sud, Vol. VIII, No. 3, 2001, pp. 89-115, ou in Et si l’Afrique refusait le marché, Centre Tricontinental, Louvain-la-Neuve, et L’Harmattan, Paris, Budapest et Torino, 2001. 6 Cité par Marc Semo, « Nettoyage ethnique, but de guerre serbe » in Libération, 30 mars 1999. 7 Convention sur le génocide adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies dans sa Résolution 260A (III) du 9 décembre 1948. 8 Lire Philip Gourevitch, We wish to inform you that tomorrow we will be killed with our families : Stories from Rwanda, Farrar, Strauss et Giroux, New York, 1998, p. 123. 9 International Rescue Committee, Mortality in the Democratic Republic of Congo: Results from a Nationwide Survey, IRC, New York, avril 2003. 10 « IRC staff members talk about ‘the biggest humanitarian crisis on the planet’ », IRC News, avril 2003. 11 « Dans l’archipel planétaire de la criminalité financière », Le Monde diplomatique, avril 2000, pp. 4-8. 12 Lire Rapport final du Groupe d’experts sur l’exploitation illégale des ressources naturelles et autres richesses de la République démocratique du Congo, Conseil de Sécurité, Nations Unies, New York, 16 octobre 2002. 13 Voir les annexes I, II et III du Rapport final du Groupe d’experts. 14 Depuis sa création en août 1998, le groupe pro-rwandais a eu cinq dirigeants : Arthur Zahidi Goma, Ernest Wamba-dia-Wamba, Emile Ilunga, Adolphe Onusumba et Azarias Ruberwa. 15 Lire, à ce sujet, l’excellent article d’Alphonse Maindo Monga Ngonga, « ‘La républiquette de l’Ituri’ en République démocratique du Congo : un Far West ougandais » in Politique africaine, No. 89, mars 2003, pp. 181-192. 16 Nzongola-Ntalaja, “Les dimensions politiques de la situation de l’Afrique dans le système mondial,” op. cit. 1 Professeur émérite d’études africaines à l’Université Howard de Washington, ancien président de l’Association africaine de science politique et ancien membre du comité exécutif de l’Association internationale de science politique, Georges Nzongola-Ntalaja est actuellement directeur du Centre de Gouvernance du Programme des Nations unies pour le Développement à Oslo. Les vues exprimées dans cette étude n’engagent que son auteur et ne reflètent nullement celles du PNUD ou du système des Nations unies dans son ensemble. 20
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