L'Italie et l'immigration albanaise Histoire et mémoire des gestions de contrôle des migrations en 1991

June 9, 2018 | Author: Thomas Le Diuzet | Category: Documents


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Description

UFR D’HISTOIRE

L’Italie et l’immigration albanaise : Histoire et mémoire des gestions de contrôle des migrations en 1991 Mémoire de Master II RIHMA Préparé et soutenu par Thomas Le Diuzet Sous la direction de monsieur Clément Thibaud

2017

UFR D’HISTOIRE

L’Italie et l’immigration albanaise : Histoire et mémoire des gestions de contrôle des migrations en 1991 Mémoire de Master II RIHMA Préparé et soutenu par Thomas Le Diuzet Sous la direction de monsieur Clément Thibaud

2017

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Remerciements

Je tiens à remercier en premier lieu mon directeur de recherche, monsieur Clément Thibaud, pour ses relectures et pour avoir accepté d’assurer cette direction malgré la distance géographique qu’il peut y avoir entre cet objet et ses axes de recherches. Je le remercie donc sincèrement pour son accompagnement. Je tiens à remercier tout particulièrement monsieur Fabrice Jesné, mon premier directeur de recherche, qui m’a proposé, malgré son détachement en Italie, de continuer à suivre cette recherche. Je le remercie amplement de m’avoir accordé cette attention, qui à travers ses relectures et ses conseils, m’a permis d’approfondir ma réflexion et de me rappeler à la rigueur universitaire. Je remercie toute ma famille, qui m’a poussé à terminer cette recherche. Je remercie en premier lieu mes parents, Martine et Patrick, pour leur aide, leur positivité dans les difficultés et l’appui et le soutien qu’ils m’ont toujours apporté. Je leur dois cette réalisation et les remercie du fond du cœur. Je remercie mes deux sœurs, Nolwenn et Céline, pour l’écoute qu’elles m’ont accordée, leur encouragement toujours positif et leur indéfectible intelligence. Je remercie Odette et Louis, pour leur chaleur et leur encouragement. Et je dédie ce travail à ces grands voyageurs. Je remercie chaudement Brieg, pour son apport scientifique dans la dernière ligne droite, pour ses conseils et sa disponibilité me permettant de répondre à de nombreuses incertitudes. Enfin je remercie Nolwenn et Brieg pour leur dernière relecture qui s’est avérée être très précieuse. Je remercie mes amis qui, par l’interrogation éternelle consistant à savoir si j’avais enfin achevé ce mémoire, me rappelaient au travail rigoureux de la recherche en histoire. Je les remercie aussi pour leur attention, et tout particulièrement Brieuc pour sa bienveillance, son écoute et sa présence. Je remercie Pierre pour sa curiosité et l’intérêt qu’il a porté à ma recherche. Enfin je tiens à féliciter Anaïs pour son inaltérable patience et pour m’avoir accompagné cette année ; quand bien même peut-on remercier le soleil ? Mais je le remercie tout de même pour sa lumière, son intelligence, son amour et ses relectures. Merci de m’avoir conforté dans cette reprise d’étude ; je vous dois, à tous, cet achèvement. 6

Note sur la lire italienne Cette note a pour but d’offrir un outil de conversion entre la lire italienne, monnaie du pays étudié au moment des faits, et l’euro. 1 ITL = 0.000516457 EUR 1,936.27 ITL = 1 EUR 10,000 ITL = 5.164 EUR 50,000 ITL = 25.80 EUR

Note sur les abréviations Les abréviations usitées dans le développement sont précisées ou sont annotées en note lors de leurs premières occurrences.

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« Le port Pas un bruit de machine pas un sifflet pas une sirène Rien ne bouge on ne voit pas un homme Aucune fumée monte aucun panache de vapeur Insolation de tout un port Il n’y a que le soleil cruel et la chaleur qui tombe du ciel et qui monte de l’eau la chaleur éblouissante Rien ne bouge Pourtant il y a là une ville de l’activité une industrie Vingt-cinq cargos appartenant à dix nations sont à quai et chargent du café Deux cents grues travaillent silencieusement Rien ne bouge Nous attendons des heures Personne ne vient Aucune barque ne se détache de la rive Notre paquebot a l’air de se fondre minute par minute Et de couler lentement dans la chaleur épaisse de se gondoler et de couler à pic » Blaise Cendrars, in Le Formose, A bâbord.

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À Odette et Louis.

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Introduction générale

L’Italie vit en l’année 1991 un basculement sans précédent contemporain dans son histoire de l’immigration. D’un pays d’émigration, des diasporas italiennes du XIXe et XXe siècle arrivant en France, aux États-Unis, ou encore en Amérique latine1, l’Italie se trouve être, cette fois-ci, le pays d’accueil, le pays d’immigration. Ce basculement reste toutefois progressif : des années 60 aux années 90, l’Italie voit l’immigration extérieure à son territoire s’intensifier jusqu’à occuper en l’année 1991 les premières pages de la presse nationale, jusqu’à devenir une de ses problématiques majeures, soit dit en passant, problématique commune aux sociétés occidentales du XXIe siècle. 1991, c’est un marqueur particulier2 de ce basculement migratoire. Cette crise migratoire de 1991 irrigue toutes nos problématiques migratoires actuelles. Elle se distingue toutefois des événements de Lampedusa, puisque ces arrivées, de par leurs importances, sont alors inédites dans l’histoire contemporaine de l’Italie. À travers la presse écrite et la source orale, l’objectif de cette présente recherche est de tenter d’écrire une histoire et de restituer les enjeux mémoriels de ces gestions de contrôle des migrations en 1991. Ainsi, elle est inédite et contient en elle toute la substance de la problématisation migratoire au XXe et XXIe siècle et qui pourrait se résumer en la citation que l’on impute à Michel Rocard, illustrant l’aggiornamento des États occidentaux : « (La France) ne peut pas accueillir toute la misère du monde, mais elle doit savoir prendre fidèlement sa part »3. 1991 est un carrefour. L’Italie, comme les pays membres de la CEE, s’engagent dans la transformation européenne, dans l’institutionnalisation de cette Europe, dans sa constitution en tant qu’espace commun. En 1991, elle est pourtant seule face à l’exode albanais. À l’acception socialisante de la question migratoire tempérée par la législation récente en 1

Antonio Bechelloni, « L’histoire de l’immigration-émigration italienne en perspective : France, Italie, Amérique » in Cahiers des Annales de Normandie n.28, 1998, pp. 65-79. 2 Ces événements ont frappé la mémoire collective italienne de par l’arrivée impressionnante des Albanais sur les côtes des Pouilles (voir Annexe 4 et 5 : carte des localités au centre de ces événements). Entre février et mars 1991, ils sont près de 28.000 Albanais à débarquer en Italie. Le 8 août 1991, ils sont près de 16.000 Albanais à débarquer dans le port de Bari. On parle dès lors « d’exode albanais » en Italie. 3 Citation de Michel Rocard devant les militants et amis de la Cimade (Comité Inter-Mouvement Auprès Des Évacués), 1990.

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matière d’immigration, l’État italien opère un tournant dans sa ligne politique à l’égard de l’immigration de mars à août 19914. Les événements de 1991 concentrent en eux un basculement dans l’acception qu’a l’État italien de l’immigration. Cet exode albanais émane de l’érosion progressive de l’Albanie communiste, issue de la constitution dite du 14 mars 1946, et gouvernée par Enver Hoxha jusqu’à sa mort survenue le 11 avril 1985. Cette immigration albanaise, on la conçoit comme l’attractivité d’un modèle de vie occidentale5 qui assaille des Albanais marqués par une autarcie de près de 45 ans, comme la résultante des difficultés économiques, du nécessaire changement de cap économique, et comme le fruit de la rupture dogmatique de Ramiz Alia, successeur d’Enver Hoxha. Cette rupture se manifeste par exemple, par l’autorisation de réclamer des passeports mettant fin à l’interdiction de migrer à l’extérieur du territoire6. L’immigration albanaise exprime une réalité : l’Albanie s’ouvre au monde. Progressivement, les réseaux téléphoniques se relient au réseau mondial, la presse s’ouvre aux informations de l’étranger et les rapports diplomatiques avec les voisins se normalisent7. Les efforts de Ramiz Alia pour rompre avec le dogmatisme politique d’Enver Hoxha sont toutefois balayés par la crise économique. Ainsi, cette immigration fut politique et économique et varie selon les moments d’arrivées. On peut noter, afin d’introduire cette immigration albanaise de 1991 en Italie, que le premier scrutin théoriquement libre et multiparti, qui se tient le 31 mars 19918, conditionne le changement de ligne politique en Italie à l’égard de l’immigration albanaise. Le droit d’asile n’a plus de sens selon le gouvernement italien9, l’Albanie est en voie de démocratisation et rompt un peu plus avec son passé totalitaire. Août 1991 se situe à un moment charnière de l’histoire albanaise : le régime communiste d’inspiration stalinienne se désagrège et disparaît, postérieurement à la chute du Mur de Berlin et aux chutes successives des régimes communistes de l’Europe de l’Est. Ce moment lie deux territoires, deux communautés et deux histoires. On peut introduire 4

Il est question d’un tournant entre la gestion de l’immigration de mars 1991 qui privilégie une intégration sociale avec la création d’un statut de réfugié spécial et la gestion d’août 1991 qui opte pour un rapatriement total. En mars l’État italien accueille les Albanais, en août il les expulse. 5 Mais peut-on réellement dissocier le désir de liberté à l’œuvre en mars 1991 de l’envie de vivre un rêve américain en Italie ? Il faut souligner que les 45 ans d’autarcie, l’interdiction d’immigrer et parfois même l’interdiction de migrer à l’intérieur du territoire albanais construisent ce désir de liberté comme, dans une moindre mesure, « l’influence invasive » de la télévision italienne dans la construction du projet migratoire. 6 Georges Castellan, Histoire de l’Albanie et des Albanais, Éditions Armeline, Crozon, 2002, p.100. 7 Le contexte politique, économique et social de l’Albanie sera développé dans la première partie du mémoire ; Georges Castellan, Histoire de l’Albanie et des Albanais, Éditions Armeline, Crozon, 2002, p.102. 8 Le 18 décembre 1990 est autorisée la création de nouveaux partis politiques. L’élection du 31 mars 1991 vit la victoire du PTA, mais aussi l’émergence du PD avec 38 % des voix, in idem., op.cit., « La fin de l’Albanie d’Enver Hoxha », pp. 99-109. 9 Le gouvernement italien, par la voix de son vice-président au Conseil des ministres, Claudio Martelli, appelle à la distinction entre réfugié politique et réfugié économique. Les Albanais ne répondent pas aux critères octroyant le droit d’asile. En mars 1991, l’octroi d’un statut de réfugié dit spécial, répondait alors, à un contexte politique plus flou en Albanie, in La Repubblica, 11 août 1991, « Scatta l’operazione « blocco di porti » ».

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la notion de zone d’influence à la compréhension globale de cette immigration et de la gestion italienne qui en découle. En effet, l’Italie réagit au tumulte albanais, car il se trouve de l’autre côté de l’Adriatique. Ainsi, cette immigration comporte en elle une raison géographique. La raison historique de ces mouvements de populations et des modalités de son accueil est tout aussi fondamentale. Il est clair que l’Italie, en investissant le territoire albanais, fait rejaillir les séquelles de son passé fasciste et impérialiste en Albanie. La gestion de cette immigration comporte en elle une symbolique historique et une mémoire : l’occupation des eaux albanaises puis des ports stratégiques dans le cadre de cette politique migratoire fait ressurgir le passé de la conquête de l’Albanie par l’Italie fasciste10. Pour préciser, l’occupation des eaux albanaises et de ses ports est la solution privilégiée par le gouvernement italien pour mener à bien la gestion du rapatriement et surtout pour freiner l’immigration maritime qui part, comme on peut le comprendre, des ports albanais. D’un point de vue géopolitique, les guerres d’indépendances de l’ex-Yougoslavie impliquent directement ou indirectement des enjeux albanais. D’abord, le parallèle avec les migrations des réfugiés de guerre dans l’est de l’Europe appelle l’Europe occidentale à penser l’arrivée probable de millions de réfugiés11. La gestion publique des autorités italiennes s’échelonnant de mars à août 1991 se trouve être conditionnée par une compréhension catastrophiste des migrations européennes. Sara Gandolfi dans le Corriere della Sera du 1er juillet nous dit que les migrants d’hier étaient Albanais tandis que les migrants de demain seront Bosniaques, Croates, Serbes12, ce qui ne manque pas d’ironie un mois avant le 8 août 1991 qui voit l’arrivée du Vlora albanais. Enfin, la place de l’Albanie à l’intérieur de ces guerres implique le contentieux du Kosovo qui rejaillira d’ailleurs entre l’Albanie et la Yougoslavie dès le début de la crise migratoire13.Ce contexte balkanique n’est en rien une cause de l’immigration albanaise, mais la mobilisation des forces armées albanaises autour de ses frontières influe sur la gestion des ports albanais en août 1991. En effet, le gouvernement italien attaque le gouvernement albanais sur son incapacité à préserver l’ordre dans ses ports. On peut supposer 10

Marco Lecis, « Da nido delle acquile a porta dei balcani. Prospettive di sviluppo dell’Albania sulla strada dell’integrazione europea », Mémoire de master en sciences politiques (mention sociologie du développement) sous la direction de Gianfranco Bottazzi, Cagliari, Facoltà di scienze politiche, 2006 (133p.) URL : http : //conoscere.it, consulté le 12 janvier 2014. 11 Il Corriere della Sera, 1er juillet 1991, Sara Gandolfi, « Emergenza Europa : entro il’96, 5 millioni di disoccupati arriveranno da Est ». 12 Ces guerres entrainent, d’après un recensement de la Croix-Rouge yougoslave en juillet 1991, des déplacements vers leurs nations d’origines de près de 15.000 réfugiés en Serbie, 5.000 en Croatie, 3.000 en Bosnie. De fait, les autorités italiennes auront tendance à agiter « le torchon brûlé » pour ainsi dire, d’extrapoler le contexte balkanique à la situation en Albanie en ce qui concerne, bien évidemment, la conduite à tenir face à la question migratoire. In, Mirjana Morokvasic, « La guerre et les réfugiés dans l’ex – Yougoslavie », Revue européenne des migrations internationales, 8/2, vol.8, 1992, pp.5-25. 13 La Repubblica, 9 août 1991, « Cresce la tensione al confine albanese. Scontri e un morto ».

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que ces deux fronts ont une influence sur la situation chaotique qui régnait dans les ports. Ainsi, l’occupation du littoral albanais par les forces armées italiennes peut être aussi comprise comme une action de stabilisation d’un pays en reconstruction en proie à l’hostilité yougoslave. L’Italie, par sa politique migratoire extérieure, tend à stabiliser sa zone d’influence. Étudier ces événements demeure complexe à bien des égards, tant la représentation médiatique et les conditions factuelles de cet exode14 jettent un flou sur les données essentielles à la reconstruction critique et historique de ces épisodes. Le caractère exceptionnel de ces arrivées de masse entraine de multiples caractérisations sémantiques ; pour exemple, le terme « exode » laisse planer une ombre sur le nombre, et son contenu mythologique mute en d’autres représentations parfois plus négatives et spécifiquement italiennes15. Les pouvoirs publics italiens parleront d’ailleurs de « l’opération contre – exode16 », tandis que les médias dans certains articles feront référence à « l’invasion albanaise17 ». On peut parler d’exode tant le dépeuplement de l’Albanie s’inscrit dans un temps très court, mais l’exode produit un autre versant du côté du pays d’accueil, un versant plus négatif, celui de l’invasion. Ainsi, « énoncer » pose d’emblée un problème où l’historien se doit de questionner le logos de l’objet étudié. Une étude à travers la presse écrite italienne implique irrémédiablement une production de représentations italiennes. Ces dérivés représentatifs, qui ne sont que la continuité de ces caractérisations sémantiques et de l’appréciation collective de ce phénomène qu’est l’immigration18, nous obligent à penser les événements d’abord pour ce qu’ils sont en action, sans pour autant négliger ce qu’ils sont en puissance19. La crise migratoire s’étalant de mars à août 1991, de par son côté exceptionnel, 14

Laurent Chalard parle lui du « dépeuplement de l’Albanie » au moment du déclin démographique de 1990. Entre 1990 et 2001, l’Albanie a perdu en moyenne 50.000 personnes par an, le taux d’accroissement migratoire annuel est de -1,6 %. Laurent Chalard relève aussi que 250.000 à 300.000 Albanais ont émigré entre 1990 et 1992. L’Albanie est durant cette décennie, le pays où l’on émigre le plus en Europe, in Laurent Chalard, « Le dépeuplement de l’Albanie », Le courrier des pays de l’Est, 2007/3 n.1061, p.62. 15 Dans sa caractérisation sémantique, l’immigration albanaise est d’abord un « exode », lorsque ce dit « exode » touche une nouvelle fois l’Italie, on parle plus volontiers « d’invasion ». Ainsi, « l’exode », avec son contenu mythologique, est un mot qui peut donner lieu à des déclinaisons négatives et spécifiquement italiennes. Voir : Nicola Mai, The albanian diaspora in the making : medias, migration and social exclusion, Journal of Ethnic Migration Studies, vol. 3, 2005, pp. 543-561. 16 La communication des autorités publiques au moment de la gestion de cette immigration déclina les opérations sous de multiples vocables ; l’opération contre – exode étant une de ces multiples déclinaisons, in Il Messaggero, 18 août 1991, « Albanesi, controesodo senza incidenti ». 17 Il Corriere della Sera, 11 août 1991, « Viaggio sull’altra sponda dell’Adriatico : l’invasione potrebbe essere appena cominciata. ». 18 Pour exemple, l’invasion albanaise peut être imputée à plusieurs événements ou à plusieurs caractérisations sémantiques. Lors de la gestion publique, des heurts éclatèrent entre les forces de l’ordre et les albanais, la presse titra sur « La bataille de Bari ». Le champ lexical de la guerre amena certains journalistes, par facilité sémantique, à faire parler de l’invasion albanaise plutôt que de l’exode. 19 A. Bensa, E. Fassin, « les sciences sociales face à l’événement », Terrain n.38, 2002, pp. 5-20.

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est indéniablement productrice de représentations. Cela étant, pourquoi qualifier ces événements de crise migratoire ? À première vue, les arrivées de mars comprenant 28.000 Albanais, et le débarquement du Vlora comprenant lui 16.000 Albanais obligent l’État à réagir. Le nombre influe sur la caractérisation de ces épisodes et sur le risque de voir émerger une crise humanitaire et sanitaire. Le gouvernement italien communique sur la nécessité d’intervenir et de freiner ce dépeuplement massif qui touche l’Italie20. Une crise migratoire dans les faits est indéniable. Mais une crise migratoire qui s’accentue du fait d’une gestion publique bancale, comme en mars 1991, est aussi indéniable. Au fond, ce qui caractérise cette crise migratoire, c’est la perception gouvernementale de cette arrivée. Dès mars 1991, les autorités italiennes ne savent plus « sur quel pied danser », ce qui entraîne une détérioration des conditions d’accueil. En août 1991, l’immigration albanaise devient un trouble à l’ordre public. Dans son appréciation juridique, le gouvernement italien influe donc sur le cours des événements. Ainsi, dans les journaux, le lien entre le trouble à l’ordre public et « la bataille de Bari21 » d’août 1991, impliquant la gestion sécuritaire de ce dernier, n’est pas apparent. La gestion de cette immigration influe sur le cours des événements, mais aussi sur la représentation collective de l’immigration albanaise. De fait, l’étude de cette gestion est fondamentale pour bien saisir les enjeux de ces événements, en action comme en puissance. L’immigration devient « un enjeu de politique intérieure et de politique étrangère22 » pour l’Italie. Elle doit faire face à la porosité de ses frontières, de par la difficulté de contrôler l’entièreté de ses côtes23. De cette immigration par voie maritime, les déclinaisons sémantiques affluent ; on parle de vagues d’immigrations, de flux migratoires, d’afflux de migrants24. Par ailleurs, elle doit aussi gérer la mutation sociétale qu’une immigration plus 20

Cette affirmation pose problème ; on part du postulat que cette immigration albanaise oblige le gouvernement italien à intervenir pour éviter la détérioration d’une situation humanitaire. Or cette réactivité des pouvoirs publics se caractérise par la nécessité de renvoyer ces Albanais en Albanie en août. Cette intervention gouvernementale touche une question complexe : quel est le rôle du gouvernement et de l’État dans la société ? Quelles sont ses prérogatives, sur quel postulat et sur quelle légitimité la pratique gouvernementale s’appuie-telle ? Au fond, l’État se doit d’être réactif, mais on peut interroger la légitimité de sa réaction comme plus globalement, la légitimité de l’exercice de son pouvoir. 21 La bataille de Bari est un article qui synthétise assez bien la représentation médiatique des événements. La ligne dure du gouvernement impliqua une opération de rapatriement. Cette opération influa sur le comportement des Albanais, le confinement dans le stade de Bari est d’ailleurs l’une des composantes fondamentales de cette crise humanitaire et plus largement de cette crise migratoire, in La Repubblica, 9 août 1991, Barbara Palombelli, « La Battaglia di Bari ». 22 Jean-Pierre Darnis, « L’immigration, enjeu de politique intérieure et de politique étrangère pour l’Italie contemporaine », Italies (en ligne), 14/10, pp. 203-215. Mis en ligne le 10 décembre 2010, consulté le 22 février 2014. URL : http://italies.revues.org/3272 23 Id., ibid., p.215. 24 L’immigration maritime marque les mémoires collectives jusqu’à conditionner les termes qui qualifient une immigration dite illégale ; en effet, on ne parlera pas de vague migratoire à l’intérieur de la CEE de l’époque. Claudio Milanesi a d’ailleurs proposé une lecture originale du topos du naufrage. Il distingue deux statuts, l’un réel, l’autre imaginaire. La vitalité de ce topos s’illustre par son ancrage profond dans l’imaginaire collectif et

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importante entraîne25. Mars 1991 et août 1991 représentent dans l’histoire de l’immigration en Italie, le parfait exemple de la problématisation de la question migratoire. Comment est-elle devenue un problème ? Pourquoi est-elle devenue un problème26 ? Et quelle réaction étatique et sociétale entraine cette question migratoire ? Au fond, ce qu’on appelle les gestions de contrôle des migrations s’échelonnant de mars à août 1991 représente une modeste brique des prémisses contemporaines d’une mise en problème de la question migratoire. Cette étude porte sur les pratiques gouvernementales et la gestion publique de cette crise migratoire. Elle vise modestement à comprendre comment l’État italien s’est emparé de ces arrivées. Enfin, par l’apport de la source orale, l’objectif est de restituer une mémoire de cet exode, de son accueil et de sa réception.

De mars à août 1991 : la proximité de l’événement et l’écriture du temps présent Gérard Noiriel, dans son ouvrage État, nation et immigration, nous écrit que « …l’historien se différencie des autres producteurs de connaissances sur le passé par un effort de problématisation, de même il cherche à mettre au jour tous les présupposés que véhicule le passé fixé dans le présent. »27. Paradoxalement, Gérard Noiriel distingue l’histoire du temps présent d’une histoire du passé présent, car pour lui, c’est la fonction sociale de l’histoire qui les différencie. Pour lui, les porte-parole de l’histoire du temps présent envisagent l’écriture par sa puissance narrative, brasse une dynamique métaphorique. D’où l’influence de cette immigration maritime sur le logos même du chercheur. « Un autre topos du naufrage s’est affirmé ces dernières années : celui du naufragé politique des régimes totalitaires et des migrants en voie de développement. Des boat people vietnamiens aux balseros cubains de l’exode de Mariel de 1980, des Albanais et des Kurdes qui cherchent à gagner les côtes de l’Italie, ils sont tous embarqués sur des bateaux rouillés ou improvisés et exposés aux aléas de la navigation. Pour eux, le temps de l’auto-ironie de la modernité n’est pas encore venu : ils sont renvoyés par la régression sociale de notre civilisation de fin de siècle, dans le stéréotype du naufrage-tragédie du siècle dernier (…) Avec de nouveaux ingrédients (…) la présence d’enfants, la dimension politique, l’exploitation du crime organisé, l’intervention des forces militaires et des polices des pays dits d’accueil. », in Claudio Milanesi, « Les récits de naufrage : un essai de structuralisme thématique », Cahiers d’études romanes, 1/1998, p.9. 25 Jean Pierre Darnis, ibid. 26 La réflexion de Michel Foucault est ici très éclairante. Lui-même se définissant comme historien du problème, l’immigration pourrait faire l’objet d’une telle étude. Pourquoi l’État s’est-il donné comme mission de vouloir réguler l’immigration ? Pourquoi devient-elle un problème très politisé dans nos sociétés ? Michel Foucault travailla ainsi sur le contrôle de la folie, allongeant cette réflexion à la mutation de l’État de justice en l’État moderne que l’on connaît. Voir, Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison (1975), Gallimard, coll. Tel, Paris, 1993, p.360. En ce qui concerne son étude globale sur l’État, voir les cours au Collège de France de M. Foucault, notamment ; 1977-1978 : Sécurité, territoire, population, Paris, Hautes Études/Gallimard/Le Seuil, 2004, 1978-1979 : Naissance de la biopolitique, Paris, Hautes Études/Gallimard/Le Seuil, 2004. 27 Gérard Noiriel produit un discours critique sur l’histoire du temps présent, car il considère que la démarche critique inhérente au métier d’historien se dilue dans la demande sociale. Peut-on écrire une histoire du présent avec une nécessaire distance critique ? Au fond, cette question guide ce présent mémoire, in Gérard Noiriel, État, nation et immigration, Gallimard, coll. Folio histoire, Paris, 2001, p. 95.

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de l’histoire sous le prisme « d’une demande, d’un besoin social que l’historien devrait satisfaire »28. En affirmant que « cet aspect de la fonction sociale de l’historien est tout à fait légitime »29, car elle correspond, selon lui, à « une mission que les savants doivent remplir dans une société démocratique ». Il nous indique aussi que « le chercheur doit aussi assumer une fonction critique à l’égard des discours et des représentations dominantes (…) il doit prendre ses distances vis-à-vis des acteurs et de leur façon d’interroger l’histoire en montrant que les questions auxquelles les historiens sont invités à répondre ne sont pas neutres, qu’elles engagent des intérêts et des visions du monde que la recherche historique n’a pas à cautionner. »30. Ainsi l’historien doit interroger son objet d’étude. Pourquoi étudier l’Italie de 1991 et l’immigration albanaise ? Dans un contexte où l’immigration est devenue un problème de société, où elle est instrumentalisée par certaines forces politiques, est-ce judicieux pour l’historien que de porter son attention sur cette matière historique omniprésente dans notre temps présent ? Au fond, est-ce que cet objet d’étude répond à la seule demande sociale ? Ce mémoire de Master II tente de remplir une fonction sociale, en ce sens où, la problématisation de la question migratoire au XXIe siècle fait problème dans nos sociétés et la première question que doit se poser l’historien, doit être celle de se demander pourquoi l’immigration fait problème. Pourquoi le mouvement humain, qui est pourtant une dynamique intrinsèque du temps historique, un composant essentiel de l’histoire de l’humanité, est-il instrumentalisé et clive-t-il des sociétés ? Pourquoi ce phénomène naturel, qui s’acculture aux besoins élémentaires de l’homme, clive-t-il autant les sociétés occidentales, des sociétés qui sont pourtant issues du mouvement humain, et qui reposent fondamentalement dans leurs naissances et constructions31, pour certaines d’entre elles, sur l’immigration. Cette recherche est guidée par l’ample questionnement inhérent à un objet d’étude s’inscrivant dans un débat public actuel. Il faut questionner le sens de ce débat public ; fait-il sens, tout simplement ? Est-ce que la production d’une connaissance du présent sur l’immigration dessert la réflexion historique de ce mémoire ? Je ne peux en juger, mais il faut éclaircir le postulat méthodologique de ce travail. S’inscrire dans la production d’une connaissance du présent est nécessaire lorsque ce dit présent fait problème. Il faut aussi se montrer honnête en dévoilant explicitement l’ambition de cette réflexion : elle est guidée par 28

Op.cit, p. 97. Ibid. 30 Op.cit, p.98. 31 L’élection de Donald Trump en tant que Président des États-Unis le 8 novembre 2016 repose sur un durcissement des intentions de l’État envers l’immigration. Dans une société qui s’est construite sur ses migrations successives, on est en droit de questionner ce phénomène. 29

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la volonté de décrire des mécanismes d’État révélés par une situation de crise, ici migratoire, par une situation que les gouvernements caractérisent comme étant une « urgence ». Cette analyse s’accompagne d’une présentation contextuelle des relations bilatérales et régionales liant l’Italie et l’Albanie. Au-delà, afin d’intégrer la question migratoire dans cette analyse, il est important de dresser l’évolution juridique de la question migratoire à l’intérieur de la législation italienne. Enfin, que serait une recherche portant sur un passé proche sans la pleine contribution d’acteurs ayant vécu ces événements ?

L’enjeu de mémoire de cette crise

migratoire s’inscrit fondamentalement dans l’écriture de l’histoire d’un exode et de sa réception par l’État d’accueil. La mémoire de ces événements traverse, de fait, les acteurs, mais aussi la société italienne tout entière. En pratique, cette étude se trouve être restreinte par l’accès aux sources. Le manque d’archive d’État pose un problème de nature pour l’historien. Il faut attendre au moins 50 ans pour que les sources du ministère de l’Intérieur et des Affaires étrangères soient déclassifiées32. Par exemple, l’accès aux archives des Affaires étrangères aurait permis d’éclaircir la situation de chaos qui régnait devant les ambassades des pays occidentaux à Tirana en juillet 199033 et le 5 mars 199134, où se produisit un rassemblement d’Albanais en quête de visas. D’ailleurs, le rapport du Conseil de l’Europe ne mentionne pas de rassemblement en juillet 1991 ni en août 1991. Or, selon des témoignages, ces rassemblements qui préoccupaient les autorités ont permis la fuite des Albanais dans les ports qui manquaient alors de surveillance35. Les archives d’État auraient permis d’approfondir le caractère urgent de la gestion publique italienne : à quel niveau les autorités étaient-elles au courant36 ? Cette étude repose donc sur un corpus de cinq quotidiens nationaux italiens et un quotidien régional, qui sont, par ordre alphabétique37 : Il Corriere della Sera38, Il Giornale39, Il 32

http://www.archiviocentraledellostato.beniculturali.it/. Conseil de l’Europe, Assemblée parlementaire du 27 janvier 1992, « Rapport sur l’exode albanais ». Rapporteur M. Böhm (CDU) Allemagne. 34 Ce rassemblement se fit devant les ambassades d’Allemagne, de France, d’Italie et de Grèce où selon des rumeurs, des visas allaient être distribués. 35 Le film de Roland Sejko est en ce sens éclairant : Anija la nave, Luce Cinecittà. 36 Antonio Varsori est le seul historien qui a pu consulter les archives privées du Président du Conseil des ministres de l’époque, Giulio Andreotti. Dans son ouvrage L’Italia e la fine della guerra fredda, il nous informe sur le degré de connaissance concernant les arrivées de mars 1991 et d’août 1991 des autorités italiennes. 37 Le choix de classer ces titres par ordre alphabétique fait écho à la non-accessibilité aux chiffres de diffusion comptant pour l’année 1991. Toutefois, il est assez connu que le titre Il Corriere della Sera est le premier quotidien du pays. Suit La Repubblica, La Stampa, Il Messaggero et Il Giornale. 38 Il Corriere della Sera est fondé en 1876, il appartient au groupe RCS Media Group (Rizzoli). Sa tendance socio – politique est de l’ordre du centre droit et il est enraciné localement à Milan. Son tirage en 1996 est de 646.902 exemplaires en moyenne par jour. En comparaison, il est de 480.000 en 2013. La presse italienne est donc en crise, mais au moment de la crise migratoire d’août 1991, la presse italienne est, semble-t-il, plus 33

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Messaggero40, La Repubblica41, La Stampa42. Le choix de ces journaux repose sur le rayonnement de ces titres. Ce corpus de source médiatique aurait pu comprendre en son sein L’Unìta, L’Avvenire ou encore Il Sole 24 Ore43, mais il m’a semblé plus pertinent d’étudier les quotidiens les plus lus parmi les titres généralistes. Au sein de ce corpus44, l’ajout au mémoire de Master II de La Gazzetta del Mezzogiorno45, quotidien régional de l’Italie méridionale46, est à signaler. L’étude de ce quotidien implanté localement dans les Pouilles apporte une dimension locale à ces sources, et densifie notablement l’étude des événements de mars 1991. Ensuite, la matière photographique et les archives audiovisuelles de la Rai Teche ou disponibles sur internet peuvent donner à cette étude une autre dimension, cette fois plus représentative, mais aussi par la fixation de ces événements dans le vertige du temps, une dimension plus mémorielle47. Enfin la récolte de témoignages et l’ajout de la source orale à ce mémoire de Master II, permettent d’enrichir l’analyse qui s’appuyait au préalable sur les sources écrites ; elle permet d’apporter de nouvelles perspectives à cette recherche48. Les

consultée. À titre informatif, je n’ai pas pu trouver les diffusions des quotidiens étudiés pour l’année 1991. l’Acertamenti Diffusione Stampa (ADS) ne rend pas compte de cette année dans ces archives consultables sur internet. Voir : http://www.adsnotizie.it/ads/index.php. 39 Il Giornale est fondé en 1974, au moment de la crise migratoire, il appartient à la famille Berlusconi. Sa ligne éditoriale est de droite. Il est implanté à Milan. Sa diffusion en 1996 est en moyenne par jour de 240.829 exemplaires. 40 Il Messaggero est fondé en 1878, il appartient au groupe Feruzzi. Il est du centre, centre-gauche d’inspiration chrétienne. Ce titre est implanté localement à Rome. En 1996, il est tiré en moyenne à 253.248 exemplaires par jour. 41 La Repubblica est fondée en 1976, ce titre appartient au groupe L’Espresso (Carlo de Benedetti), sa tendance est de centre gauche. Il a la particularité de ne pas avoir de chroniques locales comme les quatre autres journaux du corpus. Son siège social est à Rome. En 1996, il est tiré en moyenne par jour à 575.447 exemplaires. 42 La Stampa est fondée en 1867. Ce titre appartient au groupe FIAT. Plutôt encré au centre droit, il est implanté à Turin. Sa diffusion en moyenne par jour pour l’année 1996 est de 396.898 exemplaires. 43 C’est un quotidien économique. Il est le troisième quotidien du pays en termes de diffusion totale pour l’année 2013. 44 Au-delà des cinq quotidiens, le rapport du conseil de l’Europe sur l’exode albanais est aussi très important pour comprendre comment les autorités européennes comprennent ces événements et en rendent compte. (Annexe 12). 45 La Gazzetta del Mezzogiorno est fondée en 1887, il dispose de 7 éditions locales. Il est vendu selon une moyenne entre les années 1990 et 2000 à environ 55.000 exemplaires par jour. Son nombre de lecteurs est toutefois estimé à 500.000 personnes par jour, ce qui en fait l’un des quotidiens méridionaux les plus lus, et l’un des quotidiens les plus importants d’Italie. 46 L’Italie méridionale ou Mezzogiorno, renvoie à l’ensemble des régions du sud de l’Italie ayant appartenu au Royaume des Deux-Siciles (la Sardaigne est aussi comprise dans le Mezzogiorno). Il s’agit donc des régions des Abruzzes, de Basilicate, de Calabre, de Campanie, de la Molise, des Pouilles, de la Sardaigne et enfin de la Sicile. 47 À titre informatif, cette étude audiovisuelle sera effectuée lors du M2 en Italie, en même temps que le recueil de témoignages en Italie et en Albanie. 48 L’étude de Didier Bigo est, en ce sens, un bon exemple. En allant au contact des polices européennes, il étudie l’apprentissage des nouvelles pratiques de contrôle au travers des coopérations policières européennes, voir : Didier Bigo, Police en réseaux : l’expérience européenne, Presse de Sciences-Po, Paris, 1996, 358 p.

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acteurs de ces événements sont très nombreux. De l’émigré ayant débarqué du Vlora49 sur le port de Bari au volontaire de la croix rouge ; du policier au commandant de bataillon de l’operazione Pellicano50. Il faut préciser que cette recherche de témoins pâtit d’une faible diversification des sources : il aurait été intéressant de contrebalancer le témoignage d’un acteur humanitaire avec celui d’un policier ou d’un soldat, ce qui n’a pas été possible malgré l’approche de plusieurs policiers du commissariat de Bari et l’approche d’un soldat de l’opération Pélican. L’enquête de terrain dépend aussi de la réussite et du bon vouloir des témoins. Cela étant, ces sources alternatives à l’archive d’État ne règlent pas l’épineuse mise en perspective historique de cette crise migratoire. La proximité temporelle de l’objet étudié est un handicap certain, mais peut aussi se transformer en avantage. L’historien appartient à une époque, qu’il soit moderniste, médiéviste ou contemporanéiste, ainsi l’influence de son temps sera toujours une donnée inextricable à la production d’une connaissance historique. La difficulté de cette proximité temporelle irrigue la conceptualisation, par certains historiens, du rapport entre l’homme et le temps. Dans les années 80, certains historiens comme François Hartog ont abordé la question du « régime d’historicité51 », réconciliant ainsi l’historique et le structurel, l’histoire et l’anthropologie. Il développe l’hypothèse que nous serions dans un régime d’historicité « présentiste », ainsi, « le présent génère selon lui, au jour le jour, le passé et le futur dont il a, jour après jour, besoin et valorise l’immédiat »52. Une question s’impose : ce travail est-il tyrannisé par ce dit « présentisme » ? Subit-il l’hégémonie de l’immédiateté ? Au fond, ce qui motive cette recherche est issu d’une expérience sociale et professionnelle53 bien plus que de conjectures politiques. Elle est très certainement motivée par une volonté de déconstruire ce temps proche, ce présent passé et pourtant si prégnant. La volonté d’expliquer et de tenter d’expliquer ce qui peut nous échapper revient donc à écrire une modeste histoire et mémoire des gestions de contrôle des migrations en 1991. L’historien peut s’adonner à 49

La Vlora est le navire marchand albanais qui fut pris d’assaut par des civils albanais dans le port de Durrës. L’Operazione Pellicano est le nom donné à l’opération militaro-humanitaire menée par les forces armées italiennes en Albanie. Cette aide humanitaire a suivi le rapatriement de tous les Albanais ayant débarqué en Italie. 51 « L’expression régime d’historicité renverrait, par conséquent, d’abord, au moins logiquement, au type de rapport que toute société entretient avec son passé, à la façon dont elle traite et en traite avant de (et pour) l’utiliser et constitue cette sorte de chose que nous appelons histoire. », in François Hartog, Gérard Lenclud, « Régime d’historicité », in Alexandru Dutu et Norbert Dodille (dir.), L’état des lieux en sciences sociales, L’Harmattan, Paris, 1993, pp.18-38. 52 François Hartog, Régime d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Éditions du Seuil, Paris, 2003. 53 L’affrontement social et stigmatisant des Italiens du nord envers les Italiens du Sud et surtout des Italiens du nord et du sud envers les travailleurs extracommunautaires m’a profondément marqué. Je me suis donc interrogé sur les tenants de tels rapports. Bien que les motivations de ce travail soient guidées par l’émotion et le sentiment d’injustice, elle brasse évidemment bien d’autres questions, comme l’insertion économique et sociale des immigrés internes et externes. Au-delà de la question migratoire, c’est la question sociale qui interpelle. 50

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déconstruire un temps présent, avec méthode, et conscient de l’incertitude qui le guide. L’étude de ces événements permet-elle d’établir une continuité historique, une rupture, une variable ? L’idée d’énouer la complexité des problématiques irriguant l’exode albanais et sa réception par l’État italien et la société civile reste toutefois difficile. Henry Rousso questionne d’ailleurs les enjeux fondamentaux de cette histoire du temps présent : « comment écrire une histoire en train de se faire ? Comment mettre à distance la proximité apparente ? Comment se battre sur deux fronts à la fois – celui de l’histoire et celui de la mémoire, celui d’un présent que l’on ne veut pas voir passer et celui d’un passé qui revient hanter le présent ? »54 Henry Rousso convient que cette « nouvelle histoire du contemporain » s’inscrit dans cette tension. Cette recherche est donc marquée par « l’inachèvement, l’incertitude et l’instabilité », comme l’écrit Henry Rousso. Certaines disciplines des sciences humaines et sociales peuvent guider l’historien dans la production entreprise par ce dernier d’une connaissance d’un passé/présent. Pour exemple, l’immigration maritime, qui comprend en elle l’immigration du réfugié politique ou économique, contient un passé55 et un futur56 et des mobilisations politiques qui varient selon le pays d’accueil et le pays d’émigration57. La dimension comparative, selon l’espace géographique, mais aussi la science qui s’en empare, sont des moyens de mieux saisir les enjeux de cette immigration albanaise traversant l’accueil des réfugiés, aux conditions préalables à l’accueil58, de la situation des réfugiés aux contextes politiques et économiques des pays d’émigration.

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Dans son ouvrage, La dernière catastrophe, Henry Rousso prétend que le choc, la catastrophe, l’événement structurant/déstructurant, contraint l’historien à se pencher sur le contemporain, le passé proche, in Henry Rousso, La dernière catastrophe, Gallimard, coll. Nrf essais, Paris, 2012, 338 p. 55 Au printemps 75, la guerre prend fin au Laos, au Vietnam et au Cambodge, s’en suit un exode massif de réfugiés ; l’émission radiophonique « Les réfugiés de la mer » (Radio Canada) du 19 décembre 1978 raconte l’accueil au Canada d’environ 60.000 réfugiés entre 1979 et 1980. URL : http://archive.radiocanada.ca/societe/immigration/dossier/504. 56 Amir Abdulkarim, « Les Kurdes irakiens en Europe : nouveaux « boat people » », Revue européenne de migrations internationales, Vol 14/ n.1 1998, pp. 263-276. 57 L’exemple de l’accueil en France de près de 150.000 Cambodgiens au début des années 70 tranche avec l’arrêt de l’immigration de travail en France et la situation économique peu propice à ce type d’immigration, voir : Karine Meslin, « Accueil des boat people : une mobilisation politique atypique », revue Plein Droit n. 70, octobre 2006. URL : http:// gisti.org/spip.php ? Article 217. 58 À ce titre, le travail de Pierre Sintès permet de comparer les comportements gouvernementaux grecs et italiens face à l’arrivée de ces migrants albanais. La comparaison ici est d’autant plus intéressante que les rapports entre la Grèce et l’Albanie d’une part, l’Italie et l’Albanie d’autre part, divergent radicalement. Le contentieux de la région de l’Épire entre Grecs et Albanais laisse apparaître des relations bilatérales très tendues, ce qui ne fût pas le cas des relations entre l’Albanie et l’Italie qui suggère plutôt une relation à dominante italienne au vu de leur histoire commune. Voir, Pierre Sintès, La raison du mouvement. Territoires et réseaux de migrants albanais en Grèce, Éditions Khartala, Paris, 2010, 402 p.

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Approche historiographique de l’immigration albanaise en Italie L’approche historiographique de cet objet de recherche est donc nécessaire. Cette approche historiographique se trouve être conditionnée par une prédominance française dans l’étude de l’immigration en Italie59, toutefois, l’année de mobilité d’Erasmus au sein de l’Université de Rome III permet l’ajout conséquent d’ouvrages historiques, sociologiques et juridiques en langue italienne. L’approche sociologique, juridique et comparative est plus composite : des articles et ouvrages français, italiens et anglo-saxons s’y retrouvent. Il est important de noter que les gestions publiques de mars 1991 et d’août 1991 n’ont fait l’objet, à ma connaissance, que d’une étude historique approfondie s’insérant dans une approche diplomatique de l’Italie durant la fin de la guerre froide60. L’historiographie italienne se concentre, elle, sur les relations italo-albanaises, pendant le Ventennio fasciste61 ou encore pendant la guerre froide62. La sociologie italienne est, elle, productrice d’un grand nombre d’ouvrages traitant de cette immigration albanaise en Italie, tentant de cerner la complexité de ces problématiques contemporaines ou en mettant la focale sur l’intégration sociale de ces migrants63. La sociologie traite globalement de la question de l’insertion sociale des migrants albanais, les travaux de Russel King et de Nicola Mai font figure de travaux de référence en la matière64. Le rôle des médias dans la réception italienne de cette migration a aussi fait l’objet d’études

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Pour citer les références majeures : Evelyne Ritaine dans cet ouvrage collectif permet l’établissement d’une étude comparative entre le Portugal, l’Espagne et l’Italie : E. Ritaine (dir.), L’Europe du Sud face à l’immigration, Politique de l’Étranger, PUF, coll. Sociologie d’aujourd’hui, Paris, 2005, 266 p ; Dans l’ouvrage dirigé par Emmanuelle Bribosia, ressort une étude pluridisciplinaire et comparative qui permet la vision globale de ce que sont ces « Nouvelles Migrations » en Europe : Emmanuelle Bribosia, Andrea Rea (dir.), Les Nouvelles Migrations, un enjeu européen, Éditions Complexe, Bruxelles, 2002, 285 p. Enfin l’étude de l’immigration en Italie se trouve être conditionnée par une prédominance de l’article ; article souvent traduit de l’italien. Comme référence, l’étude de Ferruccio Pastore sur la genèse du droit sur l’immigration en Italie m’a beaucoup apporté : Ferruccio Pastore, A. Dorangricchia, « La genèse du droit de l’immigration en Italie (1986-1998) », in Pôle Sud n. 11, 1999, p83, pp.83-94. 60 Antonio Varsori, « L’emergenza albanese », in, L’Italia e la fine della guerra fredda, Il Mulino, Bologna, 2013, pp. 159-187. 61 On appelle le Ventennio la période durant laquelle Mussolini dirigea l’Italie (1922-1943). Voir, in Sergio Romano, Giuseppe Volpi : industria e finanza tra Giolitti e Mussolini, Marsilio, Milano, 1997, 272p. 62 Marco Bucarelli, Roma e Belgrado tra Guerra Fredda e Distensione, in La politica estera italiana negli anni della grande Distensione (1968-1975), Aracne, Rome, 2009, pp.144-157. 63 En Italie, les sociologues se sont plus massivement penchés sur l’immigration albanaise en Italie. On peut citer comme ouvrage de référence, Luigi Perrone, Kosta Barjaba, Georges Lapassade, Naufragi Albanesi, studi, ricerche e riflessioni sull’Albania, Sensibili alle foglie, coll. Nodi, Rome, 1996, 176 p. D’autres synthèses sociologiques ont vu le jour depuis, elles se concentrent sur l’intégration sociale des Albanais en Italie voir, Rando Devole, L’immigrazione albanese in Italia. Dati, riflessioni, emozioni, Editions Agrilavoro, Rome, 2006, 306p. Ou bien encore sur le rôle que jouent les médias dans le sentiment d’exclusion sociale qu’ont les Albanais en Italie. Ces ouvrages seront abordés plus en détail lors de la première partie de ce mémoire. 64 Pour explorer la synthèse de leurs travaux communs, voir : R. King, N. Mai, Out of Albania. From crisis migration to social inclusion in Italy, Berghahn Books, New-York. Oxford, 2008, 281 p.

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variées65. Le rôle de la presse écrite dans la construction de l’hostilité à l’égard de l’immigration albanaise de mars 1997 est aussi abordé dans une étude sociologique assez brève, mais éclairant rigoureusement la dégradation sémantique qualifiant l’immigration albanaise dans la presse écrite italienne66. Enfin, certains travaux explorent l’émergence de la criminalité albanaise67, et le lien entre criminalité et immigration, répondant notamment au contexte s’échelonnant de 1991 à 1997 et qui voit émerger une image négative des Albanais en Italie68. Même si aucune étude francophone ne traite de l’immigration albanaise en Italie, le basculement italien de pays d’émigration à pays d’immigration dans le cadre des « Nouvelles Migrations69 » est largement traité dans la recherche scientifique. Ces travaux apportent à mon étude une vue d’ensemble de la question migratoire en Europe et amène à penser cette immigration albanaise dans le contexte de la construction européenne et plus largement dans le cadre des relations internationales70. La sociologie joue encore un rôle moteur dans la compréhension de ce phénomène. L’ouvrage71 et les articles72 d’Evelyne Ritaine sont, à ce titre, très éclairants. L’ouvrage qui porte sur une étude comparative de l’immigration dans les pays du sud de l’Europe m’a permis d’entrevoir une problématique soulevée par la notion de « politique de l’Étranger ». Cette notion implique le statut juridique flottant du migrant. Elle l’oppose à celle de « politique migratoire » qui implique une

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N. Mai, The albanian diaspora in the making : medias, migration and social exclusion, Journal of Ethnic Migration Studies, vol. 3, 2005, pp. 543-561. 66 D. Carzo, M. Centorrino, « L’immigrazione albanese sulla Stampa quotidiana », CIRSDIG, Università degli studi di Messina, nov. 99, 38p. 67 Les années 1990 ont vu le développement d’une mafia albanaise. Cette mafia exploite le trafic de clandestins en concorde avec la mafia italienne, notamment en ce qui concerne l’immigration des Kurdes Irakiens in, Amir Abdulkarim, « Les kurdes irakiens en Europe : nouveaux « boat people » », Revue européenne de migrations internationales, Vol 14/ n.1 1998, pp. 263-276. Cependant l’influence d’une mafia albanaise organisée sur le cours des événements d’août 1991 est peu envisageable. On peut supposer qu’étant donné la spontanéité de cette migration, le caractère insurrectionnel de la prise de La Vlora, la gratuité du trajet unanimement relayé dans les témoignages (cf : La Nave Dolce de Daniele Vicari, Anija de Roland Sejko)), le rôle d’une organisation criminelle est à écarter. D’ailleurs les migrants les plus résistants et armés qui ont contribué à la prise en force du navire marchand albanais se trouvaient dans le stade de Bari. Ils étaient acteurs de cette immigration en tant que migrants. Pour comprendre l’émergence de cette criminalité albanaise, voir :P. Chassagne, K. Gjeloshaj, « L’émergence de la criminalité organisée albanophone », Cahiers d’Études sur la Méditerranée Orientale et le monde Turco – Iranien (En ligne) 32/2001, mis en ligne le 13 mai 2005, consulté le 27 décembre 2013, URL : http://cemoti.revue.org/692 68 A. Jamieson, Migration and criminality : the case of albanians in Italy, Ethnobarometer, 1998, 27p. 69 Pour une vue d’ensemble des problématiques inhérentes à ces nouvelles migrations, voir : Emmanuelle Bribosia (dir.), Andrea Rea (dir.), Les Nouvelles Migrations. Un enjeu européen, Éditions Complexe, coll. Interventions, Bruxelles, 2001, 284 p. 70 Catherine Wihtol de Wenden, La question migratoire au XXIe siècle. Migrants, réfugiés et relations internationales, Sciences-Po, Les presses, Paris, 2013, 266 p. 71 Évelyne Ritaine(dir.), L’Europe du sud face à l’immigration. Politique de l’Étranger, PUF, coll. Sociologie d’aujourd’hui, Paris, 2005, 272 p. 72 E. Ritaine, « Noi e gli altri », l’enjeu migratoire, miroir de la crise politique italienne. », Pôle Sud, n. 11-1999, pp.55-69.

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élaboration politique et juridique plus approfondie. L’approche des gestions publiques et des politiques migratoires italiennes n’est pas, de fait, approfondie comme elle pourrait l’être. Enfin le présent de la recherche scientifique portant sur les gestions de contrôle des migrations permet à cette présente recherche de s’appuyer sur une étude scientifique de « l’histoire se faisant »73. L’intérêt de cette recherche est donc d’identifier des continuités, des variables, des permanences avec l’appui des études scientifiques portant sur le présent des politiques migratoires en Europe.

Histoire et mémoire des gestions de contrôle des migrations albanaises en 1991 L’Italie contemporaine est issue du référendum du 2 juin 1946. Ce référendum assoit la République (54,3 %) et permet l’émergence de trois partis qui dominent l’assemblée constituante élue à la proportionnelle : la démocratie – chrétienne (DC), le parti socialiste italien d’unité prolétarienne (PSIUP) et le parti communiste italien (PCI). Dès le début de la République (mai 1947), Alcide De Gasperi (DC) écarte les socialistes et communistes du gouvernement ce qui n’affaiblit pas pour autant la constitution, érigée comme texte sacré par l’opposition de gauche. Cette constitution est d’inspiration libérale et progressiste, elle instaure un régime parlementaire avec un bicaméralisme intégral, les deux chambres étant élues au suffrage universel. Le Président de la République est élu pour sept ans par les Chambres, il dispose d’un pouvoir limité qui lui permet toutefois de désigner le Président du Conseil, il dispose également du droit de dissolution des chambres. Une fois le régime installé, un parti émerge au centre du système politique, la démocratie – chrétienne, qui dominera la démocratie républicaine pendant près de 40 ans. La DC qui rassemble de nombreux courants qui vont du conservatisme au centre gauche, doit équilibrer ses forces afin de rester au centre du jeu politique. Les événements d’août 1991 arrivent dans un contexte où la DC contrôle encore la démocratie italienne. La première crise migratoire de mars 199174 voit dans sa foulée le renouvellement de Giulio Andreotti75 au poste de Président du Conseil. Le 12 avril 1991, voit l’apparition d’un ministère sans portefeuille de l’immigration et des Italiens de l’étranger. Le gouvernement Andreotti VII marque la fin de la 73

Camille Schmoll, Hélène Thiollet, Catherine Withol de Wenden, Migrations en Méditerranée, Paris, CNRS Éditions, 2015, 382 p. 74 Le gouvernement Andreotti VI (voir Annexe 1) nomme un commissaire extraordinaire à l’urgence albanaise, Vito Lattanzio, puis lors du gouvernement Andreotti VII, Margarita Boniver succédant à V. Lattanzio. 75 Le gouvernement Andreotti VII (voir Annexe 2) prit ses fonctions le 12 avril 1991 et démissionna le 24 avril 1992.

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coalition pentapartite76 avec la sortie du PRI. Seulement deux gouvernements menés par la DC succèderont au gouvernement Andreotti VII. Ces événements se situent au carrefour d’un renouvellement politique, d’une désagrégation de l’hégémonie de la DC avec l’opération mani pulite. La majorité pentapartite et l’opposition, principalement représenté par le PCI alors parti communiste le plus puissant d’Europe occidentale, élaborent, de concorde, un droit portant sur les nouvelles migrations, celles des réfugiés politiques et économiques. La gestion de mars 1991 reflète assez bien ce consensus qui rassemble l’humanisme chrétien et l’humanisme socialiste et en même temps engage le changement de la ligne politique en août 1991. De fait, en mars 1991, on constate que l’État italien peine à se positionner face aux enjeux migratoires. Cette incertitude laisse d’ailleurs les autorités locales et régionales assurer l’accueil initial et l’assurance des premiers besoins. En août 1991 s’engage la désagrégation d’un consensus politique qui faisait, depuis le milieu des années 80, de la question migratoire, une question sociale. Les événements du 8 août symbolisent donc cette politisation et cette bipolarisation de la question migratoire, entrainant l’affirmation de son acception sécuritaire. On comprend bien que les autorités italiennes ne voulaient pas accueillir les arrivées de mars 1991. Progressivement, elle communique sur ce changement de positionnement, la question migratoire devenant progressivement une question d’ordre public. Août 1991 est donc un tournant enclenché en mars 1991. Il faut préciser que l’arrivée du Vlora en août 1991 demeure particulière, et se distingue des autres débarquements albanais en Italie. Durant l’été 1990, 4.000 Albanais débarquent à Brindisi. En février 1991, 17 soldats débarquent à bord du pétrolier Semani. La première semaine de mars 1991, 10.000 Albanais débarquent à Brindisi. À la fin du mois, 22.188 réfugiés sont arrivés77. La particularité des événements d’août 1991, c’est l’arrivée en deux jours, de près de 20.000 Albanais entre Bari, Brindisi, Syracuse et Otrante. Pour ainsi dire, la particularité de ce moment et sa composante spectaculaire relèvent originellement de la soudaineté du nombre d’arrivants. En effet, on pourrait penser que le caractère particulier de cette arrivée d’Albanais conditionne l’attitude de l’État. On parle dans la presse d’une « urgence albanaise », d’un exode biblique. L’urgence politique issue de cette immigration permet la retranscription médiatique de cette urgence. Au fond, le traitement de ces épisodes dans la presse relève plus de l’événement brut, que de son analyse factuelle et politique. La médiatisation de ce moment met en perspective « une politisation neutre de l’urgence ». Le contexte factuel permet ainsi de légitimer l’action politique intérieure. Même si la particularité des événements permet l’émergence d’une 76 77

La Repubblica, 21 avril 1991, Sandra Bonsanti, « L’addio delle camere al pentapartito ». La Repubblica, 9 août 1991, « Un anno di odissea dall’Albania verso le sponde italiane ».

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nouvelle ligne politique italienne78, le discours étatique « d’urgence » et sa politisation par les autorités publiques déterminent les conditions opérationnelles de l’urgence. En clair, l’objectif de rapatrier 20.000 Albanais en trois jours79 oblige l’État italien à élaborer une gestion interministérielle et bilatérale. De la politique intérieure d’ordre public, on passe à une politique étrangère particulière à l’égard de Tirana. En optant pour le rapatriement total et l’endiguement du phénomène migratoire, l’Italie impose à Tirana une solution politique qui matérialise la résolution intérieure d’un problème établi par l’État comme relevant de l’ordre public. Ainsi, « l’urgence albanaise » qui s’étale de mars à août 1991 permet-elle l’élaboration d’une politique publique à l’endroit de l’immigration ? Peut-on identifier des permanences dans la mise en problème de la question migratoire entre 1991 et aujourd’hui ? La mise en perspective de cette question nécessite tout d’abord une étude approfondie des relations italo-albanaises. Est-ce que ces relations bilatérales peuvent expliquer, en partie, l’élaboration d’une politique étrangère offensive à l’égard de Tirana ? Dans un second temps, nous mettrons la focale sur la gestion locale et nationale de cette immigration albanaise en mars 1991. Que peut-on apprendre de cette étude approfondie ? L’État italien accompagne timidement les accueils locaux tout en se refusant à accueillir plus de 20.000 Albanais. Malgré l’accueil « par défaut », comme on le verra, peut-on identifier des continuités avec la gestion de contrôle des migrations d’août 1991 ? Dans un troisième temps, nous étudierons les interactions ministérielles et les élaborations politiques de la gestion interministérielle issue du 8 août 1991. En étudiant de près ces gestions publiques, on pourra déterminer si la ligne politique italienne permet l’élaboration d’une politique migratoire. Au fond, est-ce que l’urgence conditionne l’élaboration d’une real politik ou permet-elle l’établissement d’une politique durable ? Ensuite nous verrons en quoi l’urgence albanaise permet l’élaboration d’une politique migratoire extérieure particulière. Autrement dit, comment la politisation de cette urgence, l’imprégnation albanaise de la question migratoire en Italie, définit-elle le cadre d’une politique migratoire particulière tout en normalisant un régime d’exception ? Enfin, nous renverserons les perspectives de cette recherche ; l’objet devient ainsi sujet. À travers l’apport de divers témoignages, nous interrogerons l’impact de ces gestions de contrôle des migrations en 1991 sur les acteurs : déterminent-elles un rapport au pays hôte ? Quelle est la place de l’acteur humanitaire dans cette gestion de contrôle des migrations ?

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La Repubblica, 9 août 1991, Stephen Brown, « Linea dura del governo « Non possono restare » ». La Repubblica, ç août 1991, « Ora il governo sceglie la fermezza : entro tre giorni i profughi saranno riportati in patria ». 79

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PREMIÈRE PARTIE

DE L’ALBANIE AUX RELATIONS ITALOALBANAISES

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L’immigration albanaise en Italie : l’importance de l’année 1991. L’Italie, avec ses 7600 kilomètres de côte, est sans doute le pays le plus en proie à l’immigration clandestine dans l’Union européenne actuelle. L’immigration albanaise n’est pas le premier phénomène d’immigration clandestine en Italie. En 1990, la loi Martelli permet la régularisation de 22,9 % de ressortissants marocains80 sur l’ensemble des régularisations de 1990 impliquant 234.841 régularisations. S’en suivent les régularisations de 11,7 % de Tunisiens, 7,8 % de Sénégalais, 5,2 % de Yougoslaves, 4 % de Philippins81. En 1995, avec les régularisations du décret Dini, la proportion d’Albanais dans les régularisations s’élève à 11,7 %. Les Albanais deviennent, en l’espace de cinq ans, la deuxième nationalité la plus régularisée derrière les Marocains. En 1990, seulement 2.471 Albanais sont régularisés. En 1995, ils sont 29.724, en 1998, avec la loi Turco-Napolitano, 39.454. Enfin en 2002, avec la loi Bossi-Fini, ils sont 55.03882. En 1990, seulement 2.034 Albanais obtiennent un permis de séjour. En 1991, 26.381, en 1992, 28.82883. La population albanaise, qui était la 65e nation dans le classement des pays ayant le plus de ressortissants titulaires d’un permis de séjour en Italie en 1990, est devenue, en l’espace de deux ans, la septième nation de ce classement84. Afin de comprendre les tenants de cette immigration, il faut tout d’abord explorer brièvement l’histoire albanaise. D’abord, saisir le particularisme de la question albanaise en Europe, dresser les grandes lignes de la construction nationale et étatique albanaise pour enfin aborder l’histoire contemporaine de ce pays, de l’Albanie communiste à sa chute. De là suivra l’étude des relations italo-albanaises et de leur espace commun.

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Russel King, Nicola Mai, Out of Albania. From crisis migration to social inclusion in Italy, New-York, Oxford, Berghahn Books, 2008, p.86. 81 Ibid. 82 Ibid. 83 Op. cit, p.85. 84 Ibid. À titre informatif, en 1991, les Albanais titulaires d’un permis de séjour représentaient 3.1 % sur un total de 859.571 immigrés. En 2003, ils sont 233.616 à détenir un permis de séjour sur un total de 2.193.999 immigrés, ce qui représente 10.6 %. Source : Caritas, Dossier Immigration in Russel King, Nicola Mai, op.cit.

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Chapitre I : De l’évolution statutaire de l’Albanie à son dépeuplement

I. 1. Le particularisme albanais L’Albanie est, en faisant abstraction de la Turquie, l’unique pays européen à majorité musulmane85. 70 % environ des Albanais appartiennent à cette majorité confessionnelle. Cette nation voit dans les Illyriens86, vieux peuples de l’ouest des Balkans, leurs illustres descendants et les plus vieux habitants de la région aujourd’hui baptisée Albanie, en albanais, Shqipëria. Cette majorité musulmane s’explique par la domination de l’Empire ottoman qui entraîna la lutte du peuple albanais de 1449 à 1468 menée par son héros national, Gjergj Kastriot Skanderbeg87. L’Albanie, dans les Balkans, joue un rôle important tant l’hostilité de l’orthodoxie environnante fait d’elle une zone tampon88. Cette particularité géographique de l’Albanie, comme on le verra, constitue l’imaginaire national de ce pays89. La scission de la nation albanaise issue de l’Albanie de la Conférence de Londres90 répondant à une logique plus géopolitique que géographique amène à soulever une autre particularité spécifiquement albanaise. L’imaginaire national91 albanais se trouve conditionné, pour Ismail Kadaré92, par un facteur extérieur et intérieur93. Il est connu que l’Albanie fut toujours en proie à sa disparition. Certes la renaissance de l’Albanie, Rilindja en albanais94, engage l’affirmation d’un nationalisme et d’un État indépendant, mais elle demeure aussi conditionnée par la peur de

Hans Stark, « La question albanaise », Politique étrangère n.1 / 1994, 59e année, pp. 209-222. Serge Métais, « L’origine des Albanais », in, Histoire des Albanais. Des Illyriens à l’indépendance du Kosovo, Paris, Fayard, 2006, pp.65-139. 87 Serge Métais, « Éveil tardif d’une nation en quête d’identité », in op.cit., pp.17-65. 88 Hans Stark, op.cit., p.209. 89 Benedict Anderson, L’imaginaire national. Réflexion sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, Éditions La Découverte Poche, 2002, 213 p. 90 La conférence de Londres sera approfondie dans la partie, 1.2. L’Albanie de la conférence de Londres. 91 Ce terme est emprunté au travail de Benedict Anderson cité plus haut. Il n’engage pas la lecture d’Ismail Kadaré. Il faut comprendre ce terme comme ce qui permet la construction imaginaire du sentiment national. 92 Ismail Kadaré est un écrivain albanais. Il produisit une œuvre considérable à l’intérieur de laquelle se trouve un essai littéraire sur son pays. Il demanda l’asile politique en France à la fin du régime du PTA, mais il produisit l’essentiel de son œuvre en Albanie. C’est un écrivain critiqué pour s’être exilé après la mort d’Enver Hoxha. Sans être un écrivain du régime, il ne s’est jamais opposé à lui directement et bénéficia aussi de la bienveillance de la dictature. Je me suis appuyé sur cette introspection historique pour mettre en valeur la particularité de cette nation et pour ainsi faire émerger un facteur de l’immigration albanaise plutôt méconnu, le rapport conflictuel qu’entretiennent les Albanais avec l’Albanie, in Ismail Kadaré, La discorde. L’Albanie face à elle-même, Paris, Fayard, 2013, 370 p. 93 Op.cit., p. 29. 94 Hans Stark, op. cit., p.210. 85 86

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voir l’Albanie retomber de nouveau sous le joug d’une puissance extérieure. L’Albanie communiste reflète d’ailleurs bien cette réalité. L’idéologie paranoïaque de ce régime stalinien reposait sur le risque d’une annexion par des forces impérialistes et révisionnistes et sur la nécessité de s’en protéger. Un des symboles de ces années d’enfermement et de paranoïa est la construction de près de 400.000 bunkers le long des frontières albanaises, en prévision du jour où les ennemis de l’Albanie attaqueraient « la petite patrie du socialisme »95. Selon Ismail Kadaré, « Après l’écueil extérieur, l’Albanie se trouvait menacée d’un autre écueil, intérieur, qui se dressait, comme sorti des ténèbres : l’Albanie qui ne s’aimait pas. L’Albanie suicidaire »96. S’opposent pour Kadaré, les ultranationalistes, partisans de la « Grande Albanie »97 et les renégats, pro – ottoman, anti-européen. L’Albanie a donc cette particularité d’avoir été un carrefour de culture. Ce territoire qui se situe entre l’Occident et l’Orient implique irrémédiablement des querelles culturelles. On peut concevoir les migrations albanaises des années 90 comme le résultat d’une nation déchirée. Ismail Kadaré relève d’ailleurs que l’aigle bicéphale du drapeau albanais est symptomatique de cette nation à double tranchant. Il fait d’ailleurs référence à un couplet secret de l’hymne national albanais98 qui symbolise bien la complexe construction de l’imaginaire national albanais99. La difficile construction de cet imaginaire national albanais nous amène à approfondir les conditions de sa construction, c’est-à-dire l’évolution statutaire de l’Albanie contemporaine.

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Pierre Sintès, La raison du mouvement. Territoire et réseaux de migrants albanais en Grèce, Paris, Éditions Karthala, Maison méditerranéenne des sciences de l’homme, 2010, p.54. 96 Ismail Kadaré, op. cit., p.29. 97 On distingue « l’Albanie londonienne » de « l’Albanie atlantique » qu’on appelle Kosovo. Cette distinction sera abordée lors de la partie sur l’Albanie de la Conférence de Londres. Ainsi la « Grande Albanie » résulte d’un rassemblement du Kosovo et de l’Albanie actuelle. Les nationalistes albanais du vingtième siècle parlent de l’Albanie de Londres comme d’un État tronqué. Mais, ironie du sort, la peur de disparaître se conjugue à la création de deux États. In Ismail Kadaré, op. cit., p.44-45. 98 L’érudition d’Ismail Kadaré l’amène à analyser cet hymne national et à entrevoir un paradoxe à l’intérieur même de l’hymne national. Op. cit., p.29. 99 Ibid. Ce couplet secret nous dit : « Car le Seigneur lui-même l’a dit:/ Les nations, elles, elles survivront/, Mais pas toi, non pas toi Albanie/, Car ce n’est pas ce que nous voulons ! ».

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I. 2. L’Albanie de la conférence de Londres La renaissance politique de l’Albanie indépendante est le fruit de la seconde guerre balkanique100 durant laquelle Serbes, Grecs et Monténégrins affrontent la Bulgarie à propos de la répartition des dernières terres européennes de l’Empire ottoman que sont l’Albanie, la Thrace et la Macédoine. Cette seconde guerre balkanique est issue de la défaite de l’Empire ottoman lors de la première guerre balkanique qui se déroule d’octobre 1912 à mai 1913 et qui voit ce dernier, suite à la conférence de Londres101, céder toutes ses terres balkaniques hormis la Thrace orientale102. Le rôle des grandes puissances est considérable dans la partition de l’Albanie. Tandis que le partage de la Macédoine et de la Thrace se fait tant bien que mal, la partition de l’Albanie, elle, pose de nombreux problèmes. Le 28 novembre 1912 est proclamée l’indépendance albanaise. Se forme un gouvernement à Vlorë. Les puissances européennes présentes à la conférence de Londres optent dans un premier temps, pour une autonomie de l’Albanie sous un protectorat ottoman et de concert, pour un accès serbe à l’Adriatique. Or la défaite ottomane de 1913 oblige les puissances européennes à remettre à plat « la question albanaise »103. En effet, le Monténégro et la Serbie occupent la moitié nord de l’Albanie et la Grèce occupe l’Épire du Nord jusqu’à Vlorë. Le partage de l’Albanie allait dans le sens de la continuité des partages de la Macédoine et de la Thrace. Ensuite la question albanaise entraine une division entre les grandes puissances. La Russie et la France appuient les prétentions serbes et pensent l’Albanie comme une construction nationale artificielle émanant de Vienne104. L’Autriche-Hongrie et l’Allemagne ne désirent pas la constitution d’une Grande Serbie et s’opposent, par conséquent, à l’accès à l’Adriatique de la Serbie105. Le 29 juillet 1913, les diplomates de la conférence de Londres tranchent en faveur 100

Cette seconde guerre balkanique éclate entre juin et juillet 1913. Hans Stark, Ibid., p.210. La conférence de Londres se tint entre décembre 1912 et juillet 1913. 102 Hans Stark, p.210. 103 Ibid. 104 Hans Stark, p.211. 105 Ibid. L’Italie défendait aussi ses positions. La place de l’Italie dans la construction statutaire albanaise fera l’objet d’un approfondissement dans la seconde sous partie. 101

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d’une « Principauté souveraine héréditaire et neutre sous la garantie des grandes puissances »106. Cette principauté albanaise d’environ 28.000 km2 ne regroupe que 800.000 Albanais alors qu’un million et demi d’Albanais vivent dans les Balkans. La Grèce obtient l’Épire du nord107 ; la concession franco-russe à la Serbie du Kosovo et du pays d’Ohrid constitue une contrepartie à l’accès interdit à la mer Adriatique par la conférence de Londres108. La petite Albanie est née du compromis de Londres et ainsi, de considérations plus géopolitiques que culturelles ou géographiques. Georges Castellan souligne à juste titre que la conférence de Londres est à l’origine de l’irrédentisme albanais109. Ismail Kadaré se pose ainsi cette question : « que s’est-il passé en Albanie durant le siècle qui vient de s’écouler ? L’essence de cette histoire pourrait se résumer en quelques mots : le calvaire du retour à l’Europe. »110 L’Albanie connaît successivement dans la première moitié du vingtième siècle, la république, la monarchie, l’indépendance, l’autonomie, le protectorat et enfin l’invasion fasciste et nazi111.

I. 3. L’Albanie stalinienne, maoïste et autarcique I. 3. 1. La création de l’Albanie communiste La constitution de l’Albanie communiste est à mettre en perspective avec les occupations fasciste et nazi. Enver Hoxha crée le groupe communiste de Korçë qui a pour vocation de rassembler toutes les oppositions à l’occupation issue de la Seconde Guerre mondiale. En novembre 1991, Enver Hoxha crée le parti communiste qui a pour objectif fondamental de libérer le pays de l’occupation112. Après les succès de la guérilla montagnarde dans la première moitié de 1942, Hoxha convoque une conférence qui rassemble les forces 106

Ibid. S’en suit un partage de l’Épire du Nord entre l’Albanie et la Grèce. Cette zone entraine un état de guerre entre ces deux pays jusqu’aux années 1986 – 1987. Les résolutions de la conférence de Londres n’apaisent pas les controverses entourant les frontières de « la petite Albanie », in Hans Stark, p.212. 108 Ibid. Pour précision, le Monténégro obtient les régions de Pec et Djakovica. 109 Georges Castellan, L’Histoire des Balkans, Paris, Fayard, 1991, p. 377, in Hans Stark, (…), p.222. 110 Ismail Kadaré, op. cit., p.33. 111 À titre informatif, l’étude qui porte sur l’après de la Conférence de Londres rentre dans le cadre des relations italo-albanaises. 112 Marco Lecis, « Da nido delle acquile a porta dei balcani. Prospettive di sviluppo dell’Albania sulla strada dell’integrazione europea », Mémoire de master en sciences politiques (mention sociologie du développement) sous la direction de Gianfranco Bottazzi, Cagliari, Facoltà di scienze politiche p.24. (133p.) URL : http : //conoscere.it, consulté le 12 janvier 2014. 107

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antifascistes, nationalistes et nostalgiques du règne du roi Zog. Suite à ce rassemblement, le 16 septembre 1942, naît le « Lufta », mouvement de libération nationale, dans lequel le parti communiste est majoritaire. Ce mouvement coordonne la guérilla. Parallèlement au déplacement du commandement allemand de Tirana à Scutari en 1944, Enver Hoxha crée le premier gouvernement provisoire reconnu d’emblée par les États-Unis et l’URSS113. Le 2 décembre 1945 se tiennent les élections où le Front démocratique114, seul parti présent, remporte le scrutin avec 93 % des voix. Avec la constitution dite du 14 mars 1946, s’affirme l’affirmation d’un régime monopartite. Le Parti communiste albanais profite de son hégémonie à l’intérieur du mouvement coalisé du Lufta. Il profite de sa lutte contre le nazisme et de son prestige pour légitimer son accession au pouvoir. En janvier 1946, l’Albanie devient une république populaire malgré l’existence du mouvement Bashkimi Shqiptär115, de groupes indépendants républicains et monarchistes tels que le mouvement Legaliteti, nostalgique du règne du roi Zog. Ces mouvements formaient la coalition du Lufta. Il faut signaler que l’Albanie est oubliée des conférences internationales, du partage des zones d’influences dans les Balkans fixé par Churchill et Staline le 10 octobre 1944. L’Albanie n’est pas admise à l’ONU et bien que dotée d’un gouvernement communiste, elle n’est pas convoquée lors du congrès de fondation du Kominform116. La Yougoslavie représente l’Albanie en toutes ces occasions, et représente, par conséquent, les intérêts albanais. Hans Stark nous dit que les 27 traités bilatéraux signés entre Tirana et Belgrade amènent la Yougoslavie, entre 1944 et 1948, à prendre le contrôle de la politique étrangère, commerciale et militaire de l’Albanie117. L’Albanie aurait pu devenir la 7e République populaire fédéraliste de Yougoslavie. Cependant, la rupture de 1948 entre Staline et Tito change l’attitude pro – yougoslave d’Enver Hoxha. Le gouvernement du PCA devenu Parti du Travail Albanais (PTA) s’inspire alors, à travers la figure de son unique leader, Enver Hoxha, du « style » de gouvernement stalinien118. La rupture avec la Yougoslavie titiste relève aussi de la politique répressive menée au Kosovo par Rankovic, ministre de l’Intérieur yougoslave jusqu’en 1966. À titre informatif, la création d’une province autonome au Kosovo (19741989) est à l’origine de la détente entre la Yougoslavie et l’Albanie119. 113

Idem, op. cit., p.25. Le Front Démocratique est la mutation partisane du mouvement de résistance Lufta. 115 Mouvement qui se trouve dans le nord de l’Albanie issu du clergé catholique. On peut le traduire comme l’Union albanaise. In Georges Castellan, Histoire de l’Albanie et des Albanais, Éditions Armeline, Crozon, 2002, 204 p. 116 Hans Stark, p.212. 117 Ibid. 118 Ibid. 119 Ibid. 114

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La question de l’Épire du Nord amène l’Albanie à ne plus entretenir de rapport avec la Grèce. Ainsi, avant même l’autarcie communiste, l’Albanie se trouve isolée dans les Balkans120.

I. 3.2. De l’Albanie stalinienne à la critique du révisionnisme khrouchtchévien À partir de 1948, Tirana passe dans le giron soviétique. Cela se manifeste par l’imposition du modèle soviétique dans le plan quinquennal de 1950 à 1955 et par l’établissement d’un partenariat « mandataire »121. Les carences albanaises dans la diversité de ces productions agricoles obligent Moscou à intervenir en fournissant à l’Albanie une aide alimentaire conséquente. L’interventionnisme soviétique se manifeste par un transfert de technologie vers Tirana. L’Albanie adhère au Pacte de Varsovie en 1955, l’URSS installe dans la même année une base navale à Vlorë. Dans le discours officiel albanais, l’indépendance de l’Albanie dépend de la protection extérieure d’une grande puissance comme l’Union soviétique122. La rupture avec l’URSS fait écho à deux raisons principales. Dès la visite de Khrouchtchev en 1959, Enver Hoxha s’éloigne de la ligne soviétique. Le discours de Khrouchtchev à Tirana l’amène à caractériser l’Albanie comme « base avancée du système défensif du bloc soviétique », ce qui entraine la proposition de créer en Albanie des bases de missiles123. Le révisionnisme, et par conséquent la déstalinisation à l’œuvre en Union soviétique, entérine cette rupture. Enver Hoxha a fait du culte de la personnalité une de ses caractéristiques majeures de contrôle. Le calque stalinien et la critique de l’héritage stalinien par Khrouchtchev l’amènent ainsi à rompre avec l’Union soviétique. Le retour des technologies soviétiques et la rupture des aides économiques s’accompagnent immédiatement par une prise en charge par Pékin des besoins albanais. Entre 1960 et 1964, les échanges avec Pékin augmentent de 4 % à 46 %124. De 1965 à 1969, l’importation du

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Ibid. Hans Stark, p.213. Ce partenariat implique, selon Hans Stark, l’envoi de conseillers techniques, le financement de la moitié du budget d’État, un monopole sur le commerce extérieur. 122 Marco Lecis, op.cit., pp.24-25. 123 Idem, p.26. 124 Ibid. 121

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modèle maoïste125 s’accompagne d’une condamnation de l’impérialisme russe, à l’œuvre, par exemple, en Tchécoslovaquie (1968).

I. 3.3. La rupture avec Pékin : l’isolement international Une série d’événements amène à la rupture diplomatique entre Tirana et Pékin. Tout d’abord le rapprochement entre Belgrade et Pékin en 1970, puis la visite de Richard Nixon en Chine en 1972, enfin l’ouverture à l’URSS et au monde capitaliste126. Cette rupture avec Pékin entraine l’érosion de ce partenariat économique et le retour des technologies militaires chinoises127. Comme le relève Hans Stark, « les années 1978-1994 voient une triple réorientation de la politique extérieure albanaise et une réapparition, depuis le début de la guerre dans l’exYougoslavie des problèmes propres à ses premières années d’existence étatique. »128 Les années 1978-1988 sont celles où la paranoïa de l’invasion extérieure atteint son paroxysme et paradoxalement le moment où Tirana sort de son auto – isolement avec l’aide conjointe de Belgrade et d’Athènes. Jusqu’à la mort d’Enver Hoxha en avril 1985, l’Albanie n’a eu de cesse de s’enfermer dans ses petites frontières. Les 400.000 bunkers129 construits entre 1967 et 1991 présents dans les rues, les plages, les champs, dans chaque zone défendable, illustrent parfaitement l’ampleur de la paranoïa de ce régime totalitaire. Du point de vue des migrations albanaises en Italie et en Grèce130, l’isolement international est un facteur fondamental dans la compréhension de ces émigrations spontanées. Certainement plus fondamental que l’imprégnation de la discorde qui entoure l’imaginaire national albanais dans la volonté de quitter l’Albanie131. 125

Ibid. L’importation de la révolution culturelle maoïste s’illustre par la réduction du nombre de ministres, par le travail des étudiants dans les champs pour une expérience du travail manuel, et par l’interdiction de l’exercice du culte. En 1967, l’Albanie devient un État athée. 126 Ibid. 127 Ibid. 128 Hans Stark, p.213. 129 On parle aussi de 700.000 bunkers. En général, les chiffres varient entre 300.000 et 700.000 bunkers, selon les articles. J’ai choisi de suivre le chiffre de Pierre Sintès qui m’apparaît comme le plus sûr. Le film L’Albanie des bunkers d’Emmanuel Gobert traite de cette question. URL : https://vimeo.com/90238618 130 Corrado Bonifazi, Pierre Sintès, Donatella Zindato, « L’immigration albanaise en Grèce et en Italie : ressemblances et différences », in A. Parant, Migrations, crises, et conflits récents dans les Balkans, Belgrade, Demobalk, 2006, pp. 271-284. 131 Dans les témoignages fournis par les œuvres de Daniele Vicari « La nave dolce », et de Roland Sejko « Anija la nave », les Albanais questionnés sur les raisons de leur départ soulignent dans l’ensemble que la motivation de

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I. 3. 4. La fin de l’Albanie d’Enver Hoxha et son ouverture sur le monde La dégradation de la situation économique explique en partie l’ouverture de Ramiz Alia. Cette dégradation, on peut la comprendre comme la résultante de l’isolement international, dernier chapitre du dictateur Hoxha. Mehmet Shehu, 1er ministre de 1949 à 1979 était tout désigné comme successeur du chef du PTA, mais ses mauvais rapports avec la maitresse de l’idéologie du chef, Nexhmije Hoxha, l’en empêchent. Il se suicide, selon les informations officielles le 18 décembre 1981132. Ramiz Alia devient donc, à la suite du décès de Hoxha, nouveau chef de l’État. À la fin de l’année 90, l’Albanie a déjà changé de visage. Les églises recommencent à fonctionner. Les citoyens peuvent réclamer des passeports, d’où la fuite vers l’étranger de 50.000 Albanais dès la fin de l’année 90, début de l’année 91. L’isolement de l’Albanie se brise aussi sur le plan international avec le premier discours d’un Président albanais devant l’Assemblée des Nations Unies le 29 septembre 1990133. Les 24 et 25 octobre, la seconde conférence balkanique est organisée à Tirana, suivie le 19 juin 1991 par l’adhésion de l’Albanie à la CSCE en tant que 35e membre134. L’Albanie s’intègre ainsi aux organisations internationales. Cette intégration internationale se manifeste aussi par son admission au Conseil de coopération de l’OTAN, en posant candidature pour en devenir membre le 16 décembre 1992. L’Albanie oriente sa ligne internationale, dans un même temps, vers une politique d’échange pro – islamique en devenant le second État européen adhérent à l’OIC (Organisation de la Conférence Islamique) le 2 décembre 1992135. Tout d’abord, Ramiz Alia maintient le monopole du PTA, mais tente d’améliorer le niveau de vie par des mesures ponctuelles avec une hausse des salaires et un encouragement aux paysans pour améliorer la production agricole. Il se heurte néanmoins à l’apathie des

départ n’est pas issue d’un désamour de l’Albanie. Quitter sa famille, son pays, sa culture exige surtout la volonté de mieux vivre ailleurs. La question sociale et économique va donc de pair avec l’ouverture sur le monde de l’Albanie de Ramiz Alia. 132 Georges Castellan, « La fin de l’Albanie d’Enver Hoxha » pp.99-110, in, Histoire de l’Albanie et des Albanais, Crozon, Éditions Armeline, 2002, p.100. 133 Hans Stark, p.213. 134 Ibid. 135 Hans Stark, p.214.

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travailleurs et « à une bureaucratie pléthorique réduisant à rien ses réformes »136. En 1989, la perestroïka en URSS influence la politique économique albanaise. Parallèlement à cette ouverture économique, plusieurs mouvements137 émergent dans la lignée de ce changement avec, notamment, la dénonciation de la police politique albanaise, La Sigurimi. En 1990, un nouveau programme économique émerge avec une liberté accrue aux entreprises et aux autorités locales, multipliant par deux la surface des lots individuels des paysans138. Toutefois, le revenu national baisse de 10 % et en décembre 1990, de violentes manifestations éclatent : elles exigent un changement politique139. La création de nouveaux partis politiques est autorisée le 18 décembre 1990. Parallèlement à cette ouverture politique, de nombreux dirigeants sont privés de leurs fonctions comme la veuve d’Enver Hoxha. L’immigration albanaise en Italie et en en Grèce répond alors à la désorganisation totale de l’appareil de production et des échanges, ce qui provoque un vent de panique pendant l’hiver 1990-1991140. L’arrêt de nombreuses usines lors de cet hiver à cause du manque de matière première est à signaler141. Cette conjoncture favorise la tenue d’élections anticipées le 31 mars 1991 voyant la victoire, certes contestable au vu des irrégularités, du PTA ; mais une victoire étriquée puisque les démocrates obtiennent 38 % des voix. On explique cette victoire du PTA aussi par la peur du retour des beys, ces grands propriétaires terriens142. Le 1er mai, Ramiz Alia est réélu Président de la République d’Albanie. Ylli Bufi succède à Fatos Nano au poste de Premier ministre le 13 juin. Le chef du gouvernement de transition arrive dans un contexte économique où l’inflation dépasse les 200 %, la production industrielle chute de 50 % et les paysans se replient sur l’autoconsommation143. L’Albanie est, à ce moment, le pays le plus pauvre d’Europe. Un Albanais, en 1991, vit en moyenne avec 500 $ / an. Ainsi, le système de santé, qui était une des fiertés de l’État albanais, s’érode lui aussi progressivement144.

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Georges Castellan, op. cit., p.103. Le mouvement « Les Couteaux » apporte un regard critique à l’égard de cette police politique, Ibid. 138 Georges Castellan, p.104. 139 Ibid. 140 Ibid. 141 Ibid. 142 Ibid. 143 Georges Castellan, op. cit., p.113. 144 Ibid. 137

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I. 4. Le dépeuplement de l’Albanie L’Albanie, pays montagneux, d’une superficie de 28.748 km2, et dotée de 3 millions d’habitants, fait partie des petits pays de l’Europe145. Au début des années 90, l’émigration a un impact majeur sur la démographie albanaise. Même si les données démographiques durant la dictature d’Hoxha sont réduites pendant 30 années à peu de choses, l’Albanie dispose de l’accroissement naturel le plus élevé d’Europe puisqu’il est supérieur ou égal à 2 % par an de 1960 à 1990146. La population albanaise passe de 1.25 million d’habitants en 1950 à 3.15 millions en 1990147. À partir de 1990, c’est le déclin : la population albanaise passe de 3.182 millions d’habitants en 1989 à 3.069 millions en 2001148. Ainsi, entre 1990 et 2001, l’Albanie perd en moyenne 50.000 personnes par an149. Le taux d’accroissement migratoire annuel est de -1,6 % ce qui constitue, à l’échelle mondiale, un phénomène rarissime pour un pays en paix. Il faut toutefois signaler que l’INSTAT chiffre l’émigration albanaise de 1990 à 1992 à 250.000 / 300.000 départs150. Après avoir étudié l’évolution statutaire de l’Albanie et ce qui entraine l’immigration albanaise de 1991, il faut désormais tenter de comprendre pourquoi cette immigration touche l’Italie. Malgré la simple proximité géographique de ces deux pays, la composante historique de cette immigration et de sa gestion par les pouvoirs publics italiens est essentielle à la compréhension de cette immigration spontanée.

145

Laurent Chalard, « Le dépeuplement de l’Albanie », in, Le courrier des pays de l’Est, 3/2007, n.1061, p.60. Ibid. 147 Ibid. 148 Idem, p.61. 149 Idem, p.62. 150 Ibid. 146

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Chapitre II : Éclairages historiques sur les relations italo-albanaises

II. 1. Le protectorat italien Alors que la création de l’État albanais a tout juste 3 ans, l’Italie s’arroge un droit de protectorat sur l’Albanie avec le traité secret du 26 avril 1915 signé avec la France, la Russie et le Royaume-Uni151. Ce traité concède un droit de protectorat à l’Italie en échange de l’entrée en guerre de cette dernière au côté de l’Entente152. Ce protectorat fut mis à mal par le Président Wilson « qui considérait comme nulles et non avenues les promesses faites lors des traités secrets de la guerre. »153 Sous la pression des États-Unis, les forces armées italiennes et françaises quittent le territoire albanais. L’Albanie se dote d’un conseil national et d’une administration, mais reste toutefois sous contrôle italien154, tout en adhérant à la Société des Nations155. L’État albanais, à la sortie de la Première Guerre mondiale, n’est pas véritablement indépendant. Hans Stark fait référence aux traités des 27 novembre 1926 et 22 novembre 1927. Ces traités impliquent une mise sous tutelle de l’Albanie. L’Italie établit dans ces traités, une protection « sur le statut politique, juridique et territorial de l’Albanie »156. Pour Hans Stark, l’Italie mussolinienne prépare l’avenir : ces traités annoncent la future occupation italienne en Albanie. Sur place, l’Italie déploie ses conseillers diplomatiques et militaires157, contrôle la vie économique du pays en monopolisant les échanges et l’activité productive de l’économie albanaise158.

151

Hans Stark, p.211. Ibid. 153 Ibid. 154 Ibid. 155 Ibid. Le territoire albanais dans la constitution de ses frontières pose de nombreux problèmes. Après le refus des Grecs et des Serbes de quitter le territoire albanais, les incidents et les recours à La Haye et à la Société des Nations, la France reconnaît en commun avec la Grande-Bretagne, le Japon et l’Italie, l’État albanais et les frontières édifiées en 1913. Le Kosovo reste donc une possession serbe. 156 Ibid. 157 Ibid. 158 Ibid. 152

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Toujours selon Hans Stark, il est possible d’établir un parallèle entre le protectorat italien, la prise en charge par Belgrade des intérêts albanais, le partenariat « mandataire » soviético – albanais

159

et enfin l’axe Tirana – Pékin. Ces quatre moments relèvent de la condition

économique et politique précaire de l’Albanie. Il distingue toutefois le protectorat de ces 3 autres moments non dans la forme prise par le protectorat, mais dans ses aboutissants. Pour lui, le protectorat italien amène à une perte de souveraineté de l’Albanie et à une invasion de cette dernière par l’Italie ; ce qui est indéniable160. Il est vrai que les partenariats communistes n’amènent pas à l’invasion de l’Albanie par l’une de ses trois grandes puissances. Toutefois, le partenariat « mandataire » implique la création d’une base navale : l’URSS fait de l’Albanie un poste avancé du bloc soviétique. Au niveau de la souveraineté albanaise, les suppositions d’Hans Stark sont contestables. Le modèle stalinien à l’œuvre en Albanie implique irrémédiablement le transfert d’un mode de gouvernance qui permet l’assise du communisme stalinien. Alors, l’Albanie était-elle souveraine lors de l’hégémonie stalinienne en Europe de l’Est ? Cela reste contestable tant l’Albanie d’Hoxha calque le style soviétique de sa grande puissance protectrice. D’ailleurs, les déclarations de Khrouchtchev vont dans ce sens : « transformer l’Albanie en jardin de l’Empire soviétique »161. Toujours est-il que le protectorat italien reste moins ambigu dans l’impact néfaste qu’il a pu avoir sur l’intégrité de la souveraineté albanaise. À titre informatif, l’analyse de ce protectorat italien pâtit d’une lacune bibliographique, le futur de cette recherche implique par conséquent un approfondissement analytique et historique de ce protectorat.

II. 2. L’invasion mussolinienne Après la protection politique italienne et le règne du roi Zog 1er, toléré dans un premier temps par l’Italie mussolinienne, Benito Mussolini formule une offre « d’Anschluss » au roi des Albanais en mars 1939162. Le roi Zog décline cette offre, s’enfuit le 9 avril 1939 en Grèce après l’invasion mussolinienne du 7 avril 1939163. Entre le 6 et le 7 avril 1939, 30.000 159

Hans Stark, p.213. Ibid. 161 MAE La Courneuve, Fonds E-U, vol.109, dossier 12/21, sous série 23, politique extérieure : relations ItalieAlbanie 1966-1970, Compte rendu d’un article du Messaggero de Yves Pinaulot, ambassadeur de France à Tirana, à l’intention de Maurice Couve de Merville, ministre des Affaires étrangères, Tirana, le 22 avril 1967. 162 Hans Stark, p.211. 163 Ibid. 160

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hommes débarquent avec le soutien de la marine et de l’aéronautique à Durrës, Vlorë, au sud de Sarandë et au nord de Shengjin164. Cette occupation entraine de faibles réactions et conditionne l’occupation « éclair » et entière du territoire albanais. Par ailleurs, le roi Zog ne choisit pas l’option de la résistance militaire. La nouvelle de l’invasion mussolinienne laisse de marbre la Société des Nations qui n’émettra pas le moindre commentaire face à cette annexion165. L’Italie profite du contexte international pour faire fructifier ses prétentions expansionnistes ce qui lui permet d’occuper l’entrée de la mer Adriatique. Le ministre des Affaires étrangères italien de l’époque, Galeazzo Ciani, l’instigateur de cette annexion, voit dans l’invasion albanaise le moyen d’améliorer les rentes de l’exploitation des matières premières et des ressources minérales albanaises166. Le 16 avril sonne le glas de l’indépendance albanaise avec le couronnement de Vittorio Emanuele III, roi d’Italie et empereur d’Éthiopie, qui devient aussi, par conséquent, roi d’Albanie. Les affaires albanaises rentrent dans les capacités du ministre Ciani. La réorganisation de l’Albanie italienne passe par une fermeture des ambassades étrangères à Tirana, par la suppression des taxes douanières et par la suppression du parlement albanais. Se dessine un « conseil supérieur corporatiste et fasciste »167 se basant sur le modèle de la chambre et du corporatisme fasciste168. S’opère par la suite une fascisation de la société albanaise avec la création d’un parti fasciste, d’organisations de jeunesse et d’organisations culturelles. L’objectif étant de créer une adhésion à la présence italienne en Albanie et d’importer, bien entendu, le totalitarisme fasciste169. Le laisser-faire albanais n’implique pas une adhésion à l’occupation militaire italienne. Les étudiants de bonne famille sont séduits par l’idéologie marxiste-léniniste, les propriétaires terriens restent dans l’ensemble des légitimistes, et par conséquent, loyaux envers Zog 1er. Les soldats albanais désertent en masse vers la Grèce pour pouvoir combattre les troupes italiennes170 tandis que les populations méridionales fraternisent avec les troupes grecques. Ainsi, l’Italie fasciste tente de séduire les nationalistes albanais en promouvant la « Grande 164

Marco Lecis, op. cit., p.24. Ibid. 166 Ibid. Notamment l’exploitation de bauxite, pétrole, carbone et de bois. 167 Ibid. 168 Le corporatisme fasciste est issu de la charte du travail de 1927 ; c’est une idéologie économique qui vise à pacifier le rapport capital/travail. En somme, l’État fasciste italien tend à faire passer les intérêts nationaux devant les intérêts individuels. Les corporations qui remplaceront les syndicats structurent ainsi le monde du travail. Pour un approfondissement de l’État fasciste italien voir, Émilio Gentile, La voie italienne au totalitarisme : le parti et l’État sous le régime fasciste, Éditions du Rocher, Monaco, 2004, 395 p. 169 Marco Lecis, op.cit., Ibid. 170 Ibid. 165

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Albanie ». Au moment où l’Albanie perd sa souveraineté, elle la « retrouve », si je puis dire, au Kosovo171. Cet épisode demeure relativement bref puisque l’annexion albanaise ne survit pas à la défaite des signataires du traité tripartite malgré l’incursion nazie en territoire albanais et grec. Cela étant, ce bref aperçu des relations italo-albanaises dans la première moitié du vingtième siècle sous-tend de multiples facteurs influant sur l’immigration albanaise en Italie, mais aussi sur les conditions de la gestion publique italienne de cette immigration172. En effet, la résolution de l’urgence albanaise se trouve être conditionnée par sa ligne politique étrangère. Lorsqu’il est question de la ligne dure à l’égard de l’immigration albanaise, il est aussi question d’une ligne diplomatique dure à l’égard de Tirana. Supposer que le passé de l’impérialisme italien influe sur cette conduite diplomatique et sur l’occupation des eaux albanaises relève presque du lieu commun. Mais supposer que l’Italie renoue avec son ancienne zone d’influence reste à démontrer. Toujours est-il que l’Italie renonce à ses prétentions impérialistes le 10 février 1947 avec le traité de paix de Paris173. Selon l’article 27, « l’Italie reconnaît et s’engage à respecter la souveraineté et l’indépendance de l’Albanie.174 » La Stampa, pour les 125 ans de sa fondation, publie au moment de l’immigration albanaise d’août 1991, les unes qui ont marqué son histoire et l’histoire de l’Italie. Au moment du blocus naval italien du 10 août175, La Stampa rappelle le passé commun de l’Albanie et de l’Italie176 et les troublantes similitudes entre l’invasion mussolinienne et l’occupation des ports albanais177. 171

L’Albanie sert de base de lancement à l’invasion mussolinienne de la Grèce. La question de l’Épire du Nord et les tensions ultérieures entre la Grèce et l’Albanie (cf : l’état de guerre entre l’Albanie et la Grèce pendant quarante années) se trouvent conditionnées par cette invasion italienne et par les desseins italiens de la « Grande Albanie », in Hans Stark, p.212. 172 À titre indicatif, on peut supposer que la gestion de l’immigration albanaise par les autorités grecques a des similitudes avec la gestion publique italienne. La Grèce joue un rôle important et se pose comme « la puissance pacificatrice des Balkans post-communistes ». La politique de défense de ses intérêts nationaux se caractérise par une instrumentalisation de la situation des immigrés illégaux albanais et donc par une pression sur le gouvernement albanais. Les relations bilatérales entre la Grèce et l’Albanie d’une part, et l’Italie et l’Albanie d’autre part, divergent toutefois de par l’importance des revendications territoriales de la Grèce (Épire du Nord) et du contentieux entre les Albanais et les Grecs suite à la fuite des Chams albanophones de Thesprotie en 1944. Mais la politique de défense des intérêts nationaux, l’instrumentalisation de l’immigration illégale qui s’additionnent à une pression sur le gouvernement albanais sont les traits communs de ces deux gestions publiques de l’immigration albanaise. In Michel Bouillet, « The New Albanian Migration, recueil de textes rassemblés par Russell King, Nicola Mai et Stéphanie Schwander‐Sievers », Méditerranée [En ligne], 110 | 2008, mis en ligne le 1 janvier 2008, consulté le 29 novembre 2013. URL : http://mediterranee.revues.org/563 173 Le traité de Paris est accessible sur le site, www.cvce.eu. Le pan concernant l’Albanie se situe dans la partie II du traité, section VI, de l’article 27 à l’article 32, p.14. 174 Ibid. 175 La Stampa, 11 août 1991, « Soldati italiani nei porti albanesi ». 176 La Stampa, 8 avril 1939, « L’avanzata italiana nell’interno dell’Albania ». 177 Même constat que pour l’analyse du protectorat. Un travail archivistique de ces moments peut apporter des éléments à la compréhension de la politique étrangère italienne au moment de « l’urgence albanaise ».

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Carte de l’expansionnisme italien dans le premier XXe siècle178

178

Aurélien Delpiroux, Stéphane Mourlane, Atlas de L’Italie contemporaine. En quête d’unité, Paris, Éditions Autrement, 2012, p.64. (Annexe 5)

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II. 3. 1945-1991 : « entre l’Italie et l’Albanie isolée, existent encore des liens tenaces » Yves Pinaulot, ambassadeur de France en Albanie, adresse à Maurice Couve de Murville, 1er ministre des Affaires étrangères de la 5e République179, un courrier le 22 avril 1967 sur l’état des relations entre l’Italie et l’Albanie. Ce courrier résume un article paru dans le Messaggero du 25 mars 1967 sous la signature d’Alfonso Sterpellone180. Il est question dans cet article des tensions entre Pékin et Tirana. Pour l’auteur, ces tensions amènent l’Albanie à ouvrir sa politique étrangère et économique vers d’autres partenaires, en premier lieu, l’Italie. En 1966, l’Albanie a acheté pour 5.252 millions de lires de marchandises italiennes avec une augmentation de 36,1 % sur l’année 1965. L’Albanie a, quant à elle, fourni à l’Italie plus de 1.106 millions de produits représentant une hausse de 22 %. Selon l’auteur, après la Chine, l’Italie est le pays qui commerce le plus avec l’Albanie. L’auteur rappelle que les rapports politiques sont sévères. L’italien n’est plus enseigné dans les écoles albanaises, mais elle est encore couramment usitée. Cette brève parenthèse nous éclaire sur l’importance de la proximité géographique et du leadership italien dans cette zone. Les échanges économiques survivent aux rapports politiques inexistants. Même s’il faut relativiser l’importance de ces échanges, tant la pénétration économique et technologique de Pékin est hégémonique en Albanie, le fait que l’Italie soit le deuxième pays qui exporte le plus en Albanie, devant même l’URSS, est assez significatif sur l’importance qu’a ce pays en Albanie, malgré le fossé idéologique de l’époque. On aurait pu supposer que, malgré les dissensions entre l’URSS et l’Albanie d’Hoxha, l’URSS échangeait encore avec l’Albanie. Il n’en est rien, après la République populaire de Chine, c’est bien l’Italie qui tient, si je puis dire, la corde. Toutefois, on peut comprendre ces échanges comme la continuité d’une influence italienne en Albanie. Il serait très intéressant d’étudier les relations bilatérales entre ces deux pays pendant la période soviétique et après la rupture entre Tirana et Pékin. On sait que cette rupture marque l’accentuation du caractère Maurice Couve de Murville fut ministre des Affaires étrangères sous la présidence de Gaulle, du 1er juin 1958 au 31 mai 1968. Il devient ensuite ministre des Finances, puis Premier ministre du 10 juillet 1968 au 20 juin 1969 succédant à Georges Pompidou. 180 MAE La Courneuve, Fonds E-U, vol.109, dossier 12/21, sous série 23, politique extérieure : relations ItalieAlbanie 1966-1970, Compte rendu d’un article du Messaggero de Yves Pinaulot, ambassadeur de France à Tirana, à l’intention de Maurice Couve de Merville, ministre des Affaires étrangères, Tirana, le 22 avril 1967. 179

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autarcique du régime communiste albanais, mais il serait intéressant de chercher comment se manifeste cette autarcie sur le plan économique. Même si le régime se caractérise par une autarcie politique totale, on peut supposer que des échanges économiques viennent nuancer quelque peu l’autarcie politique. Il est clair que la rupture avec Pékin amène l’Albanie à se refermer sur elle-même, mais aussi très rapidement, à se rouvrir à ses voisins. On peut voir la racine du passé impérialiste, mais peut-on y voir une empreinte un peu plus récente ?

II. 4. Des rapports diplomatiques timorés : des accords commerciaux au cas des frères Popa Comme l’écrit Antonio Varsori, l’Albanie est considérée en Europe comme une bizarrerie balkanique, notamment après la rupture entre Pékin et Tirana. L’Italie, comme on l’a vu, continue à « entretenir » des rapports avec son voisin de l’Adriatique. Ses rapports s’intensifient pendant le moment Aldo Moro181. Dans les rapports d’après-guerre, l’Italie maintient ses rapports avec l’Albanie, mais ses relations sont conditionnées par l’organisation en territoire italien d’activités de déstabilisation contre le régime d’Hoxha sous l’égide de la CIA et du Sis britannique182. De ce fait, des rapports y sont maintenus, mais ils restent méfiants et le régime paranoïaque d’Enver Hoxha s’ouvre difficilement aux autres pays d’Europe. C’est dans les années 80 que le ministère des Affaires étrangères relève quelques « timides ouvertures » de la part du gouvernement albanais183. En 1983, le ministre de la Marine marchande effectue une visite officielle à Tirana et l’Albanie manifeste « un intérêt au renforcement des relations économiques et culturelles avec l’Italie »184. En 1985, la disparition d’Enver Hoxha ne s’accompagne pas, comme on pourrait le penser d’une ouverture au monde immédiate de l’Albanie. L’Europe se désintéresse toujours de l’Albanie et on ne peut pas dire que l’Italie soit une exception. Paradoxalement 1985 coïncide avec le moment où les relations 181

Aldo Moro fut Président du Conseil des ministres de 1963 à 1968, ministre des Affaires étrangères de 1969 à 1972, et de 1973 à 1974, il fut à nouveau Président du Conseil des ministres de 1974 à 1976. Antonio Varsori souligne qu’une ample politique de stabilisation des Balkans est instiguée par Aldo Moro. Sa présidence de 1963 à 1968 et sa prise de fonction à la Farnesina coïncident avec l’élaboration de cette ligne diplomatique. 182 Voir Settimio Stallone, Ritorno a Tirana. La politica estera italiana e l’Albania fra fedeltà atlantica e ambizioni adriatiche (1949-1950), Rome, Edizioni Nuova Cultura, 2011, 156p. En ce qui concerne les études concernant les relations italo-albanaises de l’après-guerre aux années 1980, voir : Luca Micheletta, La tacita alleanza :le relazioni tra l’Italia e Albania durante la guerra fredda. Una proposta interpretativa, in, Italo Garzia, Luciano Monzali, Massimo Bucarelli (dir.), Aldo Moro, l’Italia repubblicana e i Balcani, Lecce, Besa Editrice, 2012, pp. 161-187. 183 Antonio Varsori, L’Italia e la fine della guerra fredda, Bologne, Il Mulino, 2013, p.163. 184 Ibid.

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italo-albanaises se tendent assez significativement avec le cas des frères Popa185. En décembre 1985, 6 frères s’opposant au régime du PTA réussissent à trouver refuge à l’intérieur de l’ambassade d’Italie à Tirana. Rome se refuse à restituer les frères Popa au gouvernement albanais, car considérés comme criminels, ils risqueraient de lourdes condamnations. Le cas des frères Popa constitue une crise diplomatique qui s’étale dans le temps sur plusieurs années et qui demeure un sérieux obstacle à l’amélioration des rapports italo-albanais.

II. 5. Les rapports italo-albanais et les Balkans : la prépondérance de Belgrade

Depuis la fin du XIXe siècle, l’ambition expansionniste de l’État italien et sa volonté de s’étendre en un empire s’inscrit bien évidemment dans un contexte où l’Empire britannique et l’Empire français n’ont de cesse d’accroitre leurs influences au-delà de leurs frontières « naturelles ». À l’inverse de ces deux grands ensembles qui s’étendent inexorablement, l’Italie peine à construire un Empire colonial à la mesure de ses voisins. Sur son continent, au sein même de l’Europe orientale186, cette volonté d’influence s’exerce ainsi principalement sur les Balkans187. On parle d’une « puissance pauvre » à la fin du XIXe siècle, mais le Ventennio aussi s’inscrit à l’intérieur de cet « impérialisme pauvre188 ». L’occupation éphémère de l’Abyssinie et les conquêtes européennes, comme en Albanie, le démontrent189. Dès lors, l’histoire diplomatique que l’Italie entretient avec l’Albanie se dynamise dans un espace plus large, s’imbrique dans des logiques régionales. De 1985 à 1991, l’Albanie ne sera en réalité qu’un partenaire de second plan, mais aussi un levier diplomatique en ce qui concerne la question du Kosovo. Dès les années 70, l’Europe occidentale perçoit les premiers signes des

185

La Repubblica, 22 décembre 1985, « L’Albania non vuol cedere : « quei sei fratelli sono nostri ». À noter la colonisation entre 1889 et 1890 de la Somalie, de l’Érythrée en 1889. En 1991, L’Italie s’empare de la Cyrénaïque et de la Tripolitaine conformément au traité de Lausanne qui met fin à la guerre entre le Royaume D’Italie et l’Empire ottoman. 187 Afin d’approfondir cette question, comprendre ce qui relie les Balkans et l’Italie (la question de l’État-Nation) et la difficile expression d’un impérialisme italien tiraillé par sa jeune union et son héritage libéral et démocratique du Risorgimento voir, Jesné, Fabrice. « Les racines idéologiques de l’impérialisme italien dans les Balkans, 1861-1915 », Hypothèses, vol. 9, no. 1, 2006, pp. 271-281. 188 Pour exemple, la pénétration de l’entrepreneur italien et aussi gouverneur de la Tripolitaine et ministre des Finances de 1925 à 1928, Giuseppe Volpi en Albanie ayant pour vocation d’exploiter le territoire albanais à des fins industrielles est un exemple de cet impérialisme pauvre, in Sergio Romano, Giuseppe Volpi : industria e finanza tra Giolitti e Mussolini, Marsilio, Milan, 1997, 272 p. 189 Marc Mazower, The Balkans. A Short History, The Modern Library, New-York, 2002, 241 p. 186

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mutations de l’URRS et des difficultés croissantes de l’État fédéral yougoslave190. La diplomatie italienne s’engage dans une tentative d’établir des rapports plus étroits avec la Fédération de Yougoslavie, avec comme objectif le renforcement des structures de l’État balkanique191. À la fin des années 80, la diplomatie et les autorités italiennes entament une politique de rapprochement avec les pays de l’Europe centrale et orientale, la création d’un accord permanent avec l’Autriche, la Hongrie et la Yougoslavie, appelé « La Quadrangolare » illustre la volonté de l’État italien de raffermir ses liens avec ses voisins, on comprend aussi qu’en se rapprochant de l’État fédéral balkanique, le futur de l’Albanie n’intéresse

que

très

peu

les

autorités :

l’Italie

privilégie

assez

logiquement

l’approfondissement des rapports diplomatiques avec Belgrade. En 1988, face à la détérioration de l’économie yougoslave et au risque d’une déstabilisation de son État192 par l’aggravation de la situation au Kosovo193 est lancé un nouvel accord : L’Iniziativa Adriatica. En janvier 1989, le président fédéral effectue une visite officielle à Rome et promeut avec son homologue italien, le lancement de cette alliance. Progressivement les modalités de cet accord se densifient. Ce qui était un soutien économique et un accord faisant fi de pont entre la Yougoslavie et la CEE, élargit les contours de son action avec la volonté de stabiliser la région du Kosovo afin de renforcer les autorités fédérales. La déclaration complète des intentions de cette Iniziativa Adriatica s’acte le 17 septembre 1989, à Buje, en Yougoslavie, où Andreotti, alors Président du Conseil des ministres et De Michelis, ministre des Affaires étrangères et leurs homologues yougoslaves dressent les contours du projet. En premier lieu, le renforcement des rapports économiques et diplomatiques entre l’État fédéral et la CEE, la stabilisation de la situation en Yougoslavie qui passe bien évidemment par la résolution de la question du Kosovo. Durant cette rencontre, les délégations yougoslaves et italiennes décident qu’il serait opportun que l’Albanie fasse partie, si elle le consent, de l’Iniziativa Adriatica. Le 190

La mort de Tito est un des tournants dans l’histoire proche des Balkans. En 1980, à sa disparition, les tensions nationalistes entre les différentes républiques se font jour. En parallèle, les difficultés économiques de l’État fédéral s’accentuent, l’ouverture économique à l’œuvre tout au long des années 80 a pu jouer dans la désagrégation d’une économie non préparée à sa mutation libérale. 191 Marco Bucarelli, Roma e Belgrado tra Guerra Fredda e Distensione, in Pia Grazia Celozzi Baldelli, La politica estera italiana negli anni della grande Distensione (1968-1975), Aracne, Rome, 2009, pp.144-157. 192 Les Républiques de Croatie, de Bosnie Herzégovine et de Slovénie entament déjà leurs marches vers l’indépendance. Les élections libres de 1990 permettront à ses Républiques de se déclarer comme indépendantes, d’engager une transition vers une économie de marché, mais l’arrivée au pouvoir de Milosevic, socialiste et nationaliste serbe, ne permettra pas à la Yougoslavie de se morceler en paix. 193 Ici, ce sont les tensions entre la majorité albanaise et la minorité serbe au sein du Kosovo qui entrainent cette déstabilisation. Au centre de ces tensions, deux mythes fondateurs : l’un sous-tend la légitimité historique des Albanais à revendiquer leur primauté sur ce territoire ; l’autre mythe cette fois-ci serbe explique que les Albanais seraient arrivés après l’invasion ottomane et la prise de Pristina. Ces mythes reposent bien évidemment sur une histoire longue et sur des revendications identitaires : les Serbes se considèrent comme Slaves, les Albanais eux, comme des Illyriens. Du XIXe au XXe siècle, le Kosovo est en proie aux conflits entre ses deux composantes.

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7 novembre, dans un contexte où le mur de Berlin est en passe de tomber, l’ambassadeur albanais à Rome, Bashkim Dino, informe De Michelis que le gouvernement albanais est prêt à s’unir à l’Iniziativa Adriatica dans le but de renforcer les relations avec les États voisins dans un contexte de chute de la bipolarité des relations internationales. L’Albanie considère donc qu’il est opportun de se rapprocher de la Yougoslavie : asseoir son assise territoriale et rompre avec la paranoïa de disparition de l’Albanie, « dévorée » par ses voisins, et peser sur la question du Kosovo auprès de la Fédération yougoslave194. En mars 1990, la signature d’accords bilatéraux entre Rome et Tirana témoigne de la réussite de cette Iniziativa Adriatica195. L’intégration albanaise à l’Iniziativa Adriatica fut toutefois un échec. Ici, s’exprime pleinement la primauté de Belgrade dans la logique diplomatique italienne. La déstabilisation progressive de l’unité de la Fédération yougoslave a pour effet de mettre Tirana à l’écart de ces accords multilatéraux. De fait, le gouvernement Andreotti se concentre alors sur la réunification allemande, la crise qui émerge dans le golfe koweïtien, il se trouve sur tous les fronts, et les élections libres de 1990 qui font émerger la volonté d’indépendance de la Croatie, la Bosnie-Herzégovine et de la Slovénie met à mal la ligne de la diplomatie italienne qui consent à protéger l’unité yougoslave. L’appui de l’Allemagne réunifiée, de l’Autriche et aussi du Saint-Siège aux aspirations sécessionnistes des Républiques balkaniques mettent aussi en difficulté Rome. La mobilisation des Forces armées yougoslaves afin de contrecarrer ces sécessions, mais aussi d’endiguer la désagrégation de la situation au Kosovo et d’appuyer la minorité serbe dans l’affrontement qui l’oppose aux Kosovars d’ascendance albanaise complique, cela va de soi, un rapprochement entre Belgrade et Tirana. L’Italie entame une nouvelle initiative diplomatique avec la création de la Pentagonale qui a pour but de renforcer le dialogue entre Belgrade et Vienne, Berlin, Budapest. Rome se trouve dans la position d’un médiateur et rejette avec précaution la demande d’adhésion de Tirana à ce nouveau pan 194

Antonio Varsori, L’Italia e la fine della guerra fredda, Il Mulino, Bologna, 2013, p.166. Antonio Varsori, ami de Giulio Andreotti, est le seul historien ayant pu accéder aux archives privées de l’ancien Président du Conseil des ministres. Dans ce dépouillement archivistique, Antonio Varsori nous livre un mémorandum provenant de la Farnesina sur l’intégration de l’Albanie à l’Iniziativa Adriatica : 195

« La partecipazione albanese all’Iniziativa Adriatica favorirà, da un parte, l’ulteriore apertura di tale Paese verso il mondo esterno, contribuendo al rafforzamento delle relazioni con l’Italia ed al superamento delle passate incomprensioni e, dall’altra, dovrebbe permettere uno sviluppo delle relazioni jugo-albanesi, consentendo anche un più accelerato sviluppo delle regioni meridionali della Jugoslavia, e contribuendo così a quell’auspicato miglioramento della congiutura economica e del tenore di vita nel Kosovo, che è sempre apparso come l’unica risposta valida all’antagonismo etnico ora prevalente nella regione ». In Archivio storico Istituto Luigi Sturzo (Asils), Archivio Giulio Andreotti (Aga), Usa Viaggi, b. 637, memorandum « Iniziativa Adriatica – Aspetti politici del Mae », in, op.cit, p.166.

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diplomatique. Rome préfère renforcer la coopération économique entre Belgrade et Tirana à travers l’Iniziativa Adriatica et ainsi protéger une éventuelle montée des tensions entre les deux capitales sur la question du Kosovo. On comprend la volonté d’équilibre qui guide Rome et aussi sa volonté de montrer qu’elle soutient une stabilisation de la région des Balkans et une préservation de l’intégrité territoriale de la Fédération yougoslave196. L’ouverture sur le monde de l’Albanie ressort bien des motivations diplomatiques émanant de Rome. Dans un contexte houleux, la question albanaise reste cependant secondaire, et la motivation première de Rome est de veiller à la stabilisation de la région des Balkans. L’ouverture vers Tirana n’est ainsi qu’une stratégie équilibrée par la volonté de peser sur la situation difficile qui règne dans la région du Kosovo. En 1990, l’Albanie est donc un levier diplomatique qui voit son projet de développement de ses relations régionales pâtir du contexte sécessionniste en Yougoslavie. Ainsi, les relations italo-albanaises dépendent essentiellement de l’axe Rome-Belgrade et de la prépondérance de Belgrade dans la ligne diplomatique de Rome.

II. 6. Un paradigme migratoire albanais ? S’il existait un paradigme migratoire albanais, il permettrait de nuancer la prédominance des relations italo-albanaises dans les casualités de l’immigration d’août 1991, ou du moins de complexifier la compréhension de cette immigration. D’abord, un bref rappel historique de la tradition migratoire albanaise s’impose. Depuis le XVe siècle, pour ne pas remonter jusqu’à l’Empire romain, les Arbëresh197 d’Italie méridionale sont, on peut le dire, les descendants de la tradition migratoire albanaise198. L’immigration albanaise ne se cantonne pas à la migration par facilité géographique, l’immigration albanaise aux États-Unis d’environ 60.000 Albanais de 1880 à 1914 est à cet égard significative, tout comme l’expatriation qui se poursuivra plus lentement vers

196

Op.cit, p. 169. Les Arbëresh étaient des catholiques albanais qui fuyaient l’avancée ottomane, in Nicola Mai, Russell King, op.cit., p.67. 198 Michel Bouillet, « The New Albanian Migration, recueil de textes rassemblés par Russell King, Nicola Mai et Stéphanie Schwander‐Sievers », Méditerranée [En ligne], 110 | 2008, mis en ligne le 01 janvier 2008, consulté le 29 novembre 2013. URL : http://mediterranee.revues.org/563. Ce compte rendu est issu d’un regroupement de neuf articles qui traitent de la « nouvelle migration albanaise » issue de la chute du communisme. Cela correspond à la deuxième partie des Actes du Congrès international sur les migrations albanaises, qui s’est tenu à l’Université de Sussex, les 6 et 7 septembre 2002. 197

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l’Australie de 1924 à la Seconde Guerre mondiale199. Mais ce sont plus les traditions migrantes très anciennes qui retiennent l’attention des chercheurs. Même si les auteurs parlent d’une spécificité albanaise avec le Kurbet200, Michel Bouillet critique ce paradigme migratoire albanais au vu du caractère commun de cette immigration avec la migration grecque ou plus généralement balkanique de par l’imprégnation commune de traditions liées aux pratiques agro-pastorales. Ensuite, c’est bien la question des migrations contemporaines qui pose problème. King et Barjaba rappellent que la période qui s’étale de 1944 à 1990 doit être perçue comme « un intermède artificiel au sein de la structure des migrations du peuple albanais.201 » Ils pensent donc que l’histoire migratoire de ce pays ne peut être détachée de l’histoire albanaise sur un temps long. L’auteur de ce compte rendu souligne que cette théorisation de la migration albanaise ignore l’importance de ces 45 années de régime communiste dans le comportement de ces migrations contemporaines et dans la spontanéité de ces migrations. L’enfermement, notamment, est un facteur peu développé dans cette théorisation d’après Michel Bouillet202. En effet, les facteurs d’enfermement, de misère économique et de chute du régime communiste du PTA sont des données qui mériteraient de plus amples développements, et notamment sociologiques. Le caractère particulier de cette immigration albanaise en Italie nous oblige à prendre en considération plusieurs facteurs. L’Albanie est un peuple de voyageurs, et son passé migratoire a indéniablement une influence sur la spontanéité de cette immigration. Mais l’enfermement qui s’amplifie après la rupture avec Pékin conditionne ce dépeuplement. Comme l’a relevé Laurent Chalard, l’Albanie est une exception en ce qui concerne son taux d’accroissement migratoire de -1,6 % pour un pays en paix. On ne peut donc pas expliquer cette immigration sous le seul prisme d’un paradigme migratoire albanais. De plus, l’auteur du compte rendu nous dit bien que l’immigration albanaise post – communiste révèle de par l’étude de Flavia Piperno « l’ambivalence de leurs comportements sociaux en matière de transferts d’argent et d’investissement203 ». Certes, les Albanais recourent, bien plus que les immigrés d’autres origines, aux réseaux informels pour transférer de l’argent sans passer par les banques ; mais ils investissent aussi en Italie ce qui montre la volonté de s’installer dans le 199

Michel Bouillet, p.125. « À l’époque ottomane, le Kurbet était une migration provisoire ou saisonnière, à destination de Constantinople, de jeunes gens qui partaient se constituer un pécule avant de revenir au village. Pour Michel Bouillet, le Kurbet produit un mythe d’âge d’or chez les villageois », in Michel Bouillet, ibid. 201 Michel Bouillet, p.126. 202 Ibid. 203 Ibid. 200

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pays d’accueil204. On serait plutôt d’avis de mettre l’immigration albanaise sur le compte des nouvelles migrations contemporaines, ce qui signifie, si l’on veut préciser cette idée, sur le compte des nouvelles motivations migratoires contemporaines. Bien évidemment, en prenant en compte l’importance du passé migratoire albanais, mais en considérant que la chute du régime communiste albanais, l’ouverture sur le monde et la misère économique conditionnent le caractère spontané de cette immigration. L’immigration albanaise en Italie peut être comprise sur un temps historiquement long. La lecture qui suit de l’immigration albanaise en Italie dans les années 90 ne rentre pas dans cette temporalité longue, ou du moins dans un processus de compréhension de l’immigration albanaise sur un temps long.

II. 5. L’immigration albanaise en Italie : le rôle de la télévision italienne dans la construction du projet migratoire Prenons le temps long comme une donnée de l’histoire migratoire entre ces deux pays. Et essayons, à travers cette migration particulière, qui se distingue du passé migratoire albanais, de saisir ce qui permet l’immigration albanaise en Italie, ce qui la motive, la conditionne. D’abord, pourquoi l’Italie est-elle le deuxième pays d’émigration205 pour les Albanais ? La mer Adriatique qui sépare ces deux pays ne facilite pas cette migration. On comprend bien que l’Italie est attractive. Ce pays est l’archétype du modèle capitaliste proscrit en Albanie. « L’influence invasive206 » de l’Ouest, et ici de l’Italie par le biais de la télévision, est une clé pour comprendre ce processus migratoire207. Cette intrusion télévisuelle est à mettre sur le compte d’une défaillance de l’isolationnisme du régime d’Hoxha en matière de télécommunications. Les ondes atteignent les antennes

204

Ibid. Les chiffres de l’immigration albanaise sont toujours délicats à manipuler. On peut se référer aux statistiques usitées par Pierre Sintès ; après une décennie d’émigration en Grèce, les Albanais représentent 57 % des étrangers présents sur le territoire et 4,5 % de la population totale au début des années 2000. L’immigration albanaise en Grèce est donc nettement plus importante qu’en Italie, si l’on se réfère aux chiffres migratoires de la décennie 90 en Italie. Selon le recensement de 2001 du nombre d’étrangers par origine résidents en Grèce, les Albanais représentent 57,47 % (438.036 Albanais), suivent les Bulgares avec 35.104 résidents (4.61 %). Il faut aussi préciser que l’immigration albanaise en Grèce est plus commode, le voyage moins contraignant puisqu’une frontière terrestre borde ces deux pays de superficie moyenne. C’est une immigration, dans le fond, régionale et qui fait d’autant plus résonnance aux vieilles traditions migrantes des Balkans : la migration agraire de l’allerretour. In Pierre Sintès, op.cit., p.33. 206 Russell King, Nicola Mai, op.cit., p.53. 207 Voir Annexe 3 : Chronologie de l’immigration albanaise. 205

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albanaises, ainsi, la population albanaise peut suivre des programmes italiens208. Regarder la télévision italienne est considéré dès lors comme un acte de subversion et comme une trahison à l’identité communiste et collectiviste. La prise de connaissance par les autorités albanaises de cette « influence invasive » s’accompagne d’une pénalisation de cet acte séditieux et d’une peine de 8 ans de prison209. L’interdiction touche aussi les discussions publiques et privées qui développeraient le contenu des programmes de l’Ouest. Ainsi, parler de la télévision étrangère est perçu comme la dissémination d’une propagande subversive210. La télévision italienne en Albanie est perçue par les Albanais comme une fenêtre sur le monde, elle les ouvre à un modèle économique de consommation, à un mode de vie différent, et par conséquent à de nouvelles aspirations et de nouveaux objectifs. Le contraste entre la monotonie de la société albanaise et de la télévision albanaise211 détonne avec le faste des divertissements et des jeux italiens212, la beauté de l’Italie et des Italiens, très présents dans les témoignages recueillis par Nicola Mai213 et l’environnement général perçu par les Albanais. Le signal de la télévision italienne atteint principalement, dans les années 70 et 80, l’ouest de l’Albanie et les foyers qui bénéficient de vieux postes214 qui émettent en noir et blanc215. Suite à la mort d’Enver Hoxha en 1985, une légère détente s’en suit ; on parle ouvertement des programmes étrangers qui sont enfin tolérés216. L’influence de la télévision italienne dans la construction culturelle du « projet migratoire217 » est indéniable. L’apport de la sociologie est, à ce titre, décisif. Le terrain effectué par Nicola Mai à Tirana et Durrës de 2000 à 2002218 démontre l’importance de cette

208

Ibid. Le documentariste italo-albanais Roland Sejko, qui émigre en Italie durant l’année 1991, produit un film synthétique, très bien réalisé, qui retrace l’histoire de cette immigration, Anija la nave. À l’inverse du documentaire de Daniele Vicari, La nave dolce, Roland Sejko insère des archives audiovisuelles albanaises à l’intérieur de son documentaire. On y voit notamment le procès d’un jeune homme condamné à mort pour avoir écouté de la musique subversive et occidentale et pour avoir multiplié, selon le tribunal, des actes de ce genre. 210 R. King, N. Mai, ibid. 211 La télévision albanaise diffusait ses programmes, au temps d’Hoxha, de 18 h à 22 h. Généralement des films de propagande, des fictions albanaises, venaient remplir ce seul créneau. In Russell King, Nicola Mai, op.cit., p.53. 212 R. King, N. Mai, p.55. 213 R. King, N. Mai, Chapitre « Italy is beautiful », p.56. 214 Il est considéré que 89 % des Albanais ayant émigré en Italie ont appris l’italien en regardant la télévision italienne, op.cit., p.54 215 Ibid. 216 Op.cit., p.55. Affirmation basée sur un témoignage recueilli par Nicola Mai. 217 Op.cit., p.57. 218 Ce terrain arrive après la douloureuse découverte, par l’Albanie, du système capitaliste. La chute des pyramides financières de 1996 à 1997 entrainera d’ailleurs une nouvelle immigration spontanée. Ainsi, le terrain effectué par Nicola Mai arrive à un moment central pour plusieurs raisons : les Albanais qui témoignent et ayant émigré dans les années 90 ont le recul nécessaire sur les raisons de leur émigration ; un recul sur la vitrine télévisuelle italienne étayant le contraste du réel et un recul sur le modèle capitaliste. Ces témoignages prennent 209

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« fenêtre sur le monde » dans la volonté de quitter l’Albanie pour l’Italie. Les motivations varient, il serait caricatural de restreindre cette immigration au mirage de l’opulence italienne ou au désir de consommer à outrance. En premier lieu, les jeunes sont les plus touchés par cette influence télévisuelle. Cela étant, leurs motivations comprennent le désir d’étudier en Italie, apprendre un métier qui leur corresponde, se construire une identité culturelle propre. Selon le milieu social en Albanie, les motivations varient. Elles peuvent être matérielles comme la volonté de partir en Italie pour ramener un réfrigérateur dans le foyer, elles peuvent aussi, en effet, être influencées par le mirage de la fortune facile. Mais on ne peut pas considérer cette illusion comme fondamentale. Les migrants de mars 1991, qui bénéficient d’une politique intérieure plus conciliante que ceux d’août 1991, se cantonnent à travailler dans le milieu agricole. L’écrasante majorité ne trouve pas de travail. Au fond, « ce nouveau rêve américain » agit sur les motivations de départ dans les premiers temps de cette immigration albanaise en Italie.

souvent l’allure de rêve désenchanté. À titre indicatif, cette étude traite en premier lieu le passage de la crise migratoire à l’exclusion sociale en Italie.

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Chapitre III : L’espace de l’immigration albanaise

L’approche de l’espace commun de l’Italie et de l’Albanie et de ses enjeux globaux est nécessaire pour comprendre la gestion publique italienne d’août 1991. L’étude de l’objet méditerranéen demeure toutefois très complexe. Dans une perspective géopolitique, une "Méditerranée" peut se définir comme un ensemble maritime autour duquel se trouve un grand nombre d’États. Cette concentration d’autorités nationales implique des relations bilatérales complexes. L’Adriatique est une « Méditerranée » puisqu’elle rassemble autour d’elle sept États, aux situations territoriales, économiques et politiques variées (Italie, Slovénie, Croatie, Bosnie Herzégovine, Serbie, Monténégro, Albanie). Elle est une zone de contact entre des États riverains, entre l’Union européenne et les Balkans : ainsi, l’Adriatique rassemble autour de ses rivages des territoires hétérogènes. Dans l’histoire contemporaine, et plus particulièrement pendant la guerre froide, elle se cantonne aux sillons des navires de guerre des grandes puissances. Elle est tout de même un carrefour entre les deux blocs, mais n’est pas un enjeu géopolitique majeur. D’un point de vue purement physique, comme le dit Gianfranco Battisti219, « l’Adriatique est une sorte d’immense fleuve reliant d’abord l’Europe médiane à la mer Égée et à la mer Noire, puis la Méditerranée occidentale et l’Atlantique à l’Extrême Orient220». D’un point de vue plus géopolitique, durant la dernière décennie qui nous intéresse ici, « le conflit yougoslave et la crise albanaise221 » comme l’entend Battisti, ont placé l’Adriatique au centre des préoccupations politiciennes et scientifiques. L’immigration dite « illégale » est aussi un facteur de ce passage au premier plan de l’Adriatique. 219

Gianfranco Battisti, La géopolitique de l’Adriatique : un résumé historique, pp. 265-274, in André Louis Sanguin, Mare Nostrum : dynamiques et mutations géopolitiques de la Méditerranée, L’Harmattan, Paris, 2000, 322 p. 220 G. Battisti, p.264. 221 Ibid.

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Nous allons voir dans un premier temps en quoi les enjeux de cette zone de contact ne diffèrent pas, globalement, des enjeux méditerranéens et aussi comment la gestion publique italienne s’inscrit dans un processus européen de territorialisation dépendant d’une situation régionale222.

III. 1. Le processus de territorialisation de la Méditerranée Il faut d’abord rappeler que les notions juridiques qui fixent les frontières maritimes dans l’espace méditerranéen se sont élaborées récemment. C’est après la Seconde Guerre mondiale que les États s’intéressent à la définition des frontières maritimes. La convention des Nations – Unies de Montego Bay en 1982 donne de l’ampleur à ses premières définitions. Selon Olivier Clochard, « la limite des compétences d’un État ne s’arrête pas de façon immédiate, comme dans les frontières terrestres ; le rôle des États s’amenuise au fur et à mesure qu’on s’éloigne du littoral »223. Apparaissent deux nouvelles zones où les États peuvent exercer leur souveraineté : la zone économique exclusive (ZEE) et la zone contigüe, laquelle permet d’exercer des contrôles sur l’immigration illégale224. La limite des eaux territoriales ne dépasse pas les 12 milles,225 mais la zone contigüe implique une extension de 24 milles des frontières maritimes nationales226. Quelques pays riverains de la Méditerranée ont précisé les limites de leurs zones contigües comme la France et l’Espagne en 1987, Malte en 1978, l’Égypte en 1983 et le Maroc en 1981227. L’Italie et l’Albanie n’ont pas précisé la limite de leurs zones contigües et la proximité de ces deux pays ne facilite pas une définition de ces frontières maritimes. Ensuite, on constate que ces frontières virtuelles deviennent bien plus réelles entre une « Méditerranée » dite riche et une « Méditerranée » dite pauvre. Ainsi, les tensions migratoires, qu’elles se situent dans le détroit de Gibraltar, le canal d’Otrante, ou le détroit de Messine, conduisent les États européens à renforcer leur fonction de zones

222

Olivier Clochard, « La Méditerranée : dernière frontière avant l’Europe », Les Cahiers d’Outre-Mer [En ligne], 222 | Avril-Juin 2003, mis en ligne le 13 février 2008, consulté le 15 mars 2014. URL : http://com.revues.org/862 ; DOI : 10.4000/com.862. 223 Ibid. 224 Ibid. 225 La Syrie, avec 35 milles, dépasse cette limite tandis que les eaux territoriales turques et grecques ne dépassent pas les six milles. Ibid. 226 Ibid. Article 33 de la convention de Montego Bay de 1982. 227 Ibid.

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maritimes sous juridiction nationale228. Ainsi, comme le souligne Olivier Clochard, « La convention de Schengen a été le symbole d’une rupture radicale dans le traitement par les États de la question des étrangers et dans l’appréhension globale du contrôle de la mobilité internationale »229. L’obligation des visas et le durcissement des politiques migratoires impliquent aussi un essor de l’immigration illégale et de son exploitation marchande. En tant que territoire connexe de la Méditerranée éponyme, l’Adriatique récupère les problématiques de cette dernière : de fortes disparités entre les États des deux rives (Est-Ouest ; Nord-Sud), une source de tensions et une zone de projection des puissances. Au fond, cette appréhension globale du contrôle de la mobilité internationale contient en son sein, une prédominance européenne et touche toutes les « Méditerranées » qui marquent une frontière entre les PSEM230et la CEE puis l’UE. Les enjeux sont les mêmes dans la mer Méditerranée que dans la mer Adriatique ou Égéenne, mais cette prédominance européenne se trouve être contrecarrée par les situations régionales, les relations entre les différents riverains. On le constate avec la gestion publique d’août 1991. L’Italie met à contribution sa zone contigüe pour endiguer l’immigration albanaise. Toutefois, on ne sait pas réellement dans quelle mesure cet endiguement s’exécute. Est-ce qu’il respecte la limite fixée par l’article 33 de Montego Bay ? Il est certain que ses frontières virtuelles entrainent l’émergence d’une souveraineté mouvante : une affirmation souveraine dans des eaux libres, qui, soit dit en passant, se raréfient en mer Adriatique. Schengen joue un rôle central dans cette politique maritime de contrôle de l’immigration illégale, mais, comme on le voit, l’occupation des eaux albanaises puis de ses ports dépend aussi d’un passé impérialiste en Albanie. Est-ce que la rupture radicale de Schengen entraine une fuite en avant de la politique maritime italienne ? Probablement. 1991 se situe à un moment où l’immigration illégale est en plein essor. L’Europe n’a pas encore développé ses corps spéciaux pour la surveillance des frontières231, on ne parle pas encore de gestion commune des frontières extérieures, mais d’européaniser les crises migratoires. La gestion publique italienne d’août 1991 répond donc à l’appréhension d’une situation régionale.

228

Ibid. Ibid. 230 Pays du Sud et de l’Est méditerranéen. 231 On parle de corps spéciaux et de gestion commune des frontières extérieures au moment de la rédaction de cet article en 2002. Ibid. 229

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III. 2. Le prisme de l’immigration albanaise : approche comparative des politiques migratoires grecques et italiennes La question maritime est primordiale pour cerner les enjeux régionaux et européens des mobilités internationales. Une approche comparative des politiques grecques et italiennes répond à plusieurs facteurs : la Grèce et l’Italie passent, dans les années 90, d’un pays d’émigration à un pays d’immigration. Ils n’ont pas encore effectué leurs mises à jour juridiques. On peut les insérer tous deux dans les enjeux migratoires globaux de l’espace méditerranéen. Il n’est pas question d’ethniciser la question migratoire avec, comme prisme, l’immigration albanaise. Au contraire, les relations bilatérales entre la Grèce et l’Albanie d’une part, et l’Albanie et l’Italie d’autre part, différent radicalement. L’Albanie et la Grèce ont un contentieux frontalier et ces deux pays sont en état de guerre jusque dans les années 1986 – 1987, tandis que les relations italo-albanaises ne sont pas, comme on peut l’imaginer, ce qu’elles ont été par le passé. L’immigration albanaise touche ces deux pays en même temps, mais les gestions publiques grecques et italiennes ne dépendent pas de relations bilatérales similaires. L’immigration albanaise en Grèce diffère aussi sur plusieurs points. Elle n’est pas maritime, même si la Grèce, avec sa densité insulaire, est touchée par l’immigration illégale par voie maritime, elle doit gérer l’immigration albanaise à ses postes de frontières terrestres. Ainsi, une comparaison n’est pas possible entre la politique des frontières maritimes italiennes et la politique des frontières terrestres grecques puisque la Grèce n’envahit pas le territoire albanais. Ce point est intéressant, car, l’amenuisement de la souveraineté des États, qui s’accompagne de l’éloignement de son littoral, implique aussi un renforcement de cette dite souveraineté. La virtualité des frontières maritimes influe donc sur la constitution d’une souveraineté virtuelle qui peut s’affirmer comme s’effacer. Le caractère virtuel des frontières maritimes facilite donc cette extension de la zone contigüe, ce qui n’est pas le cas de la frontière terrestre. Les autorités grecques n’interviennent pas dans les montagnes frontalières, mais renforcent la police de frontière avec la loi-cadre n. 1975 au début de l’année 1991232. La pratique de gouvernement en Grèce se cantonne à profiter au maximum de sa souveraineté intérieure. Au fond, l’espace commun de cette immigration ne permet pas d’établir des points communs entre les contextes de ces deux migrations. Toutefois, la gestion intérieure grecque comporte des traits communs avec la gestion intérieure italienne, malgré les différences italo – grecques 232

Pierre Sintès, op.cit, p.68.

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au niveau de la politique extérieure à l’égard de l’Albanie. Avec la loi-cadre n. 1975, les autorités grecques optent pour l’expulsion immédiate des étrangers en situation irrégulière233. Cette loi entraîne une mauvaise intégration des étrangers, une criminalisation de l’immigration illégale et le rejet des clandestins vers les zones de non – droit. On pourrait dire que la Grèce, avec ses expulsions massives, a un temps d’avance sur la ligne dure italienne qui vise à rapatrier les Albanais arrivés en août 1991. Une psychose sécuritaire, bien plus importante qu’en Italie, émerge dès le début des années 90 en Grèce. Pierre Sintès impute ce traitement aux médias et aux politiques qui ont favorisé ce sentiment. La communication constante de la montée des chiffres de la délinquance n’y est pas étrangère non plus234. La violence est le trait commun de ces deux gestions ; elle définit les rapports entre l’État et les migrants. Pierre Sintès développe sur les rafles organisées par la police et sur les regroupements des étrangers dans des stades235 qui ont donné des images choquantes. Il serait intéressant d’approfondir cette comparaison afin de savoir qui de la Grèce ou de l’Italie opte en premier pour les concentrations dans les stades236. Y’a-t-il eu une inspiration extérieure ou cette pratique ne se définit-elle que par sa racine historique valable pour ces deux pays ? Le sentiment anti – albanais en Grèce237, il faut bien l’admettre, hérité du passé, n’est pas similaire à la représentation de l’Albanais en Italie, du moins en cette année 1991. L’étude de Domenico Carzo et de Marco Centorrino montre toutefois une détérioration du traitement médiatique de l’immigration albanaise par la presse quotidienne italienne en 1997238. Même si on ne peut pas dire qu’il existe un sentiment anti – albanais dans l’Italie de 1991, une hostilité émerge de la presse écrite et l’érosion de l’aide civile aux immigrés albanais, dès août 1991, va dans le sens de cette hostilité ; tout comme le phénomène du fait divers, qui en Grèce comme en Italie, permet l’affirmation de cette appréhension sécuritaire de l’immigration. Ainsi, on peut relever que les gestions grecques, comme italiennes, nous le verrons, de 233

Ibid. Pierre Sintès, p.79. 235 Ibid. 236 En Italie, la concentration des Albanais dans le stade de la Victoire a entraîné une comparaison avec les pratiques répressives chiliennes lors du coup d’État de Pinochet, mais aussi avec la dictature des colonels. On sait donc que l’Italie fasciste, avec le système du in confine, cette méthode qui vise à isoler en lieu clos des dits « indésirables » et la Grèce des colonels usaient de ces pratiques. Cette pratique est en partie liée à leurs propres pratiques gouvernementales. Le 3 juillet 1999, 1.500 Albanais sont regroupés dans un stade de basket-ball du quartier athénien de Dafni. Ces confinements d’improvisation perdurent donc au début des années 1990 en Grèce. In Pierre Sintès, p.80. 237 Ce sentiment anti – albanais en Grèce se manifeste par exemple par des interdictions de séjour dans certains villages. Pour exemple, le conseil municipal du village grec de Palio Keramidi prend des mesures pour confiner les Albanais du village dans certaines zones. Afin de faire respecter ce confinement, la constitution de groupe d’autodéfense, pour les surveiller et leur imposer un couvre – feu, se met en place. In Pierre Sintès, p.84. 238 Domenico Carzo, Marco Centorrino, « L’immigrazione albanese sulla Stampa quotidiana », CIRSDIG, Università degli studi di Messina, novembre 99, 38p. 234

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l’immigration albanaise, sont influencées par des directives européennes, mais elles agissent aussi en fonction du passé commun, et des pratiques de gouvernement propres à l’État moderne. À partir de ces constats, nous pouvons nous concentrer sur la gestion des pouvoirs publics en août 1991. Le but étant d’approfondir ce moment qui fait exemple dans la problématisation de l’immigration au début des années 90 en Italie.

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DEUXIÈME PARTIE

MARS 1991 ET L’IRRUPTION DE L’URGENCE MIGRATOIRE EN ITALIE

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Enjeux de politique étrangère et contextualisations de la question migratoire En janvier 1991, des articles dans la presse régionale font état d’une Albanie exsangue, d’un État albanais en déliquescence et d’un peuple en fuite illustrant la situation intenable à la frontière gréco-albanaise239. Les promesses de démocratisation de Ramiz Alia, ayant pour but d’endiguer une fuite de sa population à l’extérieur du territoire, trouvent aussi bonne place dans la presse locale italienne. La question albanaise est d’ailleurs commentée, l’exode massif et l’écroulement de l’État sont les deux informations clés de la crise se jouant de l’autre côté de l’Adriatique240. Le 6 janvier 1991, La Gazzetta del Mezzogiorno fait état d’une répression politique que subissent les militants du Parti démocratique à Lushnja241. Il est aussi question d’un exode albanais vers la Grèce qui diminue. Exode qui serait dorénavant celui de la minorité grécoalbanaise. Toutefois cette information est à relativiser, puisque durant les deux derniers jours selon la presse régionale, 600 Albanais auraient passé la frontière242. Dès lors, le porte-parole du gouvernement grec de l’époque, Byron Polydras, accuse le gouvernement albanais de vouloir repousser les minorités grecques hors d’Albanie243. De cette question albanaise qui touche pour l’instant la frontière grecque, on constate la production de plusieurs articles traitant plus largement de la question migratoire, de son impact sur l’Italie et aussi de sa réception par la société civile. On peut d’ailleurs s’étonner de la juxtaposition244 d’un article traitant d’une manifestation à Rome, le 14 janvier 1991 contre 239

La Gazzetta del Mezzogiorno, 2 janvier 1991, « La notte della fuga. Arrivano in Grecia migliaia di albanesi ». On a bien compris que l’Italie se désintéresse du sort de l’Albanie, ou en tout cas, ne considère pas Tirana comme un partenaire de premier plan. Toutefois, l’Albanie est un voisin de l’Adriatique, et l’intérêt médiatique envers ce pays est à noter, in La Gazzetta del Mezzogiorno, 6 janvier 1991, « La polizia albanese carica la folla ». 241 La Gazetta del Mezzogiorno, 6 janvier 1991, « La polizia albanese carica la folla ». 242 Ibid. 243 La question de l’Épire est une source de tensions entre la Grèce et l’Albanie depuis des centaines d’années. La déstabilisation de la Fédération yougoslave et du régime communiste en Albanie relance la question du partage de ce petit territoire. L’Italie avait soutenu l’Albanie entre 1912 et 1945 dans l’affirmation de ces frontières notamment en Épire du Nord. L’Italie voulait tirer bénéfice d’une Albanie indépendante et qui s’étendait dans le sud afin de limiter l’influence grecque en mer Adriatique. En outre, l’Italie ne se positionne pas sur la question de l’Épire dans l’analyse des archives d’Andreotti par Antonio Varsori, ni dans la presse. Voir, Tom Winnifrith, Badlands-Borderlands. A History of Southern Albania, Northern Epirus, Londres, Duckworth, 2002, 219p. 244 En effet, ces 3 articles se trouvent sur la même page (7) de La Gazzetta del Mezzogiorno du 15 janvier 1991. S’étonner de cette juxtaposition tant l’Italie n’est pas encore devenue un véritable pays d’immigration. Dans un contexte de construction européenne, cette juxtaposition apparaît, il me semble, comme un calque des problématiques européennes en matière d’immigration, notamment, comme un calque des problématiques françaises, où le débat sur l’immigration devient déjà au début des années 1990 source de clivages, recoupant la question du chômage à celle de l’assistance au chômeur et par extension à « l’assistanat » en général auprès des 240

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la création d’un camp d’immigrés aux abords de la Via Magliana245 avec celui d’un fait divers n’ayant aucun rapport avec la manifestation romaine, pointant du doigt la responsabilité probable de huit « migrants » albanais dans un homicide en Italie246. La manifestation romaine du 14 janvier 1991 ne rassemble qu’une centaine de manifestants issue du quartier de la Magliana où s’est sédentarisé un camp de fortune. Avant même le début d’une crise migratoire en Italie, on voit les premiers tenants d’une mise en problème du fait migratoire. Ces deux articles sont d’ailleurs reliés à un dossier traitant d’une potentielle explosion de la population de l’Italie du Sud dans les années 2000. Une explosion de la population qui ne serait certainement pas le fruit d’une natalité en berne, mais davantage celui d’une immigration nettement plus importante dans les dix années à venir247. L’Italie du Sud devenant ainsi une grande Naples, avec tous les clichés que cela véhicule : une zone chaotique où les problèmes de chômage, de logements et de criminalité sont monnaie courante248. L’immigration n’est encore qu’un épiphénomène en Italie, mais l’image de l’étranger, et ici de l’Albanais, avant même son arrivée, se trouve écornée par association d’idées. Même si cette juxtaposition présumée maladroite ne peut à elle seule illustrer tout un climat sociétal, il est clair que l’immigration soulève des interrogations et une méfiance voire défiance dans une frange de la société civile. En 1990, L’Italie compte environ 780.000 ressortissants sur son territoire249 et dispose d’une juridiction migratoire qui prend racine dans le débat à l’intérieur de la société civile du milieu des années 80250. Cette juridiction migratoire répond à plusieurs réalités : celle de moderniser l’ensemble législatif en matière d’immigration afin de mieux encadrer la réalité migratoire du

migrants ou bien encore, portant sur le coût de la reconduite à la frontière ou le coût des vols charters. Voir, Le Monde, 7 juillet 1991, « Immigration au futur ». 245 La Gazzetta del Mezzogiorno, 15 janvier 1991, « Roma. Manifestazioni contro gli immigrati. ». 246 La Gazzetta del Mezzogiorno, 15 janvier 1991, « Per otto profughi albanesi scatta l’accusa di omicidio ». 247 La Gazzetta del Mezzogiorno, 15 janvier 1991, « L’Italia : una grande Napoli. Nel Duemila al Sud, boom della popolazione ». 248 À ce titre, les statistiques démontrent bien que la population du Mezzogiorno n’a que peu progressé de 1991 à aujourd’hui, in http://irpps.it/system/files/Evoluzione_demografica_italiana_1.pdf 249 Alfio Mastropolo, Antipolitica. All’origine della crisi italiana, Naples, L’Ancora, 2000, p.31. 250 Le droit en matière migratoire est amplement développé en Partie IV de ce mémoire. Avant 1986, les dispositifs législatifs en matière d’immigration étaient des lois émanant du Ventennio fasciste, composées entre 1931 et 1940. En 1986, la loi n. 943 du 30 décembre 1986, « Norme in materia di collocamento e di trattamento dei lavoratori extracomunitari immigrati e contro le immigrazione clandestine » met en application la convention de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) n. 143 du 24 juin 1975. En 1990, la loi dite « Martelli » du 30 décembre 1990, « Norme urgenti in materia di asilo politico, di ingresso e soggiorno di cittadini extracomunitari e di regolarizzazione dei cittadini extracomunitari e apolidi già presenti nel territorio dello Stato », résultant d’une conversion du décret-loi Martelli n. 416 du 28 février 1990. Le décret-loi Martelli répond lui, à une urgence sociale qui se caractérise par une arrivée de migrants extracommunautaires qu’il faut contrôler.

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pays ; celle de répondre aux critères de la convention Schengen signée par l’Italie le 27 novembre 1990251 et à l’harmonisation juridique européenne en matière d’immigration. De ce fait, cette convention fait aussi des frontières italiennes, les frontières de l’Espace Schengen. Ainsi, la loi Martelli du 30 décembre 1990 opère une distinction juridique fondamentale pour comprendre les tenants et aboutissants de ces crises migratoires de 1991 : les réfugiés politiques doivent être accueillis contrairement aux migrants économiques. Mars 1991 est le moment de « l’accueil par défaut de ces migrants » tandis qu’août 1991 est celui de leur expulsion. Ainsi, le gouvernement italien répond différemment à ses deux urgences dans un même cadre juridique. Il faut bien saisir que l’accueil de mars 1991 n’est pas la solution privilégiée par l’État, mais elle s’avère être le terme de cette crise migratoire. De fait, le gouvernement Andreotti VI252 ne se considère pas comme capable de supporter la charge de ces milliers de migrants. Le contexte économique peut aussi éclairer ces choix. Même si l’économie italienne connaît un rebond après les crises économiques de 1974-1975, l’Italie se distingue par « son inaptitude à investir dans la recherche et les technologies, par son manque de grands groupes à dimension internationale dans une période d’accélération des concentrations à l’échelle mondiale »253. L’économie italienne tarde à se moderniser, et « l’augmentation incontrôlée de sa dette publique »254 inquiète au niveau international255. La situation se détériore dans les années 80 et au moment du débat sur le Traité de Maastricht, la dette publique devient une urgence nationale en Italie256. L’Italie n’est pas au mieux économiquement avec comme crainte majeure de se retrouver hors du jeu de la construction européenne257. Ainsi, l’Italie doit abaisser sa dette publique : c’est une des composantes

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La loi Martelli, résultant de la conversion en loi du décret-loi Martelli, répond à l’urgence sociale, mais aussi aux prérogatives issues de la signature de la Convention Schengen. Le 26 octobre 1997 est la date de mise en œuvre de la convention Schengen pour l’Italie. 252 Gouvernement Andreotti VI (22 juin 1989 – 29 mars 1991), composé d’une coalition pentapartite comprenant la Démocratie Chrétienne (DC), le Parti Socialiste Italien (PSI), le Parti Républicain Italien (PRI), le Parti Social-Démocrate Italien (PSDI) et le Parti Libéral Italien (Annexe 1). 253 Paul Ginsborg, « Comment expliquer la crise italienne ? », revue Politix, 30/1995, p.6. 254 Ibid. 255 Selon Paul Ginsborg, l’augmentation incontrôlée de la dette publique en Italie est un phénomène sans racine historique, puisqu’en 1960, « l’Italie dégageait un solde primaire positif de 5 % et avait un très faible ratio d’endettement puisqu’elle avait un très faible besoin de financement », Ibid. 256 Pour Paul Ginsborg, « ces échecs de long terme furent durement soulignés en 1991 par la prise de conscience que le pays était incapable de se soumettre aux trois critères d’entrées dans l’Union monétaire européenne. La dette publique de l’Italie représentait 103 % du PIB, pour un maximum de 60 % ; son déficit budgétaire de 9,9 % de ce dernier, pour une limite de 4 % ; son inflation atteignait 6,9 % pour un seuil autorisé plus de moitié moindre. Seule la Grèce faisait pire. », in op. cit., p.7. 257 La Repubblica, 22 décembre 1991, « L’Italia spa indebitata perdera’ il treno europeo ».

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majeures que les États occidentaux utilisent afin de justifier la non-assistance aux migrants économiques258. 1991 est un moment de mutations. La construction européenne, la modernisation économique et ses impératifs tendent à harmoniser les politiques publiques en Europe. Dans ce contexte, ce présent développement vise à interroger, au cours d’une année de crise migratoire, les mécanismes de l’État italien à l’endroit de l’immigration de masse. Février 1991 marque le début d’une année, qui sera pour l’Italie, celle de la découverte du fait migratoire de grande envergure. Dès le 10 février, La Gazzetta del Mezzogiorno saisit les enjeux de ce qui est en train de se produire dans les ports albanais, notamment celui de Durrës259 où les Albanais affluent, et font face à leur armée et leur police. On parle même d’un massacre d’émigrants en Albanie, avec le chiffre de 10 morts sur les quais de Durrës260. La presse questionne cet afflux sur les ports et voit dans l’occupation des zones portuaires par la population civile, la possibilité d’une arrivée massive de milliers de migrants en Italie261. Or, très peu d’articles font référence à la possibilité d’un transfert de la question albanaise sur le territoire italien. Les arrivées sont éparses, le 16 février un chalutier est remorqué vers les côtes des Pouilles avec à son bord 22 réfugiés262. Le 22 février, 24 militaires désertent l’Albanie et débarquent à Brindisi à bord du pétrolier Semani263. Ils demandent l’asile politique, un long interrogatoire s’en suit avec les autorités à cause de la présence d’armes à bord du pétrolier et surtout du fait de leur statut de déserteur. Cette arrivée symbolise l’écroulement de l’État albanais et illustre parfaitement la situation régnant chez le voisin de l’Adriatique. Parallèlement à cela, de nombreuses manifestations dégénèrent à Tirana264, l’armée et la police répriment ce début d’insurrection ; tout un symbole, la statue d’Enver

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Ces justifications ont des conséquences sur l’actualité des politiques migratoires en Italie. Selon Marie Bassi, « la délégation – à des organisations non étatiques, lucratives et non lucratives – des fonctions liées à la gestion des migrations s’inscrit dans des évolutions plus larges caractérisées par l’expansion de la délégation et de la privatisation de compétences relevant traditionnellement des autorités publiques (services socio-sanitaires, et fonctions sécuritaires). Ces tendances s’inspirent du New Public Management (…) qui soutient une réduction de l’appareil étatique, et donc du nombre de fonctionnaires », in Marie Bassi, « Politiques de contrôle et réalités locales dans la gestion des migrations « indésirables » en Sicile », in Camille Schmoll, Hélène Thiollet, Catherine Withol de Wender (dir.), Migrations en Méditerranée, Paris, CNRS Éditions, 2015, p.159-160. 259 La Gazzetta del Mezzogiorno, 10 février 1991, « Fuoco sulla folla a Durazzo ». 260 Ibid. 261 La Gazetta del Mezzogiorno, 10 février 1991, « Grave incidenti in Albania : migliaia di persone volevano partire per l’Italia senza visto né passaporto ». 262 La Gazetta del Mezzogiorno, 16 février 1991, « Paura per 22 profughi ». 263 La Gazetta del Mezzogiorno, 23 février 1991, « Militari in fuga dall’Albania. 24 sono sbarcati a Brindisi ». 264 La Gazetta del Mezzogiorno, 22 février 1991, « Tirana, sparano i carri armati ».

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Hoxha est abattue. Les premières élections libres sont pourtant annoncées, un leurre265 pour beaucoup, tant sont les citoyens albanais qui privilégient le départ du pays. Le 26 février, le navire marchand Lezha débarque à Otrante avec à son bord 15 migrants demandant également l’asile politique266. Le 27 février, deux chalutiers débarquent à Monopoli et Brindisi267. Avec ces arrivées éparses, La Gazetta del Mezzogiorno parle déjà d’un exode biblique268 au regard des premières migrations vers la Grèce. L’État italien ne communique pas sur ces nouveaux débarquements, les autorités locales et le milieu associatif gèrent ces premières arrivées, se chargent des premiers soins et de l’hébergement de ces migrants269. La Croce Rossa Italiana est d’ailleurs sur le pont, tout comme la police municipale. Les premières arrivées éparses de février 1991 n’engagent pas encore pleinement l’Italie dans la question albanaise, qui n’est en février, qu’une question proche et en même temps lointaine des préoccupations italiennes. Ce sont les arrivées de mars 1991 qui transforment la fuite albanaise en une question plus spécifiquement migratoire pour l’Italie. Toutefois, plusieurs questions émergent de ces premières arrivées : le droit d’asile doit-il être octroyé ? Sont-ils des réfugiés politiques au vu de la situation chaotique et des heurts à Tirana et dans les ports ? L’exode va-t-il s’intensifier ? S’il s’intensifie, quel accueil pour ces migrants ? Deux questions sont inextricablement liées : l’acception juridique de ces arrivées et l’accueil qui en découle. L’absence notable de réactions du gouvernement italien illustre bien le flou juridique dans lequel se retrouvent les migrants ; l’accueil en premier lieu, est assuré tant bien que mal par les autorités locales malgré les injonctions gouvernementales visant à freiner les débarquements. Les accueils de mars se trouvent entre deux eaux : répondre à l’urgence sociale tout en veillant à la sauvegarde de l’ordre public. Ainsi, les coordinations entre les structures associatives et les institutions garantes du maintien de l’ordre tentent d’harmoniser ces deux objectifs.

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La Gazetta del Mezzogiorno, 23 février 1991, « a quaranta giorni delle prime elezioni, molto scelgono la libertà ». 266 La Gazzetta del Mezzogiorno, 27 février 1991, « Da un cargo, sbarcati a Otranto altri 15 albanesi ». 267 La Gazzetta del Mezzogiorno, 28 février, « Altri due pescherecci di albanesi in Puglia ». 268 Ibid. 269 La Gazzetta del Mezzogiorno, 24 février, « La prima notte di libertà nell’ostello della gioventù ».

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Chapitre I : Une gestion locale de contrôle des migrations : la coopération entre les structures sécuritaires et humanitaires Les contextes sont bien différents selon le nombre d’arrivées dans chaque ville. Il y a toutefois trois permanences dans ces différentes gestions d’accueil : l’urgence d’une situation impliquant des improvisations ; l’empreinte des structures locales et du Troisième Secteur270 dans ces gestions d’urgence et d’improvisations et la lente centralisation étatique271 en ce qui concerne l’accueil des migrants. C’est ainsi que chaque ville fait face selon ses propres moyens, selon la capacité à rassembler des vivres, des produits pharmaceutiques, sa capacité à loger les réfugiés, à les contenir, à subvenir à leurs besoins. On comprend aisément que la tâche n’est pas aussi ardue à Bari, où environ 2.000 migrants sont à secourir, alors que Brindisi doit, quant à elle, assister plus de 15.000 Albanais. Il parait donc logique que ce qui ressort de cette gestion locale varie selon l’endroit et le contexte. L’appui des structures provinciales de la Protezione civile est valorisé à Bari, Otrante, dans une moindre mesure à Monopoli ; à Brindisi, cet appui est inexistant. Deux pans majeurs ressortent de ces gestions locales : la question de l’accueil immédiat et de l’hébergement ; et enfin celle de l’assistance alimentaire et sanitaire.

I. 1. Dans la disparité des arrivées, les modalités d’un contrôle pour un état des lieux Afin de clarifier le contexte dans lequel les entités locales et associatives ont dû accueillir les premiers débarquements de réfugiés, il est bienvenu d’établir une chronologie des

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Le « Troisième Secteur » ou la « nouvelle société civile » rassemble des acteurs associatifs, d’organisations non gouvernementales, syndicales, qui interviennent dans la sphère publique. Ce « troisième secteur » a une fonction sociale, dans certains cas, il intervient en complément de l’action sociale du Welfare State ou tout simplement en le suppléant. 271 L’État tarde à mobiliser des structures extérieures à la région Pouilles afin d’appuyer la logistique d’accueil.

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débarquements dans les Pouilles272 jusqu’au 6 mars et des navires arrivant en rade du 6 au 7 mars. En effet, les 6 et 7 mars sont les jours où les municipalités, les forces de l’ordre, dans certains cas la Protezione civile, les services sociaux, les hôpitaux, les milieux associatifs et autres volontaires ne peuvent plus gérer convenablement les arrivées, et se font déborder par l’ampleur de l’exode. Au préalable, il faut préciser que les chiffres présents dans La Gazzetta del Mezzogiorno sont des estimations. On peut suggérer que ces informations proviennent de la préfecture ; en mars 1991, les migrants albanais sont photographiés en groupe sur les navires, par la garde côtière et la guardia di finanza, puis au moment des débarquements, sont photographiés individuellement273. Certains chiffres se basent donc sur l’identification individuelle, mais les entrées en rade successive n’ont certainement pas permis d’identifier tous les Albanais dès le 7 mars. Par ailleurs ce dispositif est la première opération participant à cette gestion de contrôle des migrations274. 272

Du fait des disparités dans les arrivées, il faut bien mesurer les différences entre les différentes municipalités touchées, au-delà, bien comprendre que la région des Pouilles a ses spécificités. De l’Unité de l’Italie à aujourd’hui, la question méridionale fut un problème intérieur important en Italie. C’est avant même l’Unité de 1861 que les premières disparités entre le nord et le sud prennent racine. Le développement industriel important qu’a connu le Piémont en 1850 irrigue tout le nord de l’Italie. En 1871, 10 ans après l’Unité, l’indice d’industrialisation selon les provinces italiennes dessine déjà le gouffre entre le nord et le sud qui n’aura de cesse, jusqu’aux Trente Glorieuses, de se creuser. Robert Bergeron interroge ces inégalités nord/sud : sont-elles toujours d’actualité ? Entre 1945 et 1975, l’État italien, devenu républicain, met en place une politique interventionniste dans le Mezzogiorno avec le soutien du plan Marshall. Cette politique se traduit par la création de la Cassa per le opere straordinarie di pubblico interesse nel Italia meridionale. À la sortie de la guerre, la question méridionale revient en force dans le débat public. La réforme agraire, la création de la petite propriété agricole, et la bonifica (bonifier le rendement des terres cultivées, améliorer la productivité agricole du Mezzogiorno) accompagnent cet interventionnisme méridional. Selon R. Bergeron, les inégalités entre nord et sud diminuent nettement entre 1945-1975, mais sont toujours d’actualité. L’indicateur SVIMEZ (acronyme de l’Associazione per lo SVIluppo del MEZzogiorno) en atteste. Pour exemple, le PIB par habitant en euros s’élève à 26 875 euros pour un Italien du Nord, à 16 272 euros pour un Italien du Sud, in Robert Bergeron, « La question méridionale existe-t-elle encore ? », Bulletin de l’Association de géographes français, 2009/4, pp. 406-414. En outre, les rapports du SVIMEZ sont tous consultables sur svimez.info. 273 Lize fut photographiée sur le navire et à quai. Elle se trouvait sur la Mieda, un navire comptant 89 personnes, ce qui rend facilite le processus d’identification, in Entretien avec Lize, réalisé le 25 mars 2015 à Terlizzi (Pouilles). 274 Ces processus d’identification sont désormais considérés comme des technologies de contrôle des migrations tant elles s’inscrivent dans une collecte de données gigantesque triant les migrants sur le volet. Comme nous l’écrit Ayse Cehan, « Plutôt que de concevoir la mobilité des ressortissants des pays tiers et des migrants comme un atout, l’Europe la considère comme suspecte. Elle tend à transformer la gestion de l’immigration en une détection des véritables motifs de la mobilité. Pour ce faire, elle recourt aux nouvelles technologies d’identification et de surveillance qui, couplées à des bases de données, constituent un dispositif intelligent pour détecter et filtrer les « personnes à risque ». L’appellation « personne à risque » est malléable et peut porter sur plusieurs catégories de personnes : les terroristes connus, c’est-à-dire déjà inscrits dans des bases de données des services de renseignements et de police, les personnes interdites de séjour, les demandeurs d’asile dont la demande a été rejetée, les disparus, les personnes soumises à une surveillance discrète, les personnes porteuses de maladies contagieuses, etc. Son emploi dans des domaines aussi variés que ceux-ci témoigne de l’intégration de la question de l’immigration dans une problématique plus vaste qui est celle de la sécurité (laquelle comprend aussi bien la sécurité intérieure que la sécurité globale). Ce faisant, l’Europe, tout comme les États membres, transforme l’objet et les procédés mêmes de la politique de l’immigration. Au lieu d’être menée par des « mesures normales » des politiques publiques, l’immigration est traitée comme « une menace existentielle qui

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Chronologie des navires ayant débarqué dans les Pouilles jusqu’au 6 mars275 :

-   Bari : 6 mars : 3 navires embarquant respectivement 65, 265 et 148 personnes. -   Monopoli : 5 mars : 2 navires embarquant respectivement 80 et 850 personnes. 6 mars : 1 navire de 84 personnes. -   Brindisi : 12 janvier : 9 personnes. 24 janvier : 5 personnes. 4 février : 2 personnes. 15 février : 22 personnes. 18 février : 3 personnes. 22 février : 27 personnes. 25 février : 25 personnes. 1er mars : 142 personnes. 5 mars : 2 navires embarquant respectivement 142 et 141 personnes. 6 mars : le navire Alba embarquant 585 personnes. 6 mars : le Ibrahim Xhatufa embarquant 273 personnes. 6 mars : le Fadil Dauti embarquant 34 personnes. -   Otrante : 15 février : 9 personnes. 28 février : 15 personnes. 1er mars : 121 personnes débarquent à bord du Kamina. 2 mars : 520 personnes à bord du Currilat. 3 mars : 39 personnes à bord du Namik Osmeni. 5 mars : 2 navires embarquant respectivement 9 et 9 personnes.

appelle des mesures d’urgence et un discours de justification situés au-delà des procédures politiques normales » (Waever, 1995) », in Ayse Cehan, « Les technologies européennes de contrôle de l’immigration. Vers une gestion électronique des « personnes à risque » », Réseaux, vol. 159, no. 1, 2010, pp. 131-150. 275 La Gazzetta del Mezzogiorno, 7 mars 1991, « Cronologia : gli arrivi in Puglia ».

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Débarquements, navires à quai et entrées en rade du 6 au 7 mars 1991276 :

-   Bari : 6 mars : 4 navires à quai embarquant 570 personnes. -   Monopoli : 6 mars : débarquement de 84 personnes. 7 mars : débarquement de 194 personnes. -   Brindisi : Les entrées en rade du 6 mars277 : 18H30 : le navire Tirana avec à son bord environ 3.000 personnes. 21H30 : le navire Lirija avec à son bord environ 3.500 personnes. 23H30 : le navire Apollonia avec à son bord environ 100 personnes. 23H51 : un navire entre en rade avec environ 100 personnes. 23H55 : le navire Kalimi avec à son bord environ 700 personnes. Les entrées en rade du 7 mars : Le navire Mitat Dauti avec à son bord 100 personnes. Le navire Kepi Rodonit avec à son bord 150 personnes. Le navire Zadri avec à son bord 100 personnes. Le navire Serzani avec à son bord 353 personnes. 20H15 : entrée en rade du navire Legend avec à son bord environ 5.000 personnes. -   Otrante : 7 mars : 165 personnes entrent en rade, mais n’ont pas le permis de descendre sur terre.

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La Gazzetta del Mezzogiorno, 8 mars 1991, « Gli ultimi arrivi ». Les arrivées en rade du 6 mars n’ont été débarquées que le 7 mars, les réfugiés passèrent la nuit sur les navires. 277

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C’est dans ce contexte que les municipalités de Bari278, Monopoli279, Brindisi280 et Otrante281 ainsi que leurs structures locales et associatives œuvrent à l’accueil de ces milliers de personnes fuyant la misère et la peur d’une répression politique pour certains282. Envisager tout d’abord l’investissement des institutions locales et leur coordination avec le milieu associatif et le volontariat permet de clarifier un premier point : la gestion de ces arrivées s’est affirmée, au préalable, sans l’appui centralisé de l’État. Certes, comme on peut l’imaginer, les situations diffèrent selon le nombre d’arrivants, la gestion locale de ces arrivées n’a pas été aussi difficile à Bari qu’à Brindisi. Ainsi il est préférable de distinguer chaque situation dans chaque zone géographique afin de mieux saisir la réalité et les disparités des différents accueils. À Bari, les coopérations entre les forces de l’ordre, la Croce Rossa Barese, la municipalité et la Protezione civile permettent le contrôle de la situation sur le port et en dehors283. Bari profite toutefois d’arrivées moins imposantes et par la voix de son maire Enrico Dalfino propose même l’établissement d’un camp temporaire dans le stade della Vittoria284 afin d’alléger la municipalité voisine de Brindisi, voyant son port se remplir et ses solutions diminuer285. Bari est la plus grande cité apulienne et par conséquent, bénéficie de moyens plus importants que ces voisines. 278

Bari est une ville apulienne d’environ 350.000 habitants en 1991. L’agglomération urbaine est de 700.000 habitants en 2017. Elle est le chef-lieu de la région des Pouilles. Entre 1970 et 1980, elle connaît un fort développement économique entrainant une urbanisation mal maitrisée. De 1980 à 1990, Bari voit sa population croître jusqu’à atteindre les 400.000 habitants. Elle est le moteur économique de la région des Pouilles. 279 Monopoli est une ville apulienne d’environ 49.000 habitants en 1991. Elle se trouve dans la ville métropolitaine de Bari (remplaçant la province de Bari depuis le 1er janvier 2015). Elle se situe dans la zone d’influence du chef-lieu des Pouilles. 280 Brindisi est une ville apulienne d’environ 95.000 habitants en 1991. Elle se situe à 115 km au sud de Bari, et à 40 km au nord de Lecce, la deuxième ville de la région en population. Elle est plus isolée que Monopoli, et est chef-lieu de la province de Brindisi. 281 Otrante est une ville apulienne d’environ 4.500 habitants en 1991. Elle se situe à 40 km de Lecce, et fait partie de la province de Lecce. 282 Cette disparité dans les motifs d’immigration est bien établie. Le témoignage de Lize démontre qu’elle ne se sentait pas comme étant une réfugiée politique, au contraire d’Alfredo. Dans la presse, cette justification servirait les Albanais afin d’acquérir le droit d’asile et masquant les vrais motifs économiques d’immigration. Il faut nuancer et bien comprendre que l’ouverture d’un régime aussi restrictif que l’était le régime d’Enver Hoxha n’efface pas de réels motifs politiques à l’immigration suivant qu’un Albanais et/ou sa famille soit/fut engagé(e) dans une forme de militantisme ou non. Cela étant, c’est ce qui distingue dans le droit international un réfugié politique d’un réfugié économique. In entretien avec Lize, Albanaise ayant émigré en mars 1991 et Alfredo, Albanais ayant émigré en février 1991, le 25 mars 2015 à Terlizzi. 283 La Gazzetta del Mezzogiorno, 7 mars 1991, « Una gigantesca macchina di assistenza per « accogliere » quasi 500 albanesi ». 284 Ibid. 285 La solution du stade della Vittoria en août 1991 afin de confiner les Albanais du « Vlora » fut décriée à l’époque par ce même E. Dalfino. Toutefois, cette proposition ici ne visait qu’à installer un tendopoli temporaire sans l’objectif du confinement préalable à un rapatriement massif. Un tendopoli est un camp d’accueil temporaire et éphémère. Dans la racine du mot, l’on retrouve le vocable « tente ». Un tendopoli se traduit

70

À Otrante, comme à Bari, l’accueil des migrants albanais se fait sous contrôle et dans une relative quiétude. La municipalité d’Otrante prend des dispositions immédiates, notamment par la réquisition immédiate d’une école286. À Monopoli, la situation est plus complexe. Malgré une coordination entre la police287 et la Croix-Rouge, les transits s’avèrent compliqués du fait de la faiblesse des structures de transports, mais la situation reste sous contrôle. En somme, malgré les improvisations matérielles et logistiques, ces municipalités font face à l’exode. Par le nombre d’arrivants et ses ressources, le contexte de Brindisi diffère radicalement et contient en son sein, la véritable urgence humanitaire de cet exode. Brindisi se trouve être débordé dès le 6 mars, et son sentiment d’abandon n’aura de cesse de grandir tant elle a dû faire face seule à cette arrivée massive288. Cette crise migratoire de mars 1991 est donc nettement plus importante à Brindisi. Le 6 mars, en soutien à ses communes, la région apulienne demande un décret-loi et la nomination d’un commissaire extraordinaire du gouvernement afin d’assurer une gestion d’urgence

289

. Cet appel ne se matérialise que trop

tardivement : le double langage de l’État italien comme sa lente mise en marche entrainent l’aggravation d’une crise humanitaire déjà effective290.

I. 2. Entre confinement et hébergement : le contrôle humanitaro–sécuritaire dans la gestion des migrations

Pourquoi isoler la question du confinement et de l’hébergement de la question alimentaire et sanitaire ? La question du confinement/hébergement conditionne de fait les réponses littéralement par une ville-tente, mais un tendopoli est composé de tout ce qui peut permettre l’hébergement de personnes le nécessitant. 286 La Gazzetta del Mezzogiorno, 6 mars 1991, « Siamo gente onesta e vogliamo lavorare ». 287 En Italie, la police municipale (polizia municipale) et la police provinciale (polizia provinciale) appartiennent aux corps de police locale, la loi n.65/1986 leur permet d’étendre leurs périmètres d’action et d’agir en tant qu’agent au maintien de la sécurité publique en cas d’urgence, ce qui fut le cas en mars 1991. Cette prérogative est spécifiquement assurée par la police d’État, dépendant du ministère de l’Intérieur, par la guardia di finanza dépendant du ministère des Finances et par les carabinieri (équivalent de la Gendarmerie) et dépendant donc du ministère de la Défense. La guardia di finanza et les carabinieri sont des corps militaires. De plus, il faut préciser que la guardia costiera (garde côtière), très présente lors de cette gestion de contrôle des migrations, est aussi un corps militaire. 288 La Gazzetta del Mezzogiorno, 7 mars 1991, « Brindisi è « off limits » ». 289 La Gazetta del Mezzogiorno, 7 mars 1991, « La Puglia non è più in grado di gestire sola l’emergenza ». 290 La Gazzetta del Mezzogiorno, 8 mars 1991, « « Ma l’albanese dove lo metto ? » All’angoscioso interrogativo dalla Prefettura di Brindisi, Roma risponde con un silenzio eloquente ».

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alimentaires et sanitaires. Cela sous-tend un contrôle sur la situation ; elle est la base d’un contrôle dans la gestion des migrations. Assurer l’ordre public et ne pas laisser les migrants se disperser dans l’espace public est le premier objectif de cette gestion291. Cet accueil se conditionne par sa proportion à vouloir enfermer les migrants ou à limiter leurs déplacements. Le camp d’accueil temporaire est un nouveau paradigme de nos sociétés modernes, et une réponse actuelle aux mouvements de population. Quel est le futur de ces camps de réfugiés, ou encore, selon sa qualification juridique, de ces camps de migrants illégaux, ou comme l’écrit Michel Agier, de ses camps pour « migrants indésirables »292 ? Car à chaque statut son camp. La question de l’hébergement conditionne, de fait, le rapport d’un État à la question migratoire. Mars 1991 engage un tournant et il est clair que le souhait de l’État italien de confiner les nouveaux arrivants complique l’assistance sanitaire et alimentaire à Brindisi. Il faut bien saisir que le maintien de l’ordre public est une priorité pour l’État et ses préfectures, ainsi

les

coopérations

entre

les

forces

de

l’ordre,

les

structures

locales/provinciales/régionales293 et le tissu associatif local entrainent l’élaboration spontanée de coordinations humanitaro–sécuritaires éphémères à Bari, Monopoli et Otrante et dans les camps ultérieurement édifiés. Afin de contextualiser et pour précision, la centralisation de la gestion de crise par l’État permet la création de camps temporaires de plus grande ampleur. Avant cette centralisation, les municipalités avec l’appui des provinces et de la région doivent trouver des solutions afin d’offrir aux arrivants un hébergement de rétention temporaire. Même si cet exode touche l’Italie du Sud, la question du froid est une problématique à prendre en compte294. Afin de clarifier les différentes situations il est bon de décliner par ville cette gestion d’accueil et les solutions trouvées ou non à l’hébergement de ces nouveaux arrivants. À Bari, une machine humanitaro – sécuritaire qui se met en marche pour accueillir environ 1.000 Albanais. La Protezione civile et les forces de l’ordre agissent de concert afin de contrôler la situation sur le port. La réaction est immédiate puisque la préfecture procède immédiatement à la répartition des arrivants avec l’appui de l’Amtab295 : 30 personnes sont 291

Michel Agier date de la fin des années 1990 « la mise en place des dispositifs visant à enfermer ou limiter la liberté de mouvement des étrangers indésirables », in Michel Agier, Gérer les indésirables. Des camps de réfugiés au gouvernement humanitaire, Paris, Flammarion, 349 p, cité par Marie Bassi, « Politiques de contrôle et réalités locales dans la gestion des migrations « indésirables » en Sicile », in Camille Schmoll, Hélène Thiollet, Catherine Withol de Wender (dir.), Migrations en Méditerranée, Paris, CNRS Éditions, 2015, p.158. 292 Ibid. 293 Pour exemple, à Bari, le transport des migrants du port aux zones d’hébergement nécessite une coopération entre les services de transports municipaux et les forces de l’ordre assurant le maintien de l’ordre public. 294 La problématique ne sera pas semblable à celle d’août 1991. En plein été, sera décidé le confinement des Albanais dans le stade de la Victoire à Bari. À l’air libre, non protégé de la pluie ou du froid de la nuit. 295 L’Amtab est la compagnie municipale d’autobus à Bari.

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logées à l’ostello levante ; 15 personnes à la casa di riposo per profughi ; 50 à l’hôtel Windsor ; 370 à Triggiano, ville satellite de Bari, au sein de l’hôtel San Francisco ; 125 à Cassano ; 30 personnes sont logées à Mola ; 124 personnes sont logées à Giovinazzo ; 125 personnes à Molfetta ; 122 personnes à Noicattaro296 et enfin le reste des arrivants dans le camp de Pinerolo297. Ainsi à Bari, avec l’appui de ces municipalités insérées dans l’agglomération barese, l’accueil et les solutions apportées à l’hébergement des arrivées sont immédiats. Face aux événements de Brindisi, et en prenant compte de la situation sous contrôle à Bari, Enrico Dalfino, le maire de Bari, propose même la réquisition du stade de la Vittoria afin de procéder à l’établissement d’une tendopoli, un camp d’attente provisoire constitué de tentes298. Bari tire évidemment profit de ses structures, qui en proportion de sa population et de sa superficie, sont plus importantes que les structures de ses voisines apuliennes. À Monopoli, les structures locales sont mises à l’épreuve. Au total, environ 1.115 Albanais auraient débarqué dans cette municipalité. Sont réquisitionnées 5 hôtels, contenant respectivement 59, 80, 70, 35 et neuf personnes299. La Croce Rossa avec l’aide de la Protezione civile réalise trois camps d’accueil temporaire au sein des structures sportives de la ville contenant 533 personnes, 180 et 158 personnes300 dans les deux autres camps301. La presse relève que l’administration communale et les agents touristiques se sont montrés plus réactifs que la Protezione civile. En effet, la municipalité, les opérateurs touristiques, le milieu associatif et le volontariat revendiquent la réussite de leur accueil sans l’appui de cette structure institutionnelle. À Otrante, les réfugiés issus du navire Currilat qui accoste le 2 mars sont immédiatement pris en charge dans les écoles de la ville. Le camping de Frassanito est utilisé comme camp d’accueil, avec la disposition en plus de 192 tentes composées de 1152 lits. Les 887 Albanais ayant été hébergés dans les écoles d’Otrante sont alors envoyés dans le camp de Frassanito le 9 mars302. Ce camp est réalisé par la Protezione civile en coordination avec la Croix-Rouge locale. Le préfet de Lecce nomme le vice-préfet Leopizzi responsable du camp. Sa 296

1.041 personnes ont été logées dans le complexe hôtelier de l’agglomération de Bari. 1.132 personnes ayant débarqué à Bari auraient rejoint le camp de Pinerolo selon le nombre d’arrivées à Bari. 297 La Gazzetta del Mezzogiorno, 11 mars 1991, « Qui non è stato un inferno ». 298 Enrico Dalfino propose cette réquisition en mars 1991 et s’en indigne d’ailleurs en août 1991. À noter que la réquisition du stade de la Vittoria en août 1991 n’est pas de son fait. C’est l’État italien qui supplante les autorités locales dans la gestion de l’urgence du 8 août 1991. 299 244 personnes sont logées dans le parc hôtelier de Monopoli. 300 Tandis que 871 personnes sont logées dans les camps d’accueil de Monopoli. On arrive à un total de 1.115 personnes. Les chiffres de La Gazzetta del Mezzogiorno s’avèrent être cohérents. 301 Ibid. 302 La Gazzetta del Mezzogiorno, 10 mars 1991, « Otranto tranquilla ».

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surveillance est assurée par le capitaine de police de Lecce, Sileri. L’appui de la préfecture de Lecce est décisif dans ce cas, mais conditionne aussi l’appréhension de ces arrivées ; à Frassanito, le confinement est stratégique et répond aux injonctions gouvernementales. Aussi, des dispositions sont prises pour les 143 mineurs présents à Frassanito, l’assesseur aux services sociaux de la commune se porte comme responsable de ces mineurs303. La situation au port d’Otrante est calme, seule la peur de la pluie est à signaler, car dans le camp de Frassanito, les autorités locales craignent l’insalubrité d’un camp estival en plein hiver304. Dans ces trois municipalités, les structures locales avec l’appui du volontariat immédiatement à l’urgence de l’hébergement. L’article de La Gazzetta del Mezzogiorno « Qui non è stato un inferno » illustre parfaitement les disparités dans les modalités d’accueil. Bien évidemment, cela tranche avec la situation chaotique qui règne à Brindisi où la question du logement est à la source d’un début de crise humanitaire. Les arrivées de février et de début mars conditionnent la saturation des auberges à Brindisi. Les premiers arrivants sont logés à l’auberge de jeunesse de Brindisi305. Puis progressivement, avec les débarquements des navires Alba306 et Ibrahim Xhatufa307, les structures d’accueil ne peuvent déjà plus subvenir au logement des entrants en rade en ce même jour du 6 mars308. 688 Albanais sont déjà logés en auberge, et 80 en camping. Durant l’arrivée en rade de tous ces navires, 286 Albanais patientent déjà à la gare maritime de Brindisi309. La préfecture décide alors d’interdire le débarquement des navires entrés en rade et les 6.500 Albanais passent la nuit à bord. La menace de trouble à l’ordre public est invoquée dans cette décision, mais on comprend bien que s’affirme face à l’urgence de Brindisi, la position du gouvernement Andreotti VI : pas d’accueil pour les migrants économiques310. Malgré les annonces de renforts et d’envois de près de 300 roulottes par la Protezione civile, la situation est intenable, le 7 mars au soir, près de 15.000 Albanais passent la nuit dans le port de Brindisi311. Des bancs sont installés par des associations de volontaires et des civils, afin d’améliorer les conditions précaires régnant à la gare maritime312. Une deuxième nuit

303

Ibid. La Gazzetta del Mezzogiorno, 7 mars 1991, « Nella tendopoli di Frassanito, scruta il cielo ». 305 La Gazzetta del Mezzogiorno, 24 février 1991, « La prima notte di libertà ». 306 585 personnes ont débarqué du navire Alba. 307 273 personnes ont débarqué du navire Ibrahim Xhatufa. 308 Rappel de l’entrée en rade dans la soirée du 6 mars du Tirana (3.000 personnes), du Lirija (3.500 personnes), de l’Apollonia (100 personnes), du Kalimi (700 personnes). 309 La Gazzetta del Mezzogiorno, 7 mars 1991, « Brindisi è off limits ». 310 Ibid. 311 La Gazzetta del Mezzogiorno, 8 mars 1991, « Dramma a Brindisi : 15 mila disperati sul molo ». 312 La Gazzetta del Mezzogiorno, 9 mars 1991, « Così i brindisini hanno aperto i loro cuori generosi ». 304

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pour près de 8.000 Albanais sans couverture313. La sécurité du port est assurée par 200 policiers. Après deux nuits de crise, les structures municipales et provinciales se mettent en marche afin de créer les conditions d’un accueil « décent ». La préfecture choisit Restinco, dans la province de Brindisi, pour y établir un camp d’attente afin de soulager le port et la gare maritime. Toutefois elle doit attendre l’appui des structures issues de la centralisation de la gestion de crise, ses moyens ne lui permettant pas de construire un camp d’hébergement de grande envergure. Le bataillon San Marco stationnant non loin de Bari entame l’édification de ce camp d’attente, mais pâtit bien évidemment de son manque de moyen. Restinco accueille toutefois 900 Albanais le 8 mars au soir. Face à l’inertie du port, de nombreux Albanais décident d’aller chercher en ville, l’hospitalité qui leur fait défaut à la gare maritime. Les forces de l’ordre tentent d’endiguer l’évaporation dans la ville des migrants, parfois dans des heurts sans grande conséquence, mais les forces de l’ordre locales ont pour mission de confiner les Albanais dans la gare maritime Sant’Appolinare. L’archevêque de Brindisi propose l’ouverture de toutes les églises du diocèse aux Albanais, si une solution n’est pas trouvée avant le soir de ce 8 mars314. La préfecture prend la décision de réquisitionner 38 écoles dans la commune de Brindisi et aux alentours afin de répondre à ce qu’appelait la presse « la révolte silencieuse des affamés »315. Les bus arrivent aux environs de 20h et transfèrent en priorité les familles, les femmes et les enfants vers les écoles. Pour les autres, c’est une nouvelle nuit dans le froid qui se prépare. Du 9 au 10 mars, ce sont 450 roulottes de la Protezione civile qui arrivent à Brindisi. Dans la presse, on relate que les camps édifiés à Bari et Lecce disposent de 5.000 places de libre316. La ville de Tarante à l’ouest de Brindisi, mobilise ses unités de la Croce Rossa afin d’établir au camping Marino, un camp d’accueil temporaire d’une capacité de 800 personnes317. Toujours est-il que la meilleure solution pour beaucoup d’Albanais se trouve dans la ville où certains d’entre eux trouveront l’hospitalité et un logement. C’est un fait, beaucoup de réfugiés ont trouvé refuge chez l’habitant. Tant et si bien que 3.000 Albanais manquent à l’appel le 11 mars318. À Brindisi, les autorités locales sont prises en étau : il est de leur devoir d’assister ses nouveaux arrivants, mais le gouvernement fait pression, il faut les garder sur le port et les décourager ce qui a aussi pour effet de créer un reflux des migrants, dès le 10 mars, 1.500 Albanais décident de repartir en 313

La Gazzetta del Mezzogiorno, 8 mars 1991, « Brindisi in stato d’assedio ». La Gazzetta del Mezzogiorno, 9 mars 1991, « La rivolta quasi silenziosa dei quindicimila. Brindisi città aperta ». 315 La Gazzetta del Mezzogiorno, 9 mars 1991, « I manganelli non fermano gli affamati ». 316 La Gazzetta del Mezzogiorno, 10 mars 1991, « Chi è in prima linea ». 317 La Gazzetta del Mezzogiorno, 10 mars 1991, « Scattata l’emergenza profughi anche nella nostra provincia ». 318 La Gazzetta del Mezzogiorno, 12 mars 1991, « Premiamo Brindisi ». 314

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Albanie sur le Tirana319. Deux jours, il aura fallu deux jours pour que la préfecture et le maire de Brindisi optent pour une solution d’accueil et de réquisition dans les écoles. Parallèlement à ces tergiversations, ce sont celles du gouvernement qui peuvent être mises en exergue. De fait, l’efficacité dans la logistique d’hébergement à Otrante, Bari, dans une moindre mesure à Monopoli, répond au flou politique du gouvernement italien qui ne prend pas la mesure de la situation dans les ports apuliens. Tout en veillant à l’accueil de ces nouveaux arrivants, le confinement permet l’établissement de deux lignes politiques : l’insertion économique ou l’expulsion ; une ligne politique qui envisage ces arrivées sous son aspect social, une autre sous le prisme sécuritaire. L’inaction des autorités locales à Brindisi illustre aussi toute l’ambiguïté des communications gouvernementales : pour l’État, les Albanais ne sont pas des réfugiés politiques et ils ne peuvent pas rester, mais la réalité est autre, et l’accueil est inévitable. La question de l’hébergement et du confinement conditionne évidemment l’assistance alimentaire et sanitaire. Ici aussi, les disparités sont criantes, même si le nombre d’arrivants à Brindisi complique l’assistance sanitaire, il est clair que la montée de cette crise humanitaire est due à l’inertie dans le port et à la volonté du gouvernement italien de trouver une solution alternative à l’accueil des migrants dits économiques320.

Un  enfant  affaibli  et  un  adulte  sortent  des  mailles  du  confinement  sur  le  port  de  Brindisi,  7  mars  1991,  Stefano  Carafe   319 320

La Gazzetta del Mezzogiorno, 11 mars 1991, « Amara Italia, addio ». La Gazzetta del Mezzogiorno, 10 mars 1991, « L’attegiamento del governo indigna parlamentari ».

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Poussée  des  Albanais  face  au  confinement  au  port  de  Brindisi  assuré  par  les  forces  de  l’ordre,  9  mars  1991,  Antonello  Nusca    

Barrage  des  agents  de  la  capitainerie  de  Brindisi  face  aux  débarquements,  7  mars  1991,  Antonello  Nusca

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I. 3. Les disparités dans les réponses alimentaires et sanitaires : entre soutien humanitaire et encadrement sécuritaire

L’assistance sanitaire et alimentaire implique, dans toutes les municipalités, une coordination entre les associations, les autorités locales, les structures locales, les forces de l’ordre, le tissu industriel local et le volontariat des citoyens. L’assistance sanitaire et alimentaire est inégale selon les villes d’accueil. Ces conditions dépendent du choix des lieux d’hébergements/de confinements, de l’auberge au camp, du camp à ciel ouvert au camp couvert, et aussi des structures et/ou institutions encadrant la gestion des camps. Par exemple, la dégradation de la situation dans certains camps s’accompagne d’une présence massive de l’armée ou de la police dans l’encadrement de la zone d’accueil. On le comprend bien, lorsque primauté est donnée au maintien de l’ordre public et à la sécurisation du camp, l’assistance sanitaire et alimentaire n’est pas bien perçue par les Albanais. C’est ainsi que l’assistance alimentaire et sanitaire s’équilibre ou se déséquilibre, selon les contextes, entre un soutien humanitaire et un encadrement sécuritaire. À Bari, Un check-up sanitaire est mis en place lors des débarquements, les Albanais nécessiteux passent donc par cette unité sanitaire321. Dès le 7 mars, la Protezione civile provinciale est mobilisée, on attend toutefois la mise en place de ses structures afin de procéder à la distribution de nourriture, de chaussures et d’habits322. Au port, les carabinieri, la police, les vigili urbani323, la capitainerie du port, les pompiers, la guardia finanza et la Protezione civile procèdent à son évacuation avec l’aide de la compagnie communale d’autobus Amtab vers les auberges et les hôtels de Bari et de ses communes limitrophes. L’unité de crise de la Protezione civile régionale a prédéfini les caractéristiques des interventions sanitaires et a délimité les champs d’actions entre USL324, les ordres provinciaux des médecins et la FEDERFARMA325. C’est à Bari que se centralise la régionalisation de la gestion sanitaire et alimentaire de l’exode326. Il est donc logique que l’assistance sanitaire et 321

La Gazzetta del Mezzogiorno, 7 mars 1991, « Protezione civile e forze di polizia mobilitate per controllare la situazione ». 322 Ibid. 323 Comme en France, on distingue la police dite nationale, les poliziotti et la police municipale, les vigili urbani. 324 Unità Sanitaria Locale. Cette entité publique, aujourd’hui appelée ASL pour Azienda Sanitaria Locale, est issue de l’administration publique italienne. Elle dépend du ministère de la Santé. Elle a pour rôle d’assurer aux citoyens, aux femmes et hommes présents sur le territoire italien, le droit à l’assistance sanitaire. 325 La FEDERFARMA est la fédération unitaire réunissant toutes les pharmacies et pharmaciens d’Italie, in La Gazzetta del Mezzogiorno, 8 mars 1991, « « 4 carrette del mare » bloccate al largo di Bari ». 326 La Gazzetta del Mezzogiorno, 8 mars 1991, « Bari : quartiere generale della Protezione civile ».

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alimentaire soit immédiate. Près de 8.000 plats de pâtes chaudes sont envoyés au centre de récolte de Bari avec l’appui de la société Pellegrini Catering, la logistique est assurée par la Protezione civile327. À Bari, l’efficacité de la répartition des Albanais dans plusieurs auberges et hôtels divise certes les lieux où il est nécessaire d’assister les arrivants, mais permet surtout l’implication de diverses localités, segmentant la logistique sanitaire et alimentaire. La proximité d’un centre de récolte régionalisé et le nombre moindre d’arrivants favorise, il est vrai, la valorisation du versant humanitaire de cette assistance humanitaro-sécuritaire. À Otrante, la réquisition immédiate des écoles permet à la Croce Rossa et la Protezione civile d’assurer une première assistance sanitaire. À la création du camp d’attente provisoire à Frassanito s’ajoute l’institution de bases de premiers secours avec l’appui de l’USL di Maglie et de la Croce Rossa328. L’institution d’un centre de collecte alimentaire à Lecce bénéficiant du même appui logistique que celui de Bari permet l’établissement d’une assistance alimentaire à Frassanito329. L’établissement par la municipalité d’un centre local de récolte appelant à la générosité des habitants d’Otrante permet la récolte de médicaments, de nourriture, de vêtements, de chaussures. Or, la situation à Frassanito se dégrade progressivement avec l’arrivée de la pluie et du vent dans ce camp à ciel ouvert330. Les réfugiés protestent contre l’insalubrité et aussi contre l’encadrement sécuritaire de ce camp : ils entament une grève de la faim. Le postulat est assez significatif : « Nous sommes des réfugiés politiques, pas des animaux »331. Les moyens déployés par la préfecture de Lecce visent avant tout à surveiller le camp. Les Albanais n’acceptent pas que l’assistance alimentaire s’accompagne d’une surveillance sécuritaire. Les dispositions prises par la préfecture de Lecce rentrent en résonnance avec les prises de position gouvernementales et les Albanais le comprennent bien. Ce camp est-il la zone d’attente préalable à une expulsion massive ? Il est, de fait, une zone tampon symbolisant l’entre-deux juridique dans lequel se situent les migrants332. Il matérialise aussi les différences entre les différentes gestions selon les localités ; ici, l’encadrement sécuritaire accompagnant des conditions d’hébergement insalubre démontre que des déséquilibres peuvent apparaître dans ces appuis humanitaires effectués par l’encadrement sécuritaire.

327

La Gazzetta del Mezzogiorno, 10 mars 1991, « Scattata l’emergenza profughi anche nella nostra provincia ». La Gazzetta del Mezzogiorno, 9 mars 1991, « Otranto tranquilla ». 329 La Gazzetta del Mezzogiorno, 10 mars 1991, « Scattata l’emergena profughi anche nella nostra provincia ». 330 La Gazzetta del Mezzogiorno, 10 mars 1991, « Nella tendopoli altri disagi per gli albanesi. Frassanito a causa della pioggia ». 331 Ibid. 332 La Gazzetta del Mezzogiorno, 14 mars 1991, « A Frassanito per protesta, scioperò della fame ». 328

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À Monopoli comme à Bari, est privilégié le choix de s’appuyer sur les structures touristiques, même si la création d’un grand camp d’attente est envisagée333. Le maire de Monopoli appelle à la générosité de ses administrés et crée deux points de récoltes dans la ville. Monopoli profite aussi du centre de récolte installé à Bari afin de subvenir à ses besoins sanitaires et alimentaires. Avec la création de camps d’attentes « au sec » dans des structures sportives, Monopoli évite l’insalubrité qui touche le camping de Frassanito à Otrante. L’encadrement des camps couverts est effectué par les forces de l’ordre, mais c’est bien le tissu associatif local qui s’occupe de l’assistance humanitaire334. On l’a bien compris, l’implication des structures locales et provinciales dans les autres villes apuliennes ne permet pas à Brindisi, dans les premiers temps de la crise migratoire, de s’appuyer sur ses municipalités voisines. Les réponses sanitaires et alimentaires sont conditionnées par la première volonté de ne pas laisser les migrants descendre des navires puis de les confiner dans la gare maritime Sant’Appolinare335. L’appréhension sécuritaire de ces arrivées engendre une crise humanitaire et migratoire à Brindisi. Ainsi, les coordinations entre les structures locales, le milieu associatif et le tissu industriel tentent de répondre au débordement progressif que subissent les autorités locales et son appareil sécuritaire entrainant l’échec du confinement sur le port. Ainsi, 200 policiers contiennent les débarquements successifs et tentent, avec l’aide de la Croce Rossa et de volontaires, de subvenir aux besoins alimentaires des arrivants en distribuant des sandwichs et des bouteilles d’eau. À Brindisi, les frontières dans les champs d’actions tendent à s’effacer. Par exemple, les forces de l’ordre portent une assistance alimentaire sur le port en même temps qu’elles veillent à maintenir l’immobilité des Albanais dans la gare maritime de Brindisi. Comme à Frassanito, la tentative d’assurer le maintien de l’ordre public se couple à l’assistance alimentaire et sanitaire. Après avoir passé une nuit sur les navires, une autre dans la gare maritime, beaucoup d’Albanais forcent le barrage du port et des heurts éclatent entre certains arrivants et les forces de l’ordre336. Le barrage du port est un échec, il ne permet pas d’assurer une assistance sanitaire et alimentaire décente. L’appréhension sécuritaire et la stratégie de confinement sur les lieux des débarquements entrainent un véritable chaos et aggrave le contexte humanitaire. C’est la faim qui motive la fuite dans la ville de certains Albanais et elle est justifiée pour La Gazzetta del Mezzogiorno tant l’assistance alimentaire au port est inégale. Certains arrivants 333

La Gazzetta del Mezzogiorno, 8 mars 1991, « Emergenza a Monopoli : forse si farà una tendopoli ». Ibid. 335 La Gazzetta del Mezzogiorno, 8 mars 1991, « 15.000 albanesi seduti per terra ». 336 La Gazzetta del Mezzogiorno, 9 mars 1991, « I manganelli non fermano gli affamati ». 334

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sont d’ailleurs transportés vers l’hôpital à cause de ces carences nutritionnelles337. De nombreux blessés sont à signaler et la rue du port est interdite à la circulation afin de faciliter le transit des ambulances vers l’hôpital De Summa338. La situation sanitaire pâtit inextricablement du confinement et des heurts entre les forces de l’ordre et les Albanais. Dès le 7 mars au soir, l’hôpital de Brindisi est déjà complet, et n’accepte plus que les arrivants gravement blessés. Un véritable chaos règne à l’hôpital, et la crise sanitaire s’aggrave sur le port avec la montée d’une épidémie de gale : près de 4.000 personnes seraient infectées le 8 mars339. Le 9 mars, face au débordement des appareils sécuritaires, se développe progressivement l’implication dans la gestion de crise d’entités locales publiques et privées, du milieu associatif et syndical et du volontariat civil. Pour exemple, un plan extraordinaire mené par la SLIA340 prévoit la récolte des vêtements abandonnés portant l’infection. Ici, c’est une entreprise privée qui veille à stopper la montée de l’épidémie. Cette entreprise qui s’occupe de la gestion des déchets à Brindisi mobilise ses agents et ses structures afin de répondre à l’urgence sanitaire. Ou encore, face à la saturation hospitalière, le président provincial de l’ACLI341 institue un centre de récolte médicale et de produits sanitaires, un centre d’intervention médical près de l’auberge de jeunesse et enfin crée un compte bancaire afin d’accumuler des ressources342. Plusieurs centres de récoltes sont ainsi institués par des initiatives portées par la Caritas, les Suore Vincenziane, la SLIA, et le centro anziani343. La solidarité des habitants de Brindisi est remarquable et permet une récolte prolifique en vêtements, chaussures et nourritures. La Gazzetta loue la charité chrétienne des brindisini et de son milieu associatif344. Il est vrai que l’importance des initiatives privées dans la gestion locale n’est pas à minorer. Beaucoup d’enfants ont pu être lavés et nourris chez les locaux345. Progressivement le tissu industriel local s’insère aussi dans les mécanismes de solidarité avec l’implication de l’Associazione dei piccoli industriali dans la distribution de plats chauds sur 337

Ibid. La Gazzetta del Mezzogiorno, 8 mars 1991, « Brindisi in stato d’assedio ». 339 La Gazzetta del Mezzogiorno, 9 mars 1991, « I manganelli non fermano gli affamati ». 340 Servizio di nettezza urbana. La SLIA s’occupe de la récolte des déchets et du nettoyage global de la rue. C’est une entreprise privée. 341 Associazioni Cristiane Lavoratori Italiani (Association Chrétienne des Travailleurs italiens) est une association de type « associazione di promozione sociale ». Selon la loi n.383 du 7 décembre 2000, une associazione di promozione sociale est une association à but non lucratif. L’ACLI peut être considérée comme un syndicat, de par sa présence dans le mouvement social, mais aussi comme une association du Troisième Secteur. L’ACLI est fondée en 1944. 342 La Gazzetta del Mezzogiorno, 10 mars 1991, « Grande civiltà dei brindisini. L’attegiamento del governo indigna parlamentari ». 343 La Gazzetta del Mezzogiorno, 9 mars 1991, « La città si apre agli albanesi ». 344 Ibid. 345 La Gazzetta del Mezzogiorno, 10 mars 1991, « Così i brindisini hanno aperto i loro cuori ». 338

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le port346, là où bon nombre d’Albanais sont encore présents. Pour faire face aux besoins alimentaires et sanitaires de Brindisi, des postes de récoltes sont institués à Foggia par la Caritas, la Communità di Gesù e Maria et la Croix Rouge afin de ravitailler le poste central de Bari347. À Tarente aussi des postes de récoltes sont créés afin d’alimenter en circuit-court les besoins de la cité de Brindisi348. C’est dans la nuit du 10 au 11 mars, après le transfert progressif des arrivants vers les écoles de Brindisi, les divers camps institués, que la Croce Rossa, les policiers, les volontaires peuvent subvenir aux besoins de tous les Albanais présents encore sur le port et dans les divers lieux où ils se trouvent349. Brindisi profite toutefois de la régionalisation de la crise avec l’apport en plat chaud du centre de récolte de Bari,350 mais cela ne permet pas de répondre à tous les besoins du moment, loin de là. Concernant les réponses sanitaires, la municipalité décide d’ouvrir les bains publics aux Albanais, les enfants en bas âge sont nombreux, et la première épidémie fait craindre aux autorités locales une aggravation des troubles sanitaires. Les services sociaux de la ville portent aussi assistance aux réfugiés en instituant un centre de récolte, et en assistant les nombreux réfugiés qui errent dans la ville351. Ainsi, ces gestions locales se trouvent être conditionnées par la disparité des arrivées et par la force mobilisatrice des structures locales dans chaque localité. Après ces accueils, l’assistance à l’hébergement, le confinement provisoire et les réponses alimentaires et sanitaires à ces arrivées, l’État italien centralise la gestion de crise. On impute cette montée de la crise migratoire à Brindisi aux retards gouvernementaux, et comme on va le voir à son flou politique.

346

Ibid. La Gazzetta del Mezzogiorno, 10 mars 1991, « Nella città senza mare un posto di solidarietà per i profughi albanesi ». 348 La Gazzetta del Mezzogiorno, 10 mars 1991, « Scattata l’emergenza profughi anche nella nostra provincia ». 349 La Gazzetta del Mezzogiorno, 11 mars 1991, « Prima notte di quiete nel porto. Cibo e assistenza per tutti gli albanesi ». 350 Ibid. 351 Ibid. 347

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Chapitre II : Mars 1991, l’État italien et la montée d’une crise migratoire.

Dès le 1er mars, les arrivées s’intensifient, à Otrante, 121 migrants débarquent. Parmi ces 121 réfugiés, un homme succombe à ses blessures, car le navire Kamina dans lequel il avait embarqué fut poursuivi en mer par des militaires albanais352. On y dénombre aussi 3 blessés. Le même jour à Brindisi, 142 personnes débarquent dans la cité apulienne353. Dans les rubriques des faits divers de Brindisi, on parle déjà d’un exode qui s’annonce et qui va s’intensifier354. Le 3 mars, 567 réfugiés débarquent à Otrante355, parmi eux, 31 militaires demandant aussi l’asile politique. À partir du 4 mars, les Pouilles rentre dans « l’Emergenza albanese ». L’enregistrement des arrivées devient de plus en plus compliqué, et la situation dans les ports albanais s’aggrave, Durrës n’est plus le seul port massivement occupé par la population, celui de Vlorë voit lui aussi, affluer les Albanais. C’est aussi le 4 mars que l’État italien réagit. Un sommet est organisé au Palazzo Chigi356afin de faire face à « l’urgence »357. Ainsi, dans les premiers temps de cette crise migratoire, les entités locales et régionales doivent assurer l’accueil des débarquements successifs allant de Vieste à Otrante. La réaction tardive du gouvernement italien aura évidemment des répercussions sur l’accueil réservé aux migrants.

II. 1. Le blocus naval comme premier dispositif d’urgence

On a pour habitude de parler de « l’accueil » des réfugiés albanais en Italie en mars 1991. On oppose ce moment à celui d’août 1991 qui comme on le verra correspond au rapatriement total de tous les Albanais ayant débarqué à bord du Vlora. Pour autant est-ce que mars 1991 correspond bien à une appréhension sociale et humanitaire, par l’État italien, de la question La Gazzetta del Mezzogiorno, 1er mars 1991, « Fuga in massa tra gli spari ». La Gazzetta del Mezzogiorno, 7 mars 1991, « Cronologia, gli arrivi in Puglia ». 354 La Gazzetta del Mezzogiorno, Cronaca di Brindisi, 2 mars 1991, « Un vero e proprio esodo quello degli albanesi ». 355 La Gazzetta del Mezzogiorno, 4 mars 1991, « A Otranto altri 567 profughi in 24 ore ». 356 Résidence officielle du Président du Conseil des ministres italiens. 357 La Gazzetta del Mezzogiorno, 4 mars 1991, « Vertice alla presidenza del Consiglio ». 352 353

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migratoire ? On peut sérieusement en douter. En déclinant les mécaniques étatiques, le langage du gouvernement et la gestion de ces arrivées qui en découle, on peut légitimement questionner cette gestion de mars 1991. Quel était l’objectif de l’État en retardant l’appui nécessaire qu’il devait apporter aux brindisini ? Même à l’intérieur de la coalition gouvernementale358, des voix s’élèvent et critiquent la passivité et les lenteurs bureaucratiques359. On parle même d’un « cynisme d’État360 », et plusieurs objectifs à cette passivité y sont déclinés : ne pas encourager les Albanais à rester en les laissant dans un dénuement total ; agir immédiatement sur l’opinion publique afin qu’elle soutienne une ligne politique dure à l’égard de l’immigration ; insister sur l’impossibilité pour l’État italien d’accueillir autant de réfugiés361 en retardant la mise en route des structures militaires et de la Protezione civile. Dans les premiers temps des arrivées, des réunions se tiennent respectivement au Palazzo Chigi362 le 4 mars, puis au Viminal363, le 6 mars. La chronologie de ces réunions est importante à plus d’un titre puisque c’est après la réunion dirigée par Vincenzo Scotti (DC)364, alors ministre de l’Intérieur, que les premières communications du gouvernement sortent dans la presse. En effet, le 6 mars le Palazzo Chigi statue sur les arrivées, et pour lui, il ne s’agit tout simplement pas de réfugiés politiques365. Les premières réunions interministérielles réunissant le ministère des Affaires étrangères366, celui de l’Intérieur, le ministre de la Défense367, le ministre de la Protezione civile368, ainsi que celui des Affaires régionales369 et des Affaires sociales370, visent donc à statuer sur un plan juridique ces arrivées. Dans le cadre de la loi Martelli, ne peuvent être accueillis, que les réfugiés politiques. Les réfugiés économiques ne peuvent être accueillis sur le territoire371. La première action gouvernementale s’exprime donc 358

Réunion interministérielle du gouvernement Andreotti VI (22 juillet 1989 au 13 avril 1991) formée par une coalition pentapartite réunissant le Parti Socialiste Italien, La Démocratie Chrétienne, le Parti Républicain Italien, le Parti Social-Démocrate Italien et le Parti Libéral Italien. 359 Flaminio Piccoli (DC), président des commissions extérieures de la Chambre exhorte le gouvernement « à rompre avec les décisions bureaucratiques et à s’engager dans un principe de terrain et de solidarité » in La Gazzetta del Mezzogiorno, 9 mars 1991, « Fermarli, Fermarli subito ». 360 La Gazzetta del Mezzogiorno, 10 mars 1991, « Altro che cinismo di stato ». 361 Pour l’ambassadeur italien en Albanie, Torquato Cardilli, l’Italie ne dispose pas des structures permettant l’accueil d’autant de réfugiés, in La Gazzetta del Mezzogiorno, 8 mars 1991, « Due richieste sono state presentate al ambasciatore albanese a Roma, Dervishi ». 362 La Gazzetta del Mezzogiorno, 4 mars 1991, « Vertice alla presidenza del Consiglio ». 363 Résidence du ministère de l’Intérieur. 364 La Gazzetta del Mezzogiorno, 6 mars 1991, « Scotti ; oggi, un vertice per l’emergenza ». 365 La Gazzetta del Mezzogiorno, 7 mars 1991, « Palazzo Chigi : « Non sono profughi politici » ». 366 Gianni De Michelis du PSI. 367 Virginio Rognoni de la DC. 368 Vito Lattanzio de la DC. 369 Antonio Maccanico du PRI. 370 Rosa Russo de la DC. 371 Ibid.

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dans la qualification juridique de ces arrivées : les premières décisions prises par le gouvernement Andreotti VI visent donc à freiner cette immigration « indésirable » en s’appuyant sur sa garde côtière et la Guardia di Finanza au large de toutes les municipalités concernées372. Les garde-côtes endiguent les arrivées en bloquant au large de Bari les navires tentant d’accoster373. Le 7 mars, le blocus naval en place à Bari est payant puisqu’il conduit au blocage de quatre navires374, cela n’empêche toutefois pas certains navires, parmi les plus imposants, de forcer le blocus, de déposer les migrants et de repartir comme ce fut le cas lors de la nuit du 7 au 8 mars, où un débarquement de deux navires375 se produit, embarquant respectivement 300 et 250 personnes au total376. À Monopoli et Otrante, afin d’endiguer les arrivées et répondre à la submersion des auberges déjà complètes le 7 mars377, les garde-côtes et la Guardia di Finanza œuvrent à la mise en place de blocus maritimes378. Aucune arrivée n’est stipulée dans ces deux communes après le 7 mars. À Brindisi, on le comprend bien, le blocus maritime s’avère vain, tant la rade est submergée par les navires embarquant des migrants albanais. Il apparaît clair que le gouvernement italien exhorte les autorités locales, la garde-côtière et la Guardia di Finanza d’empêcher les embarquements dans un premier temps, en barrant la route menant aux quais379. Face à l’urgence de la situation à Brindisi et à d’autres arrivées redoutées, se tient le 8 mars un nouveau sommet interministériel avec la présence ajoutée du ministre de la Marine marchande, Carlo Vizzini (PSDI). Le gouvernement resserré décide ainsi de réquisitionner des navires de la Marine marchande afin d’appuyer les garde-côtes et la Guardia di Finanza et ainsi renforcer le blocus maritime le long des côtes apuliennes les débarquements380. De

372

La Gazzetta del Mezzogiorno, 8 mars 1991, « Il governo vuole bloccare gli sbarci ». La Gazzetta del Mezzogiorno, 8 mars 1991, « Quattro carrette del mare bloccate al largo di Bari ». 374 Ainsi à Bari, les arrivées sont endiguées, mais quelques navires arrivent à échapper à ce blocus ce qui a pour effet la multiplication par deux du nombre d’arrivants : ils sont à la fin de l’exode de mars 2.173 Albanais ayant débarqué à Bari. 375 Ibid. 376 On ne peut vraiment dire qu’un réseau de passeurs soit l’unique responsable de cette immigration de masse. Certains pêcheurs monnayent la traversée, d’autres navires sont gouvernés par des civils ne possédant pas le bateau. L’exemple du témoignage de Lize atteste de cette réalité, la prise des ports par la population civile démontre bien que bon nombre de navires ont été pris de force ou dans le dénuement le plus total, in Entretien Lize. 377 La Gazzetta del Mezzogiorno, 8 mars 1991, « Quattro « carrette del mare » bloccate al largo di Bari ». 378 La Gazzetta del Mezzogiorno, 8 mars 1991, « Un blocco navale a Monopoli ». 379 La Gazzetta del Mezzogiorno, 9 mars 1991, « Fermarli, Fermarli subito ». 380 Ibid. 373

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plus, le gouvernement interdit aux navires venant d’Albanie d’accoster sous peine d’immobilisation du navire et de poursuite pénale à l’encontre du capitaine du bateau381.

II. 2. De l’endiguement à l’accueil « bon gré mal gré » : la lente centralisation étatique de gestion de crise

Le 7 mars, la région des Pouilles exhorte le gouvernement à nominer un commissaire extraordinaire382 à « l’Emergenza albanese ». Les premières dispositions prises par le gouvernement Andreotti VI se bornent à freiner les arrivées. Le sommet interministériel du 8 mars répond aux inquiétudes régionales et locales en assignant une autre mission aux navires de la Marine marchande : celle d’envoyer des réserves d’eau potable dans les zones où les ressources sont insuffisantes383. Parallèlement à cette première décision répondant à l’urgence humanitaire, le gouvernement esquisse le début d’une centralisation de gestion de crise et répond favorablement à la requête de la région des Pouilles, avec la nomination de Vito Lattanzio, ministre de la Protezione civile, comme commissaire extraordinaire chargé de coordonner les opérations d’accueil des migrants384. Dans un même temps, le gouvernement italien réaffirme aussi sa volonté de n’accueillir que les réfugiés politiques. Les Albanais accostant en Italie par motivation économique seront renvoyés en Albanie385. Le gouvernement italien est pris en étau : selon lui, la loi Martelli ne permet pas d’accueillir ces migrants, venus en Italie pour des raisons économiques ; mais il doit veiller à appuyer la

381

La Gazzetta del Mezzogiorno, 8 mars 1991, « un blocco navale a Monopoli ». Ici, le commissaire extraordinaire est nominé par le gouvernement afin de répondre à une situation d’exception ou extraordinaire. Dans le droit italien, le commissaire extraordinaire dispose d’une extension de ces pouvoirs afin de résoudre la crise en question. La loi n.400 du 23 août 1988 délimite ici le champ d’action d’un commissaire extraordinaire par la délibération faite, soit au Parlement, soit au Conseil des ministres, de la délimitation de ses objectifs, de sa capacité à mobiliser des structures étant sous l’office d’un autre ministère. Un commissaire extraordinaire peut être un membre du gouvernement, un préfet ou un membre de l’administration publique. La généralisation de l’usage de cette fonction au niveau national comme au niveau local fait naître quelques critiques au sein de la société italienne, on la voit comme l’institutionnalisation de la permanence de la gestion d’urgence au sein de l’administration publique, in Claudio Franchini, La figura del commissario straordinario prevista dall’art. 20 del D.N.L, n.185/2008, Rome, Istituto Grandi Infrastrutture (Igi), « Contratti pubblici e provvidimenti anti-crisi : dai commissari al processo amministrativo », 26 février 2009, www.igi.italia.it. Sur la généralisation de cette fonction dans l’administration locale voir Linkiesta, Marco Fattorini, 22 juin 2014, « Emergenza Italia, il paese dei commissari straordinari ». 383 La Gazzetta del Mezzogiorno, 8 mars 1991, « un blocco navale a Monopoli ». 384 La Gazzetta del Mezzogiorno, 8 mars 1991, « Oggi Lattanzio sarà nominato comissario straordinario ». 385 La Gazzetta del Mezzogiorno, 8 mars 1991, « Il governo « Accoglieremo solo i rifugiati politici » ». 382

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gestion humanitaro-sécuritaire menée par les autorités locales, les forces de l’ordre, les associations et les initiatives privées et civiles. Afin d’appuyer et guider le commissaire extraordinaire Lattanzio, se constitue le 9 mars un comité interministériel386 en charge de l’urgence387. On peut s’interroger sur les mécaniques interministérielles tant le flou règne autour de la ligne politique du gouvernement Andreotti VI. Antonio Varsori, seul historien ayant pu accéder aux archives privées de Giulio Andreotti, démontre pourtant que la ligne politique du gouvernement Andreotti VI était claire et répondait par ordre d’importance à trois objectifs majeurs : « a) celui d’offrir de la nourriture et un toit aux réfugiés ; b) clarifier d’un point de vue juridique le statut des Albanais ; c) initier une nouvelle politique extérieure à l’endroit de l’Albanie »

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. On peut

s’en étonner, tant les communications ministérielles n’engagent pas à définir de tels objectifs. Le 9 mars, Giorgio La Malfa, président du PRI, et premier homme politique à se rendre à Brindisi, critique les retards de l’État italien389. Il donne une résonnance nationale aux critiques locales émanant du Troisième Secteur et des autorités locales390. Plus largement, la ligne politique de la DC de Giulio Andreotti est désavouée par la sphère catholique. Concrètement, la proposition de l’archevêque de Brindisi d’ouvrir toutes les églises du diocèse aux Albanais, si une solution n’est pas trouvée avant le soir du 8 mars, illustre la distance naissante entre des personnalités de l’Église et le gouvernement dirigé majoritairement par la DC, émanation politique de la doctrine sociale de l’Église391. On peut aussi mettre en exergue l’article de Mario Agnes392 dans l’Osservatore Romano393, « Les yeux baissés »394 critiquant au-delà des retards gouvernementaux, les motivations politiques de ces

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Comité interministériel comprenant l’Intérieur, la Défense, les Affaires étrangères, le Trésor, la Marine marchande et les Affaires sociales. 387 La Gazzetta del Mezzogiorno, 9 mars 1991, « Fermarli, fermarli subito ». 388 Antonio Varsori, dans son ouvrage portant sur la politique extérieure des gouvernements Andreotti VI et VII, souligne que le cabinet Andreotti formalise trois objectifs par ordre d’importance au moment de l’urgence albanaise de mars 1991 : « a) offrire vitto e un tetto ai profughi, b) trovare una soluzione al loro status dal punto di vista giuridico, c) avviare una nuova e più efficace politica nei confronti dell’Albania », in Antonio Varsori, L’Italia e la fine della guerra fredda. La politica estera dei governi Andreotti (1989-1992), Bologne, Il Mulino, 2013, p.171. 389 La Gazzetta del Mezzogiorno, 9 mars 1991, « La Malfa a Brindisi ». 390 À Brindisi, on s’étonne des injonctions ministérielles incitant à éviter les débarquements sur le port et à confiner sur ce port les débarqués. La Malfa irrigue ce point de vue en critiquant le décalage qu’il peut y avoir entre les injonctions gouvernementales et la réalité du terrain. Ibid. 391 La Gazzetta del Mezzogiorno, 9 mars 1991, « La rivolta quasi silenziosa dei quindicimila. Brindisi città aperta ». 392 Mario Agnes est directeur de L’Osservatore Romano en 1991. Son article fait donc figure d’éditorial. 393 L’Osservatore Romano est un quotidien du soir émanant du service d’information du Saint-Siège (Vatican). Il est fondé en 1861 consécutivement à la perte du pouvoir temporel des États pontificaux. Ce journal défend donc les positions du Saint-Siège. 394 Mario Agnes, « Ad occhi abbassati », in L’Osservatore Romano, 11-12 mars 1991.

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retards395. La DC subit donc des pressions de la part de l’organe de presse du Saint-Siège et voit ses assises chrétiennes se dérober sous le flou de sa ligne politique396. Face à la montée des critiques, le gouvernement annonce, le 10 mars, qu’un plan de transfert des réfugiés afin d’alléger Brindisi est en cours d’élaboration397. C’est la première action du gouvernement allant dans le sens d’un accueil temporaire. Il aura fallu attendre trois jours pour que le commissaire extraordinaire se rende au QG de coordination à Bari398 et non à Brindisi où la situation s’aggrave. Par son biais, le gouvernement ne se rend dans la région apulienne qu’à partir du 9 mars, 3 jours après les entrées en rade des navires Lirija, Tirana et Legend embarquant respectivement 3.500, 3.000 et 5.000 réfugiés. Les accusations fusent, on regrette l’impréparation de l’État, la défaillance des services secrets,399 mais concrètement c’est bien la volonté de laisser trainer l’urgence afin de décourager les Albanais qui ressort de ces critiques. La déclaration du Président du Sénat, Giovanni Spadolini du PRI, est ici très éclairante, pour lui, le gouvernement doit prendre conscience que cet exode n’est pas un problème de sécurité publique ni un problème de police400. À l’intérieur même du gouvernement, Gianni De Michelis du PSI, et ministre des Affaires étrangères émet des réserves concernant l’application de la loi Martelli. Il pense que son application ne peut être effective dans ce cas de figure, l’État italien se doit d’accueillir ces « réfugiés », et doit ainsi veiller à la sécurisation de la situation humanitaire et sanitaire, notamment à Brindisi401. L’impréparation du gouvernement italien ne serait-elle pas le fruit des atermoiements ministériels402 ? La multiplication des mises en garde juridiques illustre bien le flou de la ligne politique italienne. La déclaration du Président du Sénat révèle aussi la fin du consensus gouvernemental entre le PRI et la DC403. 395

Selon Antonio Varsori, Giulio Andreotti répondit à Mario Agnes afin de lui décliner les initiatives du gouvernement Andreotti VI en faveur des Albanais, afin aussi, de désavouer ces critiques illégitimes à l’égard du gouvernement, in Antonio Varsori, op.cit, p.172. 396 Comme on le verra, la législation italienne en matière d’immigration était issue d’un compromis, envisageant la question migratoire sous un prisme social, entre deux universalismes, celui de la doctrine sociale chrétienne et celui du socialisme. Le désaveu d’un organe de presse aussi influent que L’Osservatore Romano nous amène à penser la fracture de ce consensus en matière d’immigration, voir Partie IV. 397 La Gazzetta del Mezzogiorno, 10 mars 1991, « I primi interventi decisi tra le polemiche ». 398 La Gazzetta del Mezzogiorno, 10 mars 1991, « Lattanzio : « Preoccupazione di un punto di vista sanitario…Non tocca a me visitare gli ammalati. » ». 399 La Gazzetta del Mezzogiorno, 10 mars 1991, « La patata bollente ». 400 La Gazzetta del Mezzogiorno, 10 mars 1991, « Andreotti si difende : « Non abbiamo la bacchetta magica ». 401 Ibid. 402 Il faut noter qu’en mars 1991, deux visions s’opposent : celle du PSI qui tend à vouloir accueillir les migrants, celle de la DC, plus dure, qui tend à expulser les Albanais. 403 À l’issue de la démission du gouvernement Andreotti VI le 29 mars 1991, le PRI sort de la coalition pentapartite et ne participera pas au gouvernement Andreotti VII (DC, PSI, PLI, PSDI). À noter qu’Antonio Maccanico (PRI), pourtant ministre des Affaires régionales, est peu présent lors de cette gestion d’urgence. Le poids du PRI sur l’échiquier politique est à minorer, ce parti ne relève la charge d’aucun ministère régalien lors du gouvernement Andreotti VI.

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Le gouvernement italien tranche toutefois en faveur d’une prise en charge temporaire de ces migrants avec la mobilisation de la Protezione civile et de l’armée qui seront alors sous le feu des critiques.

II. 3. La mobilisation de la Protezione civile et de l’armée : la gestion humanitaro-sécuritaire d’État

Les mécaniques ministérielles sont critiquées, l’État choisit cependant de faire corps à la gestion humanitaro-sécuritaire locale en appuyant l’acception sociale des arrivées par une mobilisation nationale de la Protezione civile tout en veillant à maintenir l’ordre public par un encadrement militarisé des camps d’accueil temporaire par la mobilisation de l’armée. Les missions de ces deux institutions ont donc vocation à alléger respectivement : la charge humanitaire qui pèse sur le Troisième secteur et le volontariat ; la charge sécuritaire comprenant le maintien de l’ordre public, l’encadrement sécuritaire des lieux d’accueil et l’endiguement des arrivées pesant sur les forces de l’ordre. D’abord, il est important de délimiter le champ d’action de la Protezione civile, sa mise en route afin de mieux comprendre l’influence de l’État sur cette gestion de crise et les critiques qui en découle. Au fond, les champs d’action de la Protezione civile s’étendent au sein de deux grands secteurs. D’abord, celui de la création des camps temporaires d’accueil avec une implication logistique dans la collecte des tentes, l’agencement de ces camps temporaires, la recherche des sites d’accueil puis le transfert des réfugiés vers ces sites. Ce champ d’action entraine la mobilisation à l’échelle nationale de la Protezione civile et sa pleine collaboration avec les institutions locales, régionales, l’armée, le milieu associatif et le volontariat404. Comme on l’a dit, de vives critiques portant sur les lenteurs de cette mobilisation nationale émanent de la

404

La réunion du 10 mars à Bari est à ce titre, celle qui permet la planification des actions de ce genre. Elle réunit le président de la région Pouilles Michele Bellomo (DC), les préfets de Bari, Brindisi, Foggia, Lecce et de Tarante, le président des administrations provinciales de Bari, les services sociaux, les maires de Bari, Monopoli, Molfetta, Otrante, le président du comité régional de la Protezione civile, le chef d’état -major du département maritime, l’Amiral Fusco, le commandant de la brigade Pinerolo, le général Fraticelli, le commandant de la Guardia di Finanza, le colonel Fontamarosa, le président du comité provincial de la Croce Rossa Italiana barese, le commandant du troisième régiment aérien , le général Goldini et enfin le commissaire de Bari.

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part des acteurs locaux405. Vito Lattanzio justifie ce retard par la préalable localisation de zones pouvant accueillir les réfugiés406. Le deuxième secteur d’actions s’articule aux besoins logistiques et matériels dans l’assistance sanitaire et alimentaire. La Protezione civile n’a évidemment pas soutenu toutes les villes touchées par l’immigration albanaise, car on voit bien les disparités de l’implication de la Protezione civile entre par exemple Bari et Brindisi. Ainsi, les mécanismes de son action provinciale et l’efficacité de l’envoi de ses secours n’eurent pas les mêmes répercussions suivant la réalité de terrain. Le préfet de Bari alerte la centrale opérative de la Protezione civile, la centrale opérative ordonne alors l’envoi des secours sanitaires. Toutefois, les premiers mis au courant sont la police et la Guardia di Finanza. Donc l’immédiate coordination avec les secours sanitaires dépend de la caractérisation de ses arrivées par le ministre de l’Intérieur et le préfet407. Le fait est qu’à Brindisi l’appui de la Protezione civile est nul et non avenu. Claudio Martelli, vice-président au Conseil des ministres, en soutien face aux critiques relevant l’absence notable de ces structures dans la commune apulienne, précise que la Protezione civile est une structure constituée à l’origine, pour faire face aux catastrophes naturelles408. Toutefois, dans ses statuts, les catastrophes conflictuelles et sociologiques font partie de ses prérogatives d’intervention. À l’intérieur de ses catastrophes, on y trouve l’intervention en cas d’attentats, de conflits armés internes, d’épidémies, d’incidents durant un spectacle ou un rassemblement et aussi en cas d’exode de population ou de gestion de camps de réfugiés409. La mobilisation de la Protezione civile est inégale selon les contextes locaux et cristallise les critiques issues de la lente centralisation de gestion de crise par l’État.

405

La Gazzetta del Mezzogiorno, 10 mars 1991, « Lattanzio respinge le critiche. Accuse sui ritardi ». Ces zones sont avant tout choisies pour leur éloignement des centres urbains afin de ne pas perturber les villes. La proximité de complexes agricoles comme en Basilicate peut aussi rentrer en compte dans le choix des zones d’accueil puisque la question de l’insertion sociale de ces Albanais se pose d’emblée. L’ouverture de la saison agricole et la proportion de structures agricoles peuvent donc être un motif de sélection d’une zone au détriment d’une autre. 407 Centro regionale di studio e formazione per la previsione e la prevenzione in materia di protezione civile, Longarone, 1er séminaire, Il sistema di protezione civile nell’emergenza sanitaria e ospedaliera, Belluno, 1997, p.45. 408 Martelli : « La Protezione civile è preposto soltanto alle calamità naturale » in La Gazzetta del Mezzogiorno, 12 mars 1991, « Martelli difende il governo, ma… ». Ce même argument fut employé par Nicola Capria, le successeur de Vito Lattanzio au poste de ministre de la Protezione civile au sein du gouvernement Andreotti VII (12 avril 1991, 24 avril 1992), lors du débarquement du Vlora en août 1991. N. Capria justifiait aussi l’absence totale de la Protezione civile sur le port de Bari de par la caractérisation pénale de violation de la souveraineté nationale italienne et de trouble à l’ordre public caractérisé par l’État. 409 Il sistema di protezione civile nell’emergenza sanitaria e ospedaliera, Belluno, 1997, p.18. 406

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La mobilisation de l’armée est l’autre versant de l’action de l’État italien. Cette mobilisation soulève aussi des critiques410 de par la lenteur de son implication dans la gestion de crise. Giulio Andreotti répond à ses accusations par la présence minime de l’Esercito italiano dans les Pouilles au moment des faits411. L’action de l’armée vise à participer à la mise en place des camps temporaires d’accueil, à garantir ces installations avec son appareil logistique. Elle est aussi et surtout mobilisée afin de surveiller ces camps temporaires d’accueil. Ensuite, l’armée italienne est mobilisée afin de prévenir d’autres arrivées, elle occupe progressivement avec sa marine, les eaux territoriales et quadrille avec son corps aérien l’espace maritime412. Ce n’est que le 9 mars qu’est décidée la mobilisation à l’échelle nationale de l’armée afin de créer d’autres camps temporaires d’accueil413. Le titre de l’article contenant cette information est d’ailleurs très parlant, après 3 jours de crise à Brindisi, et dans une moindre mesure à Monopoli, Bari et Otrante, le gouvernement italien se décide à venir en aide aux « réfugiés », « Finalmente li aiutiamo », traduit donc parfaitement le contexte assez particulier durant lequel s’effectue la mobilisation à l’échelle nationale des structures de l’armée et de la Protezione civile. L’État italien tarde donc à mobiliser ces structures dans cette gestion de crise, et face à l’isolement des entités locales et à l’investissement important des volontaires et des civiles, il propose même, par la voix du Président du Conseil, l’adoption de « réfugiés » par les familles italiennes414. Cette proposition illustre parfaitement le contexte de cet exode : l’État italien s’engage à contrecœur dans l’accueil et face au solidarisme ambiant, met en exergue la possibilité de solutions émanant de la société civile415. Les retards dans la mise en route de ces structures tranchent avec l’action extérieure de l’État italien qui ne tardera pas à réagir par le biais de sa machinerie diplomatique.

410

La Gazzetta del Mezzogiorno, 10 mars 1991, « Grande civiltà dei brindisini. L’attegiamento del governo indigna i parlamentari ». 411 La Gazetta del Mezzogiorno, 10 mars 1991, « Andreotti si difende : « Non abbiamo la bacchetta magica. » ». 412 La Gazzetta del Mezzogiorno, 8 mars 1991, « L’Albania deve fermare i suoi ». 413 La Gazzetta del Mezzogiorno, 10 mars 1991, « Finalmente li aiutiamo ». 414 G. Andreotti propose aux citoyens italiens de s’engager pleinement dans l’accueil des Albanais. Face à l’importance de l’implication de la société civile dans l’assistance alimentaire et sanitaire, G. Andreotti propose d’établir une politique d’adoption de masse. Cette proposition fait écho au fait que l’État ne peut assumer, seul, la charge de l’accueil, il fait donc appel à la solidarité locale, in La Repubblica, 10 mars 1991, « Andreotti inventa l’adozione di massa ». 415 Ibid.

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II. 4. D’une « pression migratoire » aux pressions diplomatiques

Comme on l’a vu précédemment l’Italie est pour l’Albanie un partenaire majeur, son voisin le plus présent d’un point de vue économique, mais aussi culturel. En revanche, pour l’Italie, l’Albanie n’est qu’un partenaire de seconde zone. On interroge la défaillance des services secrets italiens présents en Albanie dans la presse, mais on peut aussi questionner l’attention portée aux informations transmises par les ministères concernés416. Torquato Cardilli, l’ambassadeur italien à Tirana, alerte Giulio Andreotti sur les risques que fait peser l’écroulement de l’État albanais sur l’Italie. Antonio Varsori nous écrit qu’un mémorandum présent dans les archives privées de Giulio Andreotti montre qu’une aide d’urgence était envisagée par l’État italien à la fin du mois de février 1991. Cette aide de 10 milliards de lires417 repose sur l’envoi de médicaments et de denrées alimentaires. Une délégation du ministère des Affaires étrangères est d’ailleurs envoyée à Tirana afin de dresser les contours de cette aide d’urgence418. Le gouvernement Andreotti VI tente donc d’anticiper un écroulement de l’État albanais même si ce plan d’aide ne permet en rien d’éviter la crise de mars 1991. Le gouvernement Andreotti se montre aussi méfiant à l’égard des autorités albanaises. Ainsi, la non-maitrise des ports par l’armée albanaise est immédiatement perçue par le gouvernement italien comme la volonté par le pouvoir en place de laisser partir les opposants politiques dans l’optique d’une réussite aux élections générales du 31 mars 1991419. Aussi, l’ombre de la Securitate plane sur ces arrivées. Les longs interrogatoires de militaires albanais par les autorités italiennes font d’ailleurs écho à la peur d’une pénétration politique albanaise en Italie et à sa mutation en communauté politique420. Toujours est-il que l’Albanie devient un problème italien comme le soulève Ramiz Alia qui appelle à une coopération 416

Il est ici question de fax annotés comme « urgent » et envoyés le 23, 25 et 26 février 1991 par Torquato Cardilli, l’ambassadeur italien en Albanie. Des fax faisant état de la situation préoccupante en Albanie, in Antonio Varsori, L’Italia e la fine della guerra fredda, Bologne, Il Mulino, 2013, p. 171. 417 10 milliards de lires représentent environ 5 millions d’euros. 418 Ibid. 419 La Gazzetta del Mezzogiorno, 6 mars 1991, « Ramiz Alia « Italia deve aiutarci a creare posti di lavoro ». 420 La Gazzetta del Mezzogiorno, 6 mars 1991, « In viaggio con i securini al fianco ».

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économique renforcée avec l’Italie, et à un appui économique du grand frère de l’Adriatique421. D’un point de vue diplomatique, l’État italien ne perd pas de temps, puisque dès le 5 mars, F. Piccoli, président des commissions extérieures de la Chambre et A. Caria président des commissions des politiques communautaires se rendent à Tirana. Les deux parlementaires tiennent une allocution à la Télévision d’État albanaise, ils déconseillent aux Albanais de se rendre en Italie sous peine de se retrouver sans emploi. Le message est clair : il n’y a pas de travail en Italie422. La première action du gouvernement italien vise à communiquer directement avec les citoyens albanais, ce qui en dit long sur la confiance que porte Giulio Andreotti à son homologue Ramiz Alia. Toutefois, cette communication de crise coïncide avec l’explosion des arrivées sur les côtes apuliennes. Le 7 mars, la réaction du gouvernement italien est immédiate : deux requêtes majeures sont adressées à l’ambassadeur albanais à Rome, Dervishi423. Dervishi est alors reçu par l’office du porte-parole de la Farnesina424. Ces requêtes sont les conditions nécessaires à l’établissement d’un appui économique de l’État italien. La Farnesina répond donc à Ramiz Alia, et à sa demande d’appui tout en posant ses conditions. Le gouvernement albanais doit endiguer cet exode avec une action efficace et dans le respect des droits de l’homme. Ensuite, la remise en liberté des 200 détenus politiques est la condition au déblocage des convois d’aide alimentaire et sanitaire qui transiteraient, si ces deux conditions étaient respectées, vers l’Albanie425. Parallèlement à ces échanges diplomatiques, Torquato Cardilli s’exprime le 7 mars sur Radio Tirana afin d’exhorter les Albanais à ne pas se rendre en Italie. Tout comme Piccoli et Caria, il insiste sur le fait qu’il n’y a pas de travail en Italie et il ajoute que l’Italie ne dispose pas des structures suffisantes pour accueillir autant de réfugiés. Il joue la transparence, car il est vrai que l’Italie n’est pas prête. Il insiste aussi sur le fait qu’il est possible de se rendre en Italie avec un visa, dans les règles. Enfin, il déclare que le peuple albanais se pénalise lui-même, en émigrant massivement, il ne voit pas qu’il a désormais entre ses mains le vote et le pouvoir de changer les choses426.

421

La Gazzetta del Mezzogiorno, 6 mars 1991, « Ramiz Alia « Italia deve aiutarci a creare posti di lavoro ». La Gazzetta del Mezzogiorno, 7 mars 1991, « Piccoli e Caria di ritorno da Tirana ». 423 La Gazzetta del Mezzogiorno, 8 mars 1991, « Due richieste sono state presentate al rappresentante albanese a Roma ». 424 Siège du ministère des Aff. Étrangères 425 La Gazzetta del Mezzogiorno, 8 mars 1991, « La Farnesina pone le condizioni ad Alia ». 426 Ibid. 422

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La réaction du gouvernement albanais ne se fait pas attendre, le 9 mars, Kaplani, ministre des Aff. Étrangères albanais, s’engage au nom de son gouvernement à freiner l’exode427. Le ministre de la Défense, Mustaki, a les pleins pouvoirs afin d’endiguer la prise des navires et l’afflux des civils dans les zones portuaires. Les ports de Durrës et Vlorë sont ainsi déclarés zones militaires. L’armée albanaise bloque les accès aux quais et dans un second temps charge les navires occupés par les civils. Dans la nuit du 9 au 10 mars, l’attaque du Partizan à Durrës provoque la mort de 2 personnes. Les attaques sont menées par 326 sambisti, un corps spécial de l’armée albanaise, aussi appelé les « Cannibales », car réputés pour leur férocité428. L’annonce de deux morts crée des remous dans la classe politique italienne, et est immédiatement démentie par le gouvernement albanais et les sambisti, affirmant même qu’il n’y avait aucun blessé à déplorer lors de ce démantèlement. Toutefois dans les hôpitaux contrôlés alors par les sambisti, des médecins déplorent de nombreux blessés. Des projectiles de balles sont extraits des blessures et montrés à la presse afin de rétablir la vérité. Les médecins font aussi état de la mort d’une jeune femme de 18 ans, arrivée à l’hôpital en état de mort cérébrale avec une balle dans la tête et du décès d’un enfant de 2 ans dont la mort aurait été provoquée par une suffocation imputée au gaz lacrymogène. Le respect des droits de l’homme n’est évidemment pas au rendez-vous de la riposte gouvernementale dans les ports, mais donne pourtant satisfaction au gouvernement italien429. Ramiz Alia annonce dans la foulée que seront libérés les 200 détenus politiques430. Le déblocage de l’aide alimentaire et sanitaire italienne est annoncé le 13 mars431. Au lendemain de la libération des 100 premiers détenus politiques du 18 mars, le navire Palladio achemine 1.000 tonnes de vivres et de produits médicaux et pharmaceutiques432. 3 navires, avec une contenance similaire, accostent en Albanie jusqu’à la mi-avril433. G. De Michelis parle de la volonté de réduire les écarts entre les pays industrialisés et ceux du Tiers-Monde. Toutefois cette aide humanitaire ne prétend pas définir les contours d’une politique de nation building. L’État italien exhorte la CEE à réagir et à internationaliser cet appui humanitaire434. En outre,

427

La Gazzetta del Mezzogiorno, 10 mars 1991, « Andreotti si difende : « Non abbiamo la bacchetta magica ». La Gazzetta del Mezzogiorno, 10 mars 1991, « Tirana si affida ai militari. Blindati e filo spinato sbarrano i porti ». 429 Ibid. 430 Ibid. 431 La Gazzetta del Mezzogiorno, 14 mars 1991, « Albania « adottata », via agli aiuti italiani ». 432 La Gazzetta del Mezzogiorno, 18 mars 1991, « Emergenza albanesi, atto secondo ». 433 Ibid. 434 La CEE, dans sa réunion du Conseil des affaires générales du 17 juin 1991, à décider d’envoyer des aides d’urgence à destination de Tirana, le montant de ces aides n’est pas précisé. M. Boniver, nommé ministre des Italiens de l’étranger et de l’Immigration le 12 avril 1991 au sein du gouvernement Andreotti VII (12 avril 199124 avril 1992) et nommé en remplacement de V. Lattanzio, commissaire extraordinaire à l’urgence albanaise le 3 428

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le versant diplomatique de cet exode montre bien que les institutions européennes ne s’emparent pas de suite de la question albanaise435. Le versement d’un million d’ECU436 de la part de la C.E.E en faveur de la Croix-Rouge italienne engagée dans la gestion d’accueil437 démontre une chose : la C.E.E n’appuie pas l’État italien dans cette gestion de crise. Formigoni, vice-président du parlement européen avait demandé à la CEE, 15 milliards de lire, pour les vivres, couvertures, la création de camps d’accueil décents. À noter tout de même l’aide de l’Autriche et de la Hollande qui enverront quelques structures de la CroixRouge autrichienne et néerlandaise en Italie438. Comme on le verra, il y a continuité avec la gestion de crise d’août 1991, et un approfondissement des solutions esquissées en mars 1991. Procéder au préalable à un état des lieux général puis à la déclinaison des actions entreprises par l’État, à la mobilisation de ses structures fonctionnelles et diplomatiques, permet d’introduire les disparités notables dans l’action gouvernementale définissant ainsi les contours de cette gestion de crise. Les retards de l’État italien irriguent ainsi le débordement progressif de la gestion locale de cet exode à Brindisi.

mai 1991, nous dit, dans une séance plénière, le 18 juin 1991, au Sénat : « Sul piano comunitario, la Comunità economica europea, nella riunione degli affari generali del 17 giugno, ha deciso di inviare aiuti di emergenza a Tirana, la cui quantità e i cui temi di consegna sono però ancora da definire », in Sénat de la République italienne, 530è séance de la Xè législature, Compte rendu du 18 juin 1991, p.21. 435 La Gazzetta del Mezzogiorno, 11 mars 1991, « Dalla CEE, solo 1 milliardo e mezzo ». 436 ECU signifie European Currency Unit, en français, Unité de Compte Européenne. Cette devise internationale crée en 1979 par le Système Monétaire Européen, avait pour but de créer une zone de stabilisation monétaire afin d’éviter une fluctuation trop importante du taux de change entre les différents pays membres de la C.E.E. Elle engage, comme on peut s’en douter, une transformation monétaire européenne, et préfigure la création de la monnaie unique, l’Euro. 437 On peut difficilement extirper une information fiable de l’article de La Gazzetta del Mezzogiorno du 11 mars 1991, « Dalla CEE, solo 1 milliardo e mezzo ». Toutefois, il est clair que le compte rendu de la séance du 18 juin 1991 se déroulant au Sénat fait bien état d’une aide humanitaire d’un million d’écus à destination de la CroixRouge italienne, on peut croiser ses deux informations, puisqu’un million d’écus représentent quasiment 2 milliards de lires (1.936.270.000 lire). M. Boniver, « Su un piano strettamente umanitario l’Esecutivo della CEE aveva già stanziato, all’indomani del massiccio afflusso di Albanesi in Italia nel marzo di quest’anno, un milione di ECU a favore della Croce rossa italiana impegnata nell’operazione di soccorso ». 438 La Gazzetta del Mezzogiorno, 11 mars 1991, « Dalla CEE, solo 1 milliardo e mezzo ».

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Chapitre III : L’échelonnement de l’urgence albanaise : du statut spécial à la dépréciation de ce statut

La centralisation de la gestion de crise par l’État ne permet pas à Brindisi et aux cités apuliennes de s’alléger de cette charge immense : offrir une hospitalité conforme au mythe « Italiani brava gente »439. Le plan de transfert dans les différents camps d’attente met du temps à s’enclencher et l’implication locale dans ces solutions d’hébergement est, de fait, fondamentale, tant elle anticipe en certains endroits la formation des structures d’accueil édifiées par le gouvernement. Comme on l’a vu, le gouvernement italien, par sa communication, ne privilégiait pas véritablement l’accueil de ces réfugiés. L’accueil porte donc l’empreinte locale. L’appréciation sociale de ces arrivées émane des municipalités, de ses administrés et de son tissu associatif. En effet, ces arrivées sont appréhendées sous le prisme social, même si les préfectures veillent, dans un même temps, au processus d’identification, au maintien de l’ordre public et à la sécurisation des lieux d’accueil par un encadrement des forces de l’ordre. Du point de vue de l’État, cet exode est perçu d’une manière radicalement différente : l’endiguement précède les mobilisations structurelles en vue de la logistique d’accueil. En dégradant l’accueil à Brindisi par sa lente implication en appuyant tardivement les créations de camps et en instituant d’autres camps d’attente, il est clair qu’un nouveau paradigme de l’hospitalité moderne à l’endroit de l’immigration émerge de la crise de mars 1991. Nous verrons comment le gouvernement italien procède à la répartition provisoire des « réfugiés » sur le territoire national et en quoi les retards dans ces replacements participent insidieusement à la dégradation de « ces camps d’été en plein hiver » ou au mécontentement grandissant des professionnels du tourisme face à l’inertie dans les hôtels. Ensuite nous verrons que l’octroi du permis temporaire de séjour accompagne l’échec du plan de redistribution des Albanais sur le territoire national. Enfin, nous achèverons ce chapitre par l’étude de la dépréciation juridique du permis provisoire de 12 mois octroyé aux citoyens albanais ; dépréciation irriguée par la détérioration de l’image médiatique, sociétale et politique du migrant albanais.

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Fait référence à l’expression idiomatique, « Italiani, brava gente », selon laquelle l’hospitalité et la générosité italienne seraient un marqueur de ce peuple. Voir aussi, Angelo del Boca, Italiani brava gente ?, Rome, BEAT, 2014, 333 p.

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III. 1. La circulaire du 14 mars 1991 et la redistribution provisoire des Albanais dans les camps d’attente

On distingue deux phases dans cette gestion de replacement et de redistribution des Albanais sur le territoire national : la première redistribution vise à alléger les Pouilles et à s’appuyer sur les structures d’urgence édifiées par la Protezione civile et l’armée ; la deuxième phase est une redistribution qui se veut équitable et méthodique sur le territoire national. Ce premier replacement provisoire s’accompagne d’une circulaire émanant du ministère de l’Intérieur, le 14 mars 1991, qui vise à clarifier les problèmes inhérents au flou juridique dans lequel se trouvent les migrants albanais. Cette première redistribution « provisoire » s’accompagne donc de cette première circulaire tout autant provisoire. Cette circulaire autorise les commissaires à délivrer un permis de séjour provisoire au requérant d’asile politique. Ce permis de séjour provisoire arrive à son terme à la fin de la procédure de demande d’asile politique. À ceux qui ne réclament pas l’asile politique, le commissaire peut octroyer un permis de séjour provisoire en stipulant que ce permis provisoire dépend de l’orientation politique que prendra le ministère de l’Intérieur à leur endroit. Ce permis de séjour provisoire est donc suspensif sur décision du ministère de l’Intérieur440. Concrètement, cette circulaire du 14 mars 1991 ne change pas la vie des Albanais présents dans les camps d’attente, ni même celle de ceux qui peuvent trouver des appuis à l’intérieur de la société italienne441. D’ailleurs les troubles à l’ordre public dans divers camps, et postérieur à cette première circulaire, sont à relier à la lassitude des Albanais de se trouver en zone de non-droit, ne leur permettant ni mobilité, ni recherche d’emploi442. On considère donc que cette première redistribution temporaire n’engage pas encore un changement de statut pour les Albanais. Le

440

« Relazione recente massiccio afflusso cittadini albanesi, autorizzansi Sigg. Questori rilasciare, at richiedenti asilo politico, permesso di soggiorno temporaneo valido fino definizione procedura riconoscimento, sensi comma 5 art.1 legge 28 febbraio 1990, n.39. At quanti non chiederanno asilo politico, invece, sarà rilasciato permesso soggiorno provvisorio recante dicitura « in attesa determinazioni ministeriali », in Circulaire n.19/1991 du ministère de l’Intérieur du 14 mars 1991. 441 L’exemple du témoignage de Lize est à ce titre indicatif. Lize ne se trouve pas dans un camp d’attente, mais est hébergée par l’église d’Orta Nova dans la province de Foggia. Ce n’est qu’au mois d’avril que le prêtre envoie au commissariat de Foggia les Albanais qu’il héberge afin qu’ils reçoivent leur permis temporaire de séjour, in Entretien Lize. 442 La Repubblica, 23 mars 1991, « Protesta nelle tendopoli lager. L’Italia deve riconoscerci ».

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caractère suspensif de cette circulaire reflète encore le flou politique dans lequel se trouve le gouvernement italien. Afin d’alléger la région des Pouilles, de libérer les écoles et de désengorger les zones de Restinco et de Frassanito, le gouvernement avec l’appui des structures logistiques de l’armée et de la Protezione civiles procède donc à une première redistribution d’urgence443. Dans le territoire du Metaponte, près de Matera dans la Basilicate, est instituée une des plus grandes zones d’accueil temporaire. 9 campings y sont réquisitionnés et peuvent ainsi accueillir environ 6.000 personnes444. L’armée organise ces camps avec l’appui de la Protezione civile et de la Croix-Rouge, chargées d’instituer les bases de premiers secours dans ces campings445. Le bataillon de la Marmora se déploie sur place et assure les transits et la sécurité dans les différents camps446. Deux camps de réfugiés, ayant une capacité d’accueil de 2.300 places chacun, sont créés à Palerme (Sicile) et Jesolo (Vénétie) par la Croix-Rouge447. Dès le 11 mars, les premiers départs ont lieu, avec l’arrivée de 1.500 migrants en Sicile et de 1.000 Albanais à Capoue en Calabre et enfin avec l’arrivée de 800 personnes à Jesolo dans un camp de préfabriqués448. La volonté de procéder à une répartition plus ample sur le territoire national se fait ressentir par l’annonce par la Protezione civile de la disponibilité de 4.000 places en Frioul-Vénétie Julienne449 ; les régions voient d’un mauvais œil ces arrivées et tentent de bloquer, pour beaucoup d’entre elles, l’institution de camps d’accueil. Dans la difficulté de trouver des zones priorisant la salubrité, la Protezione civile se réserve le droit d’émettre des arrêtés pour trouver des consensus si les régions du nord refusent de participer à cette partition nationale450. La grande majorité des arrivants restent tout de même dans les Pouilles, et s’acheminent vers la Calabre, la Basilicate et la Sicile. Deux camps seulement sont institués dans le nord, à Jesolo et dans le Frioul. Le 11 mars, il reste encore 12.000 Albanais dans les écoles de Brindisi. L’armée distribue des sacs de couchage et de matelas, en attente du transfert progressif de ces Albanais vers les camps mentionnés plus haut, et aussi celui de Mesagne, 443

La Gazzetta del Mezzogiorno, 11 mars 1991, « Grande fuga. Mobilitati l’Esercito e la Protezione civile ». Les capacités d’accueil ne correspondent pas forcément à l’accueil effectif. Au moment du premier replacement des Albanais, on assiste à la diffusion de plusieurs possibilités d’accueil. 445 La Gazzetta del Mezzogiorno, 11 mars 1991, « Amara Italia, addio ». 446 La Gazzetta del Mezzogiorno, 12 mars 1991, « Ma all’appello mancano quasi 3.000 albanesi ». 447 La Gazzetta del Mezzogiorno, 11 mars 1991, « Grande attività della Croce Rossa ». 448 La Gazzetta del Mezzogiorno, 11 mars 1991, « Grande fuga. Mobilitati l’Esercito e la Protezione civile ». 449 Ces 4.000 places ne seront pas occupées dans leur totalité. Ce camp du Frioul accueille 1.123 Albanais selon les recensements qui sortent dans la presse. Il faut toutefois prendre ces chiffres avec précaution, in La Repubblica, 19 mars 1991, « Emergenza profughi : i sindaci da Lattanzio ». 450 Ainsi la Ligurie et le Trentin accueillent aussi des migrants. Ces régions frontalières du Piémont et du Frioul allègent par conséquent la charge de ses deux dernières, in La Gazzetta del Mezzogiorno, 18 mars 1991, « Accogliete i profughi albanesi ». 444

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commune limitrophe de Brindisi, qui prévoit d’accueillir comme dans le territoire du Métaponte, près de 6.000 personnes451. Ce camp est créé par la Protezione civile et relève de l’action de cette centralisation de gestion de crise comme c’est le cas pour les 9 campings réquisitionnés en Basilicate. On privilégie ici l’installation des roulottes apportées par la Protezione civile et l’armée. Le 11 mars, 130 roulottes sont déjà prêtes à accueillir les migrants. En effet, il y a urgence, un cas de typhoïde a été diagnostiqué dans une école de Brindisi les jours précédents, l’armée apporte aux Albanais présents dans les écoles des vaccins contre la fièvre typhoïde452. Comme le titre La Gazzetta del Mezzogiorno, « Brindisi pian’piano si svuota »453. Brindisi se vide donc tout doucement, et malgré l’incertitude des chiffres, l’administration locale table sur la disparition dans la nature de près de 3.000 Albanais. L’assesseur aux services sociaux appelle les brindisini hébergeant des Albanais à avertir la préfecture454. La gare maritime de Brindisi se vide progressivement, mais comme on peut le constater, les Pouilles sont encore massivement impliquées dans l’accueil temporaire. Certes, les structures militaires et celles de la Protezione civile prennent le relai, mais les premières contestations de maire émergent, et les régions de Basilicate et des Pouilles ne se sentent pas soutenues par les autres régions italiennes. Le plan de redistribution sur le territoire national tarde à se formaliser et les conditions d’accueil dans les camps d’attente se dégradent.

III. 2. Protestation et inertie : le statut spécial de réfugié et l’échec d’une redistribution sur le territoire national

La Basilicate voit affluer les bus, vers les divers camps du territoire de Métaponte, et Potenza proteste déjà contre la disproportion de ces transferts. La région demande à l’État de 451

La Gazzetta del Mezzogiorno, 11 mars 1991, « Grande fuga. Mobilitati l’Esercito e la Protezione civile ». Ibid. 453 La Gazzetta del Mezzogiorno, 12 mars 1991, « Ma all’appello mancano quasi 3.000 albanesi ». 454 Ibid. 452

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limiter de moitié les capacités d’accueil dans la province et dénonce cette « invasion sauvage »455. Le 18 mars, l’appel de De Michelis est significatif : « Accueillez les réfugiés albanais ! »456. Le ministre des Affaires étrangères épaule V. Lattanzio dans sa volonté de créer d’autres zones d’hébergement pour alléger les charges des Pouilles, de Basilicate et de Sicile. Le 19 mars, les maires des 22 communes accueillant les Albanais, les Présidents régionaux de l’ANCI457 et des UPI458 vont à la rencontre de V. Lattanzio459. En Italie, se trouvent alors 22.188 Albanais. 2.508 sont repartis la semaine précédente lors du reflux des migrants et 358 arrivants demandent la veille à retourner en Albanie. Les présidents régionaux de l’ANCI évaluent la présence des réfugiés à 7.284 dans les Pouilles, 2.849 en Basilicate, 1.123 dans le Frioul, 1.877 dans le Piémont, 939 en Ligurie, 897 en Campanie et 721 dans le Trentin460. Les chiffres concernant la Sicile ne sont pas indiqués. Les administrations locales adressent alors un ultimatum à V. Lattanzio : la date butoir d’une libération des structures touristiques afin de limiter l’impact négatif sur la saison à venir est fixée au 15 mai461. Les autorités locales réclament aussi une clarification juridique concernant le statut des Albanais afin qu’ils puissent chercher du travail et sortir de ces nouvelles zones d’inertie. Il faut donc procéder à un plan de redistribution national selon le gouvernement en place. Les régions touchées refusent de gérer seules ces arrivées et en appellent à la responsabilité des régions italiennes où l’activité économique serait plus attractive. On pense notamment à la Lombardie462. Il faut aussi articuler ces zones au besoin de main-d’œuvre afin de favoriser l’insertion économique et sociale des Albanais. L’équation doit être résolue d’autant que les protestations des « réfugiés » gagnent de nombreux camps parmi eux, ceux de Foggia, de Mesagne, de Restinco, de Métaponte, dans le Frioul et en Campanie463. Ces protestations ne visent pas l’action de l’armée qui se charge toutes les 24 heures de ravitailler les camps, elles ne visent pas non plus l’action sanitaire et sociale de la Croix Rouge qui réalise l’impossible en assistant médicalement les nouveaux arrivants, en participant à la recomposition des familles qui pour certaines se sont dispersées dans plusieurs camps. Les Albanais attendent 455

La Gazzetta del Mezzogiorno, 14 mars 1991, « Protestano a Potenza per l’invasione selvaggia ». La Gazzetta del Mezzogiorno, 18 mars 1991, « Accogliete i profughi albanesi ». 457 Association nationale des communes italiennes. 458 Union des provinces italiennes. 459 La Repubblica, 19 mars 1991, « Emergenza profughi : i sindaci da Lattanzio ». 460 Dans cet article, comme dans tous les autres articles, les chiffres donnés ne sont jamais exacts. Si l’on additionne les présences dans ces différentes régions, il reste encore 6.498 Albanais absents de ce comptage. Environ 2.000 Albanais se trouvent en Sicile, il reste donc environ 4.000 Albanais qui ne font pas partie de ces statistiques. On peut penser que la présence des Albanais dans les églises, monastères, habitations privées, est minorée. 461 La Repubblica, 20 mars 1991, « Ultimatum dei sindaci al ministro Lattanzio ». 462 Ibid. 463 La Repubblica, 23 mars 1991, « Protesta nelle tendopoli lager. L’Italia deve riconoscerci ». 456

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une reconnaissance de la part de l’État. Sans papiers en règle, ils ne peuvent pas sortir du camp ni accepter des offres d’emploi. La situation géographique complique évidemment cette recherche d’emploi puisque les camps d’attentes sont à l’écart des centres urbains. Aussi, sans l’aide de 25.000 lires par jour464 valable durant 45 jours à destination des « réfugiés », les Albanais se retrouvent sans ressource. Même si des actions sont initiées, on peut citer par exemple l’offre de la Fédération artisanale lombarde qui propose à 100 jeunes Albanais la possibilité d’étudier et d’apprendre un métier, cela ne peut répondre à la situation des 1.000 mineurs pas encore reconnus sur le territoire et aux innombrables problèmes de statuts465. Le 5 avril 1991466, un permis provisoire de séjour de 12 mois est délivré par les autorités467. Le gouvernement italien, en phase de transition, déroge à la loi Martelli, et se refaire aux anciens statuts du T.U.L.P.S468 en matière de droit à l’étranger. Le but de ce texte de 1931 datant de l’Italie Fasciste était de contrôler la condition de l’étranger dans le pays469, ce qui implique un contrôle de sa mobilité et donc de son activité470. Durant le Ventennio, la présence de l’étranger se trouvait normée par circulaire administrative471. Il est clair que le gouvernement se refaire à ce texte en matière de droit à l’étranger de par la publication de deux circulaires : une circulaire visant à légaliser l’accès au travail des réfugiés472 ; une autre circulaire visant à définir juridiquement ce permis de séjour provisoire473. Cette présente circulaire « invite les préfets à adopter cette mesure d’urgence dépendant de l’article 2 du T.U.L.P.S et de l’article 19 du T.U.L.C.P474 qui consent aux Albanais le permis temporaire de séjour à l’intérieur du territoire national à raison d’une inscription sur les listes de 464

25.000 lire équivaut à environ 13 euros. Pour donner un ordre de grandeur, en 1991, un café au comptoir coûte environ 1.000 lires. Une pizza, 8.500 lires. Un paquet de pâte de 1 kg, 1.800 lires. 465 La Repubblica, 23 mars 1991, « Protesta nelle tendopoli lager. L’Italia deve riconoscerci ». 466 Le Gouvernement Andreotti VI démissionne le 29 mars 1991. Des tensions entre le PSI, le PRI et la DC fragilisent la cohésion gouvernementale et entrainent cette démission. Le PSI revendique un leadership et des élections anticipées sont d’ailleurs envisagées. Giulio Andreotti est toutefois reconduit comme Président du Conseil des ministres le 12 avril 1991 par Francesco Cossiga, Président de la République italienne. Le PRI, pourtant présent au moment des nominations dans la formation du gouvernement Andreotti VII (12 avril 199124 avril 1992) quitte le jour même la coalition pentapartite, in La Repubblica, 14 avril 1991, « Il PRI sbatte la porta di palazzo Chigi ». 467 Circulaire du ministère de l’Intérieur du 15 avril 1991, au regard de la situation des « réfugiés albanais ». (Voir annexe 8). 468 Testo unico delle leggi di pubblica sicurezza, « Tulps », 18 juin 1931, n.773, « Gazzetta Ufficiale », 26 juin 1931, n.146. 469 Le Testo unico delle leggi di pubblica sicurezza, comme il l’indique, est un ensemble juridique délimitant les champs d’actions de l’État de police. Ici, ce texte étant le contrôle de la police et donc de l’État sur les mobilités extérieures. 470 F. Pastore, A. Dorangricchia, « La genèse du droit de l’immigration en Italie », p.83. 471 Ibid. 472 Circulaire du ministre du Travail et de la Sécurité sociale n. 5018 du 3 avril 1991 à destination des inspecteurs régionaux du travail. 473 Circulaire du ministère de l’Intérieur du 15 avril 1991. 474 Testo unico delle legge communale e provinciale.

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redistribution sur le territoire national dans le but d’accéder à un emploi »475. Ce permis provisoire de séjour est valide pendant une année, une fois l’année écoulée, les Albanais devront rentrer dans leur patrie, selon les accords bilatéraux avec Tirana sur la base des normes en matière de travail saisonnier transfrontalier ou devront répondre aux critères de la loi Martelli et pourront ainsi émigrer vers d’autres pays européens consentant leur accueil476. Dans un même temps, les autorités annoncent le 10 avril, le plan final de redistribution sur le territoire national avalisé par la Conférence État-Région du 18 avril 1991477. La date butoir à cette redistribution est toujours celle du 15 mai, et ne sera pas respectée. Dans un compte rendu du 18 juin 1991 d’une séance se tenant au Sénat de la République italienne, Margherita Boniver478 (PSI), qui fait son entrée au sein du gouvernement Andreotti VII en tant que ministre des Italiens de l’étranger et de l’Immigration, tente de justifier ses retards. Selon elle, certains Présidents de régions ne répondent pas aux exigences qu’entraine un plan de répartition national. Aucune réponse concrète de la part des régions concernées, ne permettant pas d’élaborer cette répartition nationale479. Pour précision, et selon les chiffres fournis par M. Boniver, sur les 23.858 Albanais recensés, seulement 2.214 ont été transférés des Pouilles dans le cadre de ce plan de redistribution national. Au 18 juin, 10.527 Albanais sont encore dans les Pouilles. Aussi, 1.575 Albanais auraient été transférés de Basilicate, où 1.033 Albanais seraient encore présents dans les camps du Métaponte480. Par une note du 10 juin à destination des préfets, M. Boniver informe les différentes régions qu’en accord avec le ministère de l’Intérieur et le ministère de la Protezione civile, seront institués des camps d’attentes dans toutes les régions sans leur accord préalable481. Cette annonce

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« (…) In deroga alla normativa vigente, si invitano i Prefetti af addotare un provvedimentoo di urgenza nel sensi dell’art. 2 del T.U.L.P.S approvato R.D 18-6-1931, n.773, e dell’art. 19 del T.U.L.C.P approvato 3-3-1934 n. 383 che consenta ai predetti albanesi il permesso temporaneo di soggiorno nel territorio nazionale anche per motivi di lavoro, ai fini della successiva iscrizione degli stessi nelle liste di collocamento », in Circulaire du ministère de l’Intérieur du 15 avril 1991. 476 La Repubblica, 5 avril 1991, « Ai 24 mila rifugiati : permessi provvisori ». 477 Sénat de la République italienne, 530e séance de la Xe législature, Compte rendu du 18 juin 1991, p.16. (www.senato.it). 478 Margherita Boniver entre dans le gouvernement Andreotti VII (12 avril 1991-24 avril 1992), le 12 avril 1991. 479 Margherita Boniver, « Sulle base quindi delle risultanze della Conferenza Stato-regioni del 18 aprile 1991, che ha stabilito il contingente numerico di cittadini albanesi spettante a ciascuna regione, si sono avviati stringenti contatti con queste per arrivare alla formalizzazione dei relativi piani di accoglienza e procedere poi alla redistribuzione territoriale con il consenso delle regioni interessate. Purtroppo non ho sempre ricevuto quella risposta pronta, concreta e operativa che mi sarei aspettata e che credo rientri in un comportamento responsabile di solidarietà sociale ed umana. », in Sénat de la République italienne, 530è séance de la Xè législature, Compte rendu du 18 juin 1991, p.16. 480 Op.cit, p.17. 481 M. Boniver, note du 10 juin à destination des Présidents de régions, « Dovendosi assolutamente interrompere una situazione che in Puglia e in Basilicata ha causato seri problemi di ordine pubblico, ho deciso di chiedere ai ministri dell’Interno, della Difesa e della Protezione civile che, in attesa di portare a compimento il piano

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provoque la colère des préfets et des régions482. Ironie de cette annonce, ce plan est abandonné le matin même de cette séance du 18 juin comme l’annonce M. Boniver483. Après une énième conférence État-Région tenue dans la matinée du 18 juin, et présidée par G. Andreotti, est convenu de réaliser ce plan de répartition dans l’ordre, sous la direction du ministère de l’Intérieur en coordination étroite avec les préfets, privilégiant ainsi une résolution plus locale, tout en gardant contact avec les Présidents de région484. Ainsi, les retards dans la réalisation de ce plan de répartition participent à l’inertie et à la dégradation des conditions d’accueil dans les camps d’attente. En outre, la difficile coordination entre les régions et l’État italien est ici criante. Les blocages institutionnels participent ainsi à l’inertie de cette gestion d’urgence. Aussi, les situations individuelles ou collectives des arrivants485 influent sur cette répartition nationale. Ce plan de redistribution concerne donc essentiellement les Albanais se trouvant dans les camps d’attente et dépourvus d’appui local.

secondo gli impegni assunti, venga disposto l’immediato trasferimento degli albanesi in aree di smistamento idonne per l’impianto di nuove tendopoli o roulottopoli ubicate in altre regioni », in Ibid. 482 Ibid. 483 Ibid. 484 Op. cit., p.18. 485 Certains Albanais bénéficient d’un soutien local, en étant hébergés chez l’habitant, par des associations du Troisième Secteur ou encore par l’église. L’exemple de Lize qui bénéficie de l’aide du prêtre d’Orta Nova et son réseau l’amène à rester dans les Pouilles, à trouver des emplois et à s’y installer définitivement, in Entretien Lize.

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-   Plan de redistribution de 25.060 albanais sur le territoire national486

-   Piémont : 2.000 pers. -   Val d’Aoste : 95 pers. -   Lombardie : 3.535 pers. -   Bolzano : 260 pers. -   Trentin : 265 pers. -   Vénétie : 1.845 pers. -   Frioul-Vénétie Julienne : 570 pers. -   Ligurie : 730 pers. -   Émilie Romagne : 1.770 pers. -   Toscane : 1.645 pers. -   Ombrie : 420 pers. -   Marches : 660 pers. -   Lazio : 2.045 pers. -   Abruzzes : 620 pers. -   Molise : 195 pers. -   Campanie : 2.165 pers. -   Pouilles : 1.760 pers. -   Basilicate : 385 pers. -   Calabre : 970 pers. -   Sicile : 2.165 pers. -   Sardaigne : 960 pers.

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La Gazzetta del Mezzogiorno, 10 avril 1991, « Dove saranno ospitati i profughi albanesi ».

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Carte  des  répartitions  des  Albanais  sur  le  territoire  national  (Annexe  7)    

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III. 3. Vers la ligne dure : politisation et médiatisation négative du fait migratoire et dépréciation du permis de séjour

C’est l’inertie qui gouverne dans les camps temporaires. Avril passe et ne fait pas de vagues. Malgré la création d’un nouveau ministère, celui des Italiens de l’étranger et de l’immigration, occupé par Margherita Boniver (PSI)487, la redistribution des Albanais sur le territoire national tarde à se concrétiser. Le 3 mai 1991, Margherita Boniver (PSI) remplace V. Lattanzio488 comme commissaire extraordinaire pour l’urgence albanaise489. De fait, ces remplacements ministériels n’ont pas pour effet d’accélérer la sortie de crise et d’en finir avec l’inertie des camps d’attentes. Les promesses faites aux opérateurs touristiques de libérer les structures occupées depuis mimars tardent aussi se réaliser. Le temps joue contre le gouvernement, mais surtout contre les « réfugiés ». La météo détériore les conditions des camps d’attente. Les tentes dans certains camps sont parfois submergées par la pluie. À Capoue, la révolte des réfugiés se fait entendre, les conditions sont déplorables et la peur d’être rapatriés menace tous les nouveaux arrivants490. Les documents permettant l’obtention d’un travail légal tardent à arriver, l’aide économique de 25.000 lires /jour comptant pour un mois et demi ne se débloque pas. Aussi, les Albanais demandent à l’État de clarifier leur statut. Le confinement, dans certains cas, empêche l’accès au permis de séjour temporaire491. Il existe toutefois une voie de sortie, c’est celle du retour, celle du rapatriement consenti ou de l’immigration vers des pays tiers potentiellement intéressés492. Les conditions se détériorent, et les faits divers impliquant des Albanais cristallisent la tension ambiante493. Au fond, la perception de cet accueil change progressivement, l’image des Albanais se détériore en même temps que les conditions d’accueil. Antonio Varsori note aussi cette

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La Repubblica, 14 avril 1991, « Craxi al telefono « Margherita c’è l’hai fatta ». ». Vito Lattanzio (DC) quitte le ministère sans portefeuille de la Protezione civile. On peut considérer qu’il est promu et occupe à partir du 12 avril 1991 le poste de ministre du Commerce extérieur. 489 Cette nomination est officialisée par un décret du Président de la République le 11 mai 1991, in Sénat de la République italienne, 530e séance de la Xe législature, Compte rendu du 18 juin 1991, p.16. 490 La Repubblica, 5 mai 1991, « Dopo la rivolta, la paura ora : i profughi pregano « non spediteci a Tirana » ». 491 Ibid. 492 Margarita Boniver, « Nel frattempo i cittadini albanesi responsabili di reati e quelli comunque pericolosi per l’ordine pubblico dovevano essere espulsi dall’Italia, mentre dovevano essere agevolati-anche attraverso convenzioni con organizzazioni internazionali-i rimpatri volontari in Albania o l’emigrazione verso paesi terzi (…) », in Sénat de la République italienne, Xe législature, Compte rendu de la 530e séance du 18 juin 1991, p.17. 493 La Repubblica, 3 mai 1991, « Guerra tra profughi : un morto, due feriti ». 488

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détérioration de l’image des migrants. Il met en exergue le début d’une incompréhension entre la population locale et les migrants, mais aussi entre les autorités régionales et l’État. Enfin il parle de faits de criminalité amplifiés par les médias, mais existants494. Antonio Varsori n’argumente pas sur cette prétendue incompréhension entre la population locale et les nouveaux arrivants. Peut-être fait-il allusion aux opérateurs touristiques ? Toujours est-il que ces faits de criminalité ouvrent la brèche, selon les médias, de l’incompréhension entre la population locale et les réfugiés. Alors peut-on éloigner l’amplification médiatique de sa propension à alimenter la prétendue fracture entre les Italiens et les réfugiés495 ? Dès les débuts de l’exode, des éditoriaux496 envisagent déjà le pire en projetant, du fait de ces arrivées, l’émergence d’un racisme ambiant en Italie. Dans la presse, si j’ose dire, on le stimule et on relaie les actions de la Lega Nord497, les pétitions réfractaires aux répartitions des Albanais sur le territoire émanant de ce parti naissant498. Plus subtilement, la presse comme le pouvoir en place questionne l’inertie de cette situation. Prenons un article de La Repubblica, qui selon une enquête, affirme que 31 % des Albanais arrivés en mars 1991 vivraient dans une situation d’insalubrité ; 15 % vivraient dans des conditions précaires aux abords d’emplois non déclarés, l’exemple des Lavomatics ouverts 24h/24 comme lieu de repos est d’ailleurs pris en exemple ; enfin, 52 % vivraient en chambre, en appartement et collocation499. On peut s’étonner du total de cette statistique qui arrive tout juste à 98 % comme on peut s’étonner de la catégorisation de cette enquête. Or ce qui émerge ici, c’est qu’une majorité d’Albanais serait sous un toit. On peut aussi questionner cette affirmation, tant la situation en mai ne semble pas avoir bougé. Ainsi, la médiatisation post-exode porte en elle les stigmates d’un accueil difficile500. Entre autres, on assimile les révoltes des Albanais aux faits divers aussi relayés, la question des conditions de vie de ces camps d’attente s’efface progressivement au détriment du poids que font peser les migrants albanais sur l’économie locale, régionale, voire nationale501 . 494

Antonio Varsori, L’Italia e la fine della guerra fredda, la politica estera dei governi Andreotti (1989-1992), Il Mulino, Bologna, 2013, p.175. 495 La Repubblica, 16 mai 1991, « Quel cammino così difficile per l’integrazione ». 496 La Gazzetta del Mezzogiorno, 7 mars 1991, « Fuggono sempre i figli di Scanderbeg ». 497 La Repubblica, 17 mai 1991, « Valenza, la leghista ». 498 Une pétition est notamment médiatisée de par son ampleur où dans la province de Savona, en Ligurie, environ 13.000 personnes signent le texte réfractaire à la présence des Albanais dans les hôtels locaux et plus largement dans la province de Savona, in La Repubblica, 14 mai 1991, « Albanesi insofferenza a Savona ». 499 La Repubblica, 16 mai 1991, « La complessa fase dell’immigrazione in Italia ». 500 La Repubblica, 12 mai 1991, « Gli Albanesi protestano, la polizia li carica e la folla applaude. ». 501 Antonio Varsori nous livre un mémorandum du secrétaire général de la Présidence du Conseil adressé à Giulio Andreotti chiffrant le coût de cet exode : entre la politique de développement enclenchée à l’endroit de l’Albanie et les coûts inhérents à l’accueil des migrants, le total s’élève à environ 50 milliards de lires par mois, in Antonio Varsori, op.cit, p.175.

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Le 23 mai, le délai du permis temporaire de séjour octroyé aux Albanais par le gouvernement se voit être modifié : au 15 juillet, tout Albanais ne répondant pas aux critères du droit d’asile et n’ayant pas trouvé de travail se verra reconduire dans son pays502. Les délais de permis de séjour sont donc rognés, de 12 à 6 mois, ce statut de séjour qui fut dans un premier temps suspensif, puis dérogatoire, est encore une fois modifié503. Ce n’est que le 7 juin, que se généralisent dans les camps des Pouilles, du Frioul et de Basilicate, des révoltes contre ce changement de statut. L’ultimatum du 15 juillet donne lieu à de nombreux affrontements, nombreux sont les Albanais n’ayant pas bénéficié de l’aide économique de 25.000 lires/ jour, l’insalubrité des camps est vilipendée, et la peur d’un retour en Albanie est dans toutes les têtes504. L’article met en exergue le ras-le-bol de la population locale face à l’inertie de cette situation. La fracture entre la population locale et les réfugiés est bien entamée selon le journaliste. Le camouflet est total pour les Albanais : les révoltes contre les conditions de vie se marient aux faits divers dans le processus de médiatisation. Parallèlement à cela, le gouvernement raidit sa ligne. Les arrivées de juin 1991 illustrent cette raideur : le gouvernement n’acceptera plus d’autres débarquements, il rapatriera systématiquement toute arrivée illégale505. Les réfugiés de juin 1991 sont systématiquement rapatriés vers l’Albanie, quant aux réfugiés de mars, ils deviennent progressivement des clandestins, du point de vue du gouvernement italien506, avec toute l’imagerie que cela contient. Vincenzo Scotti, ministre de l’Intérieur, prend la main. L’exode albanais n’est plus une question sociale, toujours est-il que dans la foulée de ces rapatriements, Vincenzo Scotti manifeste son intention d’expulser tout Albanais refusant de travailler507. Pourtant le contexte des Albanais dans les camps est pénible, leurs accès à l’information nulle, et la possibilité de trouver un travail, pour certains camps, quasiment désespéré508. En effet, entre les réfugiés hébergés par des locaux (prêtre, hôte privé, auberge, milieux associatifs, etc.) qui peuvent évidemment compter sur les réseaux de ces 502

La Repubblica, 24 mai 1991, « Albanesi : dal 15 luglio chi non avrà un lavoro sarà espulso dall’Italia ». Margherita Boniver « Nel frattempo i cittadini albanesi responsabili di reati e quelli comunque pericolosi per l’ordine pubblico dovevano essere espulsi dall’Italia, mentre dovevano essere agevolati-anche attraverso convenzioni con organizzazioni internazionali-i rimpatri volontari in Albania o l’emigrazione verso paesi terzi interessati. Infine, tutti coloro i quali non saranno riconosciuti come rifugiati e non avranno trovato un idoneo lavoro entro il 15 luglio dovranno lasciare il territorio nazionale, salvo il caso in cui abbiano ottenuto un permesso di soggiorno o per lavoro o ad altro titolo », in Sénat de la République italienne, Xè législature, Compte rendu de la 530è séance du 18 juin 1991, p.17. 504 La Repubblica, 7 juin 1991, « Gli albanesi in rivolta in Italia, non ci cacciare ». 505 La Repubblica, 16 mai 1991, « Operazione rimpatrio ». 506 La Repubblica, 15 juin 1991, « Scotti : « via subito dall’Italia gli ultimi clandestini albanesi ». 507 La Repubblica, 19 juin 1991, « Albanesi a casa se rifiutano il lavoro ». 508 Voir Partie V, le témoignage de Lize illustre bien cette disparité dans l’accès à l’emploi selon la zone d’hébergement et l’hébergement lui-même. 503

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derniers et ceux résidant dans un camp, sans information, sans statut, vivant dans des conditions difficiles, il y a une fracture et des disparités dans l’accès à l’insertion économique et sociale. La ligne dure du gouvernement est toutefois claire : l’immigration albanaise devient un problème de sécurité publique.

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TROISIÈME PARTIE

AOÛT 1991 : SÉCURITÉ PUBLIQUE ET GESTION DE CONTRÔLE DES MIGRATIONS

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De mars à août 1991 : une continuité dans les politiques publiques italiennes à l’endroit de l’immigration ? La gestion de la crise migratoire d’août 1991 par les pouvoirs publics italiens fait lumière sur le flou politique et juridique issue de la gestion d’urgence de mars 1991. On comprend bien que le souhait premier du gouvernement Andreotti VI, au moment de l’exode de mars, est d’empêcher le débarquement des navires sur les côtes apuliennes. Les municipalités touchées par cette immigration de masse ne peuvent répondre aux requêtes de Rome. La ligne dure élaborée par le gouvernement Andreotti VII509 met « un point d’honneur », si je puis dire, à l’affirmation de nouvelles acceptions de la question migratoire. Tout d’abord plusieurs facteurs contextuels favorisent cette acception sécuritaire de la question migratoire : L’Albanie est en voie de démocratisation même si les élections de mars 1991 confirment le PTA ; le débarquement du Vlora est inédit et spectaculaire de par le nombre de migrants à son bord, et l’État italien par conséquent, refuse d’accueillir ces 20.000 Albanais ; enfin, la perspective d’un espace européen de libre circulation implique un durcissement des politiques italiennes à l’endroit de « l’immigration extracommunautaire » : en effet l’Italie doit prouver qu’elle peut assumer les contraintes des accords Schengen510. Le 31 juillet 1991 prend fin la période de statut de « réfugié spécial » issue des événements de mars 1991511. Ce statut spécial vise à faciliter l’insertion professionnelle des migrants albanais. À la fin de cette période, tout Albanais n’ayant pas trouvé un travail ou une formation professionnelle se verra théoriquement rapatrié en Albanie, puisque ne bénéficiant plus d’aucun statut juridique et se retrouvant, de fait, dans l’illégalité. Margarita Boniver, commissaire extraordinaire pour l’urgence albanaise de mars 1991512 et ministre de l’Immigration et des Italiens de l’Étranger513, doit à son tour, assurer la mise en pratique d’une redistribution des réfugiés sur le territoire national514. Les retards dans la redistribution des « réfugiés spéciaux » sur tout le territoire national entrainent des difficultés dans la mise 509

Du 12 avril 1991 au 24 avril 1992, succède au gouvernement Andreotti VI. Le parti républicain sort de la coalition pentapartite. Voir annexe 2. 510 L’influence des accords Schengen sur cette « ligne dure » est un lieu commun, nombreux sont les observateurs l’ayant relevée. Par exemple, voir : Antonio Perotti, CIEMI « De Charybde en Scylla : le drame des 20.000 boat people albanais », Plein Droit, n.15, 16 novembre 1991. 511 La Repubblica, 31 juillet 1991, « Albanesi scade oggi l’ultimatum del governo ». 512 Margarita Boniver succède à V. Lattanzio suite à la constitution du gouvernement Andreotti VII. 513 M. Boniver (PSI) devient ministre à la suite du remaniement du 12 avril 1991 qui voit la création du ministère des Italiens de l’étranger et de l’Immigration. 514 La Repubblica, 1er août 1991, « Albanesi, un nuovo rinvio ».

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en pratique d’expulsions selon les conditions du permis de séjour temporaire : de nombreux Albanais viennent, le 31 juillet, d’arriver à leurs destinations finales. De fait, le glissement du terme de ce statut jusqu’à septembre est la solution privilégiée par M. Boniver515. Vincenzo Scotti516, ministre de l’Intérieur au moment de la crise migratoire d’août 1991, exclut, le 1er août, toutes expulsions massives et travaille sur le rapatriement volontaire de ces migrants en accord avec les autorités albanaises517. Toutefois, le sous-secrétaire d’État à l’Intérieur au département de la sécurité publique, Gian Carlo Ruffino, affirme que le rapatriement forcé sera la réponse à un trouble à l’ordre public s’il est avéré. Il est cependant précisé que Vincenzo Scotti et Gian Carlo Ruffino travaillent à la lumière des normes qui règlent le séjour des migrants518. Ainsi, les épisodes de mars 1991 sont toujours à l’ordre du jour au début du mois d’août 1991. Le trouble à l’ordre public, qui en mars 1991, est la seule composante du rapatriement forcé se voit, au moment de la crise migratoire d’août 1991, devenir l’élément structurant de la politique publique italienne en matière d’immigration. Il est important de signaler que la gestion d’intégration « privilégiée par défaut » en mars 1991 est désavouée au moment d’août 1991, et même considérée par certaines personnalités politiques comme responsable de cette nouvelle crise519. La question migratoire devient une question sécuritaire, son importance dans les médias au moment des faits implique une présence plus importante du courant conservateur de la DC dans la résolution de cette crise migratoire. L’inaction de Boniver, alors socialiste, peut illustrer ce double basculement : le changement dans l’appréhension de la question migratoire s’accompagne d’une implication prépondérante du centre-droit italien520 dans la résolution de la crise migratoire d’août 1991.

515

Ibid. Vincenzo Scotti (DC) devient ministre de l’Intérieur suite au remaniement du 16 octobre 1990 qui le voit remplacer A. Gava (DC). 517 La Repubblica, 1er août 1991, « Albanesi, un nuovo rinvio ». 518 Ibid. Pour précision, on parle peu à ce moment-là des « extracommunautaires » ; mais Scotti le mentionne toutefois et fait ainsi référence à la construction de l’espace Schengen. 519 Cette critique qui vise les répercussions de la gestion de mars 1991 émane surtout de la DC et des partis de centre-droit de la coalition. De plus l’allongement de la période dite « de statut spécial » est aussi vivement critiqué. On parle d’une invitation à visiter l’Italie pour le Tiers-Monde. Ces critiques rentrent dans le cadre de la IIIe partie sur la naissance du consensus sécuritaire. 520 La première réunion de crise du gouvernement italien sous la direction du Président du Conseil, Giulio Andreotti (DC), le montre assez bien ; Vincenzo Scotti (DC) sort de la réunion de crise comme le ministre qui coordonnera les opérations intérieures. Le Vice-Président du Conseil, Claudio Martelli (PS), prendra les reines le 10 août ; son rôle sera alors d’apporter une composante sociale à la ligne dure italienne avec une aide extraordinaire octroyée à l’Albanie. Mais on comprend bien que la ligne dure émane avant tout de la composante DC de la coalition gouvernementale. L’appui de Cossiga (DC) l’illustre parfaitement. 516

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Dès le 8 août dans la presse écrite italienne, il est question de mouvement de foule dans le port de Durrës en Albanie521, et de rixes opposant les migrants albanais de Ravenne522 et la population locale de la ville autour de l’hôpital où 42 Albanais sont hospitalisés. L’expulsion de 30 Albanais est décidée par Vincenzo Scotti dans la foulée de ces affrontements. Ces décisions constituent donc un tournant dans les politiques publiques au moment des crises migratoires albanaises. Cette ligne dure répond notamment à un contexte où les Italiens commencent à voir d’un mauvais œil l’immigration albanaise qui suscitait, dans ses prémisses, de la solidarité et de la compassion523. Les médias mettent en lumière de nombreux faits divers entachant l’immigré524. Il y a aussi une médiatisation de la haine raciale, avec des faits divers titrant sur des assassinats d’immigrés. Ceci souligne la croissance d’une tension en Italie à l’endroit de l’immigration. Le Corriere della Sera relève le 26 juillet un changement dans l’opinion publique. 3 Italiens sur 4 ne veulent pas de frontières ouvertes525. La ligne dure répond aussi aux tendances de l’opinion publique dessinées par les sondages. Dans un premier temps nous étudierons la ligne dure de la politique publique italienne en août 1991 : l’opération de rapatriement, d’endiguement puis les mécaniques ministérielles et administratives. Nous verrons en quoi ces opérations sont à mettre sur le compte d’une improvisation politique, matérielle et humaine tout en l’articulant à une batterie de justification pénale conditionnant la gouvernance de cette immigration. Ensuite, l’étude des relations entre l’Italie et l’Albanie pendant cette crise migratoire nous permettra de définir les modalités pratiques de cette politique migratoire particulière dirigée vers le pays d’émigration. La pression du gouvernement italien sur le gouvernement albanais implique une ligne dure à l’égard de Tirana et conditionne l’élaboration d’une politique migratoire extérieure ciblée à l’endroit de l’Albanie. Au fond cette deuxième partie vise à articuler la gouvernance intérieure aux actions extérieures comprises au sein de cette gestion migratoire. Ainsi, l’objectif de protéger les frontières et la souveraineté italienne amène à l’élaboration d’une gestion militaro-humanitaire qui se manifeste par la prépondérance de 521

La Repubblica, 8 août 1991, « La sfida impossibile, dodici morti al porto ». La Repubblica, 8 août 1991, « Rissa a ravenna con i Giovanni di Tirana ». 523 Selon le mythe italien « italiani brava gente ». La solidarité à Brindisi en mars 1991 fut fortement médiatisée. La solidarité peu évidente au moment des épisodes d’août vient contrecarrer ce mythe tant l’opinion publique italienne tend à réévaluer son appréhension de la question migratoire. En ce qui concerne le mythe colonial « italiani brava gente » voir : Aurélien Delpiroux, Stéphane Mourlane, Atlas de L’Italie contemporaine. En quête d’unité, Paris, Éditions Autrement, 2012, p.65. 524 Il Corriere della sera, 6 août 1991. Un article relève le viol d’une Turinoise par 7 Tunisiens. Ces articles sont assez nombreux, dans tous les quotidiens étudiés. Ces faits divers ont une importance non négligeable dans la pression exercée par l’opinion publique sur la ligne gouvernementale à l’endroit de l’immigration. On peut, par exemple, mentionner les discours très actuels de Beppe Grillo, qui use frénétiquement, lorsqu’il aborde le thème de l’immigration, de tragédie impliquant un migrant et un Italien. 525 Il Corriere della Sera, 26 juillet 1991, « La Doxa registra un sensibile cambiamento d’opinione ». 522

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l’armée et de la police à l’intérieur des opérations de rapatriement, d’endiguement et de l’opération Pellicano. Enfin, l’étude de l’implication européenne à l’intérieure de cette crise ponctuera ce présent développement.

Entrée  en  rade  du  Vlora,  8  août  1991,  Anonyme.  

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Chapitre I : Les opérations de la ligne dure : l’improvisation d’une politique publique Au moment de l’arrivée d’environ 20.000 migrants526 sur les côtes des Pouilles, et plus particulièrement à Bari et Brindisi, le gouvernement italien opère un tournant dans l’appréhension de la question migratoire. Le personnel gouvernemental se réunit dans la nuit du 7 août et décide d’orienter cette politique publique autour de 4 points fondamentaux527 : le gouvernement italien intensifie son aide médicale et alimentaire vers l’Albanie ; une délégation italienne se rendra à Tirana dans la foulée de cette réunion. Le gouvernement italien interdit aux navires convoyant des migrants d’accoster dans les ports italiens, les commandants de bord sont par conséquent coupables de trafic humain s’ils dérogent à cette règle ; enfin, le rapatriement total de tous les Albanais arrivés lors de cette crise migratoire est acté lors de cette réunion528. Ce rapatriement s’appuie sur les structures navales et aériennes italiennes. Les raisons de ce rapatriement sont énoncées progressivement. Andreotti affirme tout d’abord que l’Italie ne peut pas accueillir ces Albanais puisque la conjoncture économique ne le permet pas529. Aussi, Vincenzo Scotti justifie l’opération rapatriement par la tenue en mars 1991 d’élections libres en Albanie530. Le statut des Albanais n’est plus le même qu’en mars 1991, on ne peut plus douter de leur statut, ils ne peuvent bénéficier du même traitement qu’en mars ; le permis de séjour temporaire n’est donc pas une solution privilégiée531. La gestion d’août 1991 tente donc de faire respecter la loi Martelli. Ensuite, on peut distinguer globalement deux fronts dans cette gestion publique : une gestion intérieure qui vise à accueillir les Albanais, les garder sous contrôle afin de les rapatrier. Une gestion extérieure qui vise à rapatrier par pont aérien et naval ces Albanais en Albanie tout en bloquant l’arrivée des migrants sur les côtes italiennes. Dans cette gestion intérieure, on peut distinguer en toile de fond deux composantes : la problématique humanitaire qui vise à accueillir décemment les migrants, et la problématique sécuritaire qui a pour objectif de rapatrier ces Albanais sans perdre de temps et sans débordement. La gestion intérieure de 526

Le comptage des migrants à leurs arrivées n’a pas été effectué. Un doute persiste donc sur le nombre précis d’Albanais ayant débarqué sur les côtes italiennes de l’Adriatique le 7 et 8 août 1991. 527 La Repubblica, 8 août 1991, « Tornano i disperati del mare ». 528 Cette réunion qui se tient au Palazzo Chigi réunit, selon la presse, Giulio Andreotti, Vincenzo Scotti, Margarita Boniver. 529 La Stampa, 8 août 1991, « Rispediti subito a casa ». 530 La Repubblica, 20 août 1991, « L’ONU boccia l’Italia : Albanesi cacciati a nostra insaputa ». 531 Comme on l’a vu précédemment, les Albanais ne furent pas considérés comme étant des « réfugiés politiques », mais un flou entourait leur statut ce qui rendit difficile l’application de la loi Martelli.

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cette crise migratoire oscille et balance entre ces deux missions, elle doit veiller à la sécurité sanitaire des migrants, à ses besoins alimentaires, mais l’impératif fixé par V. Scotti de rapatrier les Albanais dans un délai de trois jours532 ne permet pas l’établissement d’un centre d’accueil temporaire et compromet ainsi la gestion humanitaire intérieure, qui s’avère, au niveau de l’action gouvernementale, quasiment inexistante.

I. 1. La gestion d’endiguement

Avec l’arrivée de 4.000 migrants à Brindisi le 7 août, l’arrivée du Vlora le jour suivant, et une situation dans les ports albanais non maitrisée par Tirana, les autorités italiennes craignent une amplification de la vague migratoire albanaise sur les côtes italiennes. Pour Francesco Cossiga (DC), Président de la République italienne, cette situation « pourrait contribuer à l’affirmation d’un système qui déstabiliserait d’autres zones des Balkans533. » L’urgence est donc d’endiguer les arrivées, mais aussi de veiller à sécuriser les frontières maritimes italiennes

de

possibles

migrations

balkaniques534.

Les

discours

présidentiels

et

gouvernementaux affichent dès lors une fermeté sans faille. Il s’agit tout d’abord de contenir ces afflux de migrants, en organisant une stratégie d’endiguement des débarquements illégaux sur les côtes italiennes. Les premières dispositions535 des autorités italiennes visent donc le blocage des navires qui sont dans l’espace maritime italien et qui comprennent en eux des migrants ; l’idée est de ne pas aggraver la situation à Bari et à Brindisi qui, sur le plan humanitaire comme on le verra, est difficilement gérable. Ainsi, « la ligne dure » du gouvernement Andreotti VII passe tout d’abord par un contrôle plus strict des frontières maritimes italiennes. Cette gestion d’endiguement, comme on va le voir, est une des composantes les plus importantes de la gestion publique italienne lors de « l’urgence albanaise ». Elle est sans doute un des marqueurs les plus importants de la ligne dure du gouvernement puisqu’elle évoluera en quelques jours dans les termes de son action. D’ailleurs, elle survivra à l’urgence

532

La Repubblica, 09 août 1991, « Linea dura del governo « non possono restare » ». « é péricoloso perché potrebbe contribuire all’affermarsi di un sistema che destabilizzerebbe altre zone dei Balkani » in La Repubblica, 10 août 1991, « E Scotti difende « la linea dura » ». 534 Il Corriere della Sera, 1er juillet 1991, « Emergenza Europa : entro il ’96, 5 millioni di disoccupati arriveranno da Est ». 535 Le 09 août, l’opération endiguement commence. 533

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d’août 1991 et demeurera dans la crise migratoire de 1997 la composante majeure de la politique publique italienne à l’endroit de l’immigration albanaise536. Cette stratégie d’endiguement répond aux réactions qui eurent lieu dans la classe politique italienne, en mars 1991 comme en août 1991. Ces réactions soulèvent des dysfonctionnements au niveau des contrôles maritimes aux abords des côtes et mettent sur le compte de la garde côtière et des autorités l’arrivée croissante des « boat people » albanais. Les médias soulèvent eux aussi le problème du débarquement : comment se fait-il qu’autant d’hommes puissent débarquer en Italie ? À la question du moment, Claudio Martelli537, Vice-président du Conseil des ministres et en charge de l’équipe ministérielle en première ligne lors de la crise migratoire538, répond qu’il était impossible de contrôler ces navires et d’effectuer des opérations militaires afin d’empêcher l’arrivée de ces migrants. Il était aussi impossible de bloquer ces navires comme d’influer sur la situation chaotique qui régnait dans les ports albanais. Dans un premier temps, le gouvernement statue sur des dispositions d’urgences qui visent à occuper l’espace aérien et maritime italien, tout en se portant à la limite des eaux territoriales albanaises. Virginio Rognoni539 (DC) ministre italien de la Défense, coordonne les missions aériennes et navales, il est assisté par le commandant Accoroni qui, lui, coordonne les interventions en mer au centre des opérations à Brindisi. L’endiguement de cette immigration maritime passe aussi par une solution pénale qui vise à condamner les commandants coupables de trafic de clandestins540. Cette militarisation maritime dans les eaux territoriales italiennes est la première phase de cette gestion d’endiguement. Virginio Rognoni communique sur le travail des avions et des flottes navales qui s’effectuent à la limite des eaux territoriales italiennes puisque l’action de dissuasion sera plus efficace au large que dans les ports italiens541. Les autorités albanaises, dans le même temps, procèdent à une militarisation des ports et de l’aéroport de Tirana. Cette militarisation résulte de la visite de Claudio Vitalone542 et donc de la volonté des autorités italiennes de bloquer les

536

Cela fait référence à l’élaboration politique d’août 1991, mais aussi aux prémices de l’opération Alba en mars 1997. L’endiguement de la crise migratoire de mars 1997 est d’ailleurs vivement critiqué puisque cette technique amènera la mort de 81 Albanais percutés par la corvette Sibilla dans le canal d’Otrante, in Roland Sejko, Anija la nave. 537 Claudio Martelli fut vice-président du Conseil des ministres du 22 juillet 1989 au 28 juin 1992. 538 La première réunion de crise se tient sous la présidence de Giulio Andreotti, le Président du Conseil des ministres part en vacances dès le début de « l’Emergenza albanesi ». Claudio Martelli coordonne donc cette gestion publique. 539 Virginio Rognoni fut ministre de la Défense du 27 juillet 1990 au 28 juin 1992. 540 « l’importazione clandestina di immigrati ». 541 La Repubblica, 9 août 1991, « Linea dura del governo « non possono restare » ». 542 La Repubblica, 9 août 1991, « Linea dura del governo « non possono restare » ».

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embarquements dans les ports albanais, de résoudre le problème en exerçant une pression à la source. Parallèlement à l’intensification de la présence italienne dans ses eaux territoriales, le gouvernement admet qu’il est impossible de bloquer les navires en dehors des ports albanais543. Ainsi, cette gestion d’endiguement qui tend vers une plus grande efficacité se trouve contredite par ses instigateurs. Ce déploiement, dans un premier temps, à la limite des eaux territoriales albanaises, se transforme en une opération militaire d’endiguement des ports albanais. Ainsi, ce contrôle des côtes italiennes et son évolution dans la crise migratoire sont une des premières composantes de cette gestion de contrôle de l’immigration albanaise. Dans la soirée du 10 août, Tirana donne le feu vert à Rome pour l’entrée des navires de la marine italienne dans les eaux territoriales albanaises544. Martelli, qui coordonne l’équipe ministérielle en première ligne, affirme que c’est une réponse forte à une urgence que le gouvernement de Illi Bufi admet ne plus maitriser, mais qui demeure certes, à la limite du droit international. Comme on l’a vu, la zone contigüe permet, en partie, cette pénalisation abstraite de la part de C. Martelli. Mais on peut légitimement dire que la zone contigüe ne permet pas au gouvernement italien d’empiéter sur la souveraineté albanaise, mais conditionne l’excès souverain de cet endiguement. Ce « blocus naval545 » ou ce « filtre anti-immigré » selon les différents journaux permet donc l’entrée des navires de la marine italienne dans les ports albanais. Ils ont pour objectif principal d’arrêter immédiatement, de Vlorë à Durrës, les barques, chalutiers ou navires marchands qui permettent aux Albanais de quitter l’Albanie. C. Martelli souligne que cette opération militaire est une assurance en vue d’autres urgences. V. Rognoni, après cette réunion interministérielle du 10 août, livre les détails des opérations lors d’un compte rendu face à la presse ; il est prévu des patrouilles de la Guarda di Finanza546 et de la Guardia Costiera547dans les eaux territoriales albanaises et des opérations visant à la sécurisation des ports albanais en détachant notamment, les navires des quais, pour éviter tout assaut et toutes prises de navires par la population albanaise. Cette « gestion d’endiguement » vise donc à sécuriser les ports albanais et à stopper l’hémorragie. Elle a aussi un objectif pratique et répond aux conditions maritimes du rapatriement. En effet, la situation hors de contrôle dans les ports de Durrës, Vlorë, Sarandë et 543

Ibid. La Repubblica, 11 août 1991, « Scatta l’operazione « blocco di porti » ». 545 La Stampa, 11 août 1991, « Blocco navale all’Albania ». 546 Traduit la Garde des finances dans la région de la Vallée d’Aoste. C’est un corps des forces armées italiennes, mais qui dépend du ministère de l’Économie. Son domaine d’action est très large et touche donc à la lutte contre l’immigration clandestine. 547 La garde-côtière. 544

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Shangjin compromet l’option du rapatriement naval. L’option navale est pourtant, d’un point de vue géographique et certainement économique, le moyen le plus efficace et rentable pour effectuer ce rapatriement dans un laps de temps relativement court. Cette militarisation des ports par les forces armées italiennes a donc un double effet : freiner les embarquements et les prises de navires et ainsi améliorer les conditions portuaires afin de rendre possible un rapatriement naval immédiatement souhaité par les autorités publiques.

I. 2. La gestion du rapatriement

Avant même l’arrivée impressionnante du Vlora, la presse relaie l’arrivée de 632 migrants à Vernole en Calabre548, V. Scotti annonce le rapatriement de ces derniers549 puisque l’Albanie connaît un processus concret de démocratisation, il n’est plus question d’octroyer aux Albanais un permis de séjour temporaire. Tout comme C. Martelli, il appelle à distinguer les réfugiés politiques yougoslaves des migrants économiques albanais. Dans le même temps, l’arrivée d’un nombre important de migrants albanais est pressentie, la situation dans les ports albanais fait d’ailleurs les premières pages de tous les quotidiens550. Le rapatriement est explicité le 8 août, dès l’arrivée des migrants albanais, le 9 août dans la presse. Giulio Andreotti annonce que l’Italie « n’est pas en mesure de les accueillir551 », il signifie que lors de la crise de mars 1991, un effort remarquable a été produit, mais que ce n’était pas une solution viable552. Dès le 7 août au soir, se met en place dans les arcanes du pouvoir une solution d’urgence et une ligne politique qui la conduit. Les unes qui relayent l’arrivée du Vlora annoncent dans un même temps le rapatriement immédiat et total des Albanais553. La décision de rapatrier 632 Albanais précède donc d’un jour l’arrivée et le rapatriement annoncé d’environ 16.000

548

Il Corriere della Sera, 8 août 1991, « Tornano i boat people dell’adriatico, 632 profughi in Calabria ». Il Corriere della Sera, 8 août 1991, « « Non ci saranno cedimenti » il governo decide il rimpatrio ». 550 Il Corriere della Sera, 8 août 1991, « A Durazzo, la folla assedia le banchine ». 551 La Repubblica, 9 août 1991, « Linea dura del governo « non possono restare » ». 552 Ce désaveu de la gestion humanitaro-sanitaire de mars 1991 est d’autant plus clair que le courant de centredroit du gouvernement Andreotti VI ne souhaitait pas accueillir ces Albanais en mars. 553 Il Corriere della Sera, 9 août 1991, « Il governo sceglie la fermezza ; entro tre giorni i profughi saranno riportati in patria ». 549

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Albanais débarqués à Bari, et d’environ 4.200 Albanais débarqués entre Brindisi, Lecce et Syracuse554. Ce rapatriement demeure la base de la ligne dure gouvernementale. Nombreuses furent les critiques qui portaient sur l’intégration (loupée) de la précédente migration de mars 1991 et sur l’allongement555 du permis de séjour temporaire octroyé aux Albanais. Cet accueil bon gré mal gré serait donc responsable de cette nouvelle urgence migratoire. L’intégration par défaut défendu par la précédente ligne politique est donc désavouée par le gouvernement en place. Le tournant dans la représentation de l’immigration par le gouvernement et le chef de l’État est donc radical ; d’une urgence humanitaro-sécuritaire à gérer sur le territoire italien, on passe à un problème d’ordre public que l’on doit évacuer puisque selon Francesco Cossiga, il est question « d’une violation de la souveraineté italienne556 ». Le gouvernement italien assimile ces navires convoyant des « migrants illégaux » à des navires, qui par exemple, transporteraient des armes, et qui par conséquent, porteraient préjudice « à la paix, à l’ordre ou à la sécurité de l’État côtier557 ». Cette crise migratoire légitime donc la mobilisation des forces armées pour, comme on l’a vu, protéger les côtes italiennes des débarquements albanais. La déclaration du Président de la République italienne reste toutefois ambiguë ; le rapatriement, qui est la solution la plus déterminante dans la résolution de cette « urgence albanaise », dépend-il de l’action de l’armée et par conséquent du ministère de la Défense ? Cossiga vente l’action combinée. La diplomatie s’active dès le début de la crise avec la visite de Claudio Vitalone à Tirana posant les bases de l’opération endiguement et rapatriement. Claudio Vitalone annonce le 9 août le renforcement des structures de l’ambassade en Albanie. Cette visite au-delà de sa visée globale, conditionne les caractéristiques pratiques de ce rapatriement. La présence accrue des autorités italiennes en Albanie558 préfigure du moins la surveillance par les autorités italiennes des autorités en place à Tirana, mais aussi veille à la sécurisation d’opérations délicates en Albanie avec ce rapatriement aérien et naval. Après l’arrivée du Vlora, le 8 août aux alentours de 10h30, les mécanismes de l’opération rapatriement sont déjà en marche. Il faut préciser que des tentatives d’endiguer le débarquement de ce navire ont été menées, or ces tentatives vont contre le droit maritime international puisque les autorités italiennes ne peuvent interdirent leurs eaux territoriales et 554

Il Corriere della Sera, 18 août 1991, « Il rimpatrio : dati diffusi dal ministero degli interni ». Comme on l’a vu, cet allongement d’un mois succède à de multiples dépréciations de ce permis temporaire. 556 Francesco Cossiga, « si é tratttato di « un aggressione alla nostra sovranità », in La Repubblica, 10 août 1991, « E Scotti difende la « linea dura » ». 557 Art. 19(2) de la convention de Montego Bay portant sur le droit maritime international. Il est clair que le gouvernement italien pervertit le droit maritime et assimile, dans les termes employés, cette arrivée de migrants à une invasion portant préjudice à la sécurité des côtes italiennes. 558 La Repubblica, 10 août 1991, « Ma lo stato va in ferie ». 555

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surtout il existe « le devoir d’assistance à toute personne qui se trouverait en mer, en danger de mort559 ». Dès lors, les autorités italiennes définissent ce débarquement comme « un problème d’ordre public560 ». Ce problème d’ordre public menace, d’après les ministres, la sécurité intérieure et l’intégrité des frontières italiennes. Les forces armées sont donc appelées en renfort. De fait, le ministère de l’Intérieur combine ses efforts avec le ministère de la Défense, le chef de la Police et, dans une moindre mesure, le ministre de la Protection civile. Vincenzo Scotti est l’un des personnages qui a pesé sur le changement de ligne politique à l’endroit de l’immigration561. Cette ligne politique tranche avec celle, plus souple, défendue en avril, mai et juin 1991 par Margherita Boniver, alors commissaire extraordinaire à l’urgence albanaise562. On constate dans la retransmission des informations par la presse écrite un activisme plus important du côté du palais du Viminal563 que du côté du ministère des Italiens de l’étranger et de l’Immigration. Cette prise en main de « l’urgence albanaise » par le ministère de l’Intérieur, on peut le comprendre, s’effectue au détriment du ministère de l’Immigration, mainte fois critiqué par les membres du gouvernement, les députés de la majorité comme ceux de l’opposition. Au fond, le rapatriement émane de la frange conservatrice de la DC qui s’oppose ainsi à la ligne défendue par la socialiste Boniver564. Cette gestion de rapatriement s’effectue donc principalement avec des interactions entre le Viminale, la Farnesina565 et la rue du XX septembre566. La gestion intérieure de ce rapatriement qui vise à confiner les Albanais reste toutefois floue. En effet, la concentration comme moyen préalable au rapatriement symbolise bien la confusion dans les mécanismes pratiques de ce rapatriement. On peut d’ailleurs se demander quel rôle joue la Protection civile dans cette opération « contre – exode »567. À la fin de « l’urgence albanaise » le 18 août, la presse écrite publie dans son ensemble les chiffres des débarquements et des rapatriements fournis par le ministère de l’Intérieur ; 16.317 559

Art. 98 de la convention de Montego Bay. Il Corriere della Sera, 9 août 1991, « Per i ministri é una problema di ordine publico ». 561 V. Scotti est la pierre angulaire de cette gestion sécuritaire. Le parallèle est frappant. En mars 1991, le ministère de l’Intérieur se contente de « circulaires flottantes » et est absent de la résolution de crise. Ici, il est clair qu’il revient au ministre de l’Intérieur de régler cette urgence en la caractérisant de telle sorte, qu’il ne puisse y avoir de flou possible. L’urgence albanaise d’août 1991 étant un trouble à l’ordre public et une violation de la souveraineté nationale italienne. L’action combinée de Scotti avec Rognoni apparaît comme évidente. 562 Même si M. Boniver a durci les conditions d’accession au permis de séjour temporaire, elle demandait aux régions de participer à « cette assistance humanitaire », in Sénat de la République italienne, 530e séance de la Xe législature, Compte rendu du 18 juin 1991, p.16. 563 Il palazzo del Viminale est le siège du ministère de l’Intérieur. 564 M. Boniver est socialiste en 1991. Cependant, dès 1999, elle adhère à Forza Italia (parti de la droite berlusconienne) et devient sous-secrétaire aux ministères des Affaires étrangères. 565 Il palazzo della Farnesina est le siège du ministère des Affaires étrangères. 566 Siège du ministère de la Défense. 567 Cf : chapitre II. 560

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Albanais auraient débarqué à Bari le 8 août, 4.227 entre Brindisi, Lecce, Otrante et Syracuse. À la fin de la matinée du 14 août, 17.467 Albanais sont rapatriés568, 2.267 sont en cours de rapatriement, 788 Albanais se trouvent dans « une situation particulière », et 22 Albanais demeurent introuvables569. Vincenzo Scotti vante dès lors l’efficacité préalablement annoncée de ce rapatriement, de cette « operazione profughi » qu’il décline jusqu’au terme de « l’urgence albanaise » comme « l’operazione rinvio ». Cette gestion de rapatriement rencontre aussi des difficultés extérieures, avec la situation chaotique qui règne dans les ports albanais, des difficultés pratiques, avec la réquisition de moyens de locomotion civils en pleine période estivale, mais aussi des difficultés intérieures. Le 11 août au soir, 8.500 Albanais sont déjà rapatriés570. Le 12 août, plus de 12.000 Albanais571. Les missions de ce rapatriement ne sont pas explicitées et détaillées. Le 12 août V. Scotti indique que 9.500 Albanais sont rapatriés via le pont aérien sur 17.000 rapatriements au total. On comprend bien que la cadence des convois aériens et maritimes fut plus intense du 10 au 12 août572. Les chiffres du 18 août qui sont en réalité ceux du 14 août au matin laisse apparaître que 2.267 Albanais seraient en cours de rapatriement et aussi que 788 Albanais seraient en situation particulière. La difficulté pour l’historien de mettre de l’ordre dans la différenciation de ces chiffres est particulièrement aiguë. Suite à la résistance des « irréductibles » du stade de la Victoire, le rapatriement connaît sa première difficulté intérieure, arriver à déplacer ces Albanais en « état de siège » pour mieux les atteindre. Les foyers de résistance au rapatriement sont concentrés au stade de la Victoire, mais aussi au niveau du quai 30 du port de Bari. Les chiffres de cette résistance sont flous, on ne sait pas combien d’Albanais restent au port, combien résistent au stade. Une conciliation entre ces Albanais et la police menée par le chef S. Parisi aboutit à la fragmentation des groupes résistants, et à la répartition de ces 1070 Albanais sur le territoire national. Ils sont répartis dans 9 régions et transférés par bus et par train dans leurs villes d’affectation573. La presse s’est d’ailleurs chargée de mettre V. Scotti face à ses contradictions574 ; la concession faite aux « résistants » d’étudier les compatibilités propres à la requête de l’asile politique est une promesse de V. Scotti faite aux derniers Albanais du stade et du port. Cette enquête devait démarrer selon le ministère de

568

Il Corriere della Sera, 18 août, « Il rimpatrio : dati diffusi dal ministero degli interni ». La Repubblica, 18 août 1991, « Il sabato nero degli albanesi ». 570 Il Messaggero, 12 août 1991, « Il dramma dei profughi ». 571 Ibid. 572 Il Corriere della Sera, 12 août 1991, « Il contro esodo prosegue a ritmo incessante ». 573 La Repubblica, 15 août 1991, « Sparsi in 14 regioni tra caserne e alberghi ». 574 La Repubblica, 14 août 1991, « Fermezza e spaghetti è la ricette de Scotti ». 569

122

l’Intérieur le 20 août575, toujours est-il que le 17 août un pont aérien pour ramener les « résistants » du stade de Bari et du port est organisé dans la nuit576. Le ministre de l’Intérieur reste vague sur les chiffres des avions de ligne utilisés lors de « l’opération Sardaigne » et de « l’operazione irriducibili ». Le rapatriement des « irréductibles », à 18h30 dans la nuit du 16 août, prévoyait le départ de 1.100 Albanais, Scotti parle de l’usage d’une douzaine d’avions de ligne de la compagnie Alitalia, mais reste très vague sur le nombre exact577 d’avions. Dès le 17 août, on considère « l’urgence albanaise » comme close578 avec la fin du pont aérien et naval.

Le  confinement  des  Albanais  au  stade  de  Bari,  9/10/11  août  1991,  Anonyme.  

575

La Repubblica, 15 août 1991, « Il Trionfo dei disperati ». La Repubblica, 18 août 1991, « E nella notte partono i disertori ». 577 La Repubblica, 18 août 1991, « Il sabato nero degli albanesi ». 578 Il Messaggero, 17 août 1991, « L’operazione è scattata all’alba di ieri. Chiusa l’emergenza profughi ». 576

123

Chapitre II : Les mécaniques ministérielles et administratives d’août 1991

Le rapatriement décidé par le gouvernement fait donc suite au débarquement du Vlora, ce navire qui rentrait de Cuba et qui ramenait 10.000 tonnes de sucre en Albanie579. Le 7 août, le Vlora décharge le sucre, la foule se rend sur le port, selon les témoignages, en quelques minutes, 16.000 Albanais prennent d’assaut le navire, des policiers et militaires en charge de veiller sur le port baissent les armes et montent, eux aussi, dans le navire marchand580. Parallèlement à cette occupation du navire, le 7 août voit le rapatriement volontaire de 318 Albanais581 sur le navire Pelladio contre 200.000 lires par tête. L’ambassadeur italien à Tirana n’autorise pas l’arrivée du Pelladio, puisque la situation critique à Durrës l’en empêche. La crise migratoire du 8 août 1991 à Bari et Brindisi était donc prévisible, de fait, on peut s’interroger sur le moment où le rapatriement est décidé. Était-il envisagé dès la crise migratoire de mars 1991 puisqu’il est convenu que « tous les pays sont passés par des périodes de resserrement suivies d’assouplissement de réglementation582 » ? L’effort produit en mars 1991 pour intégrer les migrants albanais au marché du travail italien impliquait -il un durcissement lors d’une prochaine crise migratoire ? Probablement, tant la politique d’accueil « bon gré mal gré » de mars 1991 fut décriée et peu désirée par le gouvernement Andreotti VI. L’annonce par l’ambassadeur italien à Tirana de troubles dans les ports albanais complique inévitablement le choix du rapatriement. Dès le 8 août, le gouvernement albanais annonce la militarisation de ses ports et de l’aéroport de Tirana afin de faciliter le pont naval et aérien, comme lors des épisodes de mars 1991583. Les principaux ports du littoral albanais (Durrës, Vlorë, Sarandë et Shangjin) sont déclarés « zones militaires584 ».

579 580

Daniele Vicari, La nave dolce.

581

La Repubblica, 8 août, « La rabbia di chi va « Cattivà italia » ». Laura Zanfrini, Wilfried Kluth, Les politiques relatives aux migrants irréguliers, vol. I, Italie et Allemagne, p.14. 583 La Repubblica, 06 mars 1991, « L’esercito blocca i porti albanesi ». 584 Il Corriere della Sera, 9 août 1991, « Tirana schiera l’esercito, due morti a Durazzo ». 582

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Cette gestion de rapatriement répond à une demande de Tirana585 et n’est pas anti – constitutionnelle selon M. Boniver. Suite à la constitution d’une cellule de crise au ministère de l’Intérieur, on comprend bien que la gestion de cette crise migratoire résulte d’interactions entre différents ministères ; le ministère de l’Intérieur centralise cette gestion publique puisque cette crise migratoire et sa gestion se trouvent être caractérisées par la défense de la sécurité publique sur le territoire intérieur586. L’action combinée ventée par F. Cossiga s’articule à la pleine implication de V. Rognoni avec les réquisitions de structures de la marine militaire et de l’armée de l’air. Cette gestion interministérielle se trouve elle aussi conditionnée par une gestion internationale puisque dès la fin de la réunion de crise au Palazzo Chigi587, Claudio Vitalone est envoyé à Tirana pour faire respecter la solution choisie588 par le gouvernement. Cette gestion intérieure des pouvoirs publics est, de prime abord, à décomposer. Lors de l’arrivée du Vlora à Bari, il y eut une gestion de l’instant, par des bénévoles, des associations, la police et le personnel médical sur le port de Bari. Cette gestion immédiate est, de fait, discutée par le personnel gouvernemental qui comprend bien, au vu des images qui passent à la télévision589, que la foule du Vlora s’amasse sur le quai ; ils comprennent que cette situation n’est pas sous contrôle et décident donc de faire travailler les ministères en coordination. La gestion intérieure de cette crise migratoire s’articule à la gestion extérieure (voire internationale) de ces événements dans la mission de rapatriement et d’endiguement du phénomène « boat people ». De fait, la mission de rapatriement implique une gestion intérieure et extérieure tout comme la mission humanitaire : puisque « l’assistance sanitaire » intérieure des migrants se combine à l’aide humanitaire vers l’Albanie. Il apparaît assez clairement que la ligne dure s’accompagne d’une prédominance des interactions entre les services du ministère de l’Intérieur ceux du ministère des Affaires étrangères et enfin ceux du ministère de la Défense590. Claudio Vitalone591 part, après la réunion du mercredi soir, en mission à Tirana pour discuter des termes du rapatriement et de la faisabilité d’un endiguement de l’immigration/émigration albanaise. Cette visite est 585

Il Messaggero, 9 août 1991, « Andreotti « Non siamo assolutamente in condizione di accoglierli ». Il Corriere della Sera, 9 août 1991, « Per i ministri è « una problema di ordine pubblico ». 587 Siège de la présidence du Conseil des ministres. 588 Ibid. « Vitalone é a Tirana per faré rispettare una soluzione equa del problema ». 589 Vincenzo Scotti dira qu’il prit connaissance de cette crise en regardant la télévision, ce qui a été moqué dans la presse écrite. Il est clair que par cette sortie médiatique, Vincenzo Scotti critique la communication interministérielle. 590 La Repubblica, 09 août 1991, « Linea dura del governo « non possono restare » ». 591 Claudio Vitalone est de juillet 1989 à avril 1992, sous secrétaire aux affaires étrangères, responsable des relations avec les états indépendants (URSS) pour les relations culturelles, l’émigration, les affaires sociales, la lutte contre la criminalité et le narcotrafic. 586

125

essentielle puisqu’elle sera la première d’une innombrable série de visites italiennes en territoire albanais. Gianni De Michelis592. L’action du ministre des Affaires étrangères sera par la suite d’une grande importance : l’annonce d’une aide extraordinaire octroyée à l’Albanie amène à l’élaboration à long terme d’une politique migratoire extérieure. Les interactions gouvernementales soulèvent aussi une question : où se situe le Ministère de l’Immigration dans le circuit de l’action gouvernementale ?

II. 1. Dysfonctionnements des interactions ministérielles

« L’urgence albanaise » se définit d’abord par la prise à défaut de l’État et de son gouvernement. La titulature du ministère des Italiens de l’Étranger et de l’Immigration reflète bien cette prise à défaut : l’organigramme ministériel n’a pas fait sa mise à jour, l’Italie est toujours sous l’influence de son passé de pays d’émigration. On soulève dans la presse que l’ambassade italienne à Tirana prévient le gouvernement le 6 août, qu’une crise migratoire est envisageable593 au vu des situations dans les ports de Vlorë et de Durrës. La crise de cette gestion publique fut immédiate, dès l’arrivée des Albanais, le gouvernement se déchire sur ce qui a rendu possible cette immigration impressionnante. Qui est le responsable de cette situation ? Dès lors, cette gestion de crise implique immédiatement la crise de cette gestion. Vincenzo Scotti attaque lors d’une même déclaration le ministère des Affaires étrangères et le ministère des Italiens de l’Étranger et de l’Immigration pour ne pas l’avoir prévenu plus tôt594. La communication entre les différents ministères est donc questionnée par V. Scotti. Il aurait pris connaissance du débarquement du Vlora à la télévision595, ce qui pose problème puisque la réunion de crise sous la présidence d’Andreotti se déroule le 7 août tandis que le Vlora débarque le 8 août. Cette critique faite aux Affaires étrangères fait écho à la défaillance des services diplomatiques et de renseignement en

592

Gianni De Michelis fut ministre des Affaires étrangères du 22 juillet 1989 au 28 juin 1992, après avoir été vice-président du Conseil des ministres sous le gouvernement De Mita. Vincenzo Scotti le remplacera le 28 juin 1992. 593 La Stampa, 08 août 1991, « È già emergenza in Puglia : bloccati i pescherecci, i profughi raggiungono le rive a nuoto ». 594 La Stampa, 10 août 1991, « Scotti attaca la Farnesina ». 595 Il Corriere della Sera, 10 août 1991, « Scotti « Io ho appreso dell’sodo dalla televisione ».

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Albanie596 ; la première disposition prise par l’unité de crise sera d’ailleurs d’envoyer Claudio Vitalone à Tirana, la décision de renforcer l’ambassade va dans le sens d’une meilleure prévention de ce genre d’événement. Préalablement à la crise de la gestion publique, il y a donc un dysfonctionnement à l’intérieure des communications interministérielles. M. Boniver parle d’une situation hors de contrôle, dès le 9 août, d’une situation prévisible et d’une faille des services italiens. En effet, le ministre des Affaires étrangères albanais Muhamat Kaplani, l’avait prévu dès le 24 juillet le rapporte La Repubblica du 9 août597, de la possibilité d’une nouvelle crise migratoire étant donné les situations chaotiques aux abords des ambassades occidentales. Il est assez clair que le nouveau ministère des Italiens de l’Étranger et de l’Immigration issu des épisodes de mars 1991 fut en marge des interactions ministérielles. La définition pénale de cette crise migratoire oriente la politique publique italienne vers une gestion combinée entre les trois ministères régaliens que sont le ministère de l’Intérieur, le ministère des Affaires étrangères et le ministère de la Défense. La réunion du 7 août sous la présidence d’Andreotti, qui amène à la constitution d’une unité de crise rassemblant le Viminale, la Farnesina et la rue du XX septembre écarte le ministère de l’Immigration du centre de décision. Même si M. Boniver participe à l’unité affichée lors de la réunion Martelli du 10 août598, on comprend bien que l’opération rapatriement l’éjecte des circuits d’actions et de décisions. Elle défend tout au long de cette crise l’importance de son ministère599 tout en restant solidaire à la ligne gouvernementale. Elle admet toutefois que la gestion intérieure fut « désordonnée600 ». Vincenzo Scotti s’attaque, tout comme Boniver, à Nicola Capria, ministre sans portefeuille de la Protection civile601. Il regrette le manque de présence des structures de la Protection civile voyant la situation humanitaire se détériorer. Nicola Capria défend ses structures602 : la Protection civile participe à l’unité de crise au Viminale, elle coordonne l’assistance par le 596

G. De Michelis (PSI) a aussi appuyé l’accueil des Albanais en mars 1991. Ces tensions intergouvernementales peuvent irriguer l’hypothétique présence de deux courants différents sur la ligne politique à tenir face à une crise migratoire. 597 La Repubblica, 09 août 1991, « Linea dura del governo « Non possono restare » ». 598 Claudio Martelli annonce le 10 août 1991, quatre directives fondamentales, la troisième de ces directives donne la ligne humanitaire que suivra l’État Italien. Intensifier et diversifier l’aide à la population albanaise en installant un point de ravitaillement italien en Albanie. Cette troisième directive intervient après l’annonce du rapatriement total et de l’action de dissuasion, et vient avant le désir pour Martelli « d’européaniser » la crise pour obtenir le soutien de la CEE au plan italien. 599 La Repubblica, 17 août 1991, « La Boniver contrattacca : il mio ministero esiste ». 600 M. Boniver « Non siamo stati in gradi di faré le cose in modo ordinato » in La Repubblica, 17 août 1991, « La Boniver… ». 601 Il Corriere della Sera, 10 août 1991, « Scotti « Il ministro denunzia ritardo e disfunzioni ». 602 Il Giornale, 14 août 1991, « La Protezione civile si difende : la legge c’impediva d’intervenire ».

127

biais de ses structures logistiques603. Toutefois, ces structures arrivent d’abord au stade puis au port, ce qui montre un retard dans la réactivité de ces organes, mais les critiques de Scotti ne prennent pas en compte les capacités que la loi italienne octroie à la Protection civile. Selon Nicola Capria, elle n’intervient qu’exclusivement en cas de problèmes d’ordre naturel, pour les grandes calamités. Pourtant la loi n. 996 du 8 décembre 1970 indique bien que la Protection civile peut agir au-delà de la catastrophe naturelle et se doit de coordonner les actions des pompiers, des associations humanitaires comme la Croix-Rouge, etc.604. Nicola Capria affirme aussi que pour une intervention directe de la Protection civile, il était nécessaire de nommer un commissaire extraordinaire, comme lors de la crise migratoire de mars 1991. Ici, Nicola Capria se réfère au statut de la Protection civile exigeant une nomination d’un commissaire extraordinaire à l’urgence afin de coordonner les mobilisations de ses structures. Ce « problème d’ordre public » ne rentre donc pas dans les champs d’action de la Protection civile. On l’a compris, Vincenzo Scotti regrette la défaillance des structures de la Protection civile dans la gestion humanitaire de cette crise605. La caractérisation pénale empêche, de facto, une implication des structures de la Protection civile. On peut interroger ces interactions dans la gestion du rapatriement autrement. Le chef de la police, Vincenzo Parisi, ancien fonctionnaire des services secrets italiens, possède des champs de compétences qui s’étendent donc aux champs d’actions de la Protection civile. La situation confuse de cette gestion de rapatriement impliquant une assistance humanitaire dégradée peut être liée à l’interpénétration de champs d’actions de plusieurs services. De fait, le chef de la police italienne est aussi le chef du département de la sécurité publique, branche dépendant du ministère de l’Intérieur depuis la loi n. 121 du 1er avril 1981 qui réorganise l’administration de la sécurité publique606. La caractérisation pénale de ces arrivées incite donc à une gestion sécuritaire qu’on impute largement aux actions menées par les forces de l’ordre. Ces dysfonctionnements interministériels sont abordés le 13 août, devant la commission des Affaires extérieures et constitutionnelles de la Chambre et du Sénat sous la présidence de Silvano Labriola du PSI. Vincenzo Scotti, en pourfendeur de cette politique publique

603

Des containers afin de consigner les vivres. In, legge n. 996 del 8 dicembre 1970, norme sul soccorso e l’assistenza alle popolazioni colpite da calamitàProtezione civile ». Cependant, on identifie généralement la Protection civile comme une structure humanitaire venant en aide aux populations en danger face à une catastrophe naturelle. Les précédentes interventions de la Protection civile lors des tremblements de terre de 1976 dans le Frioul, de 1980 en Campanie, en attestent. Toutefois, dans la loi n.833 du 15 mars 1928, il est bien stipulé que l’action coordinatrice de la Protection civile ne se limite pas aux dommages telluriques, mais aussi à des catastrophes d’autres natures. Nicola Capria profite donc de l’imprécision de ces textes et de l’acception commune des champs d’action de la Protection civile. 605 La Stampa, « Anche fra politici c’é guerra ». 606 legge n.121, 1 aprile 1981 : Nuovo ordinamento dell’Amministrazione della Pubblica Sicurezza. 604

128

sécuritaire, argumente sur la qualification de cette crise migratoire comme « trouble à l’ordre public », il insiste sur l’inéluctabilité d’une opération de police607 afin de mener à bien l’opération rapatriement. M. Boniver, est moins affirmative que V. Scotti, elle admet que tout n’a pas fonctionné à la perfection lors de l’accueil de mars,

608

mais elle propose devant cette

609

commission, l’institution de « centre d’accueil en zone franche

». Cette proposition s’inscrit

dans la mise en place d’une politique européenne commune en matière d’immigration. En Italie toutefois, ce centre n’a pas vu le jour sous cette appellation. Ainsi, l’opération rapatriement absorbe la gestion humanitaire. En marge de cette opération, le gouvernement ne déploie pas ses structures sanitaires d’urgence, les déclarations de Vincenzo Scotti610 et de Margherita Boniver sont assez significatives à cet égard. Le gouvernement privilégie l’armée au détriment des structures de la Protection civile. La qualification de cette crise comme trouble à la sécurité publique et comme une violation de la souveraineté nationale empêche la pleine implication de ces structures dans la gestion intérieure. Le gouvernement juge que cette crise migratoire n’est pas de l’ordre de la catastrophe naturelle611 tout en critiquant l’absence des structures de la Protection civile et la passivité de son ministre N. Capria. Même si V. Scotti précise, tout comme F. Cossiga et G. Andreotti, que le rapatriement doit s’effectuer dans la dignité humaine, la gestion humanitaire qui a pour objectif de tempérer l’urgence, est une des dimensions absentes des interactions ministérielles. On ne parle donc plus de gestion humanitaro-sécuritaire tant la dimension humanitaire est absente de cette gestion intérieure d’urgence612. Avec la loi Turco-Napolitano, la nécessité de garantir aux migrants les droits fondamentaux énoncés par la Constitution, même aux migrants illégaux, fait résonnance à l’affirmation d’un statut flottant à l’intérieur de zones de non-droit tout en institutionnalisant les CPT613. La gestion humanitaire intérieure reste donc un problème et un des nœuds qui concentre en son 607

Il Giornale, 14 août 1991, « Scotti al Parlamento : il governo non ha nulla da rimproverarsi ». M. Boniver « Non tutto ha funzionato alla perfezione » in Il Giornale, 14 août 1991, « Scotti al Parlamento… ». 609 « I centri extradoganali di accoglienza ». Ils annoncent le CPT et plus tard « il centro di identificazione ed espulsione » (CIE), qui selon le décret-loi n.92 du 22 mai 2008 « Misure urgenti in materia di sicurezza pubblica » change les CPT en CIE. Ces centres furent institués dans le cadre de la politique migratoire commune en Europe (Acc. Schengen). Désormais les centres migratoires sont déclinés en quatre fonctions : le CPSA (centri di primo soccorso e accoglienza), le CDA (centri di accoglienza) qui est le premier accueil menant vers le CARA (centri di accoglienza per richiedenti asilo) et enfin le CIE. 610 Il Corriere della Sera, 10 août 1991, « … Il ministro denunzia ritardo e disfunzioni ». 611 La Repubblica, 11 août 1991, « Così si è spezzato il sogno italiano ». 612 Dans le présent italien, on dénombre des situations de crises humanitaires comme à Lampedusa. Cette ligne dure a produit une politique publique à l’égard de l’immigration albanaise, elle a aussi soulevé les carences de l’État italien à gérer des crises humanitaires. Comme au niveau européen, l’Italie n’a pas élaboré de politique humanitaire intérieure à l’endroit de l’immigration, elle se contente comme l’Espagne, la France ou l’Allemagne d’établir des camps/zones d’attentes où le statut du migrant reste flottant. 613 Centri di Permanenza Temporanea e d’accoglienza. 608

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sein les dysfonctionnements des interactions ministérielles de la pratique de gouvernement italien.

II. 2. L’improvisation matérielle II. 2. 1. L’appui des structures militaires Les champs d’actions de l’armée englobent toutes les opérations de la gestion de ce « contre – exode ». Dès le débarquement du Vlora, « l’operazione profughi614 » commence. Il Corriere della Sera fait état du premier décollage d’un Hercules C-130 de l’aéroport de Brindisi615. La gestion du rapatriement n’implique pas systématiquement l’isolement616 comme moyen préalable au rapatriement lorsque le faible nombre de migrants permet le rapatriement immédiat. La réquisition des forces aériennes implique donc le début de l’opération d’endiguement et de l’opération de rapatriement militaire. Jusqu’à la fin de « l’urgence albanaise », on dénombre 40 missions toutes les vingt-quatre heures comprenant respectivement : quatre avions Hercules C-130 permettant de rapatrier 50 Albanais escortés à l’intérieur de l’appareil par 30 policiers617 ; sept avions G-222 permettant le rapatriement de 25 Albanais escortés eux par 15 policiers618. Les premières missions du 8 août partent de Brindisi, il apparaît à la lecture des informations qu’il y eut des difficultés pour entamer ces missions aériennes de rapatriement dans la nuit du 8 au 9 août, l’aéroport de Tirana n’étant pas accessible de nuit. Dès le 8 août, les réquisitions militaires pour l’exécution matérielle de ces opérations sont rendues publiques ; la réquisition de structures de la marine militaire est entamée, elle sert comme on l’a vu la gestion « d’endiguement », mais elle prépare aussi le terrain du rapatriement et la sécurisation des ports. Ainsi, la flotte navale escorte les navires de croisières réquisitionnés pour rapatrier les Albanais. L’opération d’endiguement amène donc le gouvernement italien à faire appel aux structures militaires. Cette stratégie 614

« L’opération réfugiés » in Il Messaggero, 09 août 1991, « Andreotti « Non siamo in condizione di accoglierli ». 615 Il Corriere della Sera, 9 août, « Per i ministri è una problema di ordine publico ». 616 L’isolement fut le moyen utilisé par les autorités italiennes pour mener à bien l’opération de rapatriement. Il y eut l’isolement dans le stade de Bari et un encadrement sécuritaire dans le port pour les Albanais qui ne se trouvaient pas dans le stade. 617 « I poliziotti ». 618 La Stampa, 11 août, « Assetto di guerra ».

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de « dissuasion » se manifeste dans les mers Adriatique et Ionienne par les déploiements de deux frégates à hélicoptère, l’Euro et l’Hespérius619, deux patrouilleurs, la Palmaria et le Levanzo, et plusieurs motovedette, comparables à des patrouilleurs maritimes de petite envergure. La présence en hausse de la Guardia di Finanza dans le canal d’Otrante, avec 20 navires, des hélicoptères et des avions, montre bien la volonté du gouvernement de contrôler les eaux italiennes à la limite de leur espace maritime et d’anticiper d’éventuelles arrivées. La garde côtière est, elle, mobilisée dans sa totalité avec 30 navires et des avions de patrouille maritime atlantique et P166.

II. 2. 2. Les réquisitions : avions de ligne et ferries Le débarquement des Albanais à l’extrémité du quai du port de Bari se produit vers 10H30. Dès la mi-journée, la première réquisition d’urgence des bus orange de la métropole de Bari620 est actée par le gouvernement. Ces bus symbolisent le début des réquisitions d’urgence. Cette urgence technique implique des réquisitions de tous types dans le but de respecter les délais du rapatriement. Les opérations aériennes partant de l’aéroport Palese de Bari se tiennent à partir du 9 août et s’intensifient à partir du 10 août, moment où la réquisition de 4 avions de ligne, 2 DC9 et 2 Super 80, de la compagnie Alitalia621se matérialise par les premiers départs de Bari vers Tirana permettant le rapatriement, au total, de 2.000 Albanais le 10 août. Le nombre exact d’avions de ligne utilisés demeure flou puisqu’il est aussi question de réquisition au sein des compagnies Italjet et ATI. Les coûts ne sont pas explicités durant ces événements, La Stampa parle d’un milliard de lires par jour622 pour les seules réquisitions aériennes623. Dans un même temps est donc décidée la réquisition des ferries de diverses compagnies de croisières. Le gouvernement Italien réquisitionne le Leopardi et la Verga de la Tirrenia Compagnie, le Tiepolo, l’Espresso Grecia, le Tiziano, l’Espresso Venetia, l’Appia et 619

La Repubblica, 9 août 1991, « Rimpatriati a forza con un ponte aereo ». Amtab, « Azienda Mobilità e Trasporti autobus Bari » est la compagnie de bus de Bari. 621 La Stampa, 18 août 1991, « A Bari restano 20 miliardi di danni ». 622 50.000 lires représentent 25 euros. Ainsi, 1 milliard de lires représentent 516.456 euros. 623 Ibid. 620

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l’Angelina Loros de l’Adriatica Navigazione et enfin le Palladio de la société SIREMAR624.La capacité de ces ferries est variable, certains convois excédent la capacité maximale des navires de croisières utilisés. Cette réquisition de navires privés reflète bien l’improvisation pratique du gouvernement Andreotti et contrecarre les déclarations de Vincenzo Scotti, qui le 7 juillet 1991 déclare : « Dans le cas néfaste d’une situation qui se précipiterait, nous sommes prêts625 ». Les moyens de locomotion indispensables au rapatriement sont donc, dans la majorité des cas, les fruits d’une réquisition étatique d’urgence. Les moyens mis en œuvre par le gouvernement sont donc très divers, il faut noter l’importance de Ferdinando Facchiano, ministre de la Marine marchande, dans la réquisition d’urgence626 des moyens de transport. La gestion matérielle de ce rapatriement est donc le fruit d’une gestion interministérielle, comprenant deux ministères régaliens (Défense, Intérieur) et le ministère de la Marine marchande. Des critiques émanent de la société civile627 suite aux réquisitions des navires de croisières en pleine période estivale, des milliers de vacanciers se retrouvent à quai, il y eut de nombreuses protestations et quelques incidents à déplorer628. Il Giornale dénombre 3.000 vacanciers laissés à quai629.

II. 3. La gestion du terrain II. 3. 1. La gestion « humaine » des Albanais : origine de la discorde entre les autorités nationales et locales et la mise à l’écart du Troisième secteur

624

Il Corriere della Sera, 9 août, « Per i ministri è una problema di ordine publico ». Il Corriere della Sera, 7 juillet 1991, « Emergenza alle frontiere italiane : possibile ondata di profughi ». 626 La Repubblica, 10 août 1991, « Navi requisite, caos nei porti delle vacanze ». 627 Les critiques des associations, des volontaires, des bénévoles sur les conditions humanitaires à Bari sont évoquées plus bas. Cela étant, elles constituent la majorité des critiques civiles à propos de ces événements. Les critiques des agents des forces de l’ordre, concernant le sort réservé dans un premier temps aux « irréductibles » est aussi à signaler. Il est important de préciser que certains agents ont critiqué les conditions de rapatriement : le fait de ne pas être armé pendant les trajets influe sur la peur de ces agents lors des diverses missions. In Il Giornale, 15 août 1991, « Esplode il malcontento tra le forze dell’ordine sulle procedure adottate per il rimpatrio dei profughi ». 628 La Repubblica, 10 août 1991, « Navi requisite, caos nei porti delle vacanze ». 629 Il Giornale, 10 août 1991, « Traghetti requisiti, tremila turisti a terra. La rabbia dei vacanzieri per il sequestro delle navi dirette in Sardegna, Grecia e Jugoslavia. Al governo costerà 300 milioni al giorno. ». 625

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Tandis que le gouvernement Andreotti confirme la ligne dure après l’arrivée du Vlora à Bari, le rapatriement à Brindisi s’organise déjà, avec l’arrivée le 7 août de plusieurs navires630. Les informations sont contradictoires puisque certaines embarcations ont débarqué, d’autres se sont approchées des côtes pour après s’en éloigner sous la pression des frégates de la garde côtière. Les informations numériques et géographiques sur les premiers débarquements ne sont pas les mêmes suivant les différents journaux. Cela étant, la situation à Brindisi, Lecce ou Syracuse n’est en rien comparable avec celle de Bari. À Bari, le rapatriement nécessite la « concentration » des Albanais du Vlora, V. Scotti voulait agir rapidement et mettre fin à cette « urgence albanaise » sous trois jours. Ce rapatriement s’organise donc dans ce que les journalistes ont appelé « les trois zones de Bari » : le port où de nombreux « réfugiés » sont restés bloqués par la police, du débarquement à leurs rapatriements ; le stade della Vittoria où les Albanais sont concentrés dans leur plus grand nombre ; et l’aéroport qui fut le lieu du début de « l’operazione rimpatrio ». À Brindisi, les camps d’attente se sont édifiés sur les quais, le nombre moins important de migrants facilite par conséquent le rapatriement.

Confinement  par  la  police  des  Albanais  sur  le  port  de  Bari,  9    août  1991,  Luca  Turi.   630

Il Giornale relève le débarquement de 548 réfugiés dans les Pouilles, de l’approche au large de deux embarcations convoyant 1.500 réfugiés : un qui se trouverait au large de Brindisi comprenant 700 Albanais, un autre le « Scanderberg » comprenant 800 « réfugiés », in Il Giornale, 8 août 1991, « Sbarcati sulle coste della Puglia ».

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Le choix du stade de la Victoire est décidé très rapidement après le débarquement du Vlora. Vincenzo Scotti est à l’origine de cette décision631 et s’oppose à la proposition du maire de Bari de prodiguer les premiers soins sur le quai du port, d’y installer ces migrants afin d’optimiser la gestion humanitaire de cette arrivée. La réquisition des bus de l’Amtab632 fait écho à la ligne directrice de cette gestion publique : à peine débarquer, les Albanais doivent être confinés, l’efficacité annoncée de « l’opération réfugiée » en dépend. La police et les volontaires se chargent de discipliner les nouveaux entrants, en ligne, afin qu’ils quittent au fur et à mesure de l’arrivée des autobus, le port de Bari. Environ 13.000 Albanais sont envoyés au stade della Vittoria en l’espace de deux jours. La réactivité de l’État et de ses organes sécuritaires conditionne donc cette gestion de rapatriement et initie la « ligne dure » intérieure du gouvernement Andreotti VII. Cette concentration dans ce stade qu’on dénomme dans la presse comme étant « lo stadio-lager » entraine des réminiscences historiques633, la comparaison avec la répression de Pinochet au Chili ou bien encore avec les pratiques de la dictature des colonels saute aux yeux. De fait, la ligne politique du gouvernement italien tranche avec les aspirations humanitaires des premiers volontaires et du maire de Bari. Le transfert au stade montre bien que la priorité du gouvernement est de rapatrier ces Albanais dans les plus brefs délais et à n’importe quel prix. L’autorité nationale dirige l’autorité locale634 et privilégie son plan d’action aux recommandations locales, associatives et sanitaires. Les difficultés humanitaires qui résultent de la prédominance de la « gestion de rapatriement » sont indéniables635.

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La Repubblica, 9 août 1991, « La Battaglia di Bari ». Compagnie de Bus de la métropole de Bari. 633 La référence à la concentration des opposants politiques pendant le coup d’État militaire chilien (11 septembre 1973) dans le stade de Santiago est, à ce moment-là, dans tous les esprits. 634 Il Corriere della Sera, 10 août 1991, « Enrico Dalfino « Abbiamo obbedito agli ordini del governo » ». 635 Il Corriere della Sera, 9 août 1991, « Violenti scontri fra polizia e centinaia di profughi ». 632

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Des  Albanais  sortant  volontairement  du  stade  della  Vittoria  de  Bari,  10  août  1991,  Luca  Turi.  

On peut considérer que cette interaction rentre dans le champ de la critique publique puisque les recommandations d’Enrico Dalfino636, le maire637 de Bari, de ne pas confiner les Albanais dans le vieux stade de Bari et d’organiser un camp d’accueil sur le port, ne sont pas écoutées par le gouvernement italien. Enrico Dalfino se trouve tout de même en première ligne, mais son action combinée à celle des associations humanitaires, des volontaires et des ambulances, se cantonne à la gestion humanitaire intérieure. On peut dire qu’elle comble l’inaction humanitaire de l’État. La déclaration publique de Dalfino est la suivante : « Nous avons obéi aux ordres du gouvernement. Ce stade « chilien » est une offense pour la ville. Dans les statuts de Bari, est aussi prévue la tutelle des animaux, mais aujourd’hui, malgré les efforts de solidarité et les secours, nous ressentons un grand poids moral638 ». L’autorité locale se trouve 636

Enrico Dalfino était le maire (DC) de Bari. Il appartenait à la mouvance de centre gauche de la DC. Son opposition à la ligne dure marque donc cette bipolarisation de la question migratoire, entre l’aspect social de cette question d’une part, et l’aspect sécuritaire d’autre part. 637 « Il sindaco di Bari ». 638 Enrico Dalfino « Abbiamo obbedito agli ordini del governo. Questo stadio « cileno » e un offesa per la città. Nello statuto di Bari è prevista anche la tutela degli animali ma oggi, nonostante lo sforzo di solidarietà e i soccorsi, sentiamo un grande peso morale » in Il Corriere della Sera, 10 août 1991, « Guerriglia per sfuggire alla beffa ».

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être sous les ordres du gouvernement, mais en appel au statut de la ville pour désavouer la ligne politique italienne. Cette liberté que le maire de Bari revendique de par les statuts de la ville l’entraine dans une polémique nationale fortement médiatisée qui l’oppose au chef de l’État Francesco Cossiga. Le Président de la République italienne lors de son retour de Tirana, fait escale à Bari et exige de E. Dalfino des excuses publiques639 sous peine de se voir destituer de sa mandature de maire. Pour la presse, cet « exode » a fait une victime italienne, le maire. D’emblée, E. Dalfino désamorce la polémique640, même si dans un premier temps, Cossiga insiste sur la nécessité de suspendre Dalfino de ses fonctions641, la presse relève que Cossiga « pardonne » au maire642 une fois la tension de l’urgence retombée. Cette polémique illustre parfaitement le climat de tension qui règne dans les arcanes du pouvoir et illustre aussi la représentation médiatique de cette gestion publique. Le blitz643 de Cossiga est assimilé au blitz de la politique extérieure italienne644.

II. 3. 2. Police, Armée, Unité sanitaire et volontaires : collusion des gestions sécuritaires et humanitaires L’autre pierre angulaire de ce rapatriement demeure la gestion humaine de ce rapatriement ; le confinement645, la concentration, l’enfermement des Albanais s’insèrent dans une logique d’efficacité. Étudier ce pan de « la linea dura », revient à analyser l’action pratique d’un gouvernement face à « l’urgence du moment ». V. Scotti défend la ligne « Fermeté et Spaghetti », le confinement est donc de l’ordre de la fermeté. Cette réponse sécuritaire, avec l’usage des forces armées et policières, complexifie la gestion humanitaire à l’intérieur du territoire national comme en Albanie. La frontière entre la gestion de rapatriement et la

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Il Corriere della Sera, 14 août 1991, « Cossiga « Il sindaco, demagogo e cretino ». L’ultimatum di Cossiga : o chiede scusa al governo, o dovrà abbandonare la poltrona ». 640 Il Corriere della Sera, 14 août 1991, « Il sindaco smorza la polemica ». 641 La Stampa, 15 août 1991, « E Cossiga insiste : il sindaco deve essere sospeso ». 642 La Stampa, 17 août 1991, « Cossiga perdona il sindaco ». 643 L’usage du terme « blitz » fut récurrent lors de la retranscription médiatique de ces événements. En Italie, il rentre dans la caractérisation d’une opération de police. 644 La Stampa, 18 août 1991, « Blitz di Scotti : Albanesi tutti a casa ». 645 In confine fut le terme qualifiant la concentration des Albanais. Il fait référence aux pratiques fascistes. Le confinement était une arme répressive touchant principalement les opposants politiques dans l’Italie fasciste. Par ailleurs la concentration fait plus généralement écho aux pratiques des régimes totalitaires. Cette définition de cette pratique comme « camp de concentration » tire par ailleurs son origine de la guerre d’indépendance cubaine en 1897 ou les Espagnols ont eu l’idée de « concentrer » les populations civiles afin d’éviter leurs ralliements à la rébellion. L’usage des camps de concentration lors de la seconde guerre des Boers en Afrique du Sud à la fin du XIXe siècle est aussi à l’origine de cette pratique.

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gestion humanitaire demeure floue, on parle alors de gestion « militaro-humanitaire646 ». Toutefois, cette politique répond à la caractérisation pénale de cette crise migratoire ; c’est une violation de la souveraineté italienne et c’est une violation des frontières italiennes ce qui entraine un trouble à l’ordre public. On peut déjà comprendre que la gestion de rapatriement domine dans ses présupposés, la gestion humanitaire. Le confinement est l’exemple même de la problématisation gouvernementale de cette crise migratoire. Puisque la problématisation de cette crise migratoire vise à élaborer une politique dure vis-à-vis de l’immigration albanaise, peut-on réellement distinguer deux missions à l’intérieur de cette logique sécuritaire ? Au moment du débarquement, la police, l’armée, la Croix-Rouge et les associations sont déjà sur le port. Les associations coopèrent avec la police, l’Amtab et l’armée afin de faire monter les réfugiés dans les bus et de les convoyer dans le stade Della Victoria. Le migrant peut être escorté vers le stade par des bénévoles de la C.R.I647, des policiers et des volontaires648. On peut voir à l’intérieur de ces interactions une collusion entre l’assistance humanitaire et la gestion sécuritaire. Il faut préciser tout même que le traitement réservé aux enfants diffère assez nettement. Au port, une assistance sanitaire, alimentaire et médicale est délivrée aux enfants nécessiteux649. Cela étant, le milieu associatif et le volontariat participent consciemment/ inconsciemment à la logistique de confinement. Les préoccupations gouvernementales au moment des débarquements se concentrent sur deux points majeurs : rapatrier ces Albanais et prémunir l’Italie de futurs débarquements. Rapatrier les Albanais en trois, voire en quatre jours : Vincenzo Scotti fait de l’urgence d’un moment, l’urgence d’une gestion. Cette décision de rapatrier dans un laps de temps record 20.000 Albanais pose problème, l’intensification de l’urgence par les pouvoirs publics est le facteur fondamental de ce chaos humanitaire. De plus, la gestion intérieure de cette crise migratoire s’organise rapidement suivant la qualification de cette crise par le gouvernement et le chef de l’État. La gestion intérieure est fondamentalement basée sur l’opération rapatriement. Alors, existe-t-il une gestion humanitaire intérieure dans les composantes de cette « operazione rinvio », où ne se trouve-t-elle qu’en marge de la gestion publique par les pouvoirs publics ?

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M. Pandolfi, « Moral entrepreneurs, souveraineté mouvante et barbelés : le bio-politique dans les Balkans post-communistes », érudit.org. 647 Ceci fait écho à l’influence du confinement dans la dégradation de l’assurance de la mission humanitaire par le milieu associatif. De fait, le troisième secteur participe à ce confinement et à cette ligne sécuritaire répondant à une violation de la souveraineté nationale. 648 Alba n’a pas su me dire si ces volontaires étaient de simples civils, des membres d’une association ou des policiers en civil, in Entretien avec Alba, le 26 mars 2015. 649 Ibid.

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200 volontaires se sont mobilisés lors de cette crise, 50 ambulances le premier jour, une centaine dans les jours qui suivent650. Une vingtaine d’associations se sont mobilisées651, originaires de Bari, mais aussi de Lecce et Brindisi. L’assesseur à la santé de la région des Pouilles, Tommaso Marroccolì, constitue un centre de coordination652 et sur les bords de la piscine communale s’est organisé le quartier général des secours pour « le front du stade ». Tommaso Marroccolì souligne que le centre de coordination est une des seules choses qui fonctionne lors de cette gestion humanitaire, pourtant, mis à part les hôpitaux, l’armée et les associations, les unités locales sanitaires font défaut tout comme la Protection civile. De fait, on questionne l’absence de la Protection civile tout comme on interroge l’absence du ministère de l’Immigration dans l’élaboration d’une politique publique à l’égard de l’immigration. Ce qui plane au-dessus du gouvernement, c’est sa prise à défaut humanitaire. Les premiers à porter assistance aux Albanais sur le quai de Bari sont des volontaires, allant de la Crosse Rossa, aux volontaires de « La Sanità »653. Paolo Brindicei, médecin officiel de la Croix-Rouge, après sept heures de travail dans le port de Bari, ne comprend pas l’absence des ambulances654, comme il ne comprend pas les vacances du Président du Conseil des ministres, Giulio Andreotti. Umberto Carofiglio, chef des volontaires de La Sanità, fait le parallèle entre l’absence des unités sanitaires locales et l’absence des politiques. Il illustre bien le sentiment d’abandon des volontaires face à la crise migratoire, comme lors des épisodes de Brindisi en mars 1991655. Trente volontaires accompagnés de policiers guident les opérations de maintien de l’ordre sur le port, en demandant aux Albanais de se mettre en ligne afin de faciliter le convoi de ces derniers au stade de la Victoire. Le chaos généralisé amène le Troisième Secteur656 à travailler en coordination avec les forces de l’ordre présentes au moment du débarquement. La gestion humanitaire se trouve alors absorbée par l’opération rapatriement. Toutefois, la transcription médiatique de cette gestion humanitaire intérieure pose des problèmes à l’historien : dans la reconstruction de cette gestion, les informations livrées par la presse demeurent insuffisantes ; ce qui occupe la presse, ce sont les événements d’affrontements, le maintien du confinement, les épisodes sensationnels de cette crise 650

Il Giornale, 12 août, « I militari disertori scampano al rimpatrio ». Ibid. 652 Ibid. 653 La Repubblica, 9 août 1991, « La Battaglia di Bari ». 654 Ibid. 655 Ibid. 656 Le Troisième Secteur représente un ensemble d’organisations civiles et non gouvernementales à but non lucratif. Il intervient dans la sphère publique en comblant, notamment, les carences des interventions gouvernementales, plus largement, des pouvoirs publics. 651

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migratoire. La difficulté est de délimiter l’action de chaque acteur. Cette gestion de crise implique une contradiction à relever. Si l’accès au stade fut impossible pour la police, les soldats, les organisations sanitaires, comment est-il possible que « l’opération rapatriement » s’intensifie du 10 au 12 août657 ? La presse ne relève pas cette contradiction ; le rapatriement s’intensifie et la gestion humanitaire est impossible. Selon les témoignages, nombreux sont les Albanais qui préfèrent quitter ce stade, d’une part à cause de l’accueil italien ; d’autre part à cause de certains Albanais qui s’organisent dans le but de réquisitionner les vivres au centre du stade tout en tyrannisant l’enceinte ; et enfin à cause de la technique du rapatriement volontaire qui leur promet 50.000 lires et une paire de jeans. Repartir en Albanie avec quelques lires en poche et des vêtements neufs ne fut pas pour autant une condition préalable au rapatriement. Beaucoup d’Albanais sont repartis d’Italie sans ce pécule donnantdonnant658. Cette désorganisation fut dans l’ensemble, une situation peu médiatisée. La presse ne médiatise pas les opérations de transfert allant du stade à l’aéroport Palese de Bari ; ou lorsqu’elle les traite, elle voyage à bord du navire et livre un compte rendu émotionnel du trajet, voire à charge contre ces Albanais. Elle concentre ses efforts sur les affrontements qui se tiennent à côté de l’opération rapatriement. Ainsi, il y eut un rapatriement sans affrontement. Les agents de police, les soldats armés de matraque en plastique659, se chargent aussi bien d’escorter ces Albanais vers les transports qui les ramènent chez eux que de distribuer de l’eau à ces mêmes Albanais. Mais ils courent après les fugueurs et affrontent certains résistants qui, du haut du stade, lancent objets, pierres, radiateurs. L’armée avait donc la matraque dans une main et une bouteille d’eau dans l’autre. Selon les chiffres fournis par le ministère de l’Intérieur660, les effectifs participants à « l’opération rapatriement » comprennent 2.000 agents de police, 1.200 carabiniers, 130 hommes de la Guardia di Finanza661 et 650 soldats662 selon La Stampa. Les opérations ne mobilisent que les services dépendant du ministère de l’Intérieur comme ceux du capo della polizia ou du direttore generale della pubblica sicurezza663, et du ministère de la Défense. De fait, la qualification de cette crise migratoire comme « problème d’ordre public » ne permet

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Les fuites des Albanais confinés dans le stade ont permis à la gestion de rapatriement de s’intensifier. Il y avait aussi beaucoup d’Albanais qui sortaient du stade de leur plein gré, étant donné que la situation dans l’enceinte se dégradait. 658 In Daniele Vicari, La Nave Dolce et Entretien Alba, le 26 mars 2015. 659 La Repubblica, 11 août 1991, « Così si è spezzato il sogno italiano ». 660 La Stampa, 11 août 1991, « Un militare ogni due profughi », et Il Messaggero, 11 août, « Navi italiane davanti alle coste albanesi per impedire nuove invasioni ». 661 150 hommes de la Guardia di Finanza selon Il Messaggero. 662 Plus d’un millier selon Il Messaggero. 663 Le chef de la police est aussi directeur général de la sécurité publique.

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pas à la Protection civile de participer en nombre à la mise en place de « l’opération rapatriement ». D’ailleurs le détail des effectifs de « l’operazione rinvio » nous renseigne sur les effectifs militaires et sécuritaires usités664 et non sur les effectifs de l’unité sanitaire locale ou bien de la Protection civile665. La situation à l’intérieur et à l’extérieur du stade éclate dès la nuit du 8 août et ne cesse pas de se détériorer par la suite. Pour autant, le transfert du port au stade continue le 9 août. Les forces de l’ordre mirent au point des barrages au niveau des entrées du stade en les bloquant avec des remorques de poids lourds pleines de nourritures, des camions de police et plus tard des camionnettes militaires666. Il y eut avec les moyens du bord, une tentative de renforcer l’imperméabilité du stade667. On stigmatise dans cette représentation médiatique les violences albanaises, on parle aussi des réactions policières, usant de gaz lacrymogène afin de dissiper la révolte. Lorsque les fuites, qui varient selon la presse écrite d’une centaine et à « une horde » de 2.000 Albanais668, des cordons de sécurité mêlant des carabiniers, des policiers, des gardes de la Finance et des soldats se mettent en place ; si des Albanais échappent à la vigilance de ces cordons de sécurité, la chasse à l’homme démarre. L’Albanais, dans sa caractérisation médiatique, change alors de statut. Le réfugié du débarquement devient le fugueur du rapatriement, l’irréductible du stade, le désespéré de Bari ou encore « l’Albanais enragé ». La concentration des migrants a donc conditionné leurs statuts, leurs représentations comme leurs réactions. La gestion de ce confinement ne se fit pas sans heurts, et ces affrontements font pleinement partie de cette « délicate » gestion de rapatriement669. Le contrôle doit être total et l’issue, la même pour tous. Le 10 août à l’aube, commence la grande manœuvre militaire de rapatriement. Conjointement à l’occupation des ports par les forces armées italiennes, le Tiepolo est le premier ferry à entrer dans les eaux albanaises et à rapatrier 966 Albanais à Vlorë670. Dans ce même Tiepolo se trouvent les forces de l’ordre, comme lors de tous les convois postérieurs. Des unités militaires italiennes attendent les convoyés sur les quais accompagnés de la police locale albanaise. Selon les témoignages à la sortie de ce premier convoi de renvoi, les Albanais affirment qu’ils seraient restés vingt-quatre heures face à Durrës sans pouvoir 664

La Stampa, 11 août 1991, « Assetto di guerra ». Il Giornale, 13 août 1991, « La Protezione civile si difende : la legge c’impediva d’intervenire ». 666 La Repubblica, 9 août 1991, « La Battaglia di Bari ». 667 Il Corriere della Sera, 10 août 1991, « Contro esodo tra lacrime e insulti », 668 Il Messaggero, 10 août 1991, « Scontri, sparatorie, feriti. Si parla anche di morti alla « Vittoria ». 669 Il Messaggero, 12 août 1991, « A Bari, un’ altra giornata drammatica, quaranta feriti tra le forze dell’ordine ». 670 La Repubblica, 11 août 1991, « Italia, ci tratti come bestie ». 665

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accoster. Comme on l’a dit, la décision de sécuriser les ports fait écho à la difficulté d’engager efficacement ce pont naval de rapatriement. Le rapatriement bien engagé, il reste aux forces de l’ordre, et dans une moindre mesure au gouvernement, la charge de rapatrier les Albanais les plus résistants du stade et du port671. Le confinement, cette méthode qui vise à concentrer toute une population ciblée dans un lieu clos, complique le bon déroulement des opérations. Parisi, chef de la police, dut traiter avec les migrants encore présents672, les « irréductibles », les « déserteurs », les agents de la Sigurimi673, les criminels et autres bandits. La solution privilégiée fut celle de fragmenter les groupes résistants au rapatriement en les dispersant dans 9 régions674. Préalablement à cette dispersion, « l’operazione latte-miele » porte ses fruits, y compris sur les « irréductibles675 ». Étant donné les violences dans le virage nord du stade, la difficulté pour les forces de l’ordre est de sortir ces Albanais du lieu où l’État les avait amenés. 50.000 lire, des jeans, la tactique fut ce qu’elle fut676, et fait écho à la stratégie du rapatriement volontaire de mars 1991 contre une poignée de lire. Toujours est-il que les « irriducibili » sont irréductibles, car ils ne veulent pas de conciliation de ce genre. Les tractations avancent, et il est décidé de leur promettre le séjour en Italie le temps d’identifier leur demande d’asile : parmi eux, 450 déserteurs. La stratégie est de fragmenter les deux groupes principaux qui, selon les témoignages des Albanais dans le stade, faisaient la loi. Diviser pour mieux régner, Scotti promet d’ailleurs à ces Albanais d’examiner leurs demandes d’asile politique677 ; cette enquête fut un leurre678, une technique machiavélienne selon la presse et les organisations internationales, afin d’achever comme il se doit, ce rapatriement total679. La gestion des affrontements à Bari pose de nombreux problèmes aux forces de l’ordre et au gouvernement. Parisi envisage même de

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Il Messaggero, 12 août 1991, « L’ultima violenza dei disperati ». La Repubblica, 14 août 1991, « Parisi « gli irriducibili restino, poì si vedrà » ». 673 La Sigurimi était la police politique d’Enver Hoxha. 674 260 irriducibili envoyés dans le Piémont, 200 en Lombardie, 100 dans le Frioule, 100, en Ligurie, 100 en Vénétie, 100 en Émilie Romagne, 100 en Toscane, 110 en Campagnie. En totalité, 1070 Albanais sont répartis dans toute l’Italie. 800 sont encore dans les Pouilles et pourrait être répartis selon la presse entre les Abruzzes, la Molise, l’Ombrie et le Latium, in La Repubblica, 15 août 1991, « Sparsi in 14 regioni tra caserne e alberghi ». 675 Il Giornale, 14 août 1991, « Esplode il malcontento tra le forze dell’ordine sulle procédure adottate per il rimpatrio dei profughi ». 676 Il Giornale, 13 août 1991, « Così con 50.000 lire ti convince il profugho ». 677 Il Corriere della Sera, 15 août 1991, « Gli irriducibili hanno vinto. Scotti « Restano temporaneamente, valuteremo caso per caso » ». 678 La Repubblica, 17 août 1991, « Nessuna résa e lo dimostrerò ». 679 La Stampa, 18 août 1991, « Ho deciso il 14 ». Vincenzo Scotti dans ce titre qui porte une de ses déclarations, prouve que la décision de garder les « irréductibles » n’était qu’une ruse pour mieux s’en séparer. Le 14 août était déjà acté leur rapatriement. 672

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recourir aux NOCS (nucleo operativo centrale di sicurezza680) qui sont présents sur place. Un dilemme entre la répression de cette résistance et la discussion avec ces « résistants » se pose.

Des  soldats  lançant  des  vivres  aux  Albanais  se  trouvant  à  l’entrée  du  stade  de  Bari,  9/10/11  août,  Anonyme.  

680

La Repubblica, 14 août 1991, « Fermezza e spaghetti è la ricetta di de Scotti ».

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Schéma des dispositifs sécuritaires et humanitaires au stade de Bari681

681

Base du schéma fournie par Vittorio, bénévole de la C.R.I au moment du débarquement du Vlora, in Entretien Vittorio, réalisé le 22 mars 2015 à Bari (Pouilles). (Annexe 10).

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II. 3. 3. Les moyens utilisés : vivres et dysfonctionnement dans la gestion humanitaire

Les vivres n’arrivent qu’au compte-goutte, les premières citernes d’eau ont été fournies par l’agence PAN TRAVEL, ce qui montre l’incapacité pour l’État de répondre à l’urgence humanitaire. La distribution de vivres au port est chaotique, et les informations dans la presse écrite, pas suffisamment détaillées pour véritablement comprendre comment s’est organisée cette gestion alimentaire de la crise682. Le mécontentement des Albanais face au rationnement est tout de même médiatisé683, on impute cela aux groupes d’Albanais qui réquisitionnent la nourriture, mais surtout à la défaillance des autorités publiques. Toujours est-il que la priorité gouvernementale est de rapatrier et de confiner ces migrants. Dès le 9 août, la distribution de vivre dans le stade devient impossible684. La presse parle de la bataille de Bari dès le 9 août, puisque dans la nuit du 8 août, la concentration des Albanais dans le stade avait déjà bien avancé entrainant une résistance spontanée d’Albanais confinés. Tous les articles, de nombreuses images et vidéos font état de la gestion humanitaire désastreuse du gouvernement Italien ce qui provoque de vives réactions dans toute l’Europe685. Le confinement n’ayant pour terrain qu’un lieu unique, le stade, les résistances albanaises rendent difficile, voire impossible, l’accès au stade686. L’approvisionnement en vivre est donc très compliqué, certains volontaires, soldats, agents de police lancent des vivres d’une grue disposée à côté du stade. La situation chaotique à l’arrivée des Albanais entraine certains volontaires à demander secours à l’armée687. La gestion humanitaire intérieure est donc l’objet d’interactions complexes et confuses ; les vivres sont distribués aussi bien par des volontaires escaladant la grue que par l’armée jetant des vivres dans le stade en le survolant à bord d’hélicoptères688.

682

Il Giornale, 12 août 1991, « E solo i volontari sfamano i disperati dello stadio ». La Stampa, 11 août 1991, « Almeno a Tirana avevo da mangiare ». 684 La Repubblica, 10 août 1991, « L’inferno chiamato Bari ». 685 Il Giornale, 13 août 1991, « « Italiani brutali » Dall’Europa, un coro di critiche ». 686 Il Corriere della Sera, 9 août 1991, « Diecimila in rivolta Nello stadio lager ». 687 La Repubblica, 9 août 1991, « La Battaglia di Bari ». 688 La Repubblica, 10 août 1991, « L’inferno chiamato Bari ». 683

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Enfin, les organisations extra – gouvernementales ne peuvent subvenir, dans l’immédiat, au besoin de la population albanaise en Albanie. L’Italie prend sa part de responsabilité en voulant assumer l’aide humanitaire immédiate ; Martelli souligne le 10 août que L’A.I.M.A689 ne peut s’inscrire dans le processus de récolte alimentaire avant 40 jours690. La gestion publique intérieure illustre bien cette improvisation politique. Cette gestion reste toutefois motivée par des justifications gouvernementales dont on discutera la légitimité plus loin dans le développement. Toujours est-il que cette improvisation politique se couple pourtant à l’élaboration d’une politique migratoire et d’une politique étrangère à l’endroit de l’Albanie. Ce qui caractérise ces événements, c’est l’improvisation intérieure et l’élaboration extérieure. On pourrait critiquer la définition de cette pratique de gouvernement comme une articulation entre une improvisation politique et un processus de rationalisation. Mais au fond, cette improvisation matérielle, structurelle et humaine reste motivée par des justifications gouvernementales bien identifiées, mais aussi par un comportement particulier à l’égard de Tirana. Ce paradoxe entre une improvisation manifeste et une élaboration par étape n’en est pas vraiment un puisque c’est bien un processus de rationalisation politique qui entraine aussi bien cette improvisation, mais aussi l’élaboration d’une politique migratoire qui dépasse l’urgence factuelle de cette immigration albanaise.

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« Azienda per gli Interventi nel Mercato Agricolo ». Claudio Martelli, lors de sa conférence de presse le 10 août 1991, insiste sur l’urgence d’une aide alimentaire et économique vers l’Albanie. Une aide extraordinaire octroyée par l’État italien à l’Albanie fait ainsi partie intégrante des 4 directives fondamentales de la politique publique italienne à l’endroit de l’immigration albanaise. 690

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Chapitre III : De la politique intérieure à la politique étrangère : l’Italie, l’Albanie et l’Europe Le prétexte de la violation de la souveraineté nationale amène l’Italie à élaborer une politique extérieure agressive à l’égard de l’Albanie. Cette politique migratoire se manifeste par une communication ministérielle décrédibilisant les autorités albanaises. Au fond, la politique migratoire italienne se concentre sur le pays d’immigration, l’Albanie, et ne prend que peu en considération les migrants sur son territoire. Ces pressions gouvernementales sur les autorités albanaises influent sur la ligne dure italienne qui se finalise par une politique particulière sur le moyen terme.

III. 1. Les pressions du gouvernement italien sur l’Albanie Le début de l’opération rapatriement donne lieu à des déclarations assez dures à l’encontre de Tirana. Claudio Vitalone déclare, à propos de la difficulté pour les navires italiens de rapatrier les Albanais dans les ports, que la responsabilité de Tirana à ce propos est évidente691. L’État italien, on l’a bien compris, hausse le ton face à Tirana692, mais cette mauvaise évaluation de la situation en Albanie influe aussi sur la politique extérieure agressive693 ou du moins cette politique extérieure conditionne ce ton peu adapté à la situation albanaise. Ce manque de communication entre l’équipe ministérielle change la donne et les rapports bilatéraux entre Rome et Tirana. rumeur d’une migration pilotée par Tirana

694

Parallèlement à cette mission diplomatique, la est relayée par la presse ; Vincenzo Scotti est le

ministre qui relaie le plus systématiquement l’importance du rôle de Tirana dans cette migration soudaine695. Tirana aurait encouragé les Albanais à fuir l’Italie pour obtenir un appui transnational plus important. 691

La Stampa, 10 août, « Vitalone « Tirana ci prende in giro » ». La Stampa, 12 août 1991, « Il dovere della voce grossa ». 693 Suite à la réunion du 10 août sous la présidence de Martelli, Claudio Vitalone pressera Tirana, dans une déclaration publique, à répondre rapidement et positivement aux exigences italiennes. 694 Il Corriere della Sera, 9 août 1991, « In diecimila a Bari, sbarcano dal « Vlora », forse é una migrazione pilotata da Tirana ». 695 Ces accusations infondées stimulent cette politique agressive. La presse italienne titre pourtant sur les heurts dans le port de Durrës entre l’armée albanaise et les Albanais désireux de s’en aller. Ces heurts font un mort. Ainsi, le gouvernement albanais ne stimule pas cette immigration par un laxisme volontaire. La fragilité de cet 692

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À charge d’exemple, V. Scotti voit la main de Tirana dans l’appel d’une radio pirate albanaise à immigrer en Italie. De fait, l’Italie ne traite pas avec l’Albanie à égalité, la défaillance de l’autorité albanaise est pointée du doigt. La gestion interministérielle prévaut donc sur la gestion bilatérale entre les deux pays. On peut supposer que la gestion interministérielle, la caractérisation de cette migration comme « problème d’ordre public », le choix du rapatriement et de la militarisation des ports de l’Adriatique conditionne les rapports diplomatiques entre l’Italie et l’Albanie et les interactions entre ces deux États. Claudio Vitalone annonce le 9 août le renforcement des structures de l’ambassade en Albanie et par conséquent une pénétration des autorités italiennes en Albanie696 qui préfigure l’action ou du moins la surveillance des autorités italiennes sur les autorités en place à Tirana. Les déclarations de Vitalone vont d’ailleurs plus loin : L’État albanais n’existe quasiment plus ; les politiques albanais rencontrés par Vitalone ont les mêmes difficultés à vivre que « les désespérés697 » de Bari. Dès le début de la crise migratoire, les ministres italiens communiquent sur la défaillance de l’État albanais et sur les risques que cet État fait peser sur « l’operazione rimpatrio ». Le 9 août, Vitalone va plus loin dans ses déclarations ; Tirana ne facilite pas le rapatriement, l’État empêche nos navires de rapatrier les exilés698. Le recours à l’occupation maritime des côtes albanaises est à l’ordre du jour dès l’arrivée du Vlora à Bari. Les récriminations envers Tirana s’intensifient entre le 9 et le 10 août, moment qui amène le régiment San Marco699 à débarquer aux abords de la base navale et sous-marine de Porto Palermo que Tirana met à disposition des autorités italiennes. Après la décision de débarquer sur les côtes albanaises et « l’aval » de Tirana, qui, il faut bien le dire, n’avait pas vraiment le choix, Martelli se montre plus prudent que ses collègues ministres sur la responsabilité du gouvernement albanais dans cet exode700 et soulève un autre dysfonctionnement cette fois-ci dans les interactions interministérielles, mais aussi bilatérales. Il souligne que le gouvernement albanais fait usage de son armée, afin de reprendre le contrôle dans certains État et donc son incapacité à gérer l’instabilité dans les ports est bien plus fidèle à la réelle implication du gouvernement albanais dans cette crise migratoire. 696 La Repubblica, 10 août 1991, « Ma lo stato va in ferie ». 697 « I disperati ». Les adjectifs qui qualifient les Albanais sont nombreux ; du réfugié, après la mise en garde Vincenzo Scotti sur le véritable statut de ces Albanais, on passe aux désespérés. 698 Claudio Vitalone, « Blocca le nostre navi che riportano gli esuli a casa » in La Stampa, 10 août 1991, « « Tirana ci prende in giro » ». 699 Unité militaire dépendant de la Marine et force de débarquement italienne stationné à Brindisi, in www.Marina.difesa.it , « Ricostituito nel 1965 (F.O.M. nr.73 del 12 settembre1964), il Battaglione San Marco viene inizialmente stanziato a Taranto, presso i Baraccamenti Cugini, da dove nel 1972 si trasferisce nella Stazione Navale di Brindisi. Il Reparto ha fatto parte della 3^ Divisione Navale, di base a Brindisi, che raggruppava tutta la componente anfibia della Marina Militare ». 700 Vincenzo Scotti, Margherita Boniver et Claudio Vitalone sont les agents gouvernementaux les plus virulents à l’égard de Tirana.

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ports albanais701. La situation est confuse selon lui, et oblige l’équipe ministérielle à prendre pour argent comptant les déclarations des officiels albanais. Claudio Martelli lors de la conférence de presse du 10 août, affirme qu’il ne voit pas dans cette immigration « éruptive » la main de Tirana. Toutefois, la pression sur le gouvernement albanais est indéniable, l’ultime déclaration de Claudio Vitalone est significative : « Nous voulons une réponse dans les plus brefs délais et sans histoire702 ». La fermeté du gouvernement italien s’applique aussi envers Tirana et ses autorités, même si l’on parle d’une coopération inédite entre les forces armées albanaises et les forces armées italiennes, il est clair que « l’ingérence italienne » est le fruit de la volonté de son gouvernement plus que du bon vouloir albanais. L’action combinée implique davantage une combinaison ministérielle qu’une gestion bilatérale entre l’Italie et l’Albanie. Le ministère des Affaires étrangères organise le terrain, prépare « l’opération rapatriement » et jauge la situation en Albanie ce qui permet l’élaboration d’une gestion publique combinée. Le rôle de la diplomatie dans la gestion de rapatriement est donc fondamental, c’est elle qui contrecarre la gestion bilatérale de cette crise migratoire en désavouant Tirana et sa capacité à gérer ses côtes et ses ports tout en définissant les autorités albanaises comme responsables de cette hémorragie migratoire.

III. 2. Les « irréductibles » : symbole de la ligne politique italienne à l’égard de Tirana La gestion des « irréductibles » illustre assez bien la ligne politique italienne à l’endroit de l’Albanie. Vincenzo Scotti accepte de traiter la demande d’asile des déserteurs ce qui remet en question la ligne dure du rapatriement. L’État albanais n’est plus crédible, et ce revirement dans la gestion des « irréductibles » symbolise bien la ligne extérieure ambiguë de l’Italie. Aider l’Albanie en coopérant avec sa prétendue marine, vanter la démocratisation albanaise tout en doutant de sa capacité à juger équitablement les déserteurs. Même si Vincenzo Scotti appelle à distinguer les réfugiés d’ordre économique, ici les Albanais, des réfugiés politiques, au moment de la répartition dans neuf régions italiennes des résistants du stade de Bari, il remet en question l’État de droit albanais ce qui agacera Ramiz Alia, le président albanais. On comprend bien la tactique de Scotti, puisque, comme on l’a vu, il ne songe pas un seul instant, à garder ces Albanais sur le territoire national. Toutefois, la réaction du gouvernement 701

Il Corriere della Sera, 9 août 1991, « Tirana schiera l’esercito, due morti a Durazzo ». Claudio Vitalone, « Vogliamo una risposta in tempi brevissimi, non storici », in La Repubblica, 11 août 1991, « Scatta l’operazione « blocco di porti » ». 702

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albanais montre bien que cette gestion extérieure ne fut qu’unilatérale, les multiples visites des officiels italiens703annoncent la ligne dure d’ingérence aux autorités albanaises. Le manque de considération de Rome à l’égard des autorités albanaises saute aux yeux. Ainsi, les interactions ministérielles et leurs dysfonctionnements influent sur la coopération bilatérale, on parle même dans tous les quotidiens étudiés, de blitz italien en Albanie. On sait que le blitz en Italie s’apparente à une opération de police ; l’Italie étend son blitz intérieur au territoire albanais. Le rapatriement des « irréductibles » pose aussi un problème humanitaire et juridique ; que sont les déserteurs de l’armée albanaise, répondent-ils à l’article 1 et 2 de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut du réfugié ? La garantie du gouvernement albanais de juger les déserteurs selon le droit international en vigueur et non selon le droit albanais qui prévoyait dans ce cas, la peine de mort pour tout déserteur, ne fut pas explicitée par Ramiz Alia. La pratique « machiavélienne » afin d’atteindre les résistants du stade fut ainsi vivement critiqué par l’ONU et le HCR704. Les « réfugiés » ont cru qu’ils pourraient déposer une demande d’asile selon Sergio Vieria De Mello, directeur des relations extérieures du HCR705. Alors que la visite éclair de De Michelis à Tirana le 18 août n’a pas permis au ministre socialiste d’avoir la garantie de leur impunité. L’Italie dès lors, confirme que ces soldats doivent répondre de leurs désertions pareillement à ce qu’il aurait pu se passer dans un pays de l’Europe démocratique qui respecte le droit international. Le gouvernement italien tient donc un double discours ; sur le plan humanitaire, l’Italie tend à montrer que l’Albanie est un État en voie de démocratisation, l’Italie normalise cet État sur le plan des droits de l’homme tout en l’attaquant sur un prétendu pilotage de la crise migratoire. Ainsi on peut tenter de dénouer ce qui lie la gestion des « irréductibles » et les pratiques de gouvernements tournées vers Tirana ; l’absence de considération envers le droit international, maritime et la convention de Genève. Cette ambiguïté dans les relations entre Rome et Tirana s’efface progressivement au vu de la gestion humanitaire extérieure de l’Italie. Vincenzo Scotti, dans une conférence de presse le 13 août, fait part de son ressenti sur cette crise migratoire : il comprend enfin le problème, qui n’est pas le fruit d’un complot de l’État Albanais, mais d’une situation d’instabilité totale706. Il énonce les deux grandes lignes politiques qui sont selon lui, le rapatriement avec comme 703

De Michelis se rend à Tirana le 12 août à propos de l’aide humanitaire extraordinaire et le 18 août à propos du sort réservé aux déserteurs. Francesco Cossiga se rend lui, le 13 août à Tirana, afin de rassurer les autorités albanaises à propos d’une immédiate arrivée d’une aide alimentaire. 704 La Repubblica, 20 août 1991, « L’ONU boccia l’Italia ». 705 Ibid. 706 La Repubblica, 14 août 1991, « Fermezza e spaghetti è la ricette di Scotti ».

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condition l’envoi d’une aide extraordinaire de coopération à la reprise et au développement707. On pourrait aussi bien ce 13 août 1991, retourner la formule de Scotti : l’aide humanitaire à condition d’un rapatriement total puisque le rapatriement fut la condition préalable à une gestion humanitaire extérieure. Une fois le transfert des « irréductibles » entamé, les agents des forces de l’ordre critiquent la décision du chef de la Police et du ministre de l’Intérieur d’accueillir le temps de l’enquête ces « irriducibili 708 ». Après six jours de long travail pour les forces de l’ordre, ils font part de leur mécontentement : ces Albanais méritent, selon le syndicat de police Lisipo (Libero sindacato di polizia), un autre traitement. L’État se compromet, ce qui demeure intéressant du point de vue de la police, la liberté de ces Albanais offense les agents qui étaient sur place. Ils montrent comment le statut des « irréductibles » a changé en l’espace d’une journée : du bandit/criminel, ils deviennent des réfugiés. Le syndicat de police y voit une manœuvre de Tirana, pourtant tout laisse à penser que Tirana est irritée par la décision du gouvernement d’examiner les demandes d’asile709 puisque ces enquêtes remettent en question l’ouverture démocratique en Albanie. Cette réaction du syndicat de police illustre assez bien la perception du gouvernement italien à l’endroit de l’Albanie tout comme ce que doit être « l’État » dans de pareils moments ; on peut aussi dire que la communication des autorités italiennes a contaminé les forces de l’ordre.

III. 3. La gestion militaro-humanitaire : la crise comme laboratoire du contrôle des migrations.

Si l’on se fie au slogan de campagne de V. Scotti « Italy for Albania710 », il est clair que la gestion publique italienne n’apparaît pas aussi unilatérale. Et pourtant, on comprend bien que cette gestion de contrôle des migrations a l’objectif principal de protéger les frontières italiennes et de répondre au prétexte de « violation de la souveraineté italienne » par une gestion offensive qu’on pourrait tout autant qualifier de violation de la souveraineté albanaise. 707

Ibid. La Repubblica, 15 août 1991, « Le accuse degli agenti « Lo stato si e arreso ». 709 La Repubblica, 15 août 1991, « Tirana irritata ma gli accordi erano diversi ». 710 La Repubblica, 14 août 1991, « Fermezza e spaghetti… ». 708

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Cela étant, la gestion humanitaire se trouve caractérisée par la prédominance de « l’operazione rinvio » et par l’usage des forces armées, pour cela, le terme de gestion « militaro-humanitaire » convient à réunir l’ensemble des opérations italiennes d’urgence et à définir la politique publique italienne à l’œuvre lors de ce mois d’août 1991. L’influence de l’opération rapatriement sur la gestion humanitaire saute aux yeux. Les opérations militaires liants l’aide humanitaire extraordinaire, l’endiguement et le rapatriement vers l’Albanie sont sur d’autres points, tout aussi éclairants. Les dires de V. Scotti n’éclairent pas, en définitive, le processus de l’élaboration politique. Cette élaboration politique comprend une opération rapatriement qui représente la solution à court terme et l’occupation des eaux territoriales albanaises et de quelques ports stratégiques. Les ministères de l’Intérieur, des Affaires étrangères et de la Défense pilotent, par étape, la construction de ces opérations. La visite de Claudio Vitalone qui avait pour vocation de renforcer l’ambassade italienne à Tirana pourrait être perçue comme le premier pan de cette politique extérieure ; prendre pied en Albanie et jauger la situation et l’état des autorités de ce pays. La réunion Martelli annonce la seconde étape de cette politique publique en occupant les eaux territoriales albanaises et les ports dits « à risques ». En voulant prévenir l’arrivée d’autres Albanais et assurer la bonne conduite du rapatriement en sécurisant certaines zones en Albanie, l’aide humanitaire extraordinaire se retrouve au centre de cette manœuvre politique. L’expression étrangère de ces opérations rapatriement/endiguement conditionne donc l’aide extraordinaire et sa mise en pratique. Cette ingérence, « à la limite du droit international » comme le souligne Martelli, se trouve être la condition préalable au déploiement d’une aide humanitaire extraordinaire. Dans sa mise en pratique, elle devient un pan de la politique d’endiguement en rentrant dans les champs d’action de l’armée. Plus encore que lors de la gestion intérieure du fait cette fois, d’une organisation extérieure plus convaincante, l’armée mène trois opérations sur le front extérieur de cette crise migratoire : une qui vise à bloquer toute tentative d’immigrer par voie maritime, une autre qui vise à sécuriser les zones de rapatriement et enfin celle de mener à bien le transit des vivres et des diverses aides du plan De Michelis. Ainsi, cette gestion militaro-humanitaire concentre en elle tous les champs d’interventions gouvernementaux. La construction de cette politique publique s’est faite au-devant des problèmes rencontrés, problèmes qui compliquent, comme on l’a vu, la mise en pratique du premier choix du gouvernement, de ce changement de ligne, le rapatriement. Le rapatriement est donc à l’origine de cette élaboration politique. À l’origine de cette « gestion militarohumanitaire », il y a donc les cadres pratiques de l’opération rapatriement et de l’opération 151

endiguement. Au-delà, ces deux pans de la ligne dure italienne illustrent aussi bien les relations entre l’Italie et l’Albanie. Ce qui permet l’occupation des eaux territoriales albanaises, ce n’est pas l’accord tacite de Tirana, mais bien la crise migratoire et le passé des deux pays. L’Italie, même lors de l’Albanie d’Hoxha, fut le 2e exportateur en Albanie. L’Albanie fut aussi, comme l’a vu, sous le protectorat italien puis envahit par l’Italie fasciste711. Par le traité de Paris du 10 février 1947, l’Italie abandonnait toutes revendications sur ces conquêtes fascistes, et ainsi sur l’Albanie. Avec l’article 27 de ce traité de paix712, elle s’engage à respecter l’indépendance et la souveraineté de l’Albanie. La gestion militaro-humanitaire et l’opération Pellicano qui en résulte bafouent ce traité. L’Italie renoue-t-elle avec une domination en son ancienne zone influence ?

L’ouverture albanaise le permet et le futur de cette recherche vise aussi à

approfondir ces relations. Les multiples déclarations des ministres alors en exercice symbolisent assez bien la situation confuse qui règne dans les relations entre ces deux pays. L’Albanie est décrédibilisée, accusée de piloter l’exode dans l’optique d’une aide économique plus importante. L’Italie joue sur la friabilité de l’État albanais, sur son implication dans la crise migratoire, pour avancer ses pions. L’élaboration d’une politique publique lors de cette crise migratoire se manifeste surtout par son action extérieure, puisque comme on l’a vu, le manque absolu de structure d’accueil et d’une réponse adéquate à cette arrivée empêche toute élaboration politique intérieure. Dès le 8 août, les ministres italiens tirent à boulets rouges sur Tirana. On voit émerger l’idée d’une faillite étatique en Albanie et paradoxalement celle d’un pilotage de l’exode par Tirana. La représentation confuse de l’Albanie dans les déclarations ministérielles est normée à partir de l’annonce par Claudio Martelli des quatre directives fondamentales de cette politique publique. Au fond, les déclarations de Martelli à l’égard de Tirana calment le jeu, mais on comprend bien que la politique extérieure de l’Italie se durcit, l’aide humanitaire est invoquée sur la forme et non sur le fond. Le 12 août, De Michelis se rend à Tirana. Le plan De Michelis prévoit une aide extraordinaire de 700 milliards de lires allant jusqu’à juin 1992713. Le titre de La Repubblica du 13 août fait référence au passé de l’impérialisme italien en Albanie, mais aussi aux dires d’Andreotti à propos de l’adoption par des Italiens de familles albanaises714. Andreotti, lors de 711

H. Stark, op.cit. Article 27, partie II, section VI in, URL : www.cvce.eu. Ce site contient l’intégralité du traité de Paris de 1947. 713 La Repubblica, 13 août, « Così Roma ha adottato l’Albania ». 714 La Repubblica, 8 mars, « Andreotti inventa l’adozione di massa ». 712

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la crise migratoire de mars 1991, laissait entendre que l’Italie devrait aller plus loin que l’assistance humanitaire qui ne suffira pas à endiguer cette crise migratoire. L’adoption de l’Albanie sous-entend donc le passif italien en Albanie : le protectorat et dans une moindre mesure l’annexion mussolinienne. Selon De Michelis, il n’y a pas de protectorat, et si l’opinion publique perçoit dans cette gestion une violation de la souveraineté albanaise, cela risquerait d’affecter les politiques humanitaires onéreuses de l’Italie. Le problème est donc le suivant : De Michelis met en balance l’aide humanitaire si la gestion extérieure de l’Italie devient le symbole d’une annexion militaro-humanitaire de l’Albanie. Il demande à la classe politique et à l’opinion publique de ne pas poser le « problème albanais » comme un « problème italien715 ». Toujours est-il que le problème albanais est aussi Italien, « Il plano De Michelis » l’atteste. 30 milliards de lires716 par mois sont délivrés par l’Italie pour assurer l’alimentation de 3 millions d’Albanais. Les informations dans la presse sont parfois contradictoires ce qui montre l’improvisation numérique de ce plan, on sait par ailleurs que les aides italiennes suite aux épisodes de mars 1991 n’ont pas honoré les engagements pris par le gouvernement italien. Ainsi, les autorités de Tirana se chargent d’établir la liste des produits nécessaires. Les différents montants s’interpénètrent, et il est difficile d’y voir clair. Selon De Michelis, la CEE se chargera de prendre le relai en approvisionnant l’Albanie en vivre (300 milliards de lire jusqu’à juin 1992) et en matière première (400 milliards de lire jusqu’à juin 1992717 tout en appelant à l’aide les organisations internationales, comme la CEE, l’OCDE, le FMI et la Banque Mondiale. La coopération européenne qui était l’ultime front des quatre directives italiennes se calque donc aux chiffres prévisionnels de l’aide humanitaire italienne. Or, les chiffres de l’aide humanitaire italienne demeurent flous selon les journaux, La Stampa titre le 13 août sur une aide de 180 milliards de lire sur trois mois718, l’article de La Repubblica du même jour table sur une aide pour les besoins les plus immédiats de 150 milliards de lire, tandis que Il Corriere della Sera fait état d’une aide alimentaire de 90 milliards719. Pour exemple, il est question d’une aide pour les besoins les plus immédiats de 150 milliards de lire, ce qui représente pour chaque Albanais, 50.000 lires. Il y eut une aide pour août 1991 presque aussi importante que pour les 3 mois suivants. Selon les dires de Claudio Vitalone, l’aide italienne permet à un Albanais de consommer par mois 10.000 lire de

715

La Repubblica, 13 août, « Così Roma ha adottato l’Albania ». 1 milliard de lires équivalent à environ 520.000 euros. 717 La Repubblica, 13 août 1991, « Così Roma ha adottato l’Albania ». 718 La Stampa, 13 août 1991, « De Michelis offre aiuti a Tirana ». 719 Il Corriere della Sera, 13 août 1991, « De Michelis a Tirana, 90 miliardi di cibo in 3 mesi, materie prime e Stampa dei libri scolastici ». 716

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vivre720, ce qui correspond à l’aide alimentaire italienne de 30 milliards de lire par mois. De fait, la presse confond l’aide alimentaire et l’aide en matière première. Les 180 milliards sur trois mois de La Stampa correspondent à l’aide humanitaire (30 milliards) et à l’aide en matière première (30 milliards) sur trois mois, ce qui représente bien 180 milliards de lires. On peut se demander où se situe l’aide de La Farnesina, qui évoque un ajout de 60 milliards de lire, probablement à l’aide immédiate, mais cette aide n’est pas explicitée dans la presse. Enfin, l’Italie s’engage à imprimer des manuels scolaires afin de remplacer les ouvrages du régime communiste721. Sans exagérer, cette impression de manuels scolaires évoque l’emprise de la culture italienne sur la société albanaise qui se manifeste sous le protectorat puis sous l’annexion mussolinienne722. L’italien qui fut interdit dans les écoles communistes sous Hoxha, on le sait, mais restait très pratiqué en Albanie. Même si la réception de la télévision italienne en Albanie a relancé cette pratique, la langue italienne fait partie intégrante de l’histoire linguistique albanaise. L’impression de manuels scolaires rentre dans le cadre de l’influence culturelle de l’Italie sur l’Albanie, mais reste à approfondir. Il est intéressant de relever que les relations italo-albanaises, après un intermède de 45 ans, se rouvrent sous l’influence du passé ; sans lier la fascisation de la société albanaise à l’impression de manuels scolaires, l’empreinte de cette influence culturelle tend à faire de cette politique extérieure, le marqueur d’une continuité impérialiste de l’Italie en Albanie. Le premier avion chargé d’aide alimentaire arrive à Tirana le 13 août à 18h723. Les cargaisons humanitaires passent aussi par l’équivalent marin d’un pont aérien pour une livraison plus rapide. Dans les ports de Vlorë et Durrës, les militaires italiens en tenue civile assurent le stockage des marchandises et organisent l’envoi dans les magasins d’État. Parallèlement à cette gestion militaro-humanitaire, De Michelis réaffirme lors de ce plan, la volonté italienne de contrôler les ports et les eaux albanaises. Il insiste sur la coopération des deux marines ce qui est osé puisque la Marine albanaise n’existe pas n’ayant pas de navires. Ainsi, ce sont des patrouilles italiennes qui veillent à la sécurisation des eaux territoriales albanaises assistées à bord par la police locale724. Il est explicité dans certains articles que l’occupation des eaux albanaises et de ses ports ne prend pas fin au terme du rapatriement, la gestion militaro-humanitaire exclusivement italienne qui s’étale jusqu’à la fin de novembre

720

La Repubblica, 14 août 1991, « Fermezza e spaghetti è la ricette di Scotti ». Il Corriere della Sera, 13 août 1991, « De Michelis a Tirana… ». 722 Dans le cadre de l’annexion mussolinienne, il est davantage question de l’emprise de l’idéologie fasciste et de la fascisation de la société albanaise. 723 La Repubblica, 14 août 1991, « Fermezza e spaghetti… ». 724 La Repubblica, 13 août 1991, « Così Roma ha adottato l’Albania ». 721

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1991, en théorie725, implique donc une occupation continue du littoral albanais726. Cette limite à la souveraineté albanaise rentre en résonnance, selon plusieurs titres, avec les protectorats de l’époque coloniale727, toujours est-il que l’Italie prolonge son opération « endiguement » à l’intérieur de la gestion militaro-humanitaire. La politique militaro-humanitaire de l’Italie l’amène à poursuivre ces opérations de « sécurisation » des eaux albanaises, on peut ainsi affirmer qu’il existe l’élaboration d’une politique publique lors de cette crise migratoire, audelà de la gestion d’urgence, se manifestant avant tout par cette gestion militaro-humanitaire et cet endiguement, qui survivent à l’urgence albanaise comme « gestion préventive » à de futures crises migratoires. Il est clair que l’endiguement est une stratégie qui accompagne l’opération rapatriement avec une visée à moyen terme d’enrayer l’immigration albanaise qui croissait en 1991. De Michelis affirme que « l’operazione rimpatrio » a montré le niveau d’efficacité de l’État italien, il la compare même à la gestion israélienne lors de l’exode des Falashas d’Éthiopie728. L’apparente union lors de la réunion Martelli n’efface pas pour autant les multiples dysfonctionnements soulevés à l’intérieur même des pratiques gouvernementales italiennes et les innombrables critiques, de la classe politique, des citoyens italiens, du milieu associatif et des organisations internationales à l’égard de cette gestion.

III. 4.

Impact de la ligne dure et de sa médiatisation sur le sort et la

représentation des Albanais L’étude de ces pratiques gouvernementales et de l’élaboration politique qui en découle, nécessite la distinction entre le déroulement des événements, l’analyse des pratiques gouvernementales et les effets représentatifs qu’ils entrainent. Août 1991 est un moment à penser en action comme en puissance. Les pratiques gouvernementales d’août 1991 entrainent la production de symboliques, de représentations. Les Albanais sont les premiers à pâtir de ces pratiques gouvernementales. D’abord, la pleine implication des forces armées entraine la production d’une représentation tronquée des événements ou du moins, chargée de symboles. Le champ lexical de la guerre 725

En vérité, l’Operazione Pellicano dépassera les délais fixés lors de l’annonce du plan De Michelis tout comme, par conséquent, l’occupation des ports albanais. Cf : table des matières, partie III : une gestion d’exception normative. 726 Ibid. 727 ibid. 728 La référence à « l’opération Moïse » menée par le Mossad entre 1984 et 1985 peut paraître étrange puisqu’Israël aida les Falashas à rejoindre l’État juif, ce ne fut pas une opération de rapatriement vers l’Éthiopie. La comparaison se situe donc au niveau de l’efficacité du rapatriement.

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fut très présent lors de la retranscription médiatique de cette crise migratoire729, certains articles questionnaient cette représentation de la ligne politique italienne avec l’article du Corriere della Sera « Nous ne sommes pas en guerre730 » ou encore l’article de La Stampa « qui est assiégé ?731 ». La gestion militaro-humanitaire est productrice de représentations négatives à l’endroit des Albanais. Les pratiques et appréhensions gouvernementales infléchissent sur la médiatisation de ces événements. Le champ lexical de la guerre, très présent au moment de ces épisodes, pourrait faire l’objet d’une étude fine ; il ouvre un axe de recherche qui lie une pratique gouvernementale à sa retranscription publique732. La retranscription de ces événements pose donc de nombreux problèmes. Dès le 10 août, Il Messaggero parle d’Albanais en état de siège733, mais ces Albanais concentrés dans le stade prennent aussi la figure de l’assiégeant, de l’envahisseur. Pourtant, c’est l’option rapatriement qui amène ces Albanais dans le stade de la Victoire. Le renversement de statut de ces Albanais illustre bien la confusion de ces événements dans leurs déroulements comme dans leurs représentations. L’infléchissement de l’isolement sur le statut symbolique des Albanais est, à cet égard, criant. Les Albanais, à défaut de bénéficier d’un véritable statut sur le territoire italien, sont conditionnés par un coffre qualificatif vaste et sémantiquement influencé par les pratiques gouvernementales italiennes. Chaque pas de travers de la part de ces Albanais justifie l’appréciation juridique du gouvernement italien et c’est pourtant cette appréciation qui est, en partie, à l’origine des débordements. Les Albanais ont évidemment mal vécu cet accueil italien. Les premières images de l’arrivée du Vlora montrent des Albanais faisant le V de victoire, ils expriment l’envie de vivre en Italie et l’amour de ce pays résonne dans le quai de Bari aux rythmes des « Viva Italia »734. Malgré l’impossibilité de visionner les archives non digitalisées de la Rai Teche, des vidéos présentes sur internet, émanant en majorité de TV Puglia et les documentaires de Roland Sejko, Anija la nave, et de Daniele Vicari, La nave dolce permettent de mieux saisir ce qu’a été, pour ces Albanais, la ligne dure du gouvernement. En premier lieu, la défaillance humanitaire qui entraine un approvisionnement en vivres compliqué est bien illustrée par les

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Il Giornale, 09 août 1991, « Bari assediata, notte di terrore ». Il Corriere della Sera, 10 août 1991, « Non siamo in guerra ». 731 La Stampa, 11 août 1991, « Chi è assediato ? ». 732 Cet axe de recherche pourrait porter sur l’interpénétration des pratiques gouvernementales et de leurs retranscriptions. À ce titre, les archives audiovisuelles italiennes de la Rai Teche auraient pu apporter une nouvelle dimension à cette étude et surtout approfondir comme il se doit ces questions. Cependant, aucune trace d’archivage de journaux télévisés concernant l’accueil de mars 1991 et les expulsions d’août 1991. 733 Il Messaggero, 10 août 1991, « Ore di tragedia a Bari ». 734 Daniele Vicari, La nave dolce. 730

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témoignages des Albanais présents ce jour-là735. Le ravitaillement par hélicoptère est d’ailleurs perçu comme une offense par les Albanais du stade. Ils ont légitimement le sentiment de ne pas être traités avec dignité. Les techniques de rapatriement produisent des sentiments similaires ; les Albanais sont déplacés sans savoir où ils vont. Ceci illustre parfaitement le chaos organisationnel des mécaniques administratives italiennes et l’emprunte des justifications pénales sur la pratique gouvernementale italienne. Le rapatriement intérieur des Albanais se fit sous la coordination des autorités albanaises. De vieux bus sont réquisitionnés afin de ramener les populations dans leurs localités. Pour autant, ce rapatriement intérieur ne se passe pas sans heurt, on dénombre quelques affrontements dans des « camps d’attente » édifiés en Albanie, ce qui montre bien la difficulté pour les autorités albanaises d’assurer une circulation intérieure efficace736. Parallèlement à ce retour, les Italiens à Tirana craignent des représailles. L’ambassadeur italien à Tirana, Torquato Cardelli craint une invasion de l’ambassade comme en juillet dernier, ou selon les témoignages, 800 personnes avaient envahi l’ambassade737. L’ambassade est donc militarisée, des dizaines de militaires veillent à la sécurité de la diplomatie italienne738. Les pratiques gouvernementales intérieures s’exportent à l’extérieur du territoire où est censée s’exprimer la souveraineté politique italienne. La militarisation du centre d’assistance italien en territoire albanais répond aussi à cette tension qu’a créée la ligne dure entre les Albanais et l’Italie. Et au fond, ces épisodes accentuent encore un peu plus le décalage entre la mémoire collective albanaise d’une part, et la mémoire collective italienne d’autre part739.

III. 5. L’Italie, l’Albanie et l’Europe Dès 1991, on parle de l’ouverture albanaise comme de l’émanation d’un avenir européen pour l’Albanie et comme de la vocation européenne de l’Albanie. Toutefois, l’immigration albanaise en Italie reste comprise comme une immigration illégale, sortant du cadre du futur espace commun de libre circulation dit « Schengen ». Elle arrive à un moment où les pays

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Des groupes albanais, dont font partie des éléments armés, concentrent les vivres au centre du stade. L’alimentation fut donc très précaire, certains Albanais vont même jusqu’à dire que l’on mange plus en Albanie qu’en Italie ce qui montre à quel point, le gouvernement fut pris à défaut sur ces questions. 736 La Repubblica, 18 août 1991, « Il sabato nero degli Albanesi ». 737 La Repubblica, 18 août 1991, « E gli Italiani a Tirana temono la rappresaglia ». 738 Ibid. 739 Luisa Chiodi, Rando Devole, Conflicting memories and mutual representations : Italy and Albania since 1989, Osservatorio Balcani e Caucaso, 21p.

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signataires tendent à harmoniser leurs droits sur l’immigration. L’Europe est donc dans les débats au moment de la crise migratoire d’août 1991, mais toujours dans le cadre d’un contrôle de l’immigration clandestine et d’une surveillance des frontières de l’Europe. La ligne italienne répond comme on l’a vu, aux compétences de contrôles exigées par Schengen. Ainsi cette politique migratoire extérieure comporte en elle une expression européenne, mais aussi, comme on l’a vu, régionale et historique. Cossiga espère résoudre cette crise par une action combinée de la diplomatie, de la CEE, et des forces militaires pour une action d’interdiction des agressions visant sur les côtes italiennes740. Le troisième pan des directives Martelli du 10 août 1991 vise donc naturellement à européaniser la crise. Mais cette troisième ligne demeure, très certainement, celle qui a eu le moins d’impacts sur la gestion immédiate de cette crise741. Pourquoi n’y a-t-il pas d’organisations internationales en mesure d’empêcher les invasions d’un pays à l’autre, se demande Leopoldo de Fabiani, journaliste à La Repubblica. Ici, ce sont les interactions européennes qui sont critiquées, puisqu’inexistantes. Martelli soumet l’idée de surveiller le trafic de l’Adriatique avec des satellites. Cette crise migratoire est donc un laboratoire du contrôle des migrations. Cette idée fait écho à la création ultérieure de Frontex742 en 2004 qui veille sur les frontières de l’UE. La CSCE est absente dans l’élaboration d’une résolution politique à cette crise tout comme la CEE, qui au vu des déclarations de ces États membres, tendent davantage vers une critique de la ligne italienne743. Certes, à partir de décembre 1991, la CEE et les organisations internationales doivent prendre la responsabilité de satisfaire les exigences alimentaires et en matière première, ce qui fut partiellement le cas, puisque le ministère de la Défense communique sur une prise en main par les forces armées italiennes de l’aide alimentaire

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Pour une solution à cette crise, Cossiga déclara « Spero in un’ azione combinata della diplomazia, della CEE, delle forze militari, per un azione di interdizione dell’aggressione alle nostre coste », in La Repubblica, 10 août 1991, « E Scotti difende la « linea dura » ». 741 La Repubblica, 09 août 1991, « L’Europa guarda impotente ». 742 Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures dit Frontières Extérieures : Frontex. Dans l’optique de la politique d’externalisation de l’asile, c’est à dire, délocaliser les camps d’attente à l’extérieur des frontières de l’UE, fut créer en 2004 Frontex. Au-delà, il est question de protéger l’intégrité des frontières européennes. 743 Le rôle de l’Europe dans cette crise migratoire et dans l’élaboration de la politique publique italienne à l’égard de l’immigration est approfondi dans la partie I qui analyse l’influence de l’arrivée des accords Schengen sur la politique italienne en août 1991. La partie III qui approfondit la notion « d’urgence » tend à expliquer pourquoi l’Europe fut absente de cette gestion publique malgré la création de nouveaux mécanismes d’urgence à la réunion de Berlin en juin 1991.

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européenne de mars 1992 à septembre 1993, correspondant à la seconde phase de l’opération Pellicano744. Si on considère que cette gestion publique arrive à un moment où la politique migratoire italienne en est à son état embryonnaire745, la CEE a-t-elle, lors de cette gestion de crise, une influence sur cette urgence ? On l’a compris, cette européanisation avait pour but d’obtenir le soutien de la CEE au plan italien. Parallèlement à cette demande de soutien, le gouvernement multiplie les critiques à l’égard de la CEE746, ce que la presse écrite relaie comme l’impuissance de la CEE face aux crises migratoires747. Hans Dietrich Genscher, ministre allemand des Affaires étrangères et Alois Mock, ministre autrichien des Affaires étrangères soulèvent, au moment de la crise migratoire albanaise, l’inexistence en Europe d’un instrument collectif pour faire face à l’arrivée des réfugiés et promettent une aide économique à l’Albanie748. L’Italie signe l’accord intergouvernemental de Schengen le 14 juin 1985 conjointement avec l’Allemagne, la Belgique, le Luxembourg, les Pays-Bas et enfin la France. Elle y adhère en 1990, mais l’entrée en vigueur des accords Schengen le 26 mars 1995 exclut l’Italie et la Grèce. Deux raisons principales sont responsables de cette éviction : l’Italie ne dispose pas de la protection des données nécessaires pour participer au Système Information Schengen (S.I.S) centralisant toutes les données nécessaires au contrôle des étrangers entrant dans l’espace de libre circulation européen749. L’Italie ne contrôle pas suffisamment bien ses frontières ce qui permet une immigration irrégulière qui irriguerait potentiellement l’espace Schengen750. Selon Evelyne Ritaine « la dimension européenne se manifeste, dès le début des débats publics sur l’immigration, par l’adoption rapide dans les trois langues751, de l’adjectif « extracommunautaire752 » pour désigner l’immigré (…) la présence étrangère y est

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esercito.difesa.it/Attività/MissioniOltremare/MissioniconiReparti/MissioniNazionali/Pagine/PellicanoAlbania. aspx ?status=Conclusa 745 Ce questionnement fait écho à la quatrième partie de ce mémoire : les raisons de l’urgence albanaise. Cette partie interroge l’utilisation de la notion d’« urgence » par le gouvernement italien et les tenants et aboutissants de l’urgence factuelle d’une part, et instrumentée d’autre part. 746 Il Giornale, 15 août 1991, « Per Andreotti è l’intesa CEE che dovrà fare i conti con questa crisi ». 747 Il Giornale, 15 août 1991, « E Strasburgo sta a guardare ». 748 Ibid. 749 Evelyne Ritaine, « Noi e gli altri », l’enjeu migratoire, miroir de la crise politique italienne. », Pôle Sud, n. 11-1999, pp.55-69. 750 Op. cit. 751 E. Ritaine propose une étude comparative de la politisation de la question migratoire entre l’Italie, l’Espagne et le Portugal. 752 Ferruccio Pastore nous informe que le terme « extracommunautaire » fut inséré dans la terminologie juridique italienne dans le cadre de la loi n. 943 de 1986 et qu’il est par la suite rentrer dans le langage commun, in Feruccio Pastore, Anna Dorangricchia, « La genèse du droit de l’immigration en Italie (1986-1998), in Pôle Sud, n.11, 1999, p.91, pp.83-94.

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immédiatement codée comme extra-européenne753 ». Evelyne Ritaine soulève cependant que « la référence européenne n’est que faiblement structurante des débats nationaux (…) il semble y avoir plus incantation européenne que convergence des débats754 ». Lors des événements d’août 1991, on relève assez bien cette incantation à l’aide européenne qui serait censée suppléer l’État–Nation lorsqu’il se trouve être débordé. L’usage de l’adjectif « extracommunautaire » n’apparaît cependant pas, à la lecture des cinq journaux du corpus, ou si peu755, dans la représentation médiatique et politique des migrants, illustrant davantage, le vide juridique qui entoure les Albanais à leurs arrivées en Italie756. Ainsi, dans cette crise migratoire, la « dimension européenne instituée » ne conditionne pas la caractérisation des migrants. Même si les premières dispositions juridiques prises par l’Italie ont eu pour tentatives de s’aligner sur les obligations Schengen757, la dimension européenne ne conditionne pas la qualification des Albanais et ne structure donc pas le débat public. Toutefois, il est clair que les conditions d’accession à l’espace Schengen ont permis l’expression de la ligne dure intérieure du gouvernement italien avec en toile de fond, le rapatriement. La nécessité de prouver aux États membres que l’Italie peut faire face aux immigrations illégales n’est pas étrangère à la ligne politique intérieure du gouvernement italien. La ligne extérieure tranche toutefois avec la composante européenne de cette gestion : comme on l’a vu, le passé impérialiste de l’Italie en Albanie influe davantage sur l’ensemble des mécanismes d’urgence. Ainsi la résolution de « l’urgence albanaise » trouve davantage ses racines dans la politique migratoire particulière à l’endroit de l’Albanie que dans les solutions du présent européen, qui comme on l’a vu, sont inexistantes au moment de cette crise migratoire.

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E. Ritaine, L’Europe du Sud face à l’immigration, pp. 4-5. E. Ritaine, ibid., p.5. 755 Seul Scotti parle d’extracommunautaires et fait ainsi référence aux immigrés de mars 1991. 756 Dans tous les quotidiens étudiés, on parle de réfugiés (profughi), (rifugiati), d’Albanais (ce qui va dans le sens d’une Politique de l’Étranger) ou encore de qualificatifs suivant le cours de leurs actions. 757 La première intervention de l’État en matière d’immigration date de 1986. La genèse du droit sur l’immigration sera approfondie dans la première sous partie de la partie IV. Cf : table des matières. 754

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QUATRIÈME PARTIE

DE L’URGENCE MIGRATOIRE À LA NORMALISATION D’UN RÉGIME D’EXCEPTION : GÉNÉALOGIE JURIDIQUE ET BIPOLARISATION DE LA QUESTION MIGRATOIRE

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L’urgence migratoire : entre politique de l’étranger et politique migratoire ; entre politique intérieure et politique extérieure

L’élaboration de la politique publique italienne de mars à août 1991 se trouve être conditionnée par l’urgence d’une situation donnée. Cette urgence se caractérise d’abord par la nécessité pour le gouvernement italien d’intervenir. On peut légitimement questionner les tenants italiens de ces urgences : peut-on imputer au droit italien, à sa mise en application et à la politique publique italienne des influences dans les conditions factuelles de cette urgence ? Les médias et la classe politique ont d’ailleurs, durant ces événements, politisé758 « l’urgence » en faisant d’elle une composante dominante des enjeux migratoires759. L’Italie devient un pays d’immigration, c’est un fait. Evelyne Ritaine, à juste titre, distingue une « politique de l’Étranger », c’est-à-dire une politique publique à l’endroit de l’étranger qui ne dispose pas d’un aggiornamento juridique en matière d’immigration, d’une « politique migratoire » s’affirmant elle, dans un ensemble juridique complexe. De fait, le statut juridique des nouveaux venus n’est pas encore stabilisé et est sujet à controverse760. En 1991, on comprend bien que la politique publique italienne en matière d’immigration en est à son état embryonnaire. Pour autant, les gestions publiques qui s’étalent de mars à août 1991 participent à l’élaboration d’une gestion de contrôle des migrations. On parle même d’une alternance entre mesures d’urgence et mesures de petits cabotages761. Ces mesures d’urgence caractérisent donc les gestions de mars à août 1991.

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Ici, la politisation revêt un sens sociologique. L’immigration devient un nœud qui catalyse l’impuissance, sur diverses questions, des pouvoirs publics. La politisation de la question migratoire n’implique plus seulement le décodage d’un phénomène social ou la résolution publique de ce phénomène. La politisation de la question migratoire amène à penser ce qui dépasse la question migratoire entrainant la mobilisation d’enjeux plus larges. L’impuissance de l’État sur ces questions symbolise la perte de souveraineté de l’État-Nation. De fait, la question migratoire se trouve être usurpée par des mouvements souverainistes et populistes comme la Lega ou le MSI/AN. La politisation de l’urgence albanaise signifie alors la politisation de l’impuissance étatique. 759 En supposant que cette politisation de l’urgence migratoire entraine aussi un autre effet pervers ; pour cela l’étude de la racine de la notion d’urgence est fondamentale. L’urgence implique globalement un trouble à la sécurité publique ou à l’ordre public. La mobilisation de cette notion à l’intérieur de la question migratoire entraine la mutation de cette question. On passe du décodage d’un phénomène social à l’urgence de résoudre un problème d’ordre public. L’urgence fait passer la question migratoire du prisme social au prisme sécuritaire. 760 Evelyne Ritaine, L’Étranger et le Populiste en Italie : liaisons dangereuses, pp. 29-54, in Evelyne Ritaine (dir.), L’Europe du Sud face à l’immigration, Politique de l’Étranger, Paris, PUF, coll. Sociologie d’aujourd’hui, 2005, 266 p. 761 Cette recherche datant de 1990, elle n’a donc pas pu traité la gestion publique italienne lors de l’immigration albanaise, mais elle s’inscrit dans un mode de gouvernance et dans une analyse des politiques publiques italiennes, In Bruno Dente « le politiche pubbliche in Italia », in Bruno Dente, Le politiche pubbliche in Italia, Bologne, Il Mulino, 1990, pp. 9-50.

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Malgré le durcissement de la ligne politique à l’endroit de l’immigration en août 1991, on peut tenter de dresser des continuités entre mars et août 1991. Ces deux gestions de contrôle des migrations s’inscrivent dans un contexte particulier : celui de l’urgence d’une situation donnée. Aussi, ces deux gestions comportent en elle une politique d’exception. De fait, l’accueil de mars 1991 déroge à la loi Martelli et institue un permis de séjour temporaire aussi dénommé comme étant un « statut spécial ». La gestion de contrôle de mars 1991 est donc une politique d’exception, s’échelonnant au-delà du débarquement du Vlora. La politique publique d’août 1991 tente, elle, de faire respecter la loi Martelli. Elle veut s’inscrire dans l’État de droit, mais par ses acceptions sécuritaires, renverse le prisme dans lequel l’État de droit envisageait la question migratoire. Cette politique publique, de par sa ligne extérieure, déroge au droit international engendrant des mesures « exceptionnelles ». Ces mesures d’urgence sont donc connotées762 et construisent l’attitude de l’État face à l’immigration. Au fond, ce qui sépare ces deux gestions, c’est à dire la svolta dello Stato italiano763, rassemble aussi, dans une approche conceptuelle, ces deux gestions. La gestion d’exception s’applique en mars 1991 comme en août 1991. Sont-elles de l’ordre de la « politique de l’Étranger » ou de la « politique migratoire » ? Selon Abdelmalek Sayad, cette distinction (qui amène à) « réfléchir sur l’immigration, revient au fond à interroger l’État, à interroger ses fondements, à interroger ces mécanismes internes de structuration et de fonctionnement ; et interroger l’État de cette manière , par le biais de l’immigration, revient, en dernière analyse, à « dénaturaliser » pour ainsi dire ce que l’on tient pour « naturel », à « re – historiciser » l’État (…) c’est-à-dire à rappeler les conditions sociales et historiques de sa genèse. (…) L’immigration contraint au dévoilement de l’État, au dévoilement de la manière dont on pense l’État et dont il se pense lui-même, ce que trahit chez lui sa manière propre de penser l’immigration764 ». ». L’arrivée des Albanais se confronte à la genèse de l’État italien et compromet l’idéal de la Nation765, tout comme « la fonction de délimitation de la frontière qui est constitutive de l’État – nation766 ». On peut définir cette gestion publique italienne comme une « politique de l’Étranger », mais aussi comme une 762

Alain Faure, Gilles Polet, Philippe Warin (dir.), La construction de sens dans les politiques publiques, débat autour de la notion de référentiel, Paris, L’Harmattan, 1995, 191 p. 763 En Italie, on considère que le basculement de l’État italien à l’endroit de l’immigration coïncide au moment où l’État italien décide d’expulser les Albanais du Vlora. Ce retournement de l’État italien est un fait. La condition d’un Albanais arrivé en mars de celui d’un Albanais arrivé en août diverge radicalement. Aussi, la perception de ces gestions publiques par les sujets de cette politique est à ce titre très intéressante, in Entretien Lize. 764 Abdelmalek Sayad, La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Le Seuil, Paris, 1999, p.398 in E. Ritaine, op. cit., pp.2-3. 765 E. Ritaine, op. cit, p.3. 766 A. Sayad, op.cit., p.397 in E. Ritaine, op.cit., p.3

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politique migratoire. Malgré ces continuités, des basculements sont aussi perceptibles entre mars et août. L’acception pénale diverge radicalement. L’immigration devient un problème d’ordre public. La gestion publique d’août 1991 s’élabore par étape, elle contribue à faire respecter la loi Martelli et aussi à définir une politique extérieure particulière767 en matière d’immigration. À ce titre, elle participe à l’élaboration d’une diplomatie des migrations internationales, une diplomatie qui n’aura de cesse, après 1991, de s’affirmer768. Cette politique extérieure s’intègre ainsi dans « une régionalisation informelle et dans une coopération intergouvernementale consistant à transférer les modèles mondiaux de gouvernances des migrations à l’échelon régional »769. De fait, une diplomatie italienne des migrations s’affirme en août 1991 s’inscrivant ainsi dans l’élaboration d’une politique migratoire. Sous un prisme plus critique, on comprend bien que la raison de l’État italien dépasse ses frontières afin de se conformer à la résolution du problème exposé par les autorités italiennes : l’immigration albanaise d’août 1991 est une violation de la souveraineté italienne et un problème de sécurité publique. La perte de souveraineté de l’État – Nation italien et du contrôle de ses frontières770 s’exprime alors paradoxalement, par l’exercice à l’extérieur de ses frontières, d’une souveraineté sur un territoire qui ne lui appartient pas. Ou encore, l’expression de l’érosion de la souveraineté nationale italienne se manifeste par une violation de la souveraineté nationale de son voisin, l’Albanie. L’éditorial de Sergio Romano dans La Stampa parle d’une politique Adriatique nulle771 tout comme le fait la classe politique. Le passé commun avec l’Albanie semble prédominer dans la structuration de la gouvernance italienne durant cette crise migratoire. L’Adriatique est une zone d’influence italienne, cette crise migratoire suggère une particularité spécifiquement italienne. Ainsi, cette gestion de 767

Par politique publique particulière en matière d’immigration, on entend l’élaboration d’une politique spécifiquement tournée vers l’immigration albanaise. Comme on l’a vu, cette politique est rendue possible par le passé impérialiste italien et par la situation chaotique régnant en Albanie. 768 Pour Catherine Wihtol de Wenden, « il existe une multiplicité de diplomaties des migrations internationales : celles conduites par les pays d’accueil à l’égard des pays de départ, à travers des accords bi ou multilatéraux destinés à mieux gérer les entrées – mais surtout les retours et les reconductions à la frontière, en échange de politiques de réinsertion, de développement ou de titres de séjour pour les plus diplômés. », in Catherine Wihtol de Wenden, La question migratoire au XXIe siècle. Migrants, réfugiés et relations internationales, Paris, Presses de Sciences-Po, 2013, p. 177. 769 Cette régionalisation informelle, comme le décrit bien C. Wihtol de Wenden, transfère les modèles mondiaux de gouvernance des migrations s’inscrivant dans une préalable mise en place « d’instances internationales de protection des réfugiés (UNHCR : Haut-Commissariat pour les réfugiés des Nations-Unies), des travailleurs étrangers (OIT), des exilés (Comité international pour l’intégration des exilés (CIME) datant la fin de la Première Guerre mondiale jusqu’aux récentes missions du HCR né de la convention de Genève de 1951 et à la naissance de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) ». in op.cit, p.178. 770 Pour C. Wihtol de Wenden, « Les migrations internationales érodent notamment les deux piliers du système international que sont la souveraineté (l’État) et la citoyenneté (la Nation). », in op.cit, p. 15. 771 La Stampa, S. Romano, 9 août 1991, « Politica Adriatica zero ».

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contrôle des migrations en août 1991 répond à deux dimensions : l’une s’inscrivant dans une dimension européenne, car elle comporte en son sein l’expression d’une construction européenne772 engageant aussi une impuissance773 ; l’autre s’inscrivant dans une diplomatie régionale et migratoire « postcoloniale ». Dans un premier temps, nous lierons ces gestions de contrôle des migrations à l’ensemble juridique italien en matière d’immigration. À travers sa genèse juridique et la formation d’un droit sur l’immigration, nous analyserons le basculement progressif de l’acception migratoire en Italie. En somme, nous identifierons ce qui distingue ces deux gestions de contrôle des migrations albanaises à la lumière du droit, mais aussi à travers l’approche de l’utilitarisme de la question migratoire dans le débat public. Dans un second temps, dans une approche plus conceptuelle, nous nous pencherons sur les notions d’exception et d’urgence et ce qu’elles impliquent dans l’élaboration d’une politique publique, ici, en matière d’immigration. Les gestions s’échelonnant de mars à août 1991 portent la continuité de l’urgence : s’inscrivent-elles dans la normalisation d’un régime d’exception ?

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Ferruccio Pastore offre une « définition fonctionnelle de la politique migratoire européenne » comme « régulation et gestion des mouvements de personnes vers et à travers les frontières des États membres de l’UE », in Ferruccio Pastore, « la crise du régime migratoire européen », in Camille Schmoll, Hélène Thiollet, Catherine Withol de Wenden, Migrations en Méditerranée, Paris, CNRS Éditions, 2015, p.53. 773 F. Pastore conceptualise cette définition comme étant « un régime migratoire européen ». F. Pastore y voit des déséquilibres originels et « de fortes asymétries de pouvoir entre les États participants ». La place de l’Italie dans ce « régime migratoire européen » actuel pâtit de ce déséquilibre, Ibid.

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Chapitre I : L’urgence migratoire, généalogie juridique et crispation autour de la question migratoire

Entre mars et août 1991, l’État italien change son fusil d’épaule. Après l’accueil par défaut vient le moment de l’expulsion d’une migration « indésirable ». S’il est clair que des continuités sont perceptibles à l’intérieur de l’échelonnement de ces gestions, le basculement dans l’acception juridique de la question migratoire l’est tout autant. Le basculement de cette acception prend racine dans sa politisation et dans la bipolarité de sa politisation. La question migratoire est-elle une question sociale ou une question de sécurité publique ? Cette politisation relève de plusieurs dimensions qu’il faut décliner pour bien comprendre les particularités de la politisation italienne de la question migratoire. Afin de saisir le contexte de cette politisation et son influence sur la politique italienne, il faut tout d’abord aborder la genèse juridique du droit sur l’immigration en Italie. De là, nous pourrons identifier ce qui permet l’urgence statutaire des migrants albanais, mais aussi ce qui entraine, la bipolarisation de la question migratoire, celle-ci impliquant une critique issue des acteurs nés de la crise politique des années 1992-1994774et par conséquent, identifier les prémisses d’une politisation électoraliste de la question migratoire775.

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La démocratie italienne, jusqu’à l’opération mani pulite, était considérée comme incomplète ou imparfaite. À l’origine de la politisation de la question migratoire, des mouvements comme la Lega Nord participèrent à la critique d’un système politique tout entier. 775 Parallèlement à cette critique « antipolitique », E. Ritaine soulève que « le contexte d’accélération de la globalisation modifie en profondeur et la nature des migrations et l’essence de la souveraineté étatique, in E. Ritaine, L’Europe du Sud face à l’immigration. Les recherches de S. Sassen montrent que la souveraineté étatique et la « territorialité exclusive » sont remises en cause : « La globalisation a entrainé une dénationalisation partielle du territoire national et un déplacement partiel de certains éléments de la souveraineté vers d’autres institutions, des entités supranationales au marché capitaliste global (…) (On observe) une tension entre dénationalisation de l’espace économique et renationalisation du discours politique dans la plupart des pays développés. L’immigration est un nœud de cette tension. Elle devient souvent la cible la plus aisée et la plus importante quand l’enjeu de la renationalisation se fait jour en politique. Mais elle met aussi en évidence la contradiction du rôle de l’État. » in S. Sassen, Losing Control ? Sovereignty in an Age of Globalization, Columbia University Press, New York, 1996, pp. 12-14 in E. Ritaine, op.cit., p.5.

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I. 1. La généalogie juridique d’une gestion d’urgence de contrôle des migrations

Avant 1986, « les dispositions législatives appliquées à l’immigration étaient des règles générales établies de 1931 à 1940 pour réglementer la condition de l’étranger776 ». Ainsi, avant 1986, on parle plus de « droit de l’Étranger » que de « droit de l’immigration ». Comme dit précédemment le développement, le statut de ces dits « étrangers » n’était réglé que par le texte de 1931 datant de l’Italie fasciste, « Il Testo unico delle leggi di pubblica sicurezza777 ». Le but de ce texte était de contrôler la condition de l’étranger dans le pays, ce qui implique un contrôle de sa mobilité et donc de son activité778. En s’adaptant progressivement au « problème prédominant » du contrôle des frontières, la présence de l’étranger se trouvait normée par circulaire administrative779. Ferruccio Pastore observe que l’article 132 du Tulps n’imposait qu’une seule chose à l’étranger : celle de se rendre dans un poste de police sous trois jours après son arrivée. Mais en réalité, le décret d’application de 1942 impliquait, dans l’octroi d’un « permis de séjour embryonnaire », un pouvoir important à l’administration publique, qui délivrait, sous réserve des papiers présentés par l’étranger, un reçu spécial780. Selon F. Pastore, ces combinaisons de normes de police de 1931 à 1942 conservent « une importance historique considérable781 ». De sa nature particulière, deux composantes de ce texte ont influencé en profondeur les étapes normatives de formation du droit de l’immigration en Italie : « la prise en compte dominante du phénomène migratoire en tant que problème « d’ordre public782 » et « le fort pouvoir discrétionnaire de l’administration dans la mise en œuvre de la législation nationale783 ». La gestion de contrôle des migrations de mars 1991 s’articule pleinement à l’analyse faite des dispositions législatives du Ventennio en matière de « droit de l’Étranger ». Le recours au commissaire extraordinaire nuance toutefois l’appréhension sécuritaire des arrivées dans un premier temps. Le recours aux circulaires enclenche tout même une acception sécuritaire de l’immigration ; de facto, le permis temporaire de séjour est encadré par la menace d’expulsion

776

Feruccio Pastore, Anna Dorangricchia, « La genèse du droit de l’immigration en Italie (1986-1998) », in Pôle Sud n. 11, 1999, p83, pp.83-94. 777 « Tulps », 18 juin 1931, n.773, « Gazzetta Ufficiale », 26 juin 1931, n.146. 778 F. Pastore, A. Dorangricchia, « La genèse du droit de l’immigration en Italie », p.83. 779 Ibid. 780 Ibid 781 Op.cit, p.84. 782 Ibid. 783 Ibid.

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si le détenteur de ce permis attente à l’ordre public. La gestion de mars 1991 s’inscrirait donc davantage dans une « politique de l’Étranger » que dans une politique migratoire. Ensuite, les deux seules interventions du législateur italien avant 1986 s’expriment, au niveau du « droit de l’Étranger », dans une problématique « d’ordre public ». L’intervention de l’État Italien avec l’article 25 de la loi 152/1975 « Legge Reale », réglemente la condition des étrangers784. Cette loi portait sur l’ordre public dans l’optique de la lutte antiterroriste dans les années de plomb, tout comme l’article 81 de la loi 685/1975 portant sur la lutte contre le trafic de stupéfiants785. Dès 1977, la cour constitutionnelle relève que la question de l’immigration mérite une redéfinition de la part du législateur. Afin de satisfaire l’exigence, pour une fixation dans des dispositifs structurés, de l’établissement des garanties de l’exercice des libertés humaines fondamentales, liées au séjour et à l’entrée des étrangers en Italie786. La loi de 1986, sous le deuxième gouvernement Craxi et la loi « Martelli » de 1990 sous le gouvernement Andreotti VI, rassemblent la coalition pentapartite787 et le parti d’opposition principal, le PCI. Ces lois font consensus. F. Pastore parle de la réunion des deux universalismes chrétien-démocrate et socialo-communiste788. Ce pan du droit italien sur l’immigration nous amène à penser les prémisses du décodage de la question migratoire comme phénomène social. Au fond, le consensus qui émerge de ces lois exprime une compréhension différente du phénomène migratoire puisqu’elles ont pour but de résoudre une question sociale et non une question sécuritaire. Mars 1991 se situe donc entre deux eaux. La volonté de répondre à l’urgence sociale et humanitaire s’articule à la dominante sécuritaire de la juridiction migratoire italienne. Ainsi, de 1986 à 1990, le législateur italien tenta de combler le vide juridictionnel entourant le droit de l’immigration en combinant des instruments du droit de l’immigration789 et des instruments d’intégration790. Ce qu’exprime cette approche législative de la question migratoire se trouve conditionné par deux facteurs : l’exigence de se conformer à l’harmonisation des législations nationales en matière de contrôle des arrivées migratoires 784

Comme le souligne Ferruccio Pastore, la condition des étrangers dans cette loi statue sur les hypothèses d’exclusion, op.cit, p.84, note 4. 785 Ibid, p.84. 786 Ibid. 787 DC, PSI, PRI, PSDI et PLI. 788 F. Pastore, op.cit, p.87. 789 Loi n. 943 du 30 décembre 1986, « Norme in materia di collocamento e di trattamento dei lavoratori extracomunitari immigrati e contro le immigrazione clandestine » qui met en application la convention de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) n. 143 du 24 juin 1975, in F. Pastore, op.cit, p.90. 790 Loi dite « Martelli » du 30 décembre 1990, « Norme urgenti in materia di asilo politico, di ingresso e soggiorno di cittadini extracomunitari e di regolarizzazione dei cittadini extracomunitari e apolidi già presenti nel territorio dello Stato », résultant d’une conversion du décret-loi Martelli n. 416 du 28 février 1990, in F. Pastore, p.90.

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avec l’Acte Unique Européen qui pose les bases d’une zone sans frontière de libre échange et de libre circulation791 ; et le devoir de l’État de répondre à des urgences sociales. En ce sens, la loi de 1986 répond aux engagements internationaux pris par l’Italie, le décret-loi Martelli répond lui, à une urgence sociale qui se caractérise par une arrivée de migrants extracommunautaires qu’il faut contrôler. Ainsi, lorsqu’un décret-loi est « acté », il répond à la nature d’urgence de la législation migratoire italienne. Lorsqu’une loi est votée sans avoir été convertie par un décret-loi préalable, elle répond à l’harmonisation des politiques nationales en matière d’immigration792. Mais ces dispositions législatives ont frappé par leurs incapacités à structurer ce phénomène social. Le bilan de la gestion publique d’août 1991 par les aveux de Margherita Boniver va dans ce sens793 : la loi Martelli ne convient pas. Le rapport du Conseil de l’Europe du 27 janvier 1992 qui propose aux pays concernés par l’arrivée des Albanais de dispenser à ces personnes une assistance appropriée, et de définir clairement leur situation juridique, le prouve aussi794. Ce rapport cible donc le terme de « réfugié » usité par les médias et par quelques politiques au gouvernement795 qui selon le rapporteur, semble de moins en moins convenir. En août 1991, le droit de l’immigration en Italie revêt donc une triple composante : le droit de l’immigration va dans le sens d’une harmonisation européenne, sans pour autant européaniser la gestion de cette crise migratoire ; il répond à l’urgence des situations données et ne permet pourtant pas de structurer la gestion publique.

791

L’Acte Unique Européen signé le 28 février 1986 à La Haye implique selon l’auteur, une interdépendance négative entre les politiques de l’immigration de chaque État européen, F. Pastore, op.cit, p.85. 792 « Le Conseil européen d’Amsterdam signé le 2 octobre 1997 et entré en vigueur le 1er mai 1999, a défini un projet ambitieux de « transfert progressif des compétences en matière d’immigration et d’asile des autorités nationales aux autorités communautaires » » in Traité d’Amsterdam, traité instituant la communauté européenne, Titre IV (Visas, asilr, immigration et autre politiques liées à la libre circulation) in F. Pastore, op.cit, p.86, référence du Traité d’Amsterdam, p.91 note 17. 793 Il Corriere della Sera, 14 août 1991, M. Boniver « la legge non va ». 794 Conseil de l’Europe, Assemblée Parlementaire, 27 janvier 1992, « Rapport sur l’exode albanais ». Rapporteur : M. Böhm (CDU Allemagne). 795 Vincenzo Scotti parlera d’operazione profughi in Il Messaggero, 9 août 1991, « Andreotti : « Non siamo assolutamente in condizione di accoglierli ». Claudio Martelli insiste d’ailleurs, dans la réunion du 10 août, sur le fait de ne pas confondre les réfugiés politiques des réfugiés économiques. La loi Martelli ne permet donc pas la délivrance du droit d’asile à des réfugiés dits économiques. Mais le terme global de réfugié est employé, comme on le voit, par les médias comme par les politiques.

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I. 2. Les tenants d’une mise en problème : société civile, partis politiques, État

L’importance de la société civile ou du « Troisième Secteur796 » dans l’élaboration d’un droit de l’immigration, illustre bien l’imprégnation des deux universalismes évoqués plus haut dans la politisation de la question migratoire et le consensus politique qui en résulte797. Plus largement elle contextualise plusieurs réalités : face à la montée de la xénophobie, le milieu syndical et associatif se mobilise afin d’alerter sur les risques que fait peser l’électoralisme sur la cohésion d’une société ; la présence sur le terrain humanitaire légitime le rôle du milieu syndical et associatif dans cette élaboration. Le « Comitato per una legge giusta » qui rassemble les syndicats les plus importants comprenant le Cgil798, l’Uil799, le Cisl800 et aussi l’Acli801, impulse l’activité parlementaire en 1986 et, avec son lobbying, influe sur les contours de la loi 943/ 1986. En 1990, Le Comité, rassemblant Acli, Arci802, la Caritas, le Consiglio italiani rifugiati, le coordinamento immigrati du Cgil, la Federazione chiese evangeliche italiane, Italia-Razzismo, OperaNomadi, rédige une demande de souscription aux partis politiques en vue des élections d’avril 1992 avec les « Nuovi diretti di cittadinanza per un parlamento anti-razzista803 ». Ce mouvement atteste d’une prise de conscience de l’apparition d’un phénomène nouveau : l’apparition d’une politisation électoraliste d’un problème public804. Cette fonction de suppléance que les organisations syndicales et les organismes de solidarité assument se produit dans une phase qui précède le vide législatif. Ce vide législatif les amène à jouer « un 796

Le « Troisième Secteur » ou la « nouvelle société civile » rassemble des acteurs associatifs, d’organisations non gouvernementales, syndicales, qui interviennent dans la sphère publique. Ce « troisième secteur » a une fonction sociale, dans certains cas, il intervient en complément de l’action sociale du Welfare State ou tout simplement en le suppléant. 797 F. Pastore, op.cit., p.87. 798 Confederazione Generale Italiana del Lavoro, syndicat italien d’inspiration communiste, crée en 1906, dissout en 1925 sous le Ventennio et refondé en 1944. Il est considéré comme le syndicat majoritaire en Italie, cf : cgil.it. 799 Unione Italiana del Lavoro est un syndicat italien fondé en 1950 et issu de la scission de la Cgil unitaire. Il est d’inspiration socialiste et républicaine. Il est le troisième syndicat du pays, cf : uil.it. 800 Confederazione Italiana Sindacati Lavoratori, syndicat italien d’inspiration catholique fondé en 1950. Il est le deuxième syndicat du pays, cf : cisl.it. 801 Associazioni Cristiane Lavoratori Italiani se revendique comme une association de promotion sociale, fondée en 1944. Elle revendique son action de lobbying sur la démocratie et se définit comme un mouvement émanant de la société civile. 802 Associazioni Recreativa e Culturale Italiana, est une association de promotion sociale fondée en 1957. 803 E. Ritaine (dir.), L’Europe du Sud face l’immigration, p.39. 804 E. Ritaine fait allusion à « la phobie de l’étranger politiquement construite par les mouvements néopopuliste », in L’Europe du Sud (…), p.29.

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rôle moteur dans l’activité de production législative805 ». Cette importance du Troisième Secteur dans l’élaboration d’un droit de l’immigration consensuel, qui se situe selon Ferruccio Pastore, « dans un projet global voué à résorber les situations d’irrégularités et d’exclusions qui font de l’immigration une question sociale806 », peut éclairer les gestions publiques de mars et août 1991. On pourrait dire que l’accueil de mars 1991 se situe encore dans un consensus éphémère envisageant l’immigration comme une question motivant des réponses sociales. Encore que, l’empreinte de la « politique de l’Étranger » nuance l’acception sociale de cet accueil. En août 1991, la gestion humanitaire de cette arrivée d’immigrés albanais est totalement absorbée par « l’operazione rimpatrio » ce qui entraine une crise humanitaire et sanitaire, dans le stade de la Victoire et dans le port de Bari. Cette gestion humanitaire est gérée partiellement par ce « Troisième Secteur », mais on l’a vu, la situation à l’intérieur du stade échappe aussi bien aux associations de volontaires qu’aux forces de l’ordre. Cette implication du Troisième Secteur dans le processus législatif s’inscrit aussi dans une délégation étatique à l’endroit d’organismes non étatiques des fonctions liées à la gestion des migrations807. Le désengagement progressif de l’État dans les gestions humanitaires a aussi pour effet de dégrader l’assistance humanitaire, surtout lorsque la ligne sécuritaire d’un gouvernement compromet toute assistance humanitaire. Toujours est-il qu’août 1991 marque la fin d’un consensus. On peut ensuite discuter ce « consensus éphémère » en approfondissant les conditions de la politisation de la question migratoire. Comme on l’a vu, les premières lois sur l’immigration s’élaborent au moment où la question migratoire émerge. Cette élaboration est le fruit d’un échange entre des agents spécialisés comprenant des experts administratifs, des scientifiques, des membres du milieu associatif et quelques responsables politiques : ils travaillent « à la définition d’un problème public et se mobilisent pour sa mise en agenda808 ». Cette vaste mobilisation antiraciste qui mobilise des associations catholiques, laïques et des syndicats confédérés, répond aussi à une multiplication des incidents xénophobes liés à des situations sociales tendues809.

805

F. Pastore, op.cit., p.87. F. Pastore, op.cit., p.87-88. 807 Marie Bassi, « Politiques de contrôle et réalités locales dans la gestion des migrations « indésirables » en Sicile », in C. Schmoll, H. Thiollet, C. Wihtol de Wenden, Migrations en Méditerranée, Paris, CNRS Éditions, 2015, p. 161. 808 E. Ritaine (dir.), L’Europe du Sud face à l’immigration, p.9. 809 Pour exemple, la manifestation antiraciste du 7 octobre 1989 en réaction au meurtre durant l’été 89 d’un travailleur agricole, in E. Ritaine, « Noi e gli altri (…), p.59. 806

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La création le 8 février 1991 de la Lega Nord rassemblant plusieurs ligues autonomistes et des « rondes citoyennes810 » va dans le sens de cette politisation spécifiquement politicienne et sécuritaire de la question migratoire. Umberto Bossi, le leader de la LN811 à l’époque de la crise migratoire d’août 1991, s’oppose à la loi Martelli parce qu’elle émane d’un État autoritaire, bureaucratique et centralisé812. Les critiques leghistes, sous-tendues par une composante sécessionniste puis fédéraliste, font de l’hostilité envers l’État, leur principal fonds de commerce. Dès lors, l’invasion migratoire devient un symbole du laxisme étatique. Certes, en 1991, les mouvements populistes italiens étaient médiatisés. Les propos du Movimento Sociale Italiano813, par le biais de son secrétaire Gianfranco Fini, et de la Lega Nord trouvent écho dans la presse écrite et à la télévision, mais dans une dimension moindre que dans les années suivantes, où la crise politique qui s’étale de 1992 à 1994 permet l’éclosion d’une médiatisation bien plus tenace de « l’antipolitique » et de la critique systématique de l’État italien. Selon E. Ritaine, et à juste titre, « quand il y a politisation et plus seulement décodage du phénomène social dans l’élaboration d’une politique publique (…) des enjeux plus larges sont alors véhiculés par des agents politiques814 ». À ce titre, il faut rendre à César ce qui appartient à César : les autorités italiennes sont les premiers instigateurs de la problématisation de la question migratoire comme trouble à l’ordre public815 ; il en résulte une politisation croissante de « l’urgence migratoire ». Dès lors que « l’urgence migratoire » apparait dans les discours des autorités, à la télévision, dans les rubriques de la presse écrite, cette nature « d’urgence » permet, toujours selon E. Ritaine, « la captation de la question migratoire à des fins stratégiques (ce qui constitue) une traduction en termes

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Ces rondes émanent de la société civile et ont été utilisées par des mouvements politiques comme la Lega Nord. Voir, La Repubblica, 21 août 1991, Maria Novella de Luca, « Dietro le quinte di violenza, razzismo e male di vivere » ou encore Lynda Dematteo, L’idiotie en politique. Subversion et néopopulisme en Italie, Paris, CNRS Éditions et Éditions de la MSH, 2007, 255 p. 811 Pour approfondir l’émergence de l’objet politique qu’est la Ligue du Nord, l’ouvrage d’Ilvo Diamanti est, en ce sens, très complet, d’autant plus que sa date de publication précède d’un an, l’arrivée au pouvoir de la LN dans la coalition Polo della Libertà. Il peut être utile de signaler que lors de cette coalition, l’AN, la LN, FI et le MSI tendront vers une interprétation sécuritaire de l’immigration. Ilvo Diamanti, La lega, Geografia, storia e sociologia di un nuovo soggetto politico, Rome, Donzelli, 1993, 127p. 812 E. Ritaine (dir.), L’Europe du Sud face à l’immigration (…), p.40. Les déclarations d’Umberto Bossi sont tirées par E. Ritaine du Messaggero du 22 mai 1990. 813 Le 26 décembre 1946 est crée le MSI. Il est issu de l’interdiction du Parti National Fasciste, de la chute de la République sociale italienne, et de la réunion de divers groupes néofascistes, entre autres, du Fronte del lavoro, du Movimento della Rivolta ideale, et du Movimento italiano unità sociale. En février 1972, ce parti d’extrême droite, nostalgique du PNF, se rebaptise Movimento Sociale Italiano – Destra Nazionale en unifiant ses forces avec un parti italien d’inspiration monarchiste : Partito Democratico Italiano di Unità Monarchica. Le 27 janvier 1995, ce parti disparaît et se scinde en deux : une partie rejoint l’Alleanza Nazionale, l’autre partie constitue le Movimento Sociale – Fiamma Tricolore. 814 Ibid. 815 Didier Bigo, « Sécurité et immigration : vers une gouvernementalité par l’inquiétude ?», in « Sécurité et immigration », Culture et conflit, 31/32 1998, pp. 13-38.

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migratoires des principales concurrences et mises en enjeux du moment816 ». Ainsi convergent vers la problématisation de ces « nouvelles migrations » toutes les problématiques structurelles en panne de solution politique. La politisation de la question migratoire implique donc un défaut de solution politique qui se caractérise par « l’urgence politisée817 » d’une situation donnée. Le MSI et la Lega Nord développent, d’ailleurs, lors des élections municipales de 1993 en Italie818, la nécessité de résoudre « l’urgence migratoire819 ». « L’urgence albanaise » émane donc d’un discours d’État que des mouvements populistes utilisent et retournent contre l’État. L’urgence se globalise alors à la question migratoire tout entière. Comme le soulève E. Ritaine, « à partir des années 90, la presse italienne ne traite plus de l’immigration que sous le vocable de l’urgence820 ». En effet le traitement médiatique d’août 1991 à travers la presse écrite produit une surenchère dans l’urgence821, alimentée il est vrai, par l’aspect spectaculaire de l’arrivée des Albanais à Bari. Il est d’ailleurs éclairant de relever que dans chaque quotidien étudié, une rubrique « Emergenza Albanesi » apparaît. La presse écrite légitime, pour ainsi dire, une expression qui émane du discours des pouvoirs publics. Au- delà, cette urgence médiatisée se trouve être, par les organes de presse, politisée. Le vocable de la guerre est omniprésent, toutes tendances politiques confondues822. L’opération militaire italienne fait ainsi jonction avec « l’invasion albanaise ». La politique migratoire italienne influence ainsi la représentation médiatique des événements d’août 1991. Se forme « une équation implicite entre immigration et désordre823 », la caractérisation juridique de « trouble à l’ordre public » devient une parole légitimée par la retranscription médiatique des événements d’août 1991.

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E. Ritaine (dir.), L’Europe du Sud (…), p.9. Dans le cas de « l’urgence albanaise » d’août 1991, la politisation de l’urgence se manifeste de plusieurs manières ; comme on l’a vu, par une critique du laxisme de l’État, par une remise en question des assises juridiques, mais aussi par une politisation étatique extérieure de l’urgence qui se manifeste par une ligne politique dure à l’égard de Tirana. 818 Evelyne Ritaine, « Noi e gli altri », l’enjeu migratoire, miroir de la crise politique italienne. », Pôle Sud, n. 111999, pp.55-69. 819 « L’emergenza immigrazione ». 820 E. Ritaine (dir.), L’Europe du Sud (…), p. 46. 821 Il Corriere della Sera, 1er juillet 1991, « entro il 96’ cinque milioni di disoccupati arriveranno da Est », Sara Gandolfi. 822 La Repubblica titre sur « La bataille de Bari », Il Giornale parle « d’un Bari assiégé », Il Corriere della Sera parle « de la guerre des irréductibles », Il Messaggero titre sur les heurts, les blessés « On parle de mort au Stade de la Victoire », La Stampa titre sur les irréductibles « Nous ne nous résignerons pas, c’est la bataille ». On parle de blitz : quand il s’agit de qualifier l’opération rapatriement, lorsque Cossiga s’attaque à Dalfino, lorsque les « irréductibles » sont renvoyés en Albanie. 823 A. Dal Lago, « La tautologie de la peur », Rassegna italiana di sociologia, 1999, p. 19, pp.5-41, in E. Ritaine, L’Europe du Sud (…), p.46. 817

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La mise en agenda de la question migratoire émerge d’abord d’une prise de conscience associative, politique et sociétale : éviter que la question migratoire devienne une question sociale insoluble. S’en suit de mars à août 1991, une politisation de l’urgence qui émerge de la gestion publique de l’État italien lors des événements d’août 1991, exagérée par la médiatisation de ces événements et de sa gestion824. Les Albanais, en l’espace de six mois, passent du statut de réfugié spécial825 au statut « de fauteur de trouble », de « fugueur ». On peut aussi résumer ce changement de ligne politique de cette manière : en mars 1991, la « politique de l’Étranger » italienne tend à élaborer un statut pour ces Albanais qui se situe entre le réfugié politique et le réfugié économique, d’où ce statut spécial. En août 1991, les Albanais ne disposent plus d’aucun statut : l’Emergenza profughi devient l’Emergenza albanesi. D’une question sociale, on passe à une question d’ordre public. Pourtant, ces deux moments sont comparables, mis à part le fait que les Albanais d’août 1991 arrivent dans un laps de temps plus bref. Cette situation, que les pouvoirs publics rendent exceptionnelle, est en réalité, une situation déjà vue. Ainsi, pour deux situations comparables, malgré le léger changement politique en Albanie, la politique publique italienne à l’endroit de l’immigration diffère radicalement. On peut poser légitimement cette question : le passage du statut spécial au flou statutaire explique-t-il le basculement représentatif de l’État à l’endroit de l’immigration albanaise ? Probablement pas. Parallèlement à cette brutale transition de l’appréhension de la question migratoire, se produit donc un renversement dans l’acception de la question migratoire ; l’urgence touche plus à l’intégrité de l’Italie, de par les dispositions prises par le gouvernement, qu’à la condition sociale et civique de ces Albanais. De Facto, ces gestions nous disent autant de choses sur les processus de contrôle des migrations par l’État que sur l’État lui-même. Enfin, comment se manifeste la fracture de ce consensus réunissant l’universalisme socialiste et l’universalisme chrétien de mars à août 1991 ?

I. 3. Sous le sceau de l’urgence, l’émergence d’un nouveau consensus Les critiques politiciennes rassemblent toutes les mouvances politiques. À l’extrême droite, Umberto Bossi, leader de la Ligue du Nord au moment des faits, critique la décision

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P. Champagne, « La construction médiatique des malaises sociaux », Acte de la recherche en sciences sociales, 90/1991, pp.64-75, in E. Ritaine (dir.), L’Europe du Sud (…). 825 Ce statut de réfugié spécial implique une connotation politique.

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gouvernementale de rapatrier les « irréductibles » au nord de l’Italie tout comme les aides concédées aux Albanais, qu’elles soient intérieures avec les 50.000 lire ou extérieures avec l’aide économique extraordinaire. Ceci s’explique par le ferment sécessionniste de la Lega qui voit dans la partie méridionale de l’Italie, la source des maux de la partie septentrionale. Il critique l’incompétence du gouvernement et l’irresponsabilité de ces derniers d’avoir laissé débarquer La Vlora et les autres navires convoyant des immigrés, ce qui entraine selon lui, des coûts exorbitants qu’il était possible d’éviter826. Gianfranco Fini, secrétaire du MSI, critique tout comme Bossi l’incompétence du gouvernement, avec la rhétorique xénophobe de l’extrême droite, il s’empresse de dénoncer les aides octroyées aux Albanais à l’intérieur du territoire italien en attaquant ad hominem Boniver827. Raffaele Costa du PLI828, ancien ministre pour les Affaires régionales sous le gouvernement Amato, attaque aussi les aides internes et externes concédées aux Albanais. Il considère ces aides comme une invitation pour le Tiers Monde à visiter l’Italie829. Luigi Preti du PSDI830 appelle Boniver à démissionner pour être remplacée par une personne de poigne. Selon lui, « les Albanais ont compris que l’Italie n’était pas dans le sérieux, c’est seulement cela qui a provoqué le nouvel exode831 ». Ainsi, à l’intérieur de la majorité, on constate une érosion du consensus et l’affirmation d’un nouveau paradigme au centre de la question migratoire : celui de la fermeté face à l’immigration illégale. Les critiques qui remettent en question la compétence de Boniver sont significatives à cet égard ; la justification pénale du trouble à l’ordre public n’est pas ici questionnée, le PSDI et le PLI considèrent la ligne politique de mars 1991 comme responsable de la crise migratoire d’août 1991. Raffaele Costa va même plus loin, puisqu’il fustige la seule composante humanitaire de la ligne dure d’août 1991 : l’aide extraordinaire à l’Albanie. Il faut aussi noter que la position du PSDI, pourtant un parti du centre-gauche, est d’autant plus éclairant sur le revirement entamé de l’appréhension de la question migratoire en Italie.

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Il Messaggero, 15 août 1991, « Finita l’emergenza, gli ultimi clandestini distribuiti in nove regione ». La Repubblica, 17 août 1991, « La Boniver contrattacca : il moi ministero esiste ». 828 Le parti libéral italien fait partie de la coalition du gouvernement Andreotti VII. Il fut fondé en 1922 puis refondé en 1943 par le philosophe Benedetto Croce. Il est considéré comme appartenant au centre-droit. Son chef, Renato Altissimo, ne partageait pas les vues de Raffaele Costa. Il appela, au contraire, à ne pas instrumentaliser cette crise migratoire à des fins politiciennes. 829 La Repubblica, 10 août 1991, « E Scotti difende « la linea dura » ». 830 Le parti social-démocrate italien fut fondé le 11 juin 1947, il appartient tout comme le PLI, à la coalition du gouvernement Andreotti VII. Il est classé sur l’échiquier politique au centre-gauche. 831 Luigi Preti « Gli Albanesi hanno capito che l’Italia non ta sul sul serio, e solo questo ha provocato il nuovo esodo », in La Repubblica, 10 août 1991, « E Scotti difende… ». 827

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Dans l’opposition, le PRI832 s’oppose à la loi Martelli et aux sanatorie progressive833, qui selon ce parti, ont encouragé le nouvel exode tout comme le non-respect de l’ultimatum du 31 juillet834. Giorgio La Malfa, président du PRI, fut l’un des dirigeants politiques les plus médiatisés lors de ces événements de par son activisme autour de Bari835. Il se rend sur place le 10 août, il critique comme les autres, l’incompétence et l’improvisation intérieures du gouvernement Andreotti VII et l’absence de ses ministres et de leur Président sur le terrain de Bari836. Les critiques de La Malfa trouvent écho dans tous les quotidiens dépouillés, on parle de « duel La Malfa – Andreotti » dans le Corriere della Sera837. La Malfa insiste sur le rôle important des autorités locales qui ont affronté cette urgence humanitaire à caractère nationale en mars 1991. Giorgio La Malfa et le PRI se concentrent davantage sur la faillite de l’État italien. Mais il pense aussi que la ligne politique de mars 1991, et la mise à jour conciliante du statut de réfugié spécial furent à l’origine de ce débarquement massif. Le PRI participe donc à l’érosion de ce consensus, et au fond, ne critique pas le prétexte juridique d’août 1991 qui fait figure de nouveau paradigme. Enfin, Renato Altissimo du PLI défend le gouvernement contre les attaques à répétition de La Malfa en affirmant que le drame des Albanais ne doit pas être instrumentalisé. À la gauche, Gianni Cervetti, ministre de la Défense dans le governo ombra838, demande une mise sous tutelle des populations albanaises des Pouilles et un soutien plus efficace à l’Albanie. Il critique le manque de prévoyance et l’improvisation du gouvernement qui engendre, selon lui, les scènes tragiques de Bari839. Les verts Rocchi et Rutelli proposent, eux, un traitement différencié : 2 millions de lires pour chaque réfugié afin de favoriser leur réinsertion en Albanie. D’autres membres des Verts s’opposent à l’opération rapatriement, tout comme Rifondazione Communista et soulignent qu’une grande puissance comme l’Italie a la possibilité d’accueillir 20.000 Albanais sur son sol840. Il se trouve que l’universalisme 832

Le parti républicain italien fut fondé en 1895. Sa pensée est directement issue des acteurs du Risorgimento comme Giuseppe Mazzini et Aurelio Saffi. Il naît à la gauche de l’échiquier politique à son origine. On le classerait désormais comme un parti de centre-droit. 833 Le sanatorie progressive signifient les régularisations progressives. 834 La Repubblica, 10 août 1991, « E Scotti… ». 835 On peut aussi noter que cette forte médiatisation de La Malfa fait écho à la récente sortie de son parti de la coalition pentapartite. De fait, le PRI se retrouve dans l’opposition ce qui est une donnée politique nouvelle en Italie. 836 La Repubblica, 11 août 1991, « L’accusa di La Malfa « I ministri dove sono ? » ». 837 Il Corriere della Sera, 12 août 1991, « Duello La Malfa – Andreotti « Perché non sei qui ? ». 838 Ce fut un gouvernement parallèle institué par le PCI capable de contrebalancer avec des propositions constructives la politique du véritable gouvernement italien. Ce gouvernement est l’ombre des gouvernements Andreotti VI et VII. Il disparait à la fin de l’année 1992, il est durant trois années sous la présidence de son créacteur, Achille Occhetto, secrétaire du PCI puis du PDSI. 839 La Repubblica, 10 août 1991, « E Scotti… ». 840 Il Giornale, 11 août 1991, « Pioggia di critiche. Craxi « È la sconfitta dello Stato ».

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socialiste se trouve esseulé dans les commentaires politiques issus de la crise d’août 1991. Seuls des membres des Verts et Rifondazione Communista soutiennent encore la résolution sociale de mars 1991 et le fond politique de l’intégration au marché du travail italien et de la formation professionnelle des immigrés albanais. Bettino Craxi, ancien Président du Conseil des ministres, et secrétaire du PSI au moment des événements et Fabio Fabbri, Président des sénateurs socialistes, appellent à l’élaboration d’une politique nationale capable de relever le défi de la chute du communisme. Le PSI, qui fait partie de la coalition gouvernementale, ne remet pas en question la politique publique italienne, pourtant expression dans l’ensemble, du courant conservateur de la DC. La solidarité gouvernementale, avec la présence de plusieurs ministres PSI sur le front de l’urgence, amène toutefois le chef du PSI à appeler à l’élaboration d’une véritable politique intérieure à l’endroit de l’immigration. Ce point de vue met donc la focale sur l’improvisation politique intérieure sans remettre en question les tenants pénaux de cette improvisation. Giulio Quercini, président des députés du groupe PCI – PDS à la Chambre souligne lui que rien n’est organisé pour assurer la dignité à ces gens, c’est selon lui, la faillite totale d’un gouvernement qui vient pourtant de créer un ministère de l’Immigration afin de résoudre ces crises migratoires841. Il questionne l’absence médiatique de Boniver et l’absence des structures de la Protection civile. Il considère cet échec comme le vide organisationnel d’un pays civique. Ces critiques politiques s’étalent du début de « l’urgence albanaise » jusqu’à « sa résolution ». Le PCI se concentre lui, sur la faillite de l’État italien et sur la carence humanitaire de cette ligne dure. L’expression de l’universalisme socialiste est ici évidente et tranche avec les déclarations de Bettino Craxi. On peut considérer que le PSI, avec la loi Martelli (PSI), produit une jonction entre l’universalisme chrétien de la DC et l’universalisme socialiste du PCI. Le positionnement du PSI marque donc la fin du consensus entre ses trois partis : la question migratoire devient, dès lors, une nouvelle source de divergence entre le socialisme gouvernemental et le socialisme d’opposition du PCI842 et par conséquent, un marqueur des tendances politiques à gauche. Enfin les réactions de la communauté catholique restent relativement conventionnelles en août 1991 alors que l’Église et L’osservatore romano s’en étaient pris à la gestion de mars 841

La Repubblica, 11 août 1991, « L’accusa di La Malfa « I ministri dove sono ? » ». À titre comparatif, il est intéressant de voir qu’il se produit une scission similaire en France. La question migratoire devient pour le PCF et plus généralement pour la gauche de la gauche, une question sociale qui se manifeste par la volonté d’accueillir les immigrés et de promouvoir une intégration sociale et économique. Tandis que le PS français se montre plus nuancé, comme l’illustre la fameuse déclaration de Michel Rocard « La France ne peut accueillir toute la misère du monde, mais elle doit en prendre fidèlement sa part ». Comme précédemment en France, la question migratoire devient un marqueur politique à gauche. 842

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1991. En août, on critique l’insensibilité humaine de cette gestion publique, avec notamment les déclarations de l’évêque de Molfetta qui se trouve sur le terrain des opérations843. Enfin, le pape Jean-Paul II844 appelle à une coopération européenne afin d’aider les pays sortant du communisme à se relever de la misère qui au moment des événements, les condamne à fuir845. M. Boniver relève tout de même que le Pape n’a pas remis en question l’opération rapatriement846. Les milieux catholiques d’influence changent donc de cap. En mars 1991, on s’offusque du cynisme d’État laissant dans le dénuement les Albanais. S’en suit en août 1991 un silence radio assourdissant. L’universalisme chrétien se différencie de l’universalisme socialiste de par sa réaction et sa manifestation politique, aux commandes lors de cette gestion publique. Les déclarations de Boniver, à cet égard, sont significatives : Le pape ne discute pas la ligne dure de la DC. Les associations catholiques ne discutent pas non plus sur le terme de la résolution d’août 1991. Le témoignage de Vittorio, bénévole de la Croix-Rouge est, à ce titre, un indicateur : pour lui, un membre de la Croix-Rouge ne doit pas remettre en question une ligne politique, il doit remplir sa mission d’assistance. Est-ce que d’autres associations, qui ont participé à la formation d’un consensus social, qui a permis l’élaboration d’un droit embryonnaire sur l’immigration et le statut des immigrés, restent fidèles à l’universalisme chrétien ou s’inscrivent dans la mouvance sécuritaire de la DC conservatrice ? On peut émettre l’hypothèse d’une scission à l’intérieur même de l’universalisme chrétien : la composante sociale de l’universalisme chrétien, classée au centre-gauche, remet en question l’approche sécuritaire de la frange conservatrice de la DC, comme l’a fait Enrico Dalfino. Il est aussi important de signaler que le manque d’implication des associations catholiques et notamment des volontaires des jeunesses catholiques lors de cette crise a été critiqué par La Malfa. Giorgio La Malfa illustre d’ailleurs, par cette apostrophe, la faillite de l’universalisme chrétien. Y a-t-il un fossé qui se creuse entre la société civile revendiquant l’héritage de l’universalisme chrétien et son expression politique qui s’en éloigne ? Ou cet universalisme chrétien ne s’accorde-t-il tout simplement pas à la question migratoire ? Ces questions devraient faire l’objet d’une étude approfondie et détaillée, mais on peut supposer de par 843

La Repubblica, 11 août 1991, « Addio alla speranza ». « La figure de l’étranger démuni semble avoir été plus aisée à saisir pour le catholicisme (…) Mais en retour, la politisation de la question migratoire constitue une mise à l’épreuve des liens entre catholicisme, politique et démocratie » in, A. Dorangricchia et X. Itçaina, Le répertoire de l’hospitalité : mobilisations catholiques et politisation de la question migratoire, in Évelyne Ritaine (dir.), L’Europe du Sud face à l’immigration. Politique de l’Étranger, PUF, Paris, 2005, 266 p. 845 La Repubblica, 13 août 1991, « Viaggio del ritorno per il Papa ». 846 La Repubblica, 17 août 1991, Boniver : « Nemmeno il Papà ci ha detto che ce li dovevamo tenere » in « Boniver contrattacca : il moi ministero esiste ». 844

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l’activisme de certaines associations comme La Caritas, que la ligne dure d’août 1991 entraine aussi une fracture dans la communauté chrétienne autour de la question migratoire. De la ligne dure d’août 1991, on constate l’émergence d’un consensus politique légitimant les justifications pénales de Cossiga et de Scotti. Ce consensus va du centre-gauche gouvernemental à l’extrême – droite italienne et change ainsi les conditions d’appréhensions de la question migratoire, à un moment où l’Italie devient un pays d’immigration. Ce consensus sécuritaire trouve ses détracteurs du côté : de l’universalisme socialiste porté par le PCI et plus encore par la Rifondazione Communista847 ; des Verts qui prônent l’élaboration d’une politique sociale et conciliante à l’égard des immigrés avec des solutions originales ; et enfin, du côté du catholicisme social qui insiste davantage sur les conditions humanitaires déplorables et sur la perte de dignité des migrants albanais. On peut aussi supposer qu’à l’intérieure de ses critiques, se produit l’émergence d’un autre paradigme : la faillite de l’organisation étatique et ainsi, la perte de souveraineté de l’État. La politique publique intérieure et extérieure de l’Italie à l’endroit de l’immigration est certes contestée, mais peu audible en en ce qui concerne la critique du glissement juridique de l’enjeu migratoire. Cela étant, les difficultés liées au choix du rapatriement entrainent l’élaboration d’une politique extérieure à la limite du droit international. On peut considérer que l’improvisation intérieure est un des facteurs qui entraine l’élaboration d’une politique extérieure. La bipolarisation de la question migratoire nous amène à penser, si je puis dire, l’impensée des critiques publiques : la notion « d’urgence » comme facteur d’élaboration d’une politique à long terme.

847

Fondée en 1991, le parti de la Refondation s’oppose au tournant de Bologne pris par Achille Occhetto marquant la création du Parti Démocratique de gauche et du virage vers la social-démocratie.

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Chapitre II : De l’État de droit à l’Urgence : la normalisation d’un régime d’exception

L’idée de cette réflexion est de questionner l’État de droit en Italie au moment des gestions de contrôle des migrations de mars à août 1991 après avoir questionné les facteurs ayant pu influencer ces gestions publiques. L’urgence et l’exception sont des termes qui reviennent sans arrêt pour qualifier les arrivées migratoires de 1991. Afin d’éclaircir les caractéristiques de ces gestions, l’étude de l’État de droit en Italie durant les années de plomb demeure intéressante pour saisir les enjeux de l’urgence, le vide conceptuel qu’elle implique, les continuités qu’elle entraine.

II. 1. L’État de droit en Italie durant les années de plomb et la discorde sur le concept « d’État d’exception »

Durant les années de plomb848, les pouvoirs publics italiens établissent une somme de dispositions législatives pour répondre à l’activité terroriste en Italie. Ces dispositions législatives ont modifié le Code pénal et le Code de procédure pénal laissant apparaître une réponse de nature répressive au terrorisme849. Comme le souligne Franck Lafaille, « certains voient dans ce pan pénaliste une dilution de la notion même d’État de droit : un régime abnorme (d’urgence, d’exception) serait advenu850. », mais il précise que la Constitution de 1947 formule le projet démocratique sans en préciser la théorie juridique851. L’État de droit est donc, selon lui, « une construction doctrinale qui ne figure pas dans la Constitution de

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L’histoire des années de plomb fait désormais partie intégrante de grande synthèse sur l’Italie contemporaine, pour une approche approfondie de cette période, voir, Marc Lazar (dir.), Marie-Anne Matard-Bonucci (dir.), L’Italie des années de plomb. Le terrorisme entre histoire et mémoire, Paris, Éditions Autrement, coll. Mémoires/Histoire, 2010, 442 p. 849 Franck Lafaille, « L’État de droit en Italie durant les années de plomb et sa perception par la tradition juridique française », pp. 305-322, p.305, in Marc Lazar (dir.), Marie-Anne Matard-Bonucci (dir.), op.cit. 850 Franck Lafaille, op.cit., p. 305. 851 Franck Lafaille, ibid.

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1947852 ». Il est clair que les innovations juridiques lors des années de plomb s’attaquent à des droits fondamentaux, au nom de la préservation de l’ordre démocratique et de la sécurité publique. Franck Lafaille s’intéresse particulièrement à deux lois emblématiques des années de plomb ; la loi n. 152 de 1975 « legge Reale : disposizione a tutella dell’ordine publico853 ». Cette loi implique « une extension des pouvoirs de police et une limitation des cas de liberté provisoire couplée d’un renforcement du pouvoir de perquisition854 ». On retrouve ainsi cette loi, qui constitue l’une des deux seules interventions du législateur italien à l’endroit du droit de l’étranger. On le comprend bien, ce statut s’insère dans une démarche sécuritaire qui vise à contrôler les potentiels ennemis intérieurs et extérieurs. Ensuite, le décret-loi Cossiga n. 675 de 1979855 prévoit la possibilité de perquisition sur autorisation téléphonique d’un magistrat. Le but de ces lois est d’endiguer le phénomène terroriste, Franck Lafaille soulève une question cruciale qui permet la jonction entre la politique migratoire italienne d’août 1991 et les lois des années de plomb : « …la dilatation du phénomène terroriste n’a-t-elle pas mithridatisé nos sociétés, au point de trouver aujourd’hui acceptable la multiplication de normes sécuritaires jadis jugées inacceptables ?856 ». On peut interroger ici, la problématisation étatique de l’immigration albanaise d’août 1991. Le parallèle est d’autant plus éclairant, que l’instigateur du décret-loi de 1979, au moment de la crise migratoire, est le Président de la République italienne. On peut supposer que l’on se situe dans une continuité politique. La question soulevée par Franck Lafaille demeure pertinente puisque la proximité temporelle entre les années de plomb et la problématisation migratoire est indéniable. Toutefois, cela reste une supposition, l’étude de cette continuité devrait faire l’objet d’une étude approfondie. Cela étant, c’est l’État de droit qui est discuté ici ; est-ce que les notions d’urgence et d’exception disposent d’un « coffre conceptuel » suffisamment élaborer pour illustrer les composantes, si l’on s’accorde au concept de Michel Foucault857, de la « gouvernementalité858 » de l’État italien859 ? On peut en effet relever une contradiction entre 852

Franck Lafaille, ibid. Franck Lafaille, p.306. 854 Franck Lafaille, p.306. 855 « Misure urgenti per la tutella dell’ordine democratico e della sicurezza pubblica », in Franck Lafaille, p. 306. 856 Franck Lafaille, p.322. 857 Pour approfondir le concept de Gouvernementalité et la pensée de Michel Foucault : Michel Foucault, Dits et écrits, Tome III, « Introduction au cours Sécurité, territoire, population », « La Gouvernementalité », Gallimard, coll. Bibliothèque de philosophie, Paris, 1994, 834 p. ; Comme le souligne Pierre Lescoumes, Michel Foucault esquissait déjà dans « Surveiller et Punir » une analyse des pouvoirs disciplinaires, la Gouvernementalité est le résultat d’un prolongement et d’un déplacement de ces analyses, in, Pierre Lescoumes, « La Gouvernementalité : de la critique de l’État aux technologies du pouvoir », Le Portique (en ligne) 13-14/2004, mis en ligne le 15 juin 2007, consulté le 15 janvier 2014. URL : http://leportique.revues.org/625, p. 2, pp. 1-13. 858 Ce concept de Michel Foucault se définit comme un mode spécifique d’exercice du pouvoir. Selon Pierre Lascoumes, « Par le recours à la notion de gouvernementalité, Michel Foucault veut caractériser la formation 853

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l’improvisation d’une politique publique et sa rationalisation postérieure. Le concept de Michel Foucault peut colmater ce paradoxe : l’improvisation intérieure de mars à août 1991 ne condamne pas les principes d’une rationalisation politique, puisque justement, l’improvisation intérieure permet ce processus de rationalisation. De là, la jonction entre ces gestions d’exception et le concept de gouvernementalité s’opère. Michel Foucault utilise une citation d’un homme politique anglais du XVIIIe siècle, Walpole860, pour illustrer les fondements de « l’art de gouverner861 » : « Quieta non movere », « À ce qui reste tranquille il ne faut pas toucher ». Michel Foucault nous dit alors qu’il n’entend pas étudier la pratique gouvernementale réelle, les problèmes posés, les tactiques choisies. Michel Foucault résume son travail sur la biopolitique comme « l’étude de la rationalisation de la pratique gouvernementale dans l’exercice de la souveraineté politique »862. Dans son cours au Collège de France de 1977-1978 intitulé « Sécurité, Territoire, Population », il explore la raison d’État, qu’il résume ainsi dans « Naissance de la biopolitique », « Ce que j’avais essayé de repérer, c’était l’émergence d’un certain type de rationalité dans la pratique gouvernementale, un certain type de rationalité qui permettrait de régler la manière de gouverner sur quelque chose qui s’appelle l’État et qui, par rapport à ce calcul de la pratique gouvernementale, joue le rôle à la fois d’un donné, puisqu’on ne gouvernera qu’un État qui se donne comme étant déjà là, on ne gouvernera que dans le cadre d’un État, mais l’État sera en même temps un objectif à construire. L’État, c’est à la fois ce qui existe, mais ce qui n’existe encore pas assez. Et la raison d’État, c’est précisément une pratique ou plutôt une rationalisation d’une pratique qui va se situer entre un État présenté comme donné et un État présenté comme à construire et

d’une forme de rationalité politique qui se constitue au cours du XVIIe siècle et prend une forme aboutie au XVIIIe siècle. Elle succède à l’État de justice du Moyen Âge et à ce qu’il nomme l’État administratif des XVe et XVIe siècles. (…)L’art du gouvernant, son savoir-faire, ses techniques étaient toutes concentrées sur son habileté à conquérir et, surtout à conserver le pouvoir. Parler de gouvernementalité, c’est pour Michel Foucault souligner un changement radical dans les formes d’exercice du pouvoir par une autorité centralisée, processus qui résulte d’un processus de rationalisation et de technicisation. Cette nouvelle rationalité politique s’appuie sur deux éléments fondamentaux : une série d’appareils spécifiques de gouvernement, et un ensemble de savoirs, plus précisément de systèmes de connaissance. », in, Pierre Lescoumes, « La Gouvernementalité : de la critique de l’État aux technologies du pouvoir », p. 5. 859 Il est entendu qu’il est question de l’État moderne en général. Utiliser ici le concept de Gouvernementalité est nécessaire à la compréhension des théories sur l’État d’exception. De fait, ce développement n’allègue pas de crédit à ces théories, mais tend à éclaircir les composantes et les origines de la politique migratoire italienne d’août 1991. 860 Walpole (1676-1745), premier Comte d’Orford, exerça les fonctions de Chancelier de l’Échiquier de 1720 à 1742, in Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France 1978-1979, Gallimard, Seuil, EHESS, coll. Hautes Études, Paris, 2004, p. 26. 861 Michel Foucault renvoie régulièrement à cette expression ; « l’art de gouverner » pour Michel Foucault, ne prend en considération, que le gouvernement des hommes « dans la mesure, et dans la mesure seulement, où il se donne comme exercice de la souveraineté politique. », in Michel Foucault, op.cit., p.4. 862 Ibid.

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à bâtir.863 » Il est important de signaler que l’exploration de l’œuvre de Michel Foucault et notamment de ses cours au Collège de France permet d’aborder la gouvernance italienne de 1991 sous un nouvel angle : qu’est-ce qui permet la rationalisation de cette pratique gouvernementale ? Est-ce que l’urgence construit cette rationalité ? Selon Franck Lafaille, les notions d’urgence, d’exception, de lois spéciales, illustrent un vide conceptuel et juridique864. Il souligne aussi que les mesures adoptées lors des années de plomb « furent proportionnées au regard du péril existant865 », l’État de droit préserve son intégrité puisque ces mesures vont dans le sens de la conservation de l’ordre démocratique. Franck Lafaille défend donc l’inexistence de l’état d’exception. Au regard de l’apport des sciences sociales à cette théorie, il affirme que l’on assiste à une dénonciation transdisciplinaire des lois spéciales, sans distinction juridique cohérente866, qui facilite la réception de doctrine comme celle de Luigi Ferrajoli867 centrée sur l’État d’urgence et d’exception permanent. Luigi Ferrajoli parle d’un « sous-système pénal d’exception » impliquant le « primat de la raison d’État » sur « la raison juridique »868. Selon Luigi Ferrajoli, « l’État de droit se défend moyennant la négation des principes le structurant (…), émerge alors un droit pénal du délinquant plus que du délit869. », ce qui fait écho au délit de statut870 plus qu’au délit d’action. En faisant converger cette théorie avec la gestion publique des immigrés albanais, on peut supposer que leur délit est de l’ordre : du délit de statut, puisqu’ils ne répondent plus aux critères de droit d’asile de la loi Martelli, et du délit d’action puisque la mobilité illégale est au centre de la problématique migratoire d’août 1991 et de la gestion publique avec l’opération rapatriement. La politique migratoire et le cadre juridique de cette politique illustrent donc, en partie, les théories de Luigi Ferrajoli. On peut aussi relever que la loi Bossi – Fini va dans le sens de ce droit pénal du délinquant puisque le clandestin devient un délinquant. Selon Giorgio Agamben871, la théorisation dans le droit public de l’état d’exception fait défaut. Ce philosophe propose d’explorer « le no man’s land entre droit public et fait politique

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Michel Foucault, op. cit., p.5-6. Franck Lafaille, (…), p.307. 865 Franck Lafaille, ibid. 866 Franck Lafaille, ibid. 867 Luigi Ferrajoli, Diritto e ragione. Teoria del garantismo penale, Laterza, Rome-Bari, 2004, 844 p., in, Franck Lafaille, (…), p.312. 868 Franck Lafaille, p.312. 869 Franck Lafaille, ibid. 870 On peut aussi relever que la loi Bossi – Fini va dans le sens de ce droit pénal du délinquant puisque le 864

clandestin devient un délinquant. 871

Giorgio Agamben, État d’exception, Paris, Éditions du Seuil, coll. L’ordre philosophique, 2003, 152 p.

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», il définit l’état d’exception en ces termes : « Si les mesures exceptionnelles sont le

produit des crises politiques et, comme telles, sont à comprendre sur le terrain politique et non sur le terrain juridico-constitutionnel, elles se trouvent dans la situation paradoxale de mesures juridiques qui ne peuvent être comprises sur le plan du droit et l’état d’exception se présente comme la forme légale de ce qui ne saurait avoir de forme légale.873 ». Selon l’adage, l’exception fait donc la règle. La critique selon laquelle l’état d’exception repose sur un vide conceptuel et un vide juridique demeure peu recevable, puisque l’état d’exception est en dehors du cadre légal, mais parallèlement s’affirme aussi comme cadre légal. Giorgio Agamben a donc tenté de bâtir un concept entre culture philosophique et culture juridique, en discutant l’exception comme paradigme de gouvernement, et en identifiant ce qui fonde et ce que signifie l’action en politique874. Ce qui demeure intéressant dans la théorie de Giorgio Agamben, c’est la critique de l’état de nécessité qui touche directement aux politiques publiques s’échelonnant de mars à août 1991 ; pour cela, il s’appuie sur les recherches de Giorgio Balladore-Pallieri875, « Le concept de nécessité, loin de se présenter comme une donnée objective implique à l’évidence un jugement objectif et que, bien entendu, ne sont nécessaires et exceptionnelles que les circonstances déclarées comme telles.876 » À la nécessité de résoudre un problème de pure factualité, Giorgio Agamben, à raison, dénonce la prétendue neutralité de l’état de nécessité. Cette critique fait écho à la qualification de l’urgence à l’intérieur de la culture juridique, « L’urgence, quant à son contenu, relève de l’évidence, pire de la sensation. Son caractère ineffable la fait échapper à toute appréhension juridique.877 » Ainsi, sur le plan normatif, une mesure d’urgence répond à des problèmes posés par une situation urgente. Franck Lafaille prend plusieurs exemples pour étayer ces propos. La catastrophe naturelle, comme à L’Aquila en 2009, qui confère à un préfet des attributions exceptionnelles ou encore « la « régulation » d’une partie de la population en raison de ses conditions d’existences spécifiques, telle que la population rom en 2008878 ». Mais peut-on 872

Giorgio Agamben, op.cit., p.10. Giorgio Agamben, op.cit., p.9-10. 874 Giorgio Agamben critique les travaux de Carl Schmitt, qui a construit une théorie rigoureuse de l’état d’exception, voir : Carl Schmitt, La Dictature, 1921, Paris, Éditions du Seuil, coll. L’ordre philosophique, 2000, 330 p. Il développe l’état d’exception aussi dans ce présent ouvrage, Carl Schmitt, Théologie politique, 1922, Éditions Gallimard, Paris, 1988, p. 204. Au-delà, Giorgio Agamben s’intéresse à la violence au carrefour du débat qui opposa Walter Benjamin (violence pure) et Carl Schmitt (violence souveraine) impliquant un rapport entre violence qui fonde et qui conserve le droit, in Giorgio Agamben, op.cit., p.91. Voir, Walter Benjamin, Critique de la violence, Payot, Paris, 2012, 164 p. 875 Giorgio Balladore-Pallieri, Diritto costituzionale, Milan, Giuffrè, 1970, 481 p. 876 Giorgio Agamben, op.cit., p.52. 877 François St Bonnet, « Exception, nécessité, urgence », in Denis Alland, Stéphane Rials (dir.), Dictionnaire de culture juridique, Paris, PUF, 2003, p.677. 878 Franck Lafaille, op. cit., p. 316. 873

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assimiler toutes les urgences qu’a rencontrées l’État italien à des périls institutionnels ? On le comprend bien l’état d’urgence ou d’exception englobe des états différents, et « relève davantage du postulat politique que de la logique juridique879 », même si du point de vue juridique, on l’a compris, il n’y a pas non plus de réalité objective, selon Michel Troper, « mais des réalités qualifiées par le droit880. ».

II. 2. L’immigration et la normalisation d’un régime d’exception en Italie Selon Marie Bassi, « de 2002 à 2013, la prorogation continue de l’état d’urgence face à « l’afflux exceptionnel de citoyens non européens » a placé l’immigration sous un régime d’exception permanent »881. Toujours selon M. Bassi, en février 2011882, « l’état d’urgence883, un dispositif d’action publique permettant de centraliser les pouvoirs et de contourner les compétences et de contourner les compétences locales, est instauré »884. Ce régime d’exception permanent qu’identifie Marie Bassi, est une permanence pour les chercheurs qui s’intéressent aux crises migratoires qui touchent l’Europe et d’autres zones du globe. Encore faut-il le démontrer. S’intéresser à la première crise migratoire contemporaine qui touche l’Italie revient à identifier ce qui a permis l’enclavement de la question migratoire à l’intérieur de politiques publiques d’exception. Le fait que soit identifiée vingt années après cette crise migratoire, une survivance de ce régime d’exception, doit nous interroger. La crise migratoire de 1991 est-elle le laboratoire d’une normalisation d’un régime d’exception sous lequel est placée l’immigration. En mars 1991, comme on l’a vu, l’accueil par défaut s’accompagne de l’institution d’un permis temporaire de séjour qui changera, au cours de l’urgence, quatre fois de terme. Le

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Franck Lafaille, ibid. Michel Troper, « l’état d’exception n’a rien d’exceptionnel », in, L’Exception dans tous ses états, Parenthèses, Marseille, 2007, p.167, in Franck Lafaille, op. cit., p.316. 881 Marie Bassi, op.cit, p. 157. 882 2011 correspond à un pic dans la crise migratoire en Italie. Avec l’arrivée de 63.000 migrants sur les côtes italiennes et 51.000 sur l’île de Lampedusa, cette crise migratoire, vingt années après l’exode albanais, est toutefois comparable dans les chiffres et les faits, in Marie Bassi, ibid. 883 « Le Président du Conseil peut déclarer l’état d’urgence face à « des catastrophes naturelles ou à d’autres événements qui, par leur intensité et leur étendue » réclament « des moyens et des pouvoirs extraordinaires », en vertu de la loi 225/1992 sur le service national de la Protection civile », in M. Bassi, ibid. 884 M. Bassi, ibid. 880

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statut de l’Albanais est mouvant. Ce permis de séjour comporte en lui une restriction sécuritaire faisant office de menace et s’articule donc à « un droit de l’Étranger » fortement connoté. La gestion de mars 1991 est critiquée parce qu’elle ne sous-tend aucune ligne politique. Les actions gouvernementales oscillent entre la condamnation de ces arrivées, la nécessité de les accueillir, la nécessité de les expulser. Elles dérogent à la loi Martelli, mais tentent, tout de même, de l’appliquer. De mars à juillet 1991, les camps d’attente deviennent des zones de non-droit, et ce qui « confinait » à l’expulsion, à la fin du permis temporaire, c’est-à-dire le trouble à l’ordre public, vient en août 1991, essentialiser pénalement tous les migrants du Vlora. À l’intérieur de ces multiples changements de ligne, de ses exceptions faites, de ses dérogations et autres dépréciations, s’extirpe la base de la ligne politique d’août 1991. Audelà se normalise le placement de l’immigration sous un régime d’exception. La continuité de ses deux gestions se trouve donc dans cette normalisation d’un régime d’exception885. Ce processus de normalisation se caractérise par l’affirmation d’une acception juridique essentialisant pénalement un statut. C’est ainsi le consensus autour de cette acception juridique fait d’une normalisation d’un régime d’exception, une permanence. Est-ce que la résolution extérieure de cette crise s’intègre elle aussi dans ce régime d’exception ? De facto, l’élaboration de la politique migratoire extérieure dépasse l’urgence factuelle. D’un autre point de vue, la problématisation de ces événements migratoires et donc l’émergence d’un nouveau consensus survit à « l’urgence albanaise » d’août 1991. Le 17 août 1991, Il Messaggero titre sur la fin de l’urgence albanaise886. L’urgence factuelle se caractérise par l’arrivée d’un nombre très important d’Albanais. Tandis que le terme de l’opération de rapatriement signifie la fin de l’urgence, la gestion militaro-humanitaire, qui se manifeste par l’aide humanitaire extraordinaire, l’installation d’un centre d’assistance italien en Albanie887 et enfin l’endiguement des navires convoyeurs d’immigrés, s’inscrit pleinement dans la normalisation de ce régime d’exception. Cette gestion militaro-humanitaire baptisée

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On peut aussi questionner l’urgence et l’exception dans les politiques publiques italiennes en général. Il est clair que l’institutionnalisation du statut de commissaire extraordinaire, et son usage récurrent à l’échelle locale et nationale, risquent d’étendre cette permanence à l’ensemble des gestions que doit affronter l’administration publique. À ce titre, il est intéressant de voir qu’aucun commissaire extraordinaire ne fut nommé en août 1991. La pénalisation sécuritaire de ces arrivées a eu pour effet d’essentialiser cette gestion et de ne pas prendre la mesure de l’aspect humanitaire et sanitaire. Cette gestion n’en demeure pas moins une politique d’exception. 886 Il Messaggero, 17 août 1991, « L’operazione e scattata all’alba di ieri. Chiusa l’emergenza profughi ». 887 Selon Antonio Varsori, deux centres de secours, avec pour mission la distribution alimentaire et médicale, auraient été institués par l’armée et la Croix-Rouge dès août 1991. Selon le Colonel Rocchi, Colonel des Forces armées de la Croix-Rouge, la présence de la Croix-Rouge en Albanie était minimale et ne précède pas le début de l’op. Pélican, in Antonio Varsori, op.cit, p.179 et entretien avec le Colonel Rocci, 23 mars 2015, Bari.

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« operazione Pellicano888 » se distingue en trois phases : de septembre 1991 à mars 1992, l’operazione Pellicano889 a permis l’envoi de 90.656 tonnes de biens variés890. La seconde phase de la mission consiste à distribuer l’aide envoyé de la CEE, de mars 1992 à septembre 1993891, suivie d’une ultime aide italienne de septembre 1993 à décembre 1993892, baptisée Pellicano 3893. L’operazione Pellicano894 est donc la matérialisation pratique de la politique migratoire italienne issue de l’urgence albanaise d’août 1991895. Fabio Fabbri, alors ministre de la Défense du gouvernement Ciampi, parle de l’Operazione Pellicano comme d’une victoire de l’humanisme italien896 alors qu’Aleksänder Meksi, Premier ministre de l’Albanie promeut la réussite de cette opération comme le signe de l’amitié entre deux peuples897. Pour Fabbri, cette opération montre qu’il est possible de développer des relations bilatérales avec des instruments militaires898 et souligne que la double mission des formes armées, patrouiller aux bords des côtes albanaises et aider la population locale montre comment l’armée fut un instrument de stabilité, de liberté et de préservation de l’ordre démocratique en Albanie899. Il admet tout de même que l’utilisation des forces armées sert à l’origine, à protéger l’intégrité du territoire italien900. Ainsi, cette gestion militaro-humanitaire dure plus de deux ans, on peut donc légitimement affirmer que l’urgence albanaise accouche d’une solution extraordinaire et nouvelle, celle d’utiliser l’armée comme double socle d’une politique migratoire. Aussi, on peut critiquer l’intention profonde de cette opération qui prend la forme, pour ses pourfendeurs, d’une politique humanitaire.

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« ITALFOR ALBANIA » succède en 1992 à l’operazione Pellicano. Elle est promue par le ministère de la Défense, soutenu par le ministère de la Marine marchande, des Affaires étrangères et des Finances. Cette opération se baptise Pellicano puisqu’elle fait référence au pélican apportant de la nourriture avec son bec, in Anna Maria Isastia, La presenza italiana in Albania. Tra storia e attualità, Rome, Incontri della società di storia militare, 2000, p.59. 889 esercito.difesa.it/Attività/MissioniOltremare/MissioniconiReparti/MissioniNazionali/Pagine/PellicanoAlbania. aspx ? status=Conclusa 890 ibid., traduit de generi vari. 891 ibid. 892 Ces trois phases sont menées par trois commandements successifs : le Général Quitana mène la première phase, le Général Ciacci la seconde phase, le Général Tobaldo mène la dernière phase, in Anna Maria Isastia, op.cit, p. 59. 893 Esercito.difesa.it 894 La Repubblica, 04 décembre 1993, « Il Pellicano lascia l’Albania. È finita l’operazione italiana ». 895 La fin de cette opération coïncide aussi avec un contexte politique intérieur particulièrement difficile avec l’opération « main propre » qui déstabilise le principal parti de gouvernement en place depuis la 2de guerre mondiale, la DC. La situation explosive en Yougoslavie fait aussi passer en second plan, la politique d’aide à l’endroit de l’Albanie, in Antonio Varsori, op.cit, p. 183. 896 Esercito.difesa.it 897 Selon Anna Maria Isastia, l’armée italienne aurait été invitée à quitter le territoire national albanais par les autorités, et aussi, à quitter les eaux territoriales, in Anna Maria Isastia, op.cit, p. 60. 898 Esercito.difesa.it. 899 ibid. 900 ibid.

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Le retour critique d’un entretien effectué avec le Colonel Rocci901, des Forces armées de la Croix-Rouge902, permet de nuancer la composante humanitaire de cette gestion militarohumanitaire. La non-participation du Colonel est à ce titre un indicateur important. L’operazione Pellicano n’était pas une politique de nation building903 pour lui. La très faible implication du Troisième Secteur dans cette assistance le prouve. L’État italien n’a pas mobilisé toutes les structures associatives et humanitaires lui permettant de porter une politique d’appui de grande ampleur. Seules les infirmières des corps armés de la C.R.I y ont participé. À l’époque, le Colonel Rocci se souvient de la réception négative de cette opération à l’intérieur des corps armés de la C.R.I. Lui qui participa à des gestions militarohumanitaires dans des pays en guerre comme en Croatie, en Serbie ou en Bosnie de 1993 à 1995904, dans des pays ou la disparition d’un dictateur entraine une érosion de l’État et une déstabilisation du pays comme en Roumanie entre 1989 et 1990 avec la chute de Ceausescu905, voit l’op. Pellicano comme une politique d’appoint et masque en réalité les réelles motivations de l’État italien : l’endiguement de l’exode avec une présence importante de la marine italienne dans les ports albanais. De plus l’aide alimentaire et médicale n’arrive pas jusqu’aux populations nécessiteuses906, elle est spoliée par la criminalité organisée907 et par l’État albanais lui-même908. L’Italie met en œuvre une politique étrangère particulière à l’égard de l’Albanie se positionnant comme une diplomatie migratoire à l’échelle régionale, mais aussi une politique migratoire particulière à l’égard de son voisin. On peut affirmer que cette politique migratoire

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Entretien avec le Colonel Rocci, de la C.R.I de Bari. 23 mars 2015, Bari. Les F.A de la C.R.I est un corps militaire spécial de volontaire ou d’auxiliaire, des forces armées italiennes. Cette structure dépend conjointement de la C.R.I et du ministère de la Défense depuis 1866. Son rôle est de porter l’assistance de premier secours sur le front ou à l’écart d’un front. Elle est aussi d’appuyer des politiques humanitaires de grande ampleur. 903 Action menée par un État ou par une confédération d’États visant à relever/renforcer une administration centralisée faible. Cette politique a pour objectif de stabiliser des zones d’influences, de rétablir des équilibres régionaux. Ici, elle vise avant à sécuriser l’espace maritime par un renforcement de l’État albanais. 904 Durant l’operazione Irma I et II, la forte mobilisation des Forces armées de la C.R.I tranche avec l’absence de ces structures durant l’op. Pellicano. 905 L’opération « Roumanie » se rapprocherait davantage de « Pélican » même si la déstabilisation de la Roumanie est alors très importante et les heurts entre différentes franges de la population très intense. L’implication des F.A de la C.R.I est alors très importante et réalise une assistance humanitaire très importante. 906 Un haut fonctionnaire albanais responsable de la distribution des aides italiennes informe l’ambassade italienne, dès septembre 1991, que le gouvernement albanais n’est pas en mesure de fournir le carburant nécessaire aux bus devant redistribuer les aides alimentaires et médicales, in Antonio Varsori, op.cit, p. 181. 907 Anna Maria Isastia, op.cit, p. 59. 908 La redistribution fut inégale et il est souvent question d’une corruption dans les arcanes du pouvoir albanais. Le prêt économique que l’Italie octroie à l’Albanie fut sans doute amputé par la corruption de responsables albanais comme le révèle le fax envoyé par T. Cardilli, le 28 mai 1992, à destination du ministère des Affaires étrangères, in Antonio Varsori, op.cit, p. 184. 902

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particulière ne permet l’éclosion d’une politique migratoire générale, mais cible une immigration, celle des Albanais. Ainsi, la politique publique italienne en août 1991 dépasse l’urgence objective de l’arrivée des Albanais, mais l’essentialise. L’urgence albanaise détermine donc la politique migratoire italienne en ces termes ; on peut d’ailleurs se demander si cette politique extérieure d’exception serait possible chez un autre voisin de la péninsule italienne.

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CINQUIÈME PARTIE L’EXODE ALBANAIS ET LES GESTIONS DE CONTRÔLE DES MIGRATIONS : DE L’OBJET AU SUJET

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La source orale : enquête de terrain et nouvelles perspectives

Après avoir développé une histoire de la gestion de contrôle de l’immigration albanaise en 1991, cette dernière partie vise à enrichir ces précédents développements, à les compléter en renversant l’approche de cette recherche. L’intérêt de ce renversement est de procéder à l’élaboration d’une modeste histoire de l’exode albanais. L’ensemble sémantique « immigration albanaise » engage d’autres perspectives de recherche, contribue à définir un axe dans lequel le chercheur s’engage, ici celui de l’étude d’une gestion de contrôle des migrations. L’étude de « l’exode albanais » engage d’autres perspectives. De l’enquête de terrain, menée dans les Pouilles en 2015909, m’est apparue la nécessité de valoriser les expériences individuelles et collectives de mes témoins910. Ici, l’objet devient donc sujet ; ce sujet s’empare de cet objet911. Comme l’écrit Raphaël Freddy, « l’enquête orale nous permet de pénétrer dans des sphères et des lieux sociaux inaccessibles à la seule information écrite et de donner la parole aux oubliés de l’histoire. Elle met à nu la logique en acte de certains comportements »912. Cela étant, il faut d’abord introduire les contours de cette enquête orale913 pour en dresser les avantages, les lacunes et son intérêt. Ainsi, elle 909

Le terrain de l’enquête est un premier choix. Le choix de Bari fut motivé par la forte présence associative dans la ville (Croix-Rouge, Caritas…), par la grandeur de cet espace favorisant des rencontres bénéfiques à l’enquête, aussi par la volonté de recueillir des témoignages émanant de membres des forces de l’ordre ayant pu participer à la gestion sécuritaire lors du débarquement du Vlora. À noter qu’aucun membre des forces de l’ordre n’a voulu témoigner. Pour une méthodologie du choix du terrain et de la préparation de l’enquête voir, Stéphane Beaud, Florence Weber, « Préparer l’enquête », in Guide de l’enquête de terrain, Paris, La Découverte, 2010, pp. 48-77. 910 Sur la valeur du témoignage en histoire voir, Annette Wieviorka, L’ère du témoin, Paris, Fayard/Pluriel, 2013, 192 p. 911 Ce renversement nécessite l’utilisation d’une cartographie des principales voies d’étude sociologique de l’individu. Danilo Martucelli y en dénombre trois : « la socialisation qui est le processus de formation de l’individu et son rôle dans la reproduction de la vie sociale ; la subjectivation qui étudie l’individu au travers de la dynamique entre l’expansion des contrôles et la visée d’émancipation ; enfin, l’individuation, une démarche qui interroge les différents types d’individus structurellement fabriqués dans les diverses sociétés », in Danilo Martucelli, « Les Trois voies de l’individu sociologique », Espacetemps.net, Textuel, 08/06/2005, http://espacetemps.net/document1414.html. 912 Raphaël Freddy, « Le travail de la mémoire et les limites de l’histoire orale », Annales. Histoire, sciences sociales, 35e année, 1/1980, p. 127. 913 La méthodologie de l’enquête de terrain s’appuie sur une littérature, à défaut d’être abondante, très bien amenée. Elle guide le chercheur dans son choix de thème et de terrain, dans sa préparation à l’enquête, dans la

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s’échelonne sur une période de trois semaines dans la région des Pouilles et prend racine plus spécifiquement à Bari914. Cette enquête de terrain s’appuie sur la méthodologie pratique de l’entretien semi-directif915. Elle respecte donc, dans le déroulement des entretiens, la spontanéité de l’échange tout en l’orientant implicitement lorsqu’un des thèmes n’est pas abordé916. Cette méthode, dans la tenue de l’entretien, est assez spontanée et naturelle, l’enquêteur veille à suivre sa grille de lecture sans en être assujetti. Ensuite, il est important de préciser que ces entretiens n’ont pas été enregistrés à l’aide d’un magnétophone917. Le recueil de la source orale918 a été permis par la prise de notes. La prise de notes, comme l’écrit Daniel Cefaï, « convertit une expérience vécue en données organisées dans un corpus »919. Stéphane Beaud et Florence Weber ont proposé deux distinctions dans la prise de notes : l’état de faits observables et l’état de faits descriptibles920. Il y a aussi la note directe921 et la note hors scène922 répondant à la position dans laquelle se trouve le chercheur face à ses témoins. D’un point de vue méthodologique et pratique, il y a des inconvénients à recueillir de la sorte les matériaux, sui generis, la prise de notes est moins fiable que l’enregistrement par magnétophone. Passer à côté d’une information est inextricablement liée à la prise de note unique, sans autre appui d’enregistrement, les informations non notées dépendent ainsi de la note hors scène et de la mémoire du chercheur. Elle empêche aussi toute citation des témoins tant la prise de notes doit être efficace afin de ne pas passer à côté de conduite de l’entretien, puis enfin, dans la transformation des données recueillies, voir Stéphane Beaud, Florence Weber, « Analyser et publier les données ethnographiques », in Guide de l’enquête de terrain, Paris, La Découverte, 2010, pp. 203-226. 914 C’est de Bari, en mars 2015, que démarre la recherche des témoins. Les rencontres successives dans cette ville m’ont amené à m’excentrer du chef-lieu des Pouilles. Certains contacts noués à Bari m’ont ainsi amené à naviguer dans les Pouilles à la rencontre du réseau de ces premiers contacts. 915 Cette méthodologie s’articule à un choix préalable du thème ou des thèmes abordés. L’historien ou le sociologue doit, pour cela, rédiger un guide d’entretien qui fait fonction de memento. Se construit implicitement une logique probable à des enchainements, mais l’entretien doit suivre sa dynamique propre, in Jean-Claude Combessie, « L’entretien semi-directif », in La méthode en sociologie, Paris, La Découverte, 2007, p.24. 916 Par exemple, la relance permet « d’entretenir la dynamique favorisant une expression confiante ». Pour cela, la relance peut entrer dans les énoncés de l’enquêté, et dans sa logique, car cela « encourage à développer, à aller plus en avant dans son récit, à en préciser les aspects ». Elle peut aussi s’articuler à une partie de ce qui vient d’être dit : l’enquêteur répète les propos de l’enquêté et l’incite à développer, in J-C Combessie, op.cit, p.26. 917 Pour J.-C. Combessie, « l’entretien semi-directif est systématiquement enregistré (sauf impossibilité matérielle ou refus de l’enregistrement), in op. cit, p. 27. Pour une méthodologie approfondie de la constitution de la source orale par le magnétophone voir, Florence Descamps, L’historien, l’archiviste et le magnétophone. De la constitution de la source orale à son exploitation, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2007, 888 p. 918 « On appelle source orale les matériaux recueillis par enregistrement lors d’entretiens avec des témoins », in Marion Assénat, « Les sources orales en histoire », Hypothèses, 31/01/2013, http://mes.hypothèses.or/805. 919 Daniel Cefaï, « Postface », in Daniel Cefaï, L’enquête de terrain, Paris, La Découverte, 2003, p. 467. 920 S. Beau, F. Weber, op. cit, p. 140. 921 Consiste à noter immédiatement une information. 922 « La note hors scène permet de ne pas rompre des dynamiques d’interactions quand l’observateur est aussi participant », in D. Cefaï, op.cit, p. 468.

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prise de données contextuelles et pratiques923. Elle comporte aussi un avantage, celui de mettre en confiance les témoins et de faciliter l’échange, de le rendre moins formel, moins inquisiteur924. Ensuite, le choix des témoins est un élément à prendre en compte dans cette méthodologie. Les témoignages recueillis dépendent d’un choix aléatoire – ou d’une absence de choix – puisqu’ils ne dépendent que du réseau tissé pendant cette période925. De facto, cette enquête de terrain souffre indéniablement d’un manque de diversification des informateurs926 concernant certains champs de l’enquête, comme celui portant sur l’empiètement de la gestion sécuritaire sur la gestion humanitaire927. Enfin, il est important de préciser qu’un entretien de groupe fut mené lors de cette enquête de terrain. Cet entretien est l’apport le plus original et le plus fondamental de cette enquête. Même si cet entretien est complexe, car il engage autant de dynamiques que de censures, autant de confrontations que de vérités communes ; à partir de sa constitution928, il engage « une homogénéité sociale suffisante »929 pour que son déroulement s’achemine à l’identification « de conditions sociales et de représentations globalement identifiables »930. Ainsi, cet entretien de groupe permet aussi une transformation de la source orale, puisqu’il permet d’articuler plusieurs réalités entre elles, et de saisir des représentations globales. 923

Ces prises de notes portent la marque de l’âge, du sexe, du niveau d’instruction, de l’origine sociale et ethnique et des trajectoires. Comme le dit J.C Combessie, « les variations qui en sont le produit sont des objets d’études pour le sociologue (ici l’historien), des objets notamment pour sa socio-analyse », J.C Combessie, op.cit, p.31. 924 Daniel Cefaï écrit que les jeunes chercheurs ont un sentiment d’inconfort à « voler » des bouts de vie aux enquêtés. La prise de notes permet de ne pas passer pour un espion ou un indic, in Daniel Cefaï, op.cit, p. 468. 925 Pour Raphaël Freddy, « L’enquête d’histoire orale présente souvent un caractère anarchique dû au choix par trop aléatoire des informateurs, et à la nature désordonnée et superficielle des informations recueillies. Elle esquive aussi, parfois, les problèmes que posent la relation anthropologique et la nécessité de comprendre la différence sans céder à la tentation de la réduire », op. cit, p.128. 926 Pour Raphaël Freddy, « en fonction de la thématique précise de chaque enquête, les inter-informateurs représentent un échantillon, approximatif certes, mais significatif, des différentes options, des différentes responsabilités, des différentes réactions, en multipliant les points de vue contradictoires », ibid. 927 Malgré les entretiens effectués avec un bénévole de la Croix-Rouge et avec un Colonel des Forces armées de la C.R.I, le point de vue des forces de l’ordre, des soldats, aurait pu permettre de contrebalancer cette enquête de terrain portant justement sur l’empiètement de la gestion sécuritaire sur la gestion humanitaire. Pour précision, je me suis rendu au commissariat de Bari afin de consulter les procès-verbaux de 1991, et afin de trouver un/des policier(s) acceptant l’entretien. Ce fut un échec, un policier m’a toutefois orienté vers Lize, ce qui m’a permis d’enclencher un processus d’enquête. Aussi, les coordonnées d’un soldat de l’Opération Pélican me furent données par le Colonel Rocci ; ce soldat n’a pas donné suite. 928 Cet entretien de groupe rassemble Alfredo, émigrant en février 1991, Lize, émigrant en mars 1991, Alba émigrant en août 1991. Derrière ce hasard fortuit de se retrouver avec trois personnes ayant vécu les trois phases migratoires de 1991, s’échelonne aussi une diversité dans les représentations de cette gestion de contrôle des migrations. Comme on le verra, la gestion ouverte, semi-ouverte ou fermée engage des processus d’individuation différents. 929 In J.C Combessie, op.cit, p. 29. 930 Ibid.

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Marc Ferro nous écrit qu’il y a « l’idée que les gens ne vivent pas dans l’actualité, dans l’histoire. Ils vivent leur vie. Ils sont assurés contre le vol ou l’incendie, ils prennent une assurance contre la maladie ». Il insiste sur le fait que « nous ne sommes pas assurés contre l’histoire »931. Cette enquête de terrain s’inscrit dans un objectif de croisement entre l’histoire d’une gestion de contrôle des migrations et celle des individus qui l’ont vécu, comme « otage »932 de ce contrôle ou comme participant ou observateur de cette gestion933. Il convient d’observer ces expériences comme des microcosmes historiques, qui sont capables d’apporter de nouvelles perspectives aux développements précédents. Aussi, l’intérêt de cette enquête de terrain est de restituer une complexité, des variables, et de faire apparaître, comme le dit Marc Ferro, « une sorte de spectre des comportements individuels »934. Ainsi, l’objet d’étude devient sujet, et cette enquête de terrain permet à ces sujets de s’emparer de cet objet. L’intérêt est donc de croiser cette histoire des gestions de contrôles des migrations albanaises en 1991 avec celle des individus qui l’ont vécu, de près ou de loin. L’enquête de terrain se repose sur les témoignages d’un Albanais, que l’on appellera Alfredo, ayant émigré en février 1991935 ; d’une Albanaise ayant émigré en mars 1991, que l’on appellera Lize936 ; d’une Albanaise ayant émigré en août 1991 à bord du Vlora, que l’on appellera Alba937 ; d’un bénévole de la C.R.I de Bari, qui fut présent lors de la gestion de contrôle des migrations en août 1991, que l’on dénommera Vittorio938 ; d’un Colonel des Forces armées de la C.R.I, que l’on appellera Rocci939 ; d’un habitant du vieux Bari, enfant en août 1991, et qui porte une mémoire locale de la réception de cet exode à Bari, appelé 931

Marc Ferro, « Croiser l’histoire des individus et celle des sociétés, in Michel Wieviorka (dir.), Les sciences sociales en mutation, Auxerre, Éditions sciences humaines, 2007, p. 544. 932 Marc Ferro opère une distinction sommaire entre les différentes positions dans lesquelles les individus peuvent se trouver face à une crise. Il prend l’exemple de « l’otage de l’histoire ». Cette caractérisation correspond bien aux Albanais qui ont émigré en 1991. Victimes d’un régime autarcique et paranoïaque, ils quittent leurs pays en espérant trouver en Italie une vie meilleure et sont aussi victimes des politiques migratoires du début des années 90 et de leur(s) statut(s) à l’intérieur de ces acceptions juridiques. On peut dire que les Albanais qui ont témoigné lors de cette enquête sont des otages de l’histoire, car tout au long de leurs vies, ils n’ont eu de cesse de se battre ou de faire le dos rond contre des dynamiques qui les dépassaient, in Marc Ferro, op.cit, p.547. 933 Il est intéressant de mettre la focale sur les comportements des bénévoles ayant vocation à porter une assistance humanitaire au sein d’une politique sécuritaire et militaire. Participer à une gestion de contrôle des migrations comme celle d’août 1991 implique inévitablement des compromissions. Pour Marc Ferro, il y a cette permanence de l’individu qui refuse de voir l’histoire ou le refus de voir que l’on participe à l’histoire. L’exemple du témoignage d’un bénévole de la C.R.I de Bari irrigue cette caractérisation, in Marc Ferro, op.cit, p. 545. 934 Marc Ferro, op.cit, p.546. 935 Alfredo. Entretien de groupe réalisé le 26 mars 2015 à Terlizzi (Pouilles). 936 Lize. Entretien individuel réalisé le 25 mars 2015, entretien de groupe effectué le 26 mars 2015 à Terlizzi (Pouilles). 937 Alba. Entretien de groupe réalisé le 26 mars 2015 à Terlizzi (Pouilles). 938 Vittorio. Entretien individuel réalisé le 22 mars 2015 à Bari (Pouilles). 939 Rocci. Entretien réalisé le 28 mars 2015 à Bari (Pouilles).

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Antonello940 ; enfin d’un journaliste de La Repubblica ayant couvert, de la salle de rédaction à Rome, l’exode albanais d’août 1991941. Une question se pose d’emblée : la proximité temporelle des évènements permet-elle de transformer cette source orale ? L’actualité des gestions de contrôle des migrations en Italie, notamment à Lampedusa, ne fait-elle pas peser sur la retranscription de cette source orale, un devoir de réserve ? Au fond, ne doit-on pas procéder plutôt à un archivage brut de cette source orale942 ? Pour les réfugiés de février/mars 1991 et d’août 1991, cet archivage coïncide avec leur souhait de rétablir des vérités absentes du débat public concernant la question migratoire en Europe. Ces mémoires touchées par les débats publics actuels et les clivages sociétaux en cours en Europe développent une conscience historique et une appréhension de cette contemporanéité. Cette partie tente de respecter les mouvements de ces témoins, tout en liant cette source orale à l’étude des gestions de contrôle des migrations en 1991. Ainsi, j’ai tenté d’équilibrer l’archivage brut à une transformation modeste et parcimonieuse de ces matériaux. Cette partie se structure autour de trois grands axes : le premier chapitre porte sur l’approche de l’année 1991 à travers la mémoire et la représentation des enquêtés : d’abord autour des conditions collectives de départ, pour en arriver aux processus de subjectivation et d’individuation des accueils ; ici, on tentera d’identifier ces processus individuels tout en les articulant au sujet collectif. Ensuite, nous nous pencherons sur la mémoire de la gestion humanitaire en croisant les sources orales. Enfin le troisième chapitre se concentre sur l’après 1991, l’insertion sociale des migrants et le rapport mémoriel entre la gestion de contrôle des migrations et le développement des réseaux de passeurs dans les Pouilles. On pourrait résumer les nouvelles perspectives ouvertes de cette enquête par le biais de quelques interrogations introductives : au préalable, peut-on identifier au sein de la trajectoire individuelle, des motivations collectives à l’intérieur du projet migratoire, ou doit-on nuancer ces motivations collectives ? Est-ce que ces gestions de contrôle des migrations entrainent des permanences et déterminent préalablement les rapports entre les Albanais et le pays hôte ? Suivant l’accueil ouvert, semi-ouvert ou fermé, ces gestions de contrôle engagent-elles des nuances dans le rapport qu’entretiennent les Albanais arrivés en février, mars et août 1991 au pays hôte ? Dans une autre perspective, et en croisant les expériences entre migrants et bénévoles, nous tenterons de complexifier les représentations de la gestion humanitaire : 940

Antonello. Entretiens réalisés entre le 20 et le 30 mars 2015 à Bari (Pouilles). Stefano Marroni. Entretien réalisé le 13 février 2015 à Rome (Lazio). 942 Sur le projet d’archivage de la source orale migratoire voir Riahd Ben Khalifa, « Les archives orales et l’histoire de l’immigration, http://academia.edu/22550797/Les_archives_orales_et_lhistoire_de_limmigration, Université de Tunis, 10p. 941

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pourquoi les Albanais et le bénévole de la C.R.I enquêtés ne partagent-ils pas une « mémoire commune » et une même représentation de cette gestion humanitaire ? Ensuite peut-on établir des liens entre l’accueil initial et l’intégration sociale des Albanais ? Enfin, en dernier lieu, nous interrogerons le lien établi par les Albanais enquêtés entre la gestion de contrôle des migrations de 1991 et le développement des réseaux de passeurs dans les Pouilles après 1991 ; pourquoi cette mémoire de l’émigration est-elle constituée du début à la fin par la notion de sfruttamento, c’est-à-dire d’exploitation ?

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Chapitre I : De Février à août 1991, des trajectoires individuelles aux dimensions collectives Ce chapitre se concentre sur la période d’émigration de 1991. Il vise à identifier dans un premier temps les conditions collectives et individuelles d’une émigration, cela s’intègre dans la subjectivation de cet objet : donner la parole aux Albanais, car cette histoire est en premier lieu la leur. Ensuite, nous nous pencherons sur la mémoire des accueils afin d’identifier des continuités, mais aussi les différences dans les représentations collectives de ces arrivées. Enfin, nous nous concentrerons sur la mémoire de la gestion humanitaire, en croisant deux protagonistes de cette gestion : les immigrés et le bénévole devant remplir une mission humanitaire.

I. 1. Trajectoires individuelles, dimensions collectives : le départ

« Pourquoi les Albanais ont émigré ? » se demande Rando Devole, sociologue albanais. En 1990, quelques milliers d’Albanais se réfugient dans les ambassades italienne, allemande et française à Tirana. Pour Rando Devole, l’individuation des motifs d’émigration semble relativement aisée à définir ; selon lui, les Albanais ont émigré pour des raisons politiques, économiques et culturelles943. Selon Rando Devole, on peut toutefois distinguer l’émigration de mars à celle d’août 1991. En mars, l’exode se produit peu de temps avant la tenue d’élections libres, mais la population albanaise est toujours gouvernée par un régime monopartite. L’exode d’août 1991 se déroule après les élections libres et s’intègre donc, en apparence, dans la période où l’Albanie s’ouvre à la démocratie. Rando Devole nuance ce processus démocratique : le PTA est encore au pouvoir, et malgré l’affaiblissement étatique, ce parti fait encore peur à la population. Selon lui, les Albanais sont à un carrefour politique944. Il faut donc bien distinguer les migrations albanaises d’après 1991, de celles se déroulant en 1991. En 1991, les Albanais sont désireux de connaître la liberté et les prises de navires arbitraires symbolisent ce désir. Il est bon de décliner les trajectoires individuelles afin de nuancer 943 944

Rando Devole, L’immigrazione albanese in Italia. Dati, riflessioni, emozioni, Rome, Agrilavoro, 2006, p. 86. R. Devole, op.cit, p.87.

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comme renforcer les dimensions collectives du départ. À l’orée de ces trois témoignages, on constate que les motifs individuels d’émigration divergent. D’abord, prenons l’exemple de Lize945. Lize a 50 ans en mars 2015, elle a 26 ans lorsqu’elle quitte son pays en mars 1991. Originaire du nord de l’Albanie, elle est une chrétienne orthodoxe946 et appartient à une minorité religieuse dans son pays947. Au moment de son départ, elle évolue dans une équipe de volley-ball locale qui joue en première division albanaise, elle est aussi membre de l’équipe nationale albanaise. Elle a suivi durant sa postadolescence des études géographiques à Shëngjin, dans le district de Shkodër, toujours au nord de l’Albanie. Elle était brillante à l’école et n’était pas issue d’une famille aisée. De la mort d’Enver Hoxha à mars 1991, le peuple albanais veut s’ouvrir au monde et Lize en mars 1991, ressent comme beaucoup de ses compatriotes, cette envie. Plusieurs raisons la motivent à quitter son pays. Le sentiment de guerre civile, le pillage massif des armes dans les commissariats, l’érosion de l’État. Lize ne se considérait pas comme une réfugiée politique même si la tension est palpable dans le nord948, où s’affrontent les conservateurs et les réformistes. La faim aussi. En mars 1991, la question alimentaire est au centre des préoccupations. Lize comme beaucoup d’Albanais quittant l’Albanie en mars et en août 1991, aspire à une vie meilleure et face à la dégradation de la situation politique, économique et sociale de son pays, choisit l’exil, et suit donc la rumeur qui traverse les villes : l’armée est acculée et laisse désormais les gens partir949. D’autres rumeurs passent dans ces oreilles, celle de la guerre civile, de la famine, de la désolation. Lize quitte aussi l’Albanie pour éviter le pire.

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En voulant consulter les procès-verbaux d’août 1991 au commissariat de Bari (cette consultation me fut refusée), le policier avec lequel je me suis entretenu m’orienta vers Lize, une de ses connaissances, en l’appelant et fixant un rendez-vous à la gare de Terlizzi pour le jour suivant. 946 Il faut rappeler que l’Albanie du PTA est le premier pays du monde à se déclarer athée. Le fait religieux est donc proscrit. On pourrait penser que le retour à la religion accompagne l’ouverture démocratique des régimes dictatoriaux. Selon une enquête statistique menée en 2011, seulement 2,5 % de la population se déclare athée. 70 % se déclarent musulman, 20 % se déclarent orthodoxe, 10 % se déclarent catholique, in Osservatorio Balcani e Caucaso, « Albania e censimento 2011 : di che religione sei ? ». 947 Les orthodoxes sont minoritaires dans le nord, le recensement de 2011 montre que les orthodoxes du nord ont tendance à émigrer vers le sud urbain. C’est en partie du fait du partage de l’Épire entre l’Albanie et la Grèce que les orthodoxes sont plus présents dans le sud du pays. Pierre Sintès considère que l’orthodoxie est surtout pratiquée dans le sud du pays, Lize fait donc partie d’une minorité au nord du pays, in Pierre Sintès, op.cit, p. 174. 948 On distingue généralement le nord rural de l’Albanie, du sud urbain. De fait, les mobilisations sociales sont plus importantes dans les centres urbains. 949 Les rumeurs se propagent de bouche à oreille, mais aussi à travers les radios pirates. À préciser, je n’ai pas approfondi cette question avec Lize. Son témoignage s’inscrit dans une sorte d’effet de foule et d’effet boule de neige qui se répand dans toute l’Albanie, in Rando Devole, op.cit, p.88.

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Le 5 mars 1991, Lize et toute son équipe de volley-ball se rendent sur le port de Shëngjin comme beaucoup d’Albanais dans tout le pays950. C’est avant l’entrainement que tout se décide, Lize et son équipe rejoignent le port, sans affaire, en tenue de sport, ils veulent voir ce qui se passe dans les ports, si ce qui se dit est vrai. Ils veulent tous partir et saisir cette opportunité. Beaucoup d’Albanais se trouvent au port, beaucoup hésitent aussi à franchir le pas, Lize et ses partenaires ne tergiversent pas, seul un membre de l’équipe ne quittera pas Shëngjin. Ils rejoignent le Mieda, un navire n’ayant pas à son bord le capitaine et déjà pris d’assaut par une trentaine d’Albanais, qui cherchent aussi de l’essence afin de le faire démarrer. Ils partent dans l’après-midi avec comme capitaine951, un homme qui n’a pas d’expérience, mais qui se contente de suivre un autre chalutier le guidant tout droit vers Brindisi. Au total, ils sont 89 personnes embarquées à bord du Mieda952. Cette trajectoire individuelle illustre parfaitement les conditions collectives d’un départ en mars 1991. La spontanéité de la décision s’accompagne d’un effet « boule de neige ». Il faut préciser que les motivations de Lize s’intègrent bien aux vues de Rando Devole, elles sont politiques, économiques et culturelles. Elles divergent, en partie, de celles d’Alba et d’Alfredo. Comme dit précédemment, l’entretien avec Alba et Alfredo s’est effectué dans le cadre d’un entretien de groupe953, j’ai tenté de recueillir des informations personnelles, mais le cadre de cet entretien ne permettait pas l’approche trop individualisée954. C’est ainsi que l’âge précis d’Alfredo m’est inconnu955, comme le nom du navire qui le porte jusqu’à Monopoli fin février 1991. Toutefois, avec les informations recueillies sur son parcours et ses motivations de départ il est possible de marquer des continuités et des différences avec l’expérience de Lize, qui part, elle, vers l’inconnu. Ne connaissant pas la ville d’origine d’Alfredo, je peux toutefois 950

Le port de Shëngjin n’apparaît pas dans la presse italienne. On parle surtout de Durrës, mais de nombreux chalutiers quittèrent ce port du nord de l’Italie. 951 Beaucoup de capitaines de navires ayant débarqué dans les Pouilles en février et mars 1991 faisaient payer le trajet aux Albanais. De nombreux témoignages en attestent. D’autres témoignages, comme celui de Lize, démontrent que cet exode est aussi spontané et résulte des prises arbitraires de navires dans les ports. Voir par exemple TV Puglia, « Brindisi story, arrivo albanesi, 25/02/1991 », consultable sur http://youtube.com, ou encore le film de Roland Sejko, Anija la nave. 952 Il faut bien comprendre que sur un chalutier de moyenne taille comme l’était la « Mieda », le risque était important, car ce navire n’est pas disposé à son origine à transporter autant de personnes. Lize et ses compagnons étaient les uns sur les autres, les risques de noyade, de chavirage, étaient importants. 953 Grâce à Lize, j’ai pu rencontrer Alba et Alfredo. Lize est restée tout le long de cet entretien de groupe auquel elle a aussi participé. 954 Les portraits d’Alba et d’Alfredo sont donc moins précis. Je me suis plusieurs fois heurté à leurs méfiances, lorsque je leur demandais des informations personnelles, de type géographique, concernant l’état civil, etc. Cela complique de fait l’analyse sociologique. 955 Alfredo avait la vingtaine lorsqu’il a quitté l’Albanie. Il est de la même génération que Lize, certainement un peu plus jeune.

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dire qu’il part de Durrës et qu’il arrive à Monopoli vers la fin février à bord d’un chalutier956. Ils ne sont pas plus d’une vingtaine à bord du navire et Alfredo ne peut me répondre sur la gratuité ou non du transit957. Toujours est-il qu’il s’effectue au côté d’un marin pêcheur. Alfredo part à un moment où les ports ne sont pas encore pris d’assaut, mais où la tension monte d’un cran, notamment avec une implication accrue de l’armée et de la police qui tentent de freiner le phénomène naissant des boat people. Alfredo rejoint l’Italie avec un point de chute : son cousin vit dans les Pouilles958. Alfredo veut donc le rejoindre, et comme les autres, aspire à une meilleure condition sociale et économique. Aussi, il se définit lui comme réfugié politique959, contrairement à Lize. Il insiste sur le fait que la répression politique d’antan est encore d’actualité en février 1991. Il quitte son pays pour des raisons économiques, mais aussi politiques960. Ces motivations de départ sont donc différentes de celles de Lize. Alfredo élabore un projet personnel, celui de rejoindre un tiers en Italie961. Pour Rando Devole, l’influence du réseau social ou familial dans les motivations de départ serait un facteur actuel de l’émigration albanaise, ou un facteur qui succède à l’émigration albanaise de février, mars et d’août 1991962. Alfredo est-il une exception ? Combien d’Albanais se trouvent en Italie en février 1991 ? Ainsi, le projet migratoire d’Alfredo nuance l’idée générale que l’on se fait des motivations collectives de départ, même si elles irriguent les trajectoires individuelles d’une large majorité. Les justifications de départ d’Alfredo divergent avec celles de Lize à plus d’un titre. Alfredo se considérait comme réfugié politique en février 1991. Il quitte l’Albanie, car

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Alfredo serait donc originaire du nord ou du centre du pays au vu de son départ de Durrës. Avec la proximité de Tirana avec le port de Durrës, le plus grand du pays, on peut hypothétiquement en déduire qu’Alfredo soit de Durrës, de Tirana ou de ses alentours. 957 Une erreur commise dans le positionnement de ma question : au lieu de lui demander si on lui a demandé de l’argent pour pouvoir partir, je lui ai demandé s’il avait payé pour partir. Ces questions peuvent paraître identiques à première vue, mais il faut bien comprendre que l’impact sur le témoin n’est pas le même. Ainsi, Alfredo ne m’a pas répondu, cela correspondait au premier temps de notre entrevue. Il n’avait pas confiance. On peut supposer qu’avec la présence d’un capitaine à bord, le trajet fut monnayé. Cela reste toutefois une supposition. 958 Il faut préciser que la présence d’un tiers en Italie, en février 1991, est assez rare. 959 À ce titre, on peut mettre en exergue qu’Alfredo aurait vécu dans un centre urbain. Sa justification politique 960 La frontière entre réfugié politique et réfugié économique est un motif d’indignation pour Alfredo. Il me le dit : toute économie est politique, toute politique est économique. 961 L’origine sociale d’Alfredo m’est aussi inconnue, mais le fait de rejoindre un tiers en Italie, en février 1991 soulève quelques interrogations : comment Alfredo a-t-il garder contact avec son cousin ? Lize m’a fait part de son angoisse lors de ses premiers jours en Italie, car elle ne pouvait joindre sa famille. La famille de Lize était injoignable. Cette information renforce l’idée qu’Alfredo aurait vécu dans un centre urbain permettant de communiquer plus aisément avec son cousin. 962 R. Devole, op.cit, p.90.

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elle est une tyrannie ; il aspire à la liberté et considère qu’il aurait pu bénéficier du droit asile963. Au même titre qu’Alfredo, le départ d’Alba est motivé par la volonté de retrouver un tiers en Italie. Du fait de son voyage à bord du Vlora, les conditions de départ divergent radicalement. Ainsi, Alba a 19 ans lorsqu’elle débarque le 8 août à bord du Vlora dans le port de Bari964. Elle veut rejoindre Alfredo, son fiancé, qui est à Brindisi au moment du débarquement du Vlora965. Alba se trouve sur le port de Durrës depuis le 6 août, elle attend la bonne opportunité pour partir. Alba ne précise pas si elle se considère comme réfugiée politique. Elle insiste surtout sur le fait qu’elle voulait rejoindre Alfredo. La prise du Vlora par des gens armés permet aux Albanais désireux de quitter le pays de monter à l’intérieur de ce sucrier. Alba monte. Une extrême tension inonde le navire, les gens ne cessent de monter. On appelle à les aider, qu’il puisse eux aussi partir, on appelle aussi à stopper ces montées qui pourraient compromettre le voyage. Ils sont environ 20.000. L’angoisse est palpable pour Alba, mais elle veut partir. Le voyage est dantesque, de nombreuses personnes s’évanouissent, des heurts éclatent, les gens armés intimident aussi certains réfugiés afin de récupérer des vivres, de l’eau, et procèdent donc à du racket à l’intérieur du Vlora. La tension est à son comble. Le premier soulagement pour Alba est d’apercevoir la côte et d’entrer saine et sauve dans le port de Bari. Rejoindre un tiers était donc, aussi en août 1991, une motivation de départ. Cette motivation irrigue aussi le souhait d’améliorer ses conditions de vie, de trouver un emploi, etc. Toutefois, cela nuance l’idée reçue d’un départ spontané sans véritable projection ou appui intérieur en Italie, même s’il est clair qu’Alba profite tout comme Lize, d’un contexte favorable à l’émigration. Dès 1991, on identifie donc plusieurs motivations de départ. On connaît déjà bien celles qui auraient été alimentées par l’accès à la télévision italienne966 en Albanie, le rêve de l’économie de marché, opulente, de l’accès à la société de consommation ; on connaît aussi le ferment spontané de cet exode qui s’exprime par l’afflux d’Albanais dans les ports ; on connaissait moins l’influence du réseau social et familial sur les motivations spécifiques des exodes de 1991.

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Il revendiquait, avec conviction, cette justification juridique. Il était réfugié politique. Cela irrigue encore la possibilité qu’Alfredo ait vécu dans un centre urbain et ait pu participer à des manifestations d’opposition au régime du PTA. 964 Alba embarque aussi sur le port de Durrës. Comme Alfredo, on suppose qu’elle aurait vécu dans un centre urbain : Durrës, Tirana ou aux alentours de ces deux grandes villes. Alba a 43 ans en 2015. 965 Alfredo et Alba sont en concubinage et ont désormais deux enfants. 966 R. Devole, op.cit, p. 90-91.

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Les conditions de départ sont aussi diverses à travers ces trajectoires individuelles. Les voyages d’Alfredo, d’Alba et de Lize nuancent les généralisations collectives portant sur les conditions de départ. Alba et Lize sont parties grâce à des prises de navires tandis qu’Alfredo semble avoir navigué au côté du capitaine du chalutier en question. Les justifications juridiques de ces départs divergent notablement entre Alfredo et Lize qui ne se représentait pas sous le même aspect en 1991. Ils partent pourtant tous deux avant les élections libres d’avril 1991. Enfin, les conditions pratiques de ces trois voyages divergent aussi radicalement. Alfredo a vécu un voyage compliqué à cause de la houle du mois de février, mais la présence d’une trentaine d’Albanais à bord ne mettait pas en péril les passagers. Le voyage du Mieda dans lequel Lize fut embarquée pâtissait lui, d’une dangerosité accrue du fait de la surabondance d’émigrés sur le navire. Enfin le voyage d’Alba, à plusieurs chefs, ne ressemble, comme on peut le comprendre, à aucun autre voyage. À travers ces trajectoires individuelles, on distingue donc plusieurs réalités collectives qui se rejoignent sur certains aspects et se distancient sur d’autres. Les conditions et les motivations collectives de départ dépendent aussi bien de dimensions collectives que de variables individuelles.

Débarquements sur les quais de Brindisi, 7 mars 1991, Damiano Tasco.

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I. 2. La gestion de contrôle des migrations : subjectivation et individuation des accueils

Peut-on faire corréler le caractère d’une gestion de contrôle des migrations, suivant qu’elle soit ouverte ou fermée, aux processus de subjectivation et d’individuation967 de ces accueils ? Ces gestions de contrôle des migrations produiraient donc des effets différents suivant que les individus en soient « victimes », « otages » ou « bénéficiaires ». Ainsi les différentes gestions de contrôle, notamment celles de mars et d’août 1991 sont-elles à l’origine de « diverses fabrications structurelles » d’individus ? Ces gestions de contrôle des migrations déterminentelles, en partie, la place de l’immigré/émigré dans la société ? Au fond, les différentes gestions de contrôle induisent-elles des variables dans le processus d’individuation statutaire968 ? Ou bien, est-ce que les Albanais ayant vécus ces débarquements successifs seraient un même ensemble social empreint de solidarité ne laissant aucune place aux variables individuelles et collectives969 ? Ces deux dimensions ne peuvent-elles pas, au fond, s’articuler, se conjoindre, s’accompagner ? En procédant à l’archivage (inégal) de ces trois accueils, nous déterminerons comment ces deux dimensions s’expliquent et s’accompagnent. D’abord, Lize, arrivée en mars 1991, témoigne d’une ambiguïté : sa mémoire se souvient d’avoir été aidée, mais de ne pas être la bienvenue. Ainsi sa mémoire est tout autant reconnaissante que douloureuse.

967

Pour Danilo Martucelli, « La voie de l’individuation étudie les individus au travers des conséquences qu’induit, pour eux, le déploiement de la modernité. Dans la belle caractérisation de Wright Mills, il s’agit de « comprendre le théâtre élargi de l’histoire en fonction des significations qu’elle revêt pour la vie intérieure et la carrière des individus » (Wright Mills, [1959] 1997, p. 7), une équation qu’il a énoncée, sans vraiment avoir eu néanmoins le temps de la développer avec précision, comme articulant les enjeux collectifs de la structure sociale et les épreuves personnelles assaillant les individus. La visée de cette matrice est donc bel et bien d’établir une relation sui generis entre l’histoire de la société et la biographie de l’individu ». Aussi, « La dynamique essentielle de l’individuation combine un axe proprement diachronique avec un axe proprement synchronique, s’efforçant d’interpréter à l’horizon d’une vie — ou d’une génération — les conséquences de quelques grandes transformations historiques. C’est l’articulation entre ces deux axes qui explicite la spécificité de cette démarche, à savoir l’interrogation sur le type d’individu que fabrique structurellement une société », in Danilo Martucelli, op.cit. 968 L’individuation statutaire se réfère au processus constitutif/organique de s’inscrire dans une société. 969 Cette question pose le problème de l’individuation sociale. Il est clair que l’un peut s’articuler à l’autre. Il peut y avoir à l’intérieur de cet ensemble social, émulé par la gestion sécuritaire d’août 1991, un principe de solidarité mutuelle malgré les différences dans les termes de l’accueil (ouvert/fermé), mais aussi une individuation propre de l’accueil vécu, voir Benjamin Fernandez, « Le temps de l’individuation sociale », Revue du MAUSS, vol.38, n.2, 2011, pp. 339-348.

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Le 6 mars, Lize et ses compagnons de fortune arrivent en rade de Brindisi. Après environ 24h de voyage, le chalutier est sommé de s’immobiliser avant son entrée en quai. Ils sont plus d’une vingtaine de bateaux selon Lize à rester ainsi dans la rade, la guardia di finanza et la garde côtière bloquent ces entrées et filtrent les débarquements. Il était alors question de faire débarquer les navires les uns après les autres. Pendant cette opération de filtration, les forces de l’ordre procèdent à des photographies des navires et des Albanais s’y trouvant. Ils jettent aussi de la nourriture sur les navires de moyenne contenance comme le Mieda. Le Mieda débarque, après quelques heures d’attente, sur le port de Brindisi. Selon Lize, se trouvent sur le port, les forces de police, les ambulances et la Croix-Rouge. Les personnes descendent

du

navire

progressivement,

et

se

font

photographier

cette

fois-ci,

individuellement. Une drôle de sensation pour Lize qui se demande d’ailleurs au moment de son débarquement, si l’Italie veut vraiment les accueillir. Après cette identification individualisée, permise certainement, par la submersion pas encore engagée du port et de ses structures accueillantes970, les femmes et enfants nécessitant une assistance médicale et sanitaire rejoignent les ambulances, l’hôpital ou les structures temporaires de la Croix-Rouge installées sur le port. Les autres restent dans la zone d’attente de la gare maritime. Pendant près de trois jours, Lize reste dans cette zone d’attente, elle ne peut pas la quitter, les policiers tentent d’empêcher les fuites : Lize me parle de « confinement971 », car avec l’arrivée du Lirija, du Tirana et d’autres navires plus imposants, et l’importance du nombre de personnes se trouvant sur le port, l’impression d’être « confiner » grandit en même temps que le nombre d’arrivants. L’accès à l’assistance alimentaire est très complexe, même si selon Lize, dès l’arrivée en rade, ils ont bénéficié d’une assistance alimentaire immédiate. Elle souligne aussi que dès le débarquement, des vêtements de change et des couvertures leur sont fournis. Ici, elle veut me signifier qu’elle ne faisait pas partie de ceux qui n’ont eu aucune assistance pendant plusieurs jours. Elle y fait référence et son histoire fait évidemment écho au fait que le Mieda débarque avant les navires les plus chargés. Même si elle me souligne qu’elle a bénéficié d’une assistance alimentaire immédiate972, elle n’oublie pas que son sort ne fut pas celui de milieux d’autres Albanais. Lize est tiraillée pendant ces trois jours entre l’espérance et le désarroi. Elle illustre ainsi, à travers son expérience, toute l’ambiguïté de cet 970

Lize et la Mieda débarquent le 6 mars. Les entrées en rade des navires les plus imposants contenant en eux des milliers d’Albanais ne sont pas encore actées. Toutefois on peut replacer ces prédispositions photographiques dans le flou politique de ce moment. Lize et ses compagnons pensent alors qu’ils vont être renvoyés en Albanie. 971 Dans les termes, Lize fait référence à la « concentration » des Albanais dans le port. 972 C’est une image qu’elle n’aura de cesse de me répéter : Nous avions déjà tout sur le bateau et dans la mer, nourriture eau… Il fallait parfois se jeter à l’eau pour récupérer des vivres qui flottaient.

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accueil et ses disparités. Cette perception de l’accueil par l’émigrant conditionne aussi les premiers positionnements de cet arrivant vis-à-vis du pays d’immigration. Lize ne me le dit pas clairement, certes elle nuance cette perception, mais il est clair que beaucoup d’Albanais vivent mal ces conditions d’accueil, les déshumanisent. Lize me le dit, elle est partagée entre le fait d’avoir faim et soif au moment de recevoir cette nourriture, ces bouteilles d’eau jetées et le sentiment progressif d’être traitée comme un « animal »973. Lize me rappela souvent à cet accueil initial, car il concentre en lui la racine des révoltes albanaises dans les camps d’attente, la révolte des Albanais contre la détérioration des conditions d’accueil, contre l’accès au travail difficile dans ces camps. L’accueil d’Alfredo est bien moins détaillé ; à ce titre, Alfredo discourt à propos de mars et d’août 1991, bien plus que sur les arrivées de février 1991. Cela tient aussi à son parcours personnel, moins spectaculaire et moins affecté par ces gestions de contrôle des migrations. Surtout, cela fait écho à la dimension collective inhérente à l’entretien de groupe. Au-delà, on peut considérer les gestions de contrôle des migrations s’échelonnant de mars à août 1991 comme un marqueur mémoriel dans l’ensemble social des émigrés de 1991 définissant le cadre d’une solidarité mutuelle. Ainsi, il passe quelques nuits en auberge de jeunesse après son arrivée974, et arrive à retrouver les coordonnées de son cousin qui vient le chercher après une semaine passée à l’auberge. Alfredo, sans détailler, me parle d’un accueil convenable, d’une assistance alimentaire et sanitaire immédiate975 et de l’aide d’un Italien dans sa recherche de coordonnées. Il fait surtout référence à son cousin de Brindisi. Alfredo retrouve son cousin et débute son intégration en Italie avec cet appui familial. L’accueil d’Alba tranche radicalement avec les expériences de Lize et d’Alfredo. Son accueil est d’ailleurs un terme impropre puisqu’il est question d’une expulsion et d’un rapatriement immédiats en août 1991. Au moment du débarquement, la police, l’armée, la Croix-Rouge et les structures locales sont déjà toutes sur le port. Elle n’a pas pu identifier les navires de la guardia di finanza et de la garde côtière qui suivaient le Vlora lors de l’entrée en rade. Les associations coopèrent avec la police, l’Amtab et l’armée afin de faire monter les réfugiés dans les bus afin de les envoyer

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Ce sont les mots de Lize et aussi les mots de beaucoup d’Albanais vivant les gestions de contrôle des migrations en 1991. Les révoltes des Albanais dans les camps des Pouilles et de Basilicate se réfèreront explicitement à cette comparaison : « Non siamo animali, ma rifugiati politici ». 974 Alfredo ne me renseigne pas sur sa date d’arrivée. 975 Alfredo ne se souvient pas des associations qui l’ont aidé.

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dans le stade della Vittoria. Pour Alba, l’escorte vers le stade se fit entourer par un bénévole de la C.R.I976, des policiers et de volontaires non identifiés977. Il lui apparaît important de souligner que le traitement réservé aux enfants diffère assez nettement. Au port, une assistance sanitaire, alimentaire et médicale est délivrée aux enfants nécessiteux. Alba rentre dans le stade, peu de temps après le débarquement. Elle arrive toutefois à fuir avec d’autres réfugiés, profitant de la situation chaotique qui régnait aux abords de l’enceinte. Le stade était pourtant entouré d’un cordon de l’armée empêchant toute sortie, mais des fuites « au panache » restaient possibles, en tout cas au début de l’opération de « confinement », tout comme des évasions profitant des issues de secours dans les arcanes du stade. Après avoir confiné tous les émigrés du Vlora, les Albanais n’avaient plus que comme seule solution de détruire des murs, ôter des briques au mur du stade afin de s’échapper par des trous de souris. Alba, elle, n’était déjà plus dans le stade. Et peut-être même, n’était déjà plus en Italie. En effet, après s’être enfui du stade, après avoir échappé au cordon militaire et policier, un habitant de Bari l’a vit courir, lui proposa de se réfugier chez lui, dans sa cave. 30 minutes plus tard, un policier venait la chercher. L’hôte s’excusait, le policier de même, mais le mal était fait. Ce fait, sans doute celui le plus marquant de son voyage en août 1991, reste son marqueur mémoriel de son premier rapport au pays. J’ai pourtant bien essayé de lui poser d’autres questions, mais ces souvenirs sont confus, le chaos total, seul ce moment de tranquillité suivi de cet instant de trahison, ressort véritablement de la mémoire de son voyage. Alba ne m’en dit pas plus sur les conditions d’accueil, sur le fait d’être confiné dans un stade et de ce que cela peut créer comme sentiment. Elle me dit qu’elle n’a pas eu le temps de se sentir prise au piège et prisonnière, puisqu’elle a tout de suite tenté de s’échapper. Elle a tout de suite compris qu’il n’y avait qu’une solution pour rester en Italie et retrouver Alfredo. Alba, avec d’autres « fugueurs », est immédiatement envoyée à l’aéroport militaire de Bari. Le 9 août, elle est rapatriée à Tirana à bord d’un hélicoptère de l’armée et ne bénéficiera d’aucune aide économique de la part de l’État italien. Alfredo, lui, est à Bari depuis qu’il a appris le débarquement d’un navire arrivant de Durrës, dénommé Vlora avec à son bord 20.000 personnes. Il sait qu’Alba va le rejoindre, se rend à Brindisi lors du débarquement des

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Ceci fait écho à l’influence du confinement dans la dégradation de l’assurance de la mission humanitaire par le milieu associatif. De fait, le troisième secteur participe à ce confinement et cette ligne dure et sécuritaire répondant à une violation de la souveraineté nationale. 977 Alba n’a pas su me dire si ces volontaires étaient de simples civils, des membres d’une association ou des policiers en civil.

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4.000 personnes le 7 août. Et à Bari ensuite. Ils ne pourront se retrouver qu’après la deuxième tentative d’émigration d’Alba. Ces trois personnes quittent leur pays avec comme moteur la rationalisation collective d’une émancipation sociale978. Cette émancipation sociale s’inscrit dans un processus de subjectivation979 comportant, comme on l’a vu, des variables individuelles et collectives. Comme le dit Danilo Martucelli, « l’histoire de cette perspective résulte d’une double mise. La première se situe entre la prise en compte d’un niveau proprement individuel (le sujet personnel) et de l’existence d’un acteur collectif susceptible de l’incarner (le sujet collectif), et la seconde, entre un souci de libération stricto sensu (l’émancipation) et une volonté croissante de contrôle social (l’assujettissement) »980. L’accueil est donc le moment où ces sujets rencontrent « la modernité », celle qui leur faisait défaut en Albanie981. L’individuation commence donc au moment de la rencontre entre ces trois individus et la modernité. Ce processus d’individuation est à ce titre très particulier, puisque le projet d’émancipation sociale se trouve être contrecarré, dès le débarquement, par cette gestion de contrôle des migrations. La subjectivation émancipatrice dure donc le temps du départ et se trouve, dès le débarquement, régie par des variables individuelles et collectives, suivant l’accueil, la trajectoire et le projet, impliquant un besoin de contrôle et une émancipation sociale. De facto, les Albanais arrivent en Italie en demandant une aide, un appui ; cette subjectivation se situe donc dans une tension entre un départ qui porte en lui l’émancipation sociale et l’arrivée s’inscrivant dans un processus d’assujettissement. La problématique de cet accueil se situe surtout dans les contours de « l’aide » apportée par les 978

L’émancipation sociale correspond ici aux motivations de départs (individuelles et collectives). Elle résulte donc d’un processus de subjectivation (prise de conscience du sujet en tant qu’individu et du sujet collectif) s’appuyant sur le désir de liberté, l’accès à la société de consommation, le développement de soi dans une société d’abondance. Cette émancipation sociale s’articule donc à l’assujettissement à une nouvelle forme de société et de pouvoirs. 979 « Ce qui est décisif dans l’économie conceptuelle de l’étude de la subjectivation est la prise en compte, de plus en plus fine, et de plus en plus individualisante, du couple émancipation-assujettissement. Moins cependant sous la forme d’un pur basculement du sujet collectif vers le sujet personnel, que par un engagement plus ferme et plus riche dans l’étude de ses dimensions singulières, toujours en relation avec un projet politique ou éthique de réalisation de soi. À propos de la subjectivation, le rapport à soi est toujours étudié comme le résultat d’une opposition entre les logiques du pouvoir et leur contestation sociale », in Danilo Martucelli, op.cit. 980 Danilo Martucelli, ibid. 981 « Le premier grand moment de l’individuation s’est notamment intéressé aux grands facteurs structurels de l’individuation. Peu d’éléments sociétaux ont été dans un premier moment autant mobilisés pour rendre compte de l’émergence de l’individu que le degré de différenciation sociale atteint par une collectivité. Le raisonnement est depuis devenu canonique dans la sociologie : à une société homogène, peu différenciée, avec peu de cercles sociaux, correspond un individu faiblement singularisé (et soumis à la « tradition ») tandis qu’une société complexe, hautement différenciée, produit un individu fortement singularisé (l’acteur de la « modernité »). L’individu apparaît ainsi comme une des conséquences majeures d’une société plus différenciée, où il appartient à une pluralité de cercles sociaux, croise un nombre chaque fois plus élevé d’inconnus, est soumis à une plus grande stimulation nerveuse de la part de l’environnement urbain, est destiné à accomplir un nombre croissant de tâches sociales (Simmel, [1908] 1999) », in Danilo Martucelli, op.cit.

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autorités publiques. La composante sécuritaire de ces accueils ramène les Albanais à une réalité qu’ils avaient fuie et empêche ainsi le développement de l’émancipation sociale qui était à la base de cette subjectivation.

Rapatriement  des  Albanais  de  l’aéroport  militaire  Palese  à  Bari,  10/11/12/13  août  1991,  Anonyme.  

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Alors le processus d’individuation est-il possible ? L’émancipation sociale entraine des contestations dans les camps, un sentiment d’injustice et une forme de combativité contre « ce retour en arrière ». Le récit d’Alba, celui d’une personne à qui l’on refuse la liberté, irrigue les processus d’individuation d’Alfredo et de Lize. À ce titre, des variables sont notables. Même si l’individuation de Lize comporte le ferment d’une contestation sociale, elle profite aussi de l’aide d’accueil, comme dit précédemment : elle est accueillie et non désirée. Sa construction s’articule donc entre un besoin d’intégration et aussi le sentiment d’injustice irriguant l’objectif d’émancipation collective des Albanais d’Italie. L’individuation d’Alfredo est nettement plus ambivalente, puisqu’elle s’inscrit dans le récit d’Alba, sa femme. Le sentiment de ne pas être accueilli et donc de ne pas être désiré entraine un rapport ambivalent à « la modernité ». Cette « modernité » qui ressemble étrangement aux expériences vécues en Albanie avant l’ouverture démocratique. Les processus d’individuation d’Alfredo et d’Alba impliquent donc une conflictualité au « pays hôte ». Cette conflictualité se base sur une volonté de se débrouiller seul, de faire marcher la solidarité entre émigrés, tout en regrettant les bases de cette intégration non désirée. Les mémoires vives de ces accueils ont contribué au processus de construction statutaire de Lize, Alfredo et Alba. Les processus de subjectivation et d’individuation dépendent ainsi de dimensions collectives et de variables individuelles et collectives. Cette individuation statutaire douloureuse, on l’a compris, se situe dans l’antagonisme entre l’aide espérée et l’aide reçue. Les gestions de contrôle des migrations déterminent ainsi ce premier rapport au pays et contribuent à définir des variables dans les processus de subjectivation et d’individuation pour des émigrés résidant encore aujourd’hui, en Italie.

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Chapitre II : Positionnement des mémoires face à l’histoire : entre otages de l’histoire et refus de voir que l’on participe à l’histoire

La gestion de contrôle des migrations influe donc sur le processus de subjectivation et d’individuation de par l’absence de sa composante humanitaire ; elle ne répond pas aux attentes des Albanais, en mars 1991, et plus encore en août 1991. Après avoir tenté d’introduire l’impact sociologique et psychologique de ces gestions de contrôle des migrations sur les émigrés enquêtés, on en arrive à penser la position de ces acteurs dans cette histoire. Quelle est la position de Lize, Alfredo et Alba dans cette crise migratoire ? On comprend bien que la dominante sécuritaire traumatise le processus de subjectivation et d’individuation de ces personnes, elle traumatise donc une mémoire. La mémoire de cette gestion et plus largement de cette gestion de contrôle des migrations est constitutive d’un positionnement face à cette histoire. La mémoire du bénévole de la C.R.I de Bari est tout autant constitutive d’un positionnement face à cette crise migratoire. L’objectif est ici, de croiser les mémoires entre acteurs humanitaires et acteurs de cette émigration afin d’identifier les divergences de point de vue. Le bénévole de la C.R.I et l’émigré de mars ou d’août 1991 ne partagent pas une mémoire commune. Ici, nous nous attacherons à clarifier ces positionnements et ainsi, définir une position de ces deux acteurs dans cette histoire de contrôle des migrations. Nous commencerons par introduire la place de la C.R.I dans l’histoire des politiques publiques italiennes, nous ferons ainsi le lien entre la structure du bénévole enquêté et la mémoire de cet acteur humanitaire. Nous identifierons sa position face à l’histoire et nous verrons en quoi elle diverge de celle des émigrés de 1991.

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II. 1. L’accompagnement de la Croce Rossa Pugliese dans la politique publique italienne à l’égard de l’Albanie

La Croix-Rouge, comme on a pu le voir, est omniprésente dans les assistances de premier secours, mais aussi dans les résolutions de crise. Comme le souligne le Colonel Rocci982, des Forces armées de la C.R.I, cette organisation accompagne les politiques publiques italiennes, elle se trouve au flanc de ces politiques, comme tout le Troisième Secteur en Italie. Sa mission première est médicale et sanitaire, mais peut s’étendre à tous les champs de l’humanitaire. Son importance dans l’édification des camps d’attente dans de nombreuses localités des Pouilles, de Basilicate ou du Frioul, démontre l’importance de ses structures dans une gestion de contrôle des migrations comme en mars ou en août 1991. Une ligne politique se dégage de la gestion d’août 1991 : la gestion militaro-humanitaire. La C.R.I se trouve alors, au flanc de cette politique, en participant, dans une moindre mesure que durant les accueils983, aux convois dans les ports albanais. On peut distinguer deux moments dans cet accompagnement de la C.R.I. De mars à juin 1991, elle accompagne les improvisations pratiques et dans certains cas, improvise elle-même, avec des directives émanant des préfectures. L’absence de réponse venant du gouvernement contraint alors les localités à décider seules. En août 1991, il est assez clair qu’elle accompagne une improvisation publique issue d’une ligne politique claire et dure, le rapatriement. Ce deuxième moment est d’autant plus intéressant puisqu’il permet de soulever plusieurs éléments. Comment la C.R.I peut-elle accomplir sa mission humanitaire en accompagnant une ligne politique dure qui privilégie la sécurité publique à l’assistance sanitaire ? Est-ce que cette ligne dure infléchit sur les missions de la C.R.I ? Au fond, la C.R.I doit accompagner une ligne politique qui ne vise pas en premier lieu à porter assistance, puisque la première directive est celle de « confiner » les Albanais dans le stade. Alors, la C.R.I a-t-elle accompagné la politique de confinement et de rapatriement ? À travers l’histoire locale de la C.R.I des Pouilles qui la relie à l’Albanie, on peut déjà définir le positionnement historique de cette structure au sein des politiques publiques italiennes s’échelonnant du Ventennio à la République.

982

Le Colonel Rocci est un haut gradé des Forces armées de la C.R.I de la section provinciale de Bari. Il y a une participation de la C.R.I,, mais selon le Colonel, elle est minime et quasiment inexistante. La mobilisation de la C.R.I durant l’opération Alba en 1997 sera beaucoup plus importante. 983

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Ainsi, une longue histoire lie la C.R.I des Pouilles à l’Albanie984. Ses premières interventions se situent au moment de la Guerre des Balkans entre 1912 et 1913 avec l’envoi en Albanie, de tentes de premiers secours, de matériaux sanitaires et médicaux, et de biens de conforts afin d’améliorer les conditions de vie des populations civiles et des militaires985. À cette époque, des milliers d’Albanais auraient traversé l’Adriatique pour rejoindre l’Italie et auraient été assistés par la C.R.I provinciale. Ensuite, durant la période d’annexion mussolinienne de l’Albanie, entre juin 1939 et août 1939, 5.000 enfants albanais débarquent à Bari. Le gouvernement italien décide de les envoyer dans les colonies estivales en Italie. La C.R de Bari fut choisie par le gouvernement pour établir ces camps d’été, apporter l’assistance sanitaire et médicale à ces enfants986. Elle accompagnera ces enfants sur le port pour leur retour en patrie. L’implication de la C.R.I « en faveur » des Albanais s’intensifie dès l’année 1990 avec l’assistance sanitaire et médicale apportée aux environs de 5.000 Albanais qui entrent sur le territoire par voie maritime987. En mars 1991, l’implication devient très prégnante. Dans cet ouvrage988, les auteurs ne s’attardent pas sur ces faits d’assistance, c’est le 8 août 1991 qui retient toute l’attention. Sous l’autorité de la préfecture, la C.R de Bari procède à l’assistance sanitaire au moment du premier accueil avec l’envoi d’un préfabriqué sur le port et la présence de quatre ambulances. Dans un même temps, elle installe un camp comprenant six tentes à l’écart du cordon militaro-policier, mais toujours dans la zone du stade della Vittoria. Selon les auteurs, 8.500 prestations de premier secours auraient été effectuées pendant 8 jours. 800 personnes auraient été transférées à bord des ambulances de la C.R.I vers les hôpitaux. Enfin, l’envoi des infirmières volontaires de la C.R.I lors de l’operazione Pellicano gérée par la Brigade Pinerolo est aussi stipulé, le nombre n’y est pas indiqué, mais l’absence des forces armées de la C.R.I montre que l’operazione Pellicano ne s’est pas appuyé sur la Croce Rossa. La C.R.I, au XXe siècle a accompagné les politiques et les gestions entreprises par l’État italien. On peut tenter de distinguer à l’intérieur de ces politiques et de ces gestions divers types d’accompagnement. Peut-on mettre sur un même plan l’accompagnement d’une 984

On peut considérer que ces informations émanent d’un document d’archives récupéré au siège de la Croce Rossa barese. Ce document n’est pas disponible à la vente, il est à l’intention des bénévoles et retrace les opérations de la C.R de Bari. De par ses informations, ce document permet d’établir le lien qui existe entre l’Albanie et ses structures, mais surtout le lien existant entre la structure et l’État. 985 Il comitato provinciale di Bari e del’XI centro di mobilitazione della Croce Rossa Italiana, Croce Rossa Italiana Bari, 1886-1996, La Matrice, Bari, 1999, p.86. 986 Ibid. 987 Op.cit, p.90. 988 Cet ouvrage n’était présent qu’en deux exemplaires dans les locaux de la C.R.I de Bari. C’est un ouvrage qui retrace l’histoire de cette structure locale. Une définition propre serait délicate, mais on pourrait le considérer aujourd’hui comme une forme de story telling de la structure apulienne.

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politique coloniale sous le Ventennio et l’accueil et de l’assistance d’urgence en mars 1991 ? Peut-on mettre sur un même plan l’assistance en mars 1991 et l’appui de la C.R.I pendant les opérations de confinement et de rapatriement ? La C.R.I témoigne dans ce document de sa prétendue impartialité989. La revendication de cette impartialité répond à sa culture d’origine, définissant les cadres et modalités de son action, à son devoir de réserves face aux conflits990. En ce qui concerne les pressions politiques que subiraient les ONG, je ne peux éclairer la position dans laquelle se trouvait la C.R.I sous le Ventennio. Cela étant, malgré ce devoir de réserve, la C.R.I se porte au flanc d’une politique coloniale offensive en assistant une jeunesse albanaise et en participant implicitement à son italianisation. La C.R.I se trouvait au flanc des politiques publiques des différents régimes du XXe siècle. Après, sans mettre à mal l’idée que certaines ONG subiraient des pressions politiques les contraignant à accompagner certaines politiques peu recommandables, on peut aussi développer sur le lien actuel réunissant la C.R.I et les politiques de gestion de contrôle des migrations. Selon un témoignage recueilli par Marie Bassi, « Il y a des associations répugnantes qui s’appellent Misericordia (organisation catholique) ou Croix-Rouge qui, derrière cette fonction hypocrite d’être des associations humanitaires, en réalité, acceptent de gérer les centres avec des budgets extrêmement élevés. Elles récupèrent une quantité d’argent énorme (…). Je suis entré dans les CPT de Lampedusa, Raguse, Caltanisseta, je me suis rendu compte qu’à Lampedusa, ils n’ont même pas de matelas ou de draps. Alors ces 45 euros par jour, c’est pour faire quoi ? Il y a donc un business économique. Ces gens de la Misericordia, etc. ce sont les mêmes qui (…) menottent les migrants lorsqu’ils doivent monter dans les avions »991. Aujourd’hui la C.R.I tirerait donc profit de ces gestions de contrôle des migrations en bénéficiant de juteuses rentrées d’argent non redistribuées992. Cela n’illustre pas vraiment l’idée que la C.R.I serait victime de pression politique, mais plutôt qu’elle profite de ces politiques de gestions de contrôle des migrations.

989

Comme le relève mon témoin Vittorio ou le Colonel Rocci, la C.R.I est impartiale et ne peut porter des jugements de valeur. Sa mission porte sur l’assistance humanitaire, ni plus ni moins. 990 Gérard Verna, "Le comportement des ONG engagées dans l’aide humanitaire : Selon leur culture d’origine et les pressions politiques subies." Anthropologie et Sociétés 312 (2007), pp. 25–44. 991 Entretien réalisé par Marie Bassi auprès d’une militante antiraciste à Palerme, in Marie Bassi, op.cit, p. 162. 992 À ce titre voir, Clara Rodier, Xénophobie business. À quoi servent les contrôles migratoires?, Paris, La Découverte, 2012, 200 p.

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II. 2. Vittorio, le bénévole humanitaire et son positionnement : le refus de voir que l’on participe à l’histoire

Le positionnement de la C.R.I est donc ambigu. Qu’en est-il du positionnement d’un bénévole ayant participé à la gestion de contrôle d’août 1991 ? Il est évident que son positionnement diffère de celui de sa structure. Le bénévole enquêté est mu par sa volonté première de porter assistance, d’aider. Il n’est pas question ici de remettre en question l’intégrité morale de ces acteurs humanitaires, mais bien de questionner leur rapport au positionnement historique de leur structure, à leur propre positionnement face à l’histoire993. On comprend bien que la C.R.I s’inscrit dans une histoire contemporaine des gestions de contrôle des migrations. Qu’en est-il de l’inscription dans l’histoire d’un de ces acteurs ? Saisit-il son implication ? Comme on va le voir, le positionnement de Vittorio relèverait de celui qui refuse de voir qu’il participe à l’histoire, au nom de cette « rigoureuse impartialité » empêchant, de fait, la C.R.I d’être acteur d’une histoire se faisant. Ainsi, Vittorio994 avait 36 ans au moment du débarquement du Vlora le 8 août 1991. Il apprend le 7 août qu’un important navire arrivant d’Albanie s’approche de Bari. Dès lors, les structures de la Croce Rossa se préparent, des infirmières et infirmiers volontaires aux bénévoles, des structures sanitaires aux corps militaires de la C.R.I. L’organisation au port est sous la directive des forces de l’ordre, police et guardia di finanza en premier lieu.

993

Voir à ce titre, Marc Ferro, Les individus face aux crises du XXe siècle. L’histoire anonyme, Paris, Odile Jacob, 2005, 430 p. 994 Vittorio est infirmier de profession. Il a 60 ans en mars 2015. Je le rencontre après avoir insisté auprès de la section de la C.R.I de Bari, sur la piazza Mercantile jouxtant le vieux Bari. Il était difficile de rencontrer des bénévoles de la C.R.I ayant participé à cette gestion de contrôle des migrations. À préciser que la C.R.I de Bari s’est montrée très coopérative, aidante, contrairement à la Caritas.

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Camp  de  la  Croix-­‐Rouge  près  du  stade  della  Vittoria,  9  août  1991,  Croix-­‐Rouge  de  Bari.  

Lors de l’arrivée, le préfet donne l’ordre d’amener les migrants vers le stade. Vittorio se reprend. C’est une directive et non un ordre. L’équation se trouve ici. L’Amtab convoie les Albanais vers le port, selon Vittorio, la C.R.I ne participe pas au confinement contrairement aux dires d’Alba. Difficile de mettre de l’ordre dans ce chaos, il est toutefois assez clair que les bénévoles de la C.R.I massivement présents au stade au moment du débarquement rejoignent progressivement le stade et les autres membres de la C.R.I995 dans le même temps que les migrants. Vittorio me dresse un schéma du stade pour illustrer le dispositif mis en place autour de l’arène. Un premier cordon de police et de militaires996 encercle à moitié le stade, vient ensuite plus loin, avec une zone de recul assez importante afin de procéder aux entrées et aux sorties, le cordon sanitaire avec la C.R.I et des associations du Troisième Secteur, enfin un troisième cordon gère les déplacements vers les hôpitaux, avec la présence des ambulances, mais aussi les déplacements vers le camp d’attente de San Marco à proximité de l’aéroport, vers les commissariats ou vers les points de rencontre avec les agents communaux et les agents de l’office de l’immigration de la préfecture.

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Certains sont au stade et préparent le cordon sanitaire. Vittorio lui, fut présent au stade. Vittorio me soutient que l’armée n’était pas présente au stade, mais elle était bien présente et effectuait des patrouilles entre le stade et le port et participa à l’évacuation progressive du stade. 996

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Le témoignage de Vittorio est, à ce titre, un véritable exemple dans l’exercice de retranscription d’une mémoire pour l’historien. Il est évident que le chaos qui régnait dans le stade et à ses abords ne facilite pas la transmission de souvenirs certains. On peut donc légitimement comprendre les inexactitudes de Vittorio. Pour autant, la récolte des informations est aussi un exercice ardu, suivant les questions posées, leurs formes et leurs sens cachés, la mémoire change, les réponses deviennent plus complexes, et la substance de cette mémoire diffère radicalement. Lorsque je lui demande si la ligne dure du gouvernement a influencé le travail de son organisation, Vittorio me répond que la ligne dure du gouvernement italien n’a pas dégradé les conditions d’exercice de la mission humanitaire des bénévoles et des infirmières et infirmiers de la C.R.I. Selon lui la C.R.I a répondu au premier secours, a su apporter une assistance sanitaire et médicale aux enfants, femmes et hommes nécessiteux qui se trouvaient sur le port et dans le stade. Vittorio insiste sur le fait que la C.R.I est impartiale et ne peut pas juger une politique publique. Je réitère ma question plus tard, en lui demandant si la gestion de confinement n’a pas compliqué la mission d’assistance de la C.R.I. Avait-il par exemple un accès au stade pour jauger la situation ? L’accès au stade était uniquement réservé aux forces de l’ordre pour raison de sécurité. Vittorio me le confirme. Alors comment arrivaient-ils à assister les personnes à l’intérieur du stade sachant que les forces de l’ordre au terme de la journée du 8 août éprouvaient de grandes difficultés pour pénétrer dans ce stade. Vittorio me dit alors que les enfants ont bénéficié d’un statut particulier, à l’arrivée au port. L’assistance des personnes se trouvant dans le stade est, de fait, quasi nulle. Vittorio m’explique que le confinement n’a pas permis d’assister les personnes dans le stade, car la situation à l’intérieur était explosive. Il me dit que le stade fut progressivement détruit par des Albanais cherchant à fuir, mais aussi par des gens armés faisant régner la peur à l’intérieur. De folles rumeurs parcourent les cordons sécuritaires et sanitaires. Au fur et à mesure, on craint le pire, les forces de l’ordre n’osent plus entrer et le Troisième Secteur se sent impuissant. C’est cette impuissance qui ressort du témoignage de Vittorio même s’il insiste sur le fait que la mission fut remplie. Parallèlement et implicitement, il me confirme que la gestion sécuritaire a participé à une dégradation relative des conditions d’assistance sanitaire. En continuant dans ce sens, et pour dédouaner son organisation qui n’est évidemment pas responsable de cette gestion, il cible la Protection civile. Pour Vittorio, ces structures étaient absentes dans le port et aux abords du stade. Elles n’ont servi qu’à édifier un camp d’attente dans la base de San Marco, et n’ont été qu’un rouage du rapatriement qui s’en suit. Elles ont aussi participé aux récoltes d’information sur les identités des Albanais pour le rapatriement dans des check-point installés auprès des 216

points de rencontre, dans le camp San Marco, et dans une moindre mesure aux abords du stade. Vittorio illustre clairement ici l’influence de la gestion sécuritaire sur l’assistance. Pour lui, la Protection civile aurait dû se trouver au stade et au port afin de pacifier les arrivées et de permettre aux différentes structures présentes de mieux assurer l’assistance humanitaire. Pour Vittorio, elle n’a pas rempli ses devoirs d’assistance. La mémoire de Vittorio est, de fait, envahie par les questions sécuritaires et par la gestion de confinement. L’assistance sanitaire et médicale est bien secondaire et Vittorio n’argumente pas dans ce sens. À travers sa mémoire, on comprend que la C.R.I était un acteur dans l’action humanitaire, mais qu’elle était aussi spectatrice/actrice d’une ligne politique dure, d’une gestion sécuritaire sans compromission sanitaire. Enfin, concernant l’implication des Forces armées de la C.R.I sur le terrain de Bari le 8 août 1991, Vittorio me confirme que ces structures participent à l’organisation du confinement et aussi à la planification du rapatriement. Vittorio réfutait toute implication de la C.R.I dans la gestion de confinement, car il distingue les unités médicales des unités armées, même si ces unités ne sont portées que par des considérations humanitaires, ses missions peuvent s’élargir à l’occasion. De fait, la C.R.I a accompagné la gestion de confinement et de rapatriement. On peut s’étonner de cette vigueur à refuser que sa structure, la C.R.I, ait pu participer de près ou de loin, à la ligne dure d’août 1991. Un fait majeur de ce témoignage consiste à m’affirmer avec vigueur que l’armée n’était pas présente au stade. Cette affirmation vient après une question posée sur la possibilité qu’il y ait eu des interactions entre la C.R.I, l’armée et les forces de police. Vittorio refuse cette association qu’engendre cette question. Le point final de cette rencontre était clair : pour Vittorio, la mission de la C.R.I est stricto sensu humanitaire. Il comprend bien où je l’amène, mais dans un même temps, trouve cela injuste997 et ne saisit pas la portée de l’orientation de mes questions. À titre personnel, Vittorio n’a pas le sentiment de s’être corrompu, mais il ne fait aucune distinction entre sa propre action et l’action globale de la C.R.I : pour lui, elle n’a pas participé aux opérations de confinement et de rapatriement. Vittorio, par l’extension théorique de l’impartialité de la C.R.I, refuse de voir qu’il participe directement/indirectement à l’histoire des gestions de contrôle des migrations. Marc Ferro nomme cela l’histoire absente998.

997

L’entretien avec Vittorio fut cordial, même si mes orientations répétées l’ont agacé sur la fin de l’entretien. Toutefois passé cet agacement, c’est grâce aux recommandations de Vittorio que j’ai pu rencontrer le Colonel Rocci. 998 Marc Ferro, « En guise d’ouverture : l’histoire absente et l’histoire présente », in Les individus face aux crises du XXe siècle. L’histoire anonyme, Paris, Odile Jacob, 2005, pp.11-22.

217

II. 3. Du refus de voir que l’on participe à l’histoire aux otages de l’histoire

La mémoire de cette gestion de contrôle des migrations d’un bénévole de la C.R.I rencontret-elle celle des acteurs de ces migrations ? La mémoire de ce bénévole est comme on l’a vu, pratique, confuse, et imprégnée par les idéaux inhérents à la « politique » de son association. Il défend une position : celle d’être impartial. Il ne peut juger de la politique mise en place en août 1991, mais pourtant y participe implicitement. La mémoire de cette gestion de contrôle des migrations a un impact sur la construction statutaire des émigrés enquêtés. Aussi, il est bon d’historiciser leurs positionnements face à ces gestions de contrôle. Lize, Alfredo et Alba ont tous trois grandi dans un pays dictatorial d’une rare opacité. Ils ont connu la propagande et aussi le moment où les Albanais s’en sont libérés. Leur rapport à l’histoire est donc tout particulier : ils ont une conscience de l’histoire, d’être acteur d’une histoire se faisant, de par l’écroulement d’un État, l’écroulement d’une Nation avec l’exode massif des années 1990, mais aussi acteurs d’une crise migratoire. Ils intellectualisent donc cette histoire des gestions de contrôle des migrations. En se référant à la grille de lecture de l’ouvrage de Marc Ferro, « Les individus face aux crises du XXe siècle », Lize, Alba et Alfredo seraient des otages de l’histoire. Face aux politiques sécuritaires en matière migratoire, le passé dictatorial vécu par ses derniers, et comme on le verra l’intégration difficile au pays hôte, ces trois personnes ont un statut particulier dans l’histoire et stricto facto, un regard critique. L’information d’Alba concernant l’implication d’un bénévole de la C.R.I dans son transfert vers le stade est, à ce titre, très intéressante. Ce qu’elle sous-entend, c’est l’absence de structures prenant fait et cause pour les Albanais du Vlora. Au-delà, elle montre que tout le monde « tirait dans le même sens », du riverain au bénévole. Les mémoires des aspects humanitaires sont donc antagonistes suivant les positions des différents acteurs et permettent l’historicisation des positionnements face à ces gestions de contrôle des migrations de 1991.

218

Un  volontaire  et  un  médecin  de  la  C.R.I  portant  assistance  à  un  Albanais,  8  août  1991,  Croix-­‐Rouge.  

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Chapitre III : Les Albanais, l’Italie et les Italiens

Comme on peut s’en douter, l’impact des gestions de contrôle des migrations sur les processus de subjectivation et d’individuation a pour effet de favoriser/défavoriser, suivant les variables évoquées plus haut, l’intégration sociale des Albanais en Italie. Plus globalement, la ligne dure à l’endroit de l’immigration et son consensus sécuritaire dans l’acception des « arrivées indésirables » laisse poindre les contours d’une inclusion sociale difficile. Ici, nous nous attacherons à envisager l’intégration sociale à partir de l’arrivée des témoins999 jusqu’aux années 2000. En s’appuyant sur un ensemble statistique, nous lierons cette intégration sociale aux enquêtes de terrain réalisées par Russel King et Nicola Mai, auteur de l’ouvrage de référence sur l’intégration sociale des Albanais en Italie, Out of Albania. From crisis migration to social inclusion. Ainsi, de cet accueil douloureux qu’on identifie comme la première expression de l’exclusion sociale, nous tenterons d’appréhender l’intégration sociale sous le prisme du rapport aux Italiens et au pays hôte ; d’un point de vue plus global, nous essayerons de faire émerger de ce chapitre les variables sociologiques et statistiques des contours de cette intégration sociale.

III. 1. L’intégration sociale des Albanais de 1991 à aujourd’hui et le sentiment d’exploitation

De fait, Lize et Alba sont des femmes. À l’intérieur de cette intégration sociale, la question d’être femme et immigrée change les contours de l’intégration sociale de ces deux témoins. Selon une enquête menée par Rando Devole, les femmes albanaises auraient bénéficié durant les années 90 d’une féminisation du marché du travail et, par conséquent, seraient mieux intégrées que les hommes albanais1000. Cette dimension est à prendre compte lorsque l’on met 999

Le parcours de Lize est nettement plus développé que ceux d’Alba et d’Alfredo. L’unique entretien de groupe n’a pas permis d’approfondir la dimension socio-professionnelle de ces deux enquêtés. 1000 Voir Rando Devole, « Essere donna e immigrata », in R. Devole, op.cit, pp. 145-148. Cela étant, l’intégration économique des Albanaises s’accompagne d’une intégration progressive des femmes apuliennes, et plus généralement des femmes du Mezzogiorno dans le marché du travail de l’Italie du Sud, ce qui a aussi pour effet d’abaisser le taux de chômage dans ces régions, et donc dans les Pouilles, voir Luigi Cavallaro, « La disoccupazione meridionale. Note per una ricerca », in http://proteo.usb.it/article.php3?id_article=162.

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la focale sur le parcours de Lize dès son arrivée. Cela étant, une chose reste commune aux hommes comme aux femmes, les Albanais s’insèrent progressivement dans tous les secteurs, impliquant les emplois peu qualifiés ou non qualifiés de l’activité italienne. Selon Rando Devole, on ne peut pas parler d’une spécificité albanaise dans le marché du travail comme la présence exclusive des Philippins dans les services d’aide aux familles1001. On doit mettre à distance l’essentialisation des Albanais comme étant des ouvriers du bâtiment1002 et des Albanaises comme étant femme de ménage ou baby-sitter1003. Leur présence dans l’agriculture1004, dans les métiers du bâtiment, dans les services, dans l’industrie, dans les services d’aide aux familles démontre qu’ils occupent plusieurs secteurs de l’économie italienne1005. Il faut aussi noter la hausse progressive d’étudiants albanais en Italie1006. Il y a donc un processus d’intégration sociale, mais il faut bien comprendre que les Albanais s’adaptent aux marchés du travail, et en majorité, s’insère dans des secteurs d’activité où la pénurie de main-d’œuvre est bien réelle1007. Les Albanais occupent donc en majorité des postes non qualifiés1008. À travers les parcours de Lize, Alba et Alfredo, nous pouvons toutefois identifier des permanences dans l’intégration sociale de 1991 à aujourd’hui. Il est clair que ces trois personnes ne bénéficient pas de l’ascenseur social1009. L’expérience de Lize est assez significative à cet égard. Ici, l’archivage de son expérience permet d’identifier les modalités de cette première intégration sociale, avec quel appui associatif ou institutionnel et dans quelles conditions. Il 1001

R. Devole, p. 157. C’est un lieu commun en Italie, les Albanais occuperaient en majorité des postes dans le secteur du bâtiment. L’essentialisation de l’immigré dans un secteur d’activité est commune à de nombreux pays occidentaux. En France, on pense au maçon portugais, aux ouvriers agricoles bulgares. Cela étant, il ne faut pas non plus masquer cette réalité, Alfredo travaille par exemple dans le bâtiment, il fait donc écho à une réalité, in R. Devole, ibid. 1003 Même chose que ci-dessus. C’est une réalité qu’il ne faut pas étendre à tous les Albanais. Lize et Alba sont femmes de ménage, pour autant, il ne faut pas opérer à des généralités sans données statistiques. Rando Devole note d’ailleurs l’absence de données statistiques sur la proportion d’Albanais dans tel ou tel secteur d’activité, ibid. 1004 La présence des travailleurs extracommunautaires dans le secteur agricole dans les Pouilles est sujette à controverse. Des contestations et des révoltes de travailleurs extracommunautaires ont d’ailleurs été recensées dans les années 2000 et 2010, voire Romain Filhol, « Les travailleurs agricoles migrants en Italie du sud », Hommes et migrations, 1301 | 2013, 139-147. 1005 Ibid. 1006 Ibid. 1007 Russel King, Nicola Mai, Out of Albania. From crisis migration to social inclusion, New-York-Oxford, Berghahn Books, 2008, p. 127. 1008 Ibid. 1009 Voir le chapitre portant sur les rapports entre chômage et migration dans les Pouilles. Les Pouilles sont encore aujourd’hui une terre d’émigration intérieure vers l’Italie du Nord du fait du manque de travail dans le Sud ; ainsi, immigrer dans les Pouilles en 1991 n’est pas synonyme d’accès à l’emploi loin de là ; le chômage chez les migrants peut donc aussi arriver malgré la proportion de travailleurs extra-communautaires à travailler dans les métiers en pénurie de main-d’œuvre, voir annexe 13, rapport du SVIMEZ de 2001, « Chômage et migrations ». 1002

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est clair que les premiers pas de Lize dans le marché du travail apulien s’accompagne d’une exploitation et d’une sous-rémunération irriguant ainsi les rapports difficiles qu’entretiennent ces trois personnes avec l’Italie et la société italienne1010. Comme on va le voir, l’intégration économique n’accompagne pas inextricablement une intégration positive au sein de la société italienne. Ainsi, après avoir passé trois jours dans la gare maritime, Lize part en bus à destination de la paroisse d’Orta Nova dans la province de Foggia en compagnie de 60 personnes. Lize ne parle pas l’italien, elle connaît quelques vocables, mais cela ne lui permet pas d’échanger avec les bénévoles et les policiers. La méconnaissance de la langue est un facteur déterminant dans l’insertion des Albanais, l’accès aux services dont ils peuvent bénéficier dépend de cette connaissance/méconnaissance. Le lieu où l’émigré se trouve être replacé est primordial dans l’accès à ces services. Aussi, de nombreux Albanais sont hébergés dans les auberges, les hôtels, mais aussi les paroisses. Lize en fait partie, et reconnaît d’ailleurs que l’accès à l’emploi de ses compatriotes était conditionné par les lieux d’hébergement provisoire1011. Les camps d’attente se trouvaient généralement à l’écart des villes, et s’ils étaient placés à proximité d’un bassin d’emploi, on saisit bien toute la difficulté pour un Albanais de trouver un emploi en même temps que 300, 500, 1000 nouveaux arrivants1012. Aussi, l’appui des structures d’hébergement quand elles sont issues du Troisième Secteur, ou qu’elles ont vocation à appuyer les Albanais et les diriger vers une insertion socio-économique, est fondamentale dans l’appréhension de l’après-exode. Lize insiste sur ce fait, et sur l’aide précieuse du prêtre d’Orta Nova, comblant ainsi son handicap linguistique. Deux semaines après son arrivée dans la paroisse, elle bénéficie déjà d’une assistance médicale lui permettant de se rendre chez le médecin. Après l’annonce du gouvernement de l’octroi aux arrivants d’un permis temporaire de séjour, le prêtre conduit les réfugiés de la paroisse au commissariat de Foggia afin qu’ils soient munis de ce permis leur ouvrant ainsi la possibilité de trouver un 1010

Sur l’exploitation des travailleurs migrants dans l’Italie du Sud, voir Romain Filhol, « Les travailleurs agricoles migrants en Italie du Sud », Hommes et migrations, 1301 | 2013, 139-147 1011 Un Albanais se trouvant dans un camp de Basilicate n’a pas les mêmes opportunités d’insertion qu’un Albanais se trouvant en auberge, en hôtel ou en paroisse, non loin d’une ville. 1012 Malgré l’essor économique de la région des Pouilles, et la baisse du chômage de 1977 à 1997, en 1991, 9 % de Méridionaux sont au chômage. Entre 1992 et 1997, le taux de chômeurs grimpera à 12 %. Le taux de chômage dans les Pouilles est élevé, seules la Calabre, la Sicile et la Campanie font pire. Au niveau local, on identifie la province de Lecce et celle de Foggia comme celles pâtissant le plus de la non-diversification des activités, in urbistat.it. L’activité économique dans les Pouilles est essentiellement de type agricole. En mars, la saison agricole commence tout juste, mais le bassin d’emploi saisonnier ne permet évidemment pas de donner du travail à plus de 25.000 Albanais. Le plan de répartition des Albanais sur le territoire national correspond justement à replacer les Albanais sans activité dans les régions où l’activité économique requiert en permanence de la main-d’œuvre. À ce titre, l’industrie de l’Italie du Nord permettra à certains Albanais de 1991 de trouver un emploi, in R. King, N. Mai, op.cit, p. 134.

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travail légal, un logement, et s’insérer d’un point de vue socio-économique. L’assistance de l’Église ne s’arrête pas là, elle envoie aussi des télégrammes à l’intention des localités d’origine des réfugiés accueillis afin de rassurer les familles qui n’ont toujours pas de nouvelles. En 1991, il n’y avait pas de téléphone dans la région de Lize, ou du moins dans les foyers de ces exilés. Avec l’aide du prêtre, Lize bénéficie du statut octroyé par l’État et profite aussi du décret permettant aux Albanais de voyager 40 jours gratuitement. Le séjour fixé dans la paroisse est aussi de 40 jours1013. Lize trouve son premier emploi peu de temps avant la fin du séjour dans la paroisse1014. Elle le trouve avec l’aide du prêtre, une personne de son réseau embauche Lize dans son entreprise de nettoyage. Lize y travaille une semaine pendant 40 heures. Son employeur la rémunère 15.000 lires pour une semaine de travail, ce qui représente environ 8 euros. Au premier abord, Lize se souvient d’un chiffre important, elle ne connaît pas la monnaie italienne. Lize en parle au prêtre, afin d’être sûre que sa rémunération soit justifiée. Le prêtre s’énerve et se rend avec Lize chez l’entrepreneur, afin qu’elle soit payée justement. Les conditions de ce premier emploi sont révélatrices de ce qu’il peut se passe alors. Lize le perçoit comme les premiers signes d’un début d’exploitation des Albanais1015. Sans faire véritablement référence aux révoltes dans les camps d’attente, le propos de Lize rentre en résonance avec les multiples difficultés qu’ont vécues les réfugiés après les arrivées. Pour Lize, le retournement de l’État contre l’accueil des réfugiés économiques, ce qu’elle appelle « la svolta dello Stato italiano », prend racine dans la médiatisation des faits de violences dans les camps ou les auberges. L’arrivée fut retentissante, et le moindre fait qui sort un peu de l’ordinaire truste les pages des quotidiens nationaux. Tout en insistant sur le fait qu’elle a bénéficié d’une assistance immédiate, elle témoigne aussi de l’ambivalence de cet accueil, la menace d’être renvoyé en Albanie est omniprésente, tout est bon entre avril et juillet pour menacer les Albanais d’un rapatriement. Lize, en ne travaillant qu’une semaine dans cette entreprise de nettoyage1016, se trouve être aussi sur la sellette, les propos de V. Scotti sont à ce moment-là sans équivoque et pourtant pleins d’ambiguïté, les Albanais refusant de travailler seront rapatriés. Les conditions de travail pour ses Albanais sont parfois très difficiles, avec l’entrée dans les travaux de labeur des saisons estivales, certains réfugiés sont exploités, par des paiements en deçà du droit, par des amputations importantes sur salaire si le travailleur loge près du lieu de travail 1013

L’État menace de rapatrier les Albanais qui voyageraient sans payer après ses 40 jours. Les 60 Albanais présents avec elle à Orta Nova ne trouvent pas tous un emploi. Beaucoup profitent du permis de voyage gratuit de 40 jours pour tenter leur chance ailleurs, parfois même en dehors de l’Italie. 1015 En parlant de son premier travail, elle me dit « Da cua cominciava i primi sfruttamenti nei nostri confronti ». 1016 L’entrepreneur faisait une bonne affaire en exploitant Lize, ce n’est plus le cas lorsque le prêtre et elle-même vont à sa rencontre afin de réclamer le salaire légal. Elle n’est pas reprise par l’employeur. 1014

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de l’exploitant. Lorsque Lize parle du début de l’exploitation des Albanais par leurs hôtes, on saisit aussi tous les enjeux soulevés par cette réalité1017. À travers ce premier emploi, un enjeu mémoriel émerge de ce vécu. Même si en 2015, Lize possède la nationalité italienne, même si la question albanaise n’est plus une question en Italie, l’amertume est palpable envers l’État italien et même parfois, envers la société italienne. Elle ne l’est pas dans sa vie de tous les jours, Lize s’investit dans une association valorisant les bienfaits de la diversité dans sa commune de Terlizzi, elle se sent proche de ceux qui arrivent en vie sur les côtes italiennes, proche de ceux qui n’y arrivent pas, le fait est que repenser chronologiquement son expérience révèle certains de ses sentiments d’alors. Ce premier emploi cristallise l’ambivalence de cette arrivée et reste un marqueur mémoriel pour elle. Elle est aidée, hébergée. Elle est aidée et exploitée. Elle est hébergée pour un temps, mais doit partir ailleurs afin de trouver un autre emploi. À ce moment-là, c’est la peur de devoir retourner en Albanie qui l’occupe. La pression mise par l’État arrive aux oreilles des réfugiés. Les multiples ultimatums lancés par les différents ministères sont très clairs : le travail est la condition sine qua non d’une extension du permis temporaire de séjour. C’est ce que fera Lize, elle arrive à Terlizzi, non loin de Molfetta, ou elle loge chez les sœurs de la Caritas Santa Luisa. Elle reste quelques mois dans cet endroit, avant de trouver un emploi de femme de ménage puis un appartement avec l’aide de cette structure. Lize habite toujours Terlizzi, où elle y a construit sa vie avec un italien de Terlizzi avec qui elle a deux enfants. À la fin de cet entretien individualisé, Lize me propose d’accompagner sa fille à son entrainement de volley. De là, elle m’amène à penser à l’avenir de cette émigration et aux chances accrues qu’auront ses enfants. Lize est tournée vers l’avenir et fière de ce qu’elle a pu réaliser. L’exploitation est donc un vecteur mémoriel de cette intégration sociale, mais n’est pas le moteur de la combativité de Lize. On peut supposer que l’accueil dont elle a bénéficié dans la gestion de contrôle des migrations de mars 1991 favorise ces nuances. Contrairement à Lize, Alfredo est moins nuancé lorsqu’il discourt sur l’Italie et l’intégration des Albanais dans la société italienne. Alfredo trouve un emploi dans le bâtiment, avec l’aide de son cousin, dès son arrivée en 1991. Il s’installe à Terlizzi en compagnie de sa femme, Alba, en 1995. L’insertion socio-professionnelle d’Alfredo fut moins complexe que celle de Lize. À ce titre, l’expérience d’Alfredo est doublement particulière, puisqu’il trouve un

1017

Voir R. Devole, « Nei campi e nelle serre », in R. Devole, op.cit, pp. 161-164.

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emploi en Italie grâce à son réseau familial. Or, son intégration ne se repose pas sur l’aide d’un tiers italien. Ainsi, de ces mémoires liées, mais qui diffèrent de par l’expérience vécue, s’extirpe une réalité qui occupera une grande place à l’intérieur de cet entretien de groupe, le rapport à l’Italie. Alfredo et Lize n’ont pas la même trajectoire, n’ont pas eu les mêmes expériences lors de leurs arrivées. Pour Alfredo, de son propre aveu, cela n’a pas été aussi difficile que pour Lize, il était soutenu, avait un proche qui pouvait lui permettre de mettre « le pied à l’étrier ». Alba, elle aussi, profite du réseau tissé par le cousin d’Alfredo pour trouver un travail de femme de ménage en 1993. L’influence de la gestion de contrôle des migrations d’août 1991 sur le rapport qu’entretiennent Alfredo et Alba et la société italienne est indéniable. Alfredo est dur avec l’Italie, l’expérience de sa femme, la délation de la part d’un local, son rapatriement immédiat, l’a touché, et a donc conditionné son rapport à l’Italie1018. 24 ans après, Alfredo me dit qu’il n’a aucune confiance envers les Italiens, qu’il n’a que très peu d’amis originaires d’Italie, que ses amis sont Albanais ou étrangers au pays hôte. Il regarde les Italiens marcher sur le trottoir qui borde sa cour commune, qu’il partage avec deux autres familles albanaises arrivées après eux, et me dit qu’ils n’aiment pas les Albanais, qu’ils sont rejetés de la société. L’accès à l’emploi est plus dur, l’accès au logement également. Alfredo me dit que cela fait plus de 20 ans qu’il vit ici et pourtant il ne sera jamais considéré comme un des leurs1019. Lize1020 tempère les propos d’Alfredo, en me disant qu’à Terlizzi, il y a des Italiens qui ne font pas de différences, mais elle concède toutefois qu’une majorité de locaux ne veulent pas se mêler à la communauté albanaise de Terlizzi. Alfredo souligne que Lize s’est plus intégré à la vie locale, car elle est l’épouse d’un natif de Terlizzi, mais que cette filiation ne lui donne pas non plus le statut « d’Italienne ». La mémoire d’Alfredo nourrit cette rancœur à l’égard des locaux. Selon lui, l’hospitalité de février et de mars 1991, notamment celle des civils des cités apuliennes, masque une réalité bien plus dure à entendre. Il connaît des personnes qui ont aidé lors des premières arrivées et qui ne veulent désormais plus entendre parler des immigrés en général. Alfredo se sent jugé

1018

Alba discourt moins qu’Alfredo sur la société italienne et sur la place des Albanais dans cette société. Mais elle témoigne de son accord avec les vues d’Alfredo. Elle alimente d’ailleurs au préalable, de par son expérience, les positions d’Alfredo. 1019 Les marques d’affection envers le pays hôte étaient pourtant très importantes lors des débarquements. Des « Viva Italia », « Amo l’Italia », « Grazie Italia » descendaient des navires en même temps que les réfugiés. Il est assez rare de voir une population émigrante aussi proche du pays d’accueil, avec autant de bienveillance. L’italianisation des prénoms est à ce titre lourde de sens, la volonté d’être accepté est fondamentale pour comprendre les dissensions actuelles. 1020 Lize, par exemple, se fait appeler Luisa, en Italie. Le policier de la Questure de Bari qui me mit en contact avec elle, l’appelait Luisa.

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comme étant un envahisseur. L’image même du barbare qui met à sac la Rome impériale1021. Il se souvient de la détérioration progressive du climat et de l’image médiatique et sociétale du réfugié albanais entre mars et juillet 1991. L’hospitalité et la charité chrétienne, pour Alfredo, n’auront duré qu’un mois, tout au plus. Alfredo est tiraillé entre le désir d’être accepté et sa rancœur envers son sentiment d’exclusion de la société italienne. À l’espoir d’une émancipation sociale que l’on peut symboliser par les « Viva Italia », « Amo l’Italia », « Grazie Italia » succède une intégration difficile pour bon nombre d’Albanais. Les gestions de contrôle des migrations sont, comme on l’a vu, les premiers vecteurs de cette intégration difficile1022. Ainsi l’intégration sociale dépend donc de la trajectoire personnelle, on le perçoit à travers les nuances de Lize : ce processus d’individuation se construit avec l’Italie tandis qu’Alfredo et Alba se construisent en marge de l’Italie. La dimension collective de l’exploitation réunit toutefois Lize, Alfredo et Alba. Le parallèle est d’ailleurs saisissant lors de cet entretien de groupe : Lize, Alfredo et Alba relient l’exploitation salariale à l’exploitation de l’émigration albanaise par la mafia et les réseaux de passeurs. Cette intégration sociale et ces processus d’individuation dans la société italienne s’inscrivent donc dans une forme de contestation sociale.

1021

À ce titre, dès 1992, la question des rapports conflictuels entre immigrés et Italiens fait déjà état d’une production sociologique. Une idée gagne du terrain après l’exode albanais, celle de l’invasion d’un ennemi intérieur, voir : Vittorio Cotesta, Immigrazione e conflitti etnici in Italia, Rome, Editori Riuniti, 1992, 146p. 1022 On peut ainsi symboliser le désenchantement successif au débarquement par les cris descendant des navires lors du contre-exode « Addio Italia ! ».

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Brindisi,  trois  Albanais  adossés  contre  un  mur  sur  lequel  est  écrit  «  Popolo  d’Italia  aiuto  !  »,  mars  1991,  Anonyme.  

III. 2. L’après 1991 de l’émigration albanaise : les réseaux de passeurs et le prisme de l’exploitation

L’exploitation est un vecteur mémoriel qui participe à la construction de mes témoins et au processus d’individuation dans la société italienne. Ce sentiment d’être « otage », ou d’être « persécuté » accompagne donc le processus d’intégration sociale. Lize, Alba et Alfredo relient la question du travail et de l’insertion socio-professionnelle à celle de l’émigration albanaise de l’après 1991. À travers le témoignage d’Antonello1023, nous introduirons les premiers contacts entre la mafia apulienne et l’émigration albanaise de 1991 et le début des 1023

Antonello est propriétaire d’un café à Bari. Je l’ai rencontré le premier jour de mon enquête de terrain. Il est le témoin qui m’a permis de cerner les enjeux locaux propres à Bari.

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interactions entre mafia italienne et criminalité organisée albanaise en 19921024. Ensuite nous verrons en quoi cette exploitation est constitutive d’une mémoire collective. Ainsi, le vieux Bari s’affole lorsque la rumeur se répand. De certains toits en terrasse, de certaines fenêtres du vieux Bari, on voit le port et on voit ce navire surpeuplé qui s’approche. Antonello, de son quartier, le voit arriver dans le port. Très vite, les habitants comprennent que ce sont les Albanais qui arrivent en masse. Antonello se souvient d’avoir peur. Il a peur, car cette image le saisit. Il n’avait jamais vu ça. Il se demande combien de personnes se trouvent sur ce navire. Pourquoi arrivent-elles en si grand nombre ? On parle même d’invasion dans le vieux Bari. Ce qu’essaye de me décrire Antonello, c’est la frénésie naissante dans le vieux Bari, mêlant l’irrationalité, l’incompréhension, la surprise, la stupéfaction et la peur. La peur, car le vieux Bari n’est pas un quartier comme les autres. Il est tenu par la mafia locale, elle est très visible et fait la pluie et le beau temps à San Nicola. Antonello me dit que l’année 1991 est une année noire pour Bari, la Sacra Corona Unità1025 règle ses comptes, et la population apulienne voit émerger une mafia puissante qui en 1991, ne se cache plus1026. Antonello se souvient d’un quartier gangrené par cette criminalité organisée, Bari devient une nouvelle Naples1027. Bari n’a certes pas l’histoire mafieuse de la Sicile, de la Calabre et de la Campanie, elle découvre peu à peu cette culture souterraine, cette organisation parallèle qui, avec sa montée en puissance, tend à régir le quotidien des gens1028. En août 1991, la Sacra

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Anonyme, « Albania, transizione e commercio di persone », in www.balcanicaucaso.org/aree. La Sacra Corona Unità aurait été fondé le 25 décembre 1981 par Giuseppe Rogoli. Elle est une unification des différentes organisations criminelles apuliennes dans le but de faire face à la volonté de la Camorra, la Cosa Nostra et de la ‘Ndrangheta de s’implanter dans les Pouilles. Elle est considérée comme une organisation mafieuse en 1990 après les attentats commis dans le tribunal de Lecce, voir Cataldo Motta, « Sacra Corona Unità e rapporti con la criminalità dei Paesi dell’Est », in Questione Giustizia, 3/2008, pp. 52-69. 1026 Les faits divers impliquant des règlements de compte entre différents clans de la région de Bari sont nombreux dans La Gazzetta del Mezzogiorno et dans les chroniques de Bari et de Lecce. La rivalité entre la S.C.U et la Remo Lecce Libera atteint un pic de violence lors de l’année 1991. L’État italien s’empare d’ailleurs de cette insécurité ambiante en communiquant sur le fait qu’il est urgent de stopper l’émergence d’une criminalité organisée puissante dans les Pouilles. 1027 Le pizzo est monnaie courante dans le vieux Bari et dans ses alentours. Le pizzo est une forme de taxe imposée par les mafias calabraise, napolitaine et sicilienne (pizzu en napolitain signifie le bec d’un oiseau) aux commerçants locaux. 1028 Antonello n’aura de cesse, lors de nos promenades nocturnes dans le vieux Bari, de me dire que la tranquillité actuelle de ce quartier tranche avec le quotidien dans lequel il a grandi. Selon lui, je n’aurais pas pu visiter de nuit en sa compagnie, toutes ses petites ruelles en 1991. Il date la disparition de la présence physique de la S.C.U à la fin des années 90. Selon lui, elle perd en influence et paradoxalement capitalise sur ses contacts extérieurs, notamment avec les mafias albanaises, russes, monténégrines, les cartels colombiens et les mafias italiennes plus puissantes comme la Ndrangheta ou la Cosa Nostra devenant progressivement des alliées. Cette mafia existe encore, mais sa perte de visibilité complique la mesure de son influence. À noter qu’une carte de la criminalité organisée apulienne est disponible sur internet. Cette carte montre bien que la criminalité organisée des années 2010 est plus locale et éclatée que l’était la criminalité des années 1980-90, in www.antimafiaduemila.com, La mappa della criminalità organizzata in Puglia. Toutefois selon les informations 1025

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Corona Unità monte en puissance et contrôle donc le vieux Bari. Cette mafia se réserve le droit de protéger ou de punir ses habitants ; lorsqu’elle voit arriver ce navire, tout comme les habitants, elle prend peur. Antonello me raconte que la Sacra Corona Unità quadrille le quartier, elle incite les gens à s’enfermer chez eux, elle bloque les accès au vieux Bari. Antonello reste donc cloitré chez lui avec sa famille pendant le débarquement du Vlora. La Sacra Corona Unità prend à cœur son rôle de protecteur. Elle est visible dans la rue depuis quelques années, mais son importance dans le vieux Bari n’a jamais été aussi importante. Elle ne veut pas d’Albanais sur son territoire, c’est ce que me dit Antonello. Elle collabore avec la police lorsque des Albanais s’enhardissent à fuir et se retrouvent sur le territoire de la mafia apulienne. Étrange histoire que celle du vieux Bari au moment du débarquement du Vlora. Étrange histoire quand on connaît les implications postérieures de cette mafia dans le trafic d’êtres humains albanais vers l’Italie1029. Cette histoire locale contextualise ainsi la rencontre entre la S.C.U et l’immigration, même si les clans de Brindisi, plus nombreux que ceux de Bari, avaient déjà pu rencontrer le phénomène migratoire albanais en mars 1991. Comme Lize, Alba et Alfredo, Antonello connaît les activités de proxénétisme de la S.C.U, elles sont de notoriété publique. Il ajoute que la disparition physique de la S.C.U dans le vieux Bari ne s’accompagne pas forcément d’une baisse d’influence de la mafia apulienne. Même si l’Operazione Salento a permis de libérer certains quartiers de l’occupation mafieuse, cette absence visuelle s’accompagne aussi par une hausse des revenus de cette organisation à la fin des années 90 selon l’Eurispe1030. Elle ne fait plus du pizzo et de la contrebande de tabac ses seuls fonds de commerce, le trafic de drogue et le proxénétisme participent à la hausse d’influence de la S.C.U à l’extérieur du territoire italien. Les guerres balkaniques qui ferment la voie terrestre d’acheminement de l’héroïne permettent à la S.C.U de grandir. Dans les années 2000 selon l’Eurispe, les zones contrôlées par la S.C.U permettent les plus grosses entrées de drogues, d’armes et de clandestins en Europe1031.

disponibles sur Eurispe, la présence de la S.C.U dans les Pouilles et en Europe est toujours considérée comme élevée. La S.C.U participerait encore au trafic d’êtres humains dans le bassin méditerranéen. 1029 En 1995, pour répondre au trafic d’êtres humains et à l’immigration clandestine orchestrée par la S.C.U, les autorités organisent une riposte appelée couramment « Operazione Salento ». Elle se tient entre mai 1995 et novembre 1995. Elles ont porté un sacré coup à l’organisation apulienne, toutefois, dans les années 2000, les revenus de cette organisation sont estimés en hausse, le proxénétisme, activité profitant du trafic d’êtres humains, aurait généré 775 millions d’euros. Le trafic de drogue est l’activité qui génère le plus d’argent après le proxénétisme avec un chiffre d’affaires estimé à 878 millions d’euros, selon Eurispe, in www.eurispe.eu. 1030 www.eurispe.eu. 1031 www.eurispe.eu

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On peut s’interroger sur ce qu’engendre cet exode albanais en 1991. La prise en main par la mafia apulienne de la question migratoire albanaise par l’établissement d’un trafic d’êtres humains albanais puis progressivement de toutes origines est-elle encore d’actualité ? Cette entreprise mafieuse créa, du moins, les conditions d’une déstabilisation progressive de l’espace méditerranéen et engendra un problème contemporain du temps présent : l’exploitation esclavagiste de l’immigration clandestine. C’est ainsi que Lize aussi, assiste au débarquement du « Vlora », et à la tentative exaspérée de ses compatriotes de fuir le confinement et le rapatriement qui leur sont promis. Août 1991, de par les méthodes employées par l’État italien, lui laisse un goût amer dans la bouche. Après lui avoir demandé ce qu’elle entendait par « l’exploitation des Albanais », et après qu’elle m’ait globalement expliqué sa situation, elle en arrive à la question migratoire albanaise elle-même et à son exploitation par la mafia italienne et les organisations criminelles albanaises1032. Août 1991, pour Lize, c’est le début d’un gouffre pour les Albanais, ce n’est pas le début du rebond, comme on aurait pu le pressentir avec l’attention accrue de l’Italie et de l’Europe, mais c’est bien le début d’une grande crise qui arrivera à son paroxysme lors de l’écroulement des pyramides financières en 1997. Une crise qui prend aussi racine dans l’émergence d’une criminalité organisée et d’une forte présence de la mafia italienne et notamment celle de Bari1033 en Albanie. Lize me dit que dès l’automne 1991, se met en place un commerce de transit de personnes vers Lecce. Cette information formalisée lors de l’entretien individuel fait écho aux informations qu’Alba me fournira lors de l’entretien de groupe. De facto, Alba profite du début de l’organisation de trajet payant des scafisti1034 de Durrës à Lecce. Elle ne peut pas me dire si la mafia italienne organise à l’origine ces trajets, pour elle le début de ce commerce prend racine d’abord en Albanie avec des petites organisations criminelles albanaises. Toujours est-il qu’Alba arrive à rejoindre l’Italie à son deuxième essai. Ensuite, dès le début de 1992, les scafisti organisent un trafic sexuel de la femme, entre Vlorë et Brindisi, afin de créer ou de conforter des réseaux de prostitutions dans le nord de l’Italie tout particulièrement, selon Lize. Ce moment est pour elle le paroxysme de cette exploitation des Albanais, il devient dangereux d’être une femme, une Albanaise, et de vouloir partir en 1032

Les premiers articles, trouvés par mes soins, faisant état d’un trafic d’être humain entrainant la commercialisation de ces derniers dans un réseau de prostitution sont écris en 1993, voir La Repubblica, 7 novembre 1993, « Mafia e droga vincono la guerra dell’ex Jugoslavia ». En 1994, face à l’explosion des réseaux de prostitution, l’inquiétude grandit dans les sphères de la justice, voire La Repubblica, 23 septembre 1994, « « Non ho prove ma dovevo parlare » ». 1033 La S.C.U : Sacra Corona Unità. 1034 Désigne les passeurs de clandestins.

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Italie. Beaucoup de femmes albanaises sont parties et n’ont jamais plus donné signe de vie1035. Pour de nombreuses familles, le dernier appel témoignant de l’arrivée de la migrante, faisant ainsi profession de foi permettant le paiement des passeurs. C’était aussi le dernier signe de vie. Pour Lize, août 1991 constitue un tournant. Les organisations criminelles, parmi elles, les mafias italiennes albanaises, s’emparent des mouvements de populations à des fins lucratives et avilissantes1036. L’enjeu de mémoire est colossal. L’exploitation des Albanaises et des Albanais prend racine, selon Lize, dès l’arrivée de ces derniers, et s’exprime dans l’intégration socio-économique, dans la recherche du logement, dans la mobilité. C’est aussi à ce moment-là que l’immigration albanaise en Italie est en plein boom. L’organisation des scafisti fait exploser le nombre d’arrivées. Elles sont certes plus diffuses, plus discrètes, mais tout autant connues, sinon plus connues, du moins dans les Pouilles. Lize ne tire pas de ses faits une rancœur envers l’Italie, sa société, son État, mais elle compatit avec ceux qui arrivent à Lampedusa ou ailleurs, exploités par des organisations criminelles, transportés dans des embarcations de fortune, tout droit dans cet inconnu risqué. La trajectoire d’Alba1037 a un impact sur la mémoire d’Alfredo et de Lize et participe donc à la constitution d’une mémoire collective et historique1038. Les réseaux de passeurs s’inscrivent dans une continuité historique certes, mais participent aussi aux processus de subjectivation et d’individuation issus des gestions de contrôle des migrations initiales.

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Lize a déjà rencontré des femmes albanaises ayant réussi à sortir des réseaux de prostitution. Très rapidement, les femmes devant arriver à Brindisi et rejoindre un tiers déjà sur place n’arrivent pas. La mafia se charge pourtant de faire appeler les familles en Albanie, non pas pour signifier que tout va bien, mais plutôt pour récupérer l’argent du transit. 1036 Sur les interactions entre la S.C.U et les mafias balkaniques, voir, Carmela Racioppi, « Le organizzazioni criminale balcaniche. Alle origini di un fenomeno complesso », Rivista di studi e ricerche sulla criminalità organizzata, 2/2015, pp. 57-83. 1037 Son trajet s’est passé sans encombre. Avec du recul, Alba a échappé aux réseaux de prostitutions qui n’étaient pas encore nourris par les passeurs de l’Adriatique. Elle en saisit sa fortune. 1038 Voir Maurice Halbwachs, La mémoire collective, Paris, Albin Michel, (Première édition 1950, PUF), 1997, 295 p.

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Conclusion générale Cette histoire de ces gestions de contrôle des migrations en 1991 s’inscrit dans la tentative d’identifier une genèse de la mise en problème du fait migratoire dans un contexte de construction européenne en Italie. On a pu identifier les modalités dans lesquelles s’élaborent ces politiques publiques en matière d’immigration : pour ainsi dire comment la question migratoire devient-elle progressivement une question d’ordre public. Elle s’inscrit dans un long processus qui voit dorénavant l’Italie placer l’immigration sous un régime d’exception permanent1039. Les dispositions prises par les autorités publiques sont donc motivées par une même acception juridique et s’échelonnent sur un temps long. On peut donc voir dans les gestions de contrôle des migrations de 1991 des permanences avec les gestions de contrôle des migrations actuelles, notamment sur l’île de Lampedusa1040. Ou du moins, on identifie dans la normalisation d’un régime d’exception lors des gestions de 1991 une continuité avec les gestions des années 2010. Ainsi, les autorités italiennes s’engagent dans un consensus sécuritaire en matière migratoire, les dispositions prises par les autorités, dans un contexte d’urgence, d’exception et dans le cadre de l’adoption d’une politique européenne commune en matière d’immigration, s’intègrent pleinement dans ce consensus sécuritaire en instituant les Centres d’Identification et d’Expulsion (CIE)1041. Le consensus sécuritaire surgissant de la crise migratoire de 1991 est donc toujours d’actualité. Sur le terrain pratique, les dispositifs exceptionnels mécanisés par le gouvernement italien1042 se normalisent et deviennent des solutions s’appuyant dorénavant sur un cadre juridique. On peut dire que la gestion de contrôle des migrations de 1991 dresse les cadres futurs du droit italien en matière d’immigration. Du point de vue des modalités de cette gestion de contrôle des migrations de 1991, on constate une forte délégation des services socio-sanitaires aux organisations non étatiques1043. Cette délégation soulève des ambiguïtés dans les fonctions remplies par le Troisième Secteur. L’exemple de la C.R.I, et de son implication tacite dans l’opération de confinement est, à ce 1039

Marie Bassi, op.cit, p. 157. Ibid. 1041 L’institution du CPT (Centro di Permanenza Temporanea per immigrati) dépend de la loi TurcoNapolitano n.40/1998. S’en suit la conversion du CPT par le décret-loi n.92 du 23 mai 2008 (Misure urgente in materia di sicurezza pubblica) en CIE (Centro d’Identificazione ed Espulsione) par sa conversion en loi n.125/2008, in Maria Luisa Raineri, Linee guida e procedure di servizio sociale, Trente, Edizioni centro studi Erikson, 2013, p. 465. 1042 Du camp d’attente temporaire au stade de la Victoire visant à expulser tous les migrants, ces moyens pratiques se normalisent dans le droit italien. 1043 Marie Bassi, op.cit, p. 158. 1040

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titre, significative. Cette analyse préfigure donc l’ambiguïté bien plus palpable régnant dans les CIE à Lampedusa, où les organisations non étatiques chargées des centres d’accueil et de rétention remplissent des missions oscillant entre une gestion sécuritaire et une gestion humanitaire1044. Au préalable, cette étude s’attarde sur les interactions entre les différents acteurs de cette gouvernance de l’exode albanais ; les permanences qu’engendre la gestion de ce phénomène nouveau dans l’Italie de 1991 sont donc à signaler1045. Ensuite, comme on l’a vu, la ligne extérieure de cette gestion de contrôle des migrations menée par l’Italie s’inscrit, comme on l’a vu, à l’intérieur une diplomatie régionale, qui reste toutefois assez particulière de par l’occupation des ports albanais. À travers le témoignage du Colonel Rocci, des F.A de la C.R.I, et des généraux en charge de l’opération Pélican, on identifie cette gestion militaro-humanitaire comme une gestion préventive destinée à prémunir l’Italie contre de futures arrivées par l’occupation des eaux territoriales albanaises. Ainsi, le Colonel Rocci, qui a participé à l’operazione Alba de 1997 et aussi, à la missione Arcobaleno de 19991046, voit en l’opération de 1997 en Albanie, une véritable politique de nation building. Initiée par l’Italie et demandée par le chef de l’État albanais, S. Berisha, cette opération militaro-humanitaire transnationale1047 bénéficiant de l’aval de l’ONU répond à deux réalités : le début d’un nouvel exode vers l’Italie et la déstabilisation totale de l’Albanie, que l’on appelle en Italie, l’anarchie albanaise de 1997. Parallèlement à l’opération de pacification du pays, la C.R.I intervient à des fins humanitaires répondant à l’écroulement de l’État n’ayant pas résisté à l’effondrement des sociétés financières dites « pyramidales »1048. L’action des Forces armées de la C.R.I est d’assister les populations victimes des mafias locales du sud, en leur apportant une aide médicale et alimentaire, mais aussi d’assister les

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Ibid. Marie Bassi et Soshana Fine, « La gouvernance des flux migratoires « indésirables » », Homme et migrations, 1304/2013, pp. 77-83. 1046 Politique d’assistance humanitaire initiée par le gouvernement italien de Massimo D’Alema afin d’aider les réfugiés albanophones fuyant la guerre du Kosovo. Environ 5.000 Kosovars furent transférés vers l’aéroport militaire et la base militaire de Nato Comiso en Sicile. 1047 Cette opération militaire bénéficie de l’appui de l’armée allemande, la Bundeswehr, de l’armée autrichienne, la Bundesheer, de l’U.S Army, de l’armée de terre grecque, l’Ellinikòs Stratòs et enfin de l’Esercito italiano. Les plus gros contingents sont ceux de l’armée albanaise (30.000 hommes) et ceux de l’armée italienne (6.000 hommes). Ils font face aux bandes armées albanaises qui déstabilisent le pays. Les pertes sont évaluées à 360 morts du côté des policiers albanais et des civils, entre 1.700 et 6.000 morts du côté des rebelles. 1048 « Pays le plus pauvre de l’Europe, l’Albanie a toujours été une cible facile pour les mafias de la région. Ces dernières ont transformé le pays en une gigantesque « machine à laver » de l’argent sale. Ce système, auquel est liée la quasi-totalité de la classe politique, a perduré tant que les guerres de l’ex-Yougoslavie alimentaient toutes sortes de trafics. Mais, après les accords de Dayton et la fin de l’isolement de la Serbie et de la Macédoine, les « pyramidales » étaient vouées à l’échec. Les mafias ont donc alléché les épargnants en proposant des taux d’intérêt allant jusqu’à 100 % par mois. Ayant engrangé la totalité de l’épargne de plus de 10 % des Albanais, elles se sont volatilisées avec près d’un million de dollars. » in Le Monde diplomatique, 22 avril 1991, « Albanie : aux origines de la crise ». 1045

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victimes et les blessés de combats. On comprend bien qu’une politique de nation building se planifie dans un contexte de déstabilisation totale du pays. En août 1991, l’érosion de l’État et sa perte de contrôle sur la population albanaise ne sont pas un facteur contraignant l’État italien à établir une politique extérieure de plus grande ampleur. Le Colonel Rocci l’avait bien compris à l’époque, les opérations extérieures du gouvernement italien ne visaient pas à appuyer économiquement l’Albanie en premier lieu, l’operazione Pellicano était une opération militaire maquillée en opération militarohumanitaire, ce que n’était pas l’operazione Alba, qui certes dans un premier temps, visait à rétablir l’ordre en Albanie, mais qui dans un second temps, entreprenait une politique de refonte de l’État et d’appui économique et social transnational. C’est en 1997 que l’Europe prend à bras le corps la question albanaise, en établissant des partenariats plus aboutis. Au niveau de la Croix-Rouge, cela se manifeste par la visite du secrétaire de la Croix-Rouge albanaise dans les structures créée par la Croce Rossa barese en mars 1997 au moment de la mise en route de la missione Alba. Ainsi ne s’élabore pas une politique d’aide au développement de grande ampleur en 1991. Enfin en renversant les perspectives afin d’enrichir l’intelligibilité de cette recherche, l’objectif fut de lier ces gestions de contrôle des migrations de 1991 à ces principaux acteurs. Afin de faire émerger de nouvelles dimensions dans l’approche de ces gestions de contrôle des migrations, l’approche du sujet qui en est l’acteur ou l’otage permet d’identifier l’impact de ces gestions sur l’homme. À travers l’identification des motivations et des trajectoires individuelles et collectives, nous lions le processus de subjectivation et d’individuation à ces gestions de contrôle ; stricto senso, les gestions de contrôle des migrations de 1991 seraient à l’origine de variables individuelles et collectives dans les processus de subjectivation et d’individuation ; elles mobilisent une mémoire collective en essentialisant l’immigré dans un statut extra-communautaire. En conclusion, la gestion de contrôle des migrations, suivant son but, son organisation, son acception juridique positionne l’acteur de la migration face à la société qu’il tente d’intégrer. Le terrain mené en 2015 n’est qu’une esquisse de cette dimension et pourrait être un champ de recherche tout à fait défrichable. In fine, ces gestions de contrôle des migrations ne sont pas plus parlantes lorsqu’on les envisage d’un point de vue sociétal ? Quel est l’impact de ces gestions de contrôle de migrations sur les émigrés, mais aussi sur les populations de la terre d’accueil ? Aussi qu’en est-il de l’épineuse construction médiatique du fait migratoire ? D’un point de vue historique, il faut désormais mesurer l’influence du medium sur le rapport qu’entretient un Européen, un Américain, un occidental à sa société. 234

Pour exemple, Antonello a 16 ans au moment du débarquement de la Vlora. Il habite avec sa famille dans le quartier de San Nicola, ce quartier historique du vieux Bari jouxtant le port. Cette mémoire est celle d’un adolescent, qui s’intéresse à l’actualité, et qui en tant que jeune apulien, connaît déjà l’immigration albanaise puisque de nombreux navires ont déjà débarqué dans le port de Bari en mars 1991. Il se souvient de ces premiers débarquements, comme d’un moment sortant de l’ordinaire certes, mais qui n’a pas bouleversé la vie locale. La municipalité et la préfecture ont su accueillir et assister en temps et en heure ces premiers débarquements. Il se souvient de la solidarité ambiante ainsi que de la propension des gens à plaindre ses réfugiés fuyant le malheur de leur pays. Août 1991, c’est une tout autre histoire pour Antonello. Lui-même se souvient de la dégradation de l’image de l’Albanais à Bari. En août 1991, le mot « Albanais » est devenu « una parola brutta »1049. L’image entre mars et août 1991 s’est considérablement dégradée dans les Pouilles, mais pas pour tout le monde selon lui. De nombreuses personnes ne supportent plus les révoltes albanaises dans les camps, les faits divers qui font état de vol. Les Albanais font partie du paysage dans de nombreuses localités et certains Italiens ont du mal à s’accoutumer à la présence de « l’Étranger ». Antonello, lui, était jeune, n’avait pas vraiment d’avis sur la question, il se souvient juste qu’avant le débarquement du Vlora, les Albanais n’étaient déjà plus les bienvenus. Ils n’étaient plus les bienvenus et on peut se demander, en articulant cela au témoignage de Lize et à l’analyse de mars 1991, s’ils ont été les bienvenus. Le fait migratoire interroge la modernité des sociétés occidentales ; l’immigration, en tant que tel n’est qu’une question de société parmi tant d’autres. De par sa médiatisation, son instrumentalisation, elle segmente le débat public quand bien même elle rassemble sur son acception sécuritaire. Ainsi, le devenir de cette recherche devrait s’orienter vers des enquêtes de terrain approfondies, brassant les témoignages de citoyens du pays d’accueil, de membres des forces de l’ordre en charge des différentes formes de contrôle, de bénévoles en charge de la mission humanitaire, de professionnels de « l’assistance humanitaire », d’émigrés, de ministres, etc. Cette histoire se faisant nécessite un archivage de grande ampleur afin d’approcher les réalités historiques, économiques, sociologiques de la mise en problème de l’immigration dans nos sociétés.

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Que l’on pourrait traduire par « le mot albanais est devenu un gros mot ».

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ANNEXES

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Annexe 1 : Gouvernement Andreotti VI1050 (22 juillet 1989- 29 mars 1991) Xe législature issue des élections de 1987. Coalition : DC-PSI-PRI-PSDI-PLI. Composition du gouvernement : Democrazia Cristiana (DC) : Présidence du Conseil, 14 ministres et 35 sous secrétaires d’État. Partito Socialista Italiano (PSI) : Vice-Présidence du Conseil, 8 ministres, 19 sous secrétaires d’État. Partito Repubblicano Italiano (PRI) : 3 ministres, 6 sous secrétaires d’État. Partito Liberale Italiano (PLI) : 2 ministres, 4 sous secrétaires d’État. Partito Socialista Democratico Italiano (PSDI) : 2 ministres, 4 sous secrétaires d’État.

Présidence du Conseil : Président du Conseil : Giulio Andreotti (DC) Vice-Président du Conseil : Claudio Martelli (PSI) Sous-secrétaires à la Présidence du Conseil : Adolfo Nino Cristofori (DC), Filippo Fiorino (PSI), Giusepe Galasso (PRI). Ministères : Affaires étrangères : Gianni De Michelis (PSI) Intérieur : Antonio Gava (DC) (16/10/1990) puis Vincenzo Scotti (DC). Justice : Giuliano Vassalli (PSI) (02/02/1991) puis Claudio Martelli (PSI) par intérim Économie : Paolo Cirino Pomicino (DC) Finances : Rino Formica (PSI) Budget : Guido Carli (DC) Défense : Virginio Rognoni (DC) 1050

http://www.governo.it.

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Éducation : Sergio Mattarella (DC) (27/07/1990) puis Gerardo Bianco (DC). Travaux publics : Giovanni Prandini (DC) Agriculture : Vito Saccomandi (DC) Transports : Carlo Bernini (DC) Télécommunications : Oscar Mammì (PRI) Industrie et Commerce : Adolfo Battaglia (PRI) Santé : Francesco De Lorenzo (PLI) Commerce extérieur : Renato Ruggiero (PSI) Marine marchande : Carlo Vizzini (PSDI) Investissement de l’État : Franco Piga (DC) (26/12/1990), Giulio Andreotti (DC) par intérim Travail et Sécurité sociale : Carlo Donat Cattin (DC) (18/03/1991) puis Rosa Russo Iervolino par intérim Biens culturels : Ferdinando Facchiano (PSDI) Tourisme : Franco Carraro (PSI) (06/02/1990) puis Carlo Tognolo (PSI) Environnement : Giorgio Ruffolo (PSI) Enseignement supérieur : Antonio Ruberti (PSI) Ministères sans portefeuille : Affaires régionales et Problèmes institutionnels : Antonio Maccanico (PRI) Affaires sociales : Rosa Iervolino Russo (DC) Coordination des politiques communautaires : Pier Luigi Romita (UDS) Coordination de la Protection civile : Vito Lattanzio (DC) Fonction publique : Remo Gaspari (DC) Intervention extraordinaire dans le Mezzogiorno : Giovanni Marongiu (DC) Politique de la ville : Carmelo Conte (PSI) Affaires avec le Parlement : Egidio Sterpa (PLI)

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Annexe 2 : Gouvernement Andreotti VII1051 (12 avril 19911052 – 24 avril 19921053) Xe législature issue des Élections de 1987. Coalition : DC, PSI, PSDI, PLI. Composition du gouvernement : Democrazia Cristiana (DC), Président du Conseil, 14 ministres, 38 sous – secrétaires d’État. Partito Socialista Italiano (PSI), Vice-Président du Conseil, 10 ministres, 21 sous – secrétaires d’État. Partito Liberale Italiano (PLI), 2 ministres, 5 sous – secrétaires d’État. Partito Socialista Democratico Italiano (PSDI), 2 ministres, 5 sous – secrétaires d’État. Présidence du Conseil : Président du Conseil : Giulio Andreotti (DC) Vice-Président du Conseil : Claudio Martelli (PSI) Sous-secrétaire à la présidence du Conseil : Adolfo Nino Cristofori (DC) Ministères : Affaires étrangères : Gianni De Michelis (PSI) Agriculture : Giovanni Goria (DC) Biens culturels : Giulio Andreotti (DC). Giuseppe Galasso (PRI) fut ministre des Biens culturels pendant cinq jours. Budget : Paolo Cirino Pomicino (DC) Commerce extérieur : Vito Lattanzio (DC) Défense : Virginio Rognoni (DC) Enseignement supérieur et de la Recherche : Antonio Ruberti (PSI) Environnement : Giorgio Ruffolo (PSI) Finances : Rino Formica (PSI) 1051

http://www.governo.it Nomination par le Président de la République, Fernando Cossiga, du Président du Conseil. 1053 Démission du gouvernement Andreotti VII ; Le gouvernement Amato I prendra ses fonctions le 28 juin 1992. 1052

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Intérieur : Vincenzo Scotti (DC) Industrie : Guido Bodrato (DC) Instruction publique (Éducation nationale) : Riccardo Misasi (DC) Investissement étatique (Partecipazioni Statali) : Giulio Andreotti (DC) (par intérim après la sortie du PRI de la coalition pentapartite. Adolfo Battaglia (PRI) fut ministre durant 5 cinq jours). Justice : Claudio Martelli (PSI) Marine marchande : Ferdinando Facchiano (PSDI) Postes et Télécommunication : Carlo Vizzini (PSDI) Santé : Francesco De Lorenzo (PLI) Tourisme : Carlo Tognoli (PSI) Transports : Carlo Bernini (DC) Travail : Franco Marini (DC) Travaux publics : Giovanni Prandini (DC) Trésor : Guido Carli (DC) Ministères sans portefeuille : Affaires régionales : Francesco D’Onofrio (DC) Affaires sociales : Rosa Iervolino Russo (DC) Coordination des politiques communautaires : Pier Luigi Romita (PSI) Coordination de la Protection civile : Nicola Capria (PSI) Fonction publique : Remo Gaspari (DC) Interventions extraordinaires dans le Mezzogiorno : Calogero Mannino (DC) Italiens de l’Étranger et de l’Immigration : Margherita Boniver (PSI) Problèmes des aires urbaines : Carmelo Conte (PSI) Rapports avec le Parlement : Egidio Sterpa (PLI) Réforme institutionnelle : Mino Martinazzoli (DC) Sous – secrétaires d’État en première ligne au moment des épisodes d’août 1991 : Sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères : Claudio Vitalone (DC) Sous-secrétaire d’État à l’Intérieur : Gian Carlo Ruffino (DC)

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Annexe 3 : Chronologie indicative : l’immigration albanaise en Italie 1926 27 novembre : Début du protectorat italien en Albanie. 1939 7 avril : Invasion mussolinienne de l’Albanie. 1946 Janvier : l’Albanie devient une République populaire. 1948-1964 L’Albanie est sous le giron soviétique. 1964-1978 L’Albanie critique le révisionnisme soviétique. L’axe Tirana – Pékin s’affirme. 1970-1980 Période qui est marquée par la pratique de « la politique des portes ouvertes » ; l’Italie tend à stimuler l’arrivée d’immigrés. Parallèlement à cette politique d’ouverture à l’endroit de l’immigration, l’isolationnisme albanais atteint son paroxysme. 1981 Premier recensement ISTAT des étrangers présents en Italie (320.000 étrangers résidents en Italie en 1981). 1982 Premier programme de régularisation d’étrangers sans papier. 1985 11 avril : Mort d’Enver Hoxha. 24 juin : Élection de Francesco Cossiga à la présidence de la République italienne. 1986 Création du « Comitato per una legge giusta ». Implication de la société civile dans l’élaboration d’un droit sur l’immigration. 28 février : L’Italie signe l’Acte Unique Européen. 30 décembre : Loi n. 943. « Norme in materia di collocamento e di trattamento dei lavoratori extracomunautari immigrati e contro le immigrazione clandestine ». 1989 22 juin : Le gouvernement Andreotti VI prend ses fonctions 1990 241

« Nuovi diretti di cittadinanza per un parlamento anti-razzista » crée par le Comité. Janvier – juin : Arrivée éparse de réfugiés albanais. 28 février : décret-loi n.416 dit « décret-loi Martelli ». Juillet : 4.000 réfugiés albanais débarquent à Brindisi. Décembre : Conversion en loi du décret-loi Martelli : « Norme urgenti in materia di asilo politico, di ingresso e soggiorno di cittadini extracomunitari e di regolarizzazione dei cittadini extracomunitari e apolidigià presenti nel territorio dello stato ». 1991 Février : 20 réfugiés débarquent à Brindisi. 8 Février : Création de la Lega Nord. Mars : 10.000 réfugiés débarquent à Brindisi. Écoles de Brindisi réquisitionnées pour accueillir les réfugiés. 7 mars : port de Brindisi fermé. 29 mars : Démission du gouvernement Andreotti VI 30 mars : 22.188 réfugiés sont arrivés sur les côtes italiennes. 31 mars : Élections théoriquement libres en Albanie, victoire du PTA devant le Parti Démocrate. 12 avril : Le gouvernement Andreotti VII prend ses fonctions. 19 avril : Fin de la coalition pentapartite avec la sortie du PRI. 1-30 mai : Mois des émeutes dans les camps de réfugiés de Capoue et de Bari ; 1 mort et 2 blessés lors d’une révolte à Bari. Juin : début de ladite « 2e vague » avec l’organisation de vente de radeaux de fortune dans les ports de Vlorë et Sarandë. 1.000 Albanais arrivent en Italie en juin 1991. Juin à juillet : « l’urgence albanaise » se transforme en opération de police. L’objectif est d’empêcher les débarquements. 31 juillet : Fin de la période de statut spécial octroyé aux réfugiés de mars 1991. En théorie, devait voir le rapatriement des Albanais n’ayant pas trouvé de travail. Extension de ce statut jusqu’à la fin septembre. Répartition des Albanais sur le territoire albanais pas encore terminée. 6 août : Rumeur d’une arrivée biblique sur les côtes albanaises ; La Stampa dans son édition du 6 août parle de 50.000 Albanais qui seraient en train de chercher une embarcation. 7 août : arrivée de 4.000 migrants albanais à Brindisi. Annonce dans la foulée qu’ils seront rapatriés. Dans la nuit du 7 août, réunion d’urgence au Palazzo Chigi, fixe la linea dura du gouvernement Andreotti. 242

8 août : arrivée du Vlora à Bari et d’environ 16.000 Albanais. Décision de rapatrier par un pont naval et aérien tous les Albanais. Renforcement des patrouilles maritimes dans la mer Adriatique et le canal d’Otrante. Concentration des Albanais dans le stade de la Victoire de Bari. Pressions immédiates du gouvernement italien sur le gouvernement albanais. 9 août : Débordement à Bari. Gestion humanitaire catastrophique. Troubles dans les ports albanais compliquent le rapatriement naval. Réquisition d’avions de ligne et de ferries. Renforcement des structures de l’ambassade italienne à Tirana. Débarquement à Syracuse de 400 Albanais. 10 août : Réunion Martelli et annonce des 4 directives fondamentales de la gestion migratoire italienne. Création du filtre anti-immigré, occupation des eaux albanaises et de ses ports. Le cadre de cette opération se définit d’abord par le gouvernement, comme la création d’un centre d’assistance italien en Albanie. Feu vert de Tirana dans la soirée du 10 août. Début des manœuvres militaires et du rapatriement naval. 11 août : Accélération du rapatriement. Début des affrontements entre « les irréductibles » et les forces de l’ordre. 12 août : De Michelis à Tirana. Annonce du plan « d’aide extraordinaire ». Définition d’une politique extérieure de long terme : la création d’un centre d’assistance qui implique aussi des patrouilles dans les eaux albanaises perdurera à « l’urgence albanaise ». Ne restent plus que les « irréductibles ». 16.573 Albanais rapatriés. On parle déjà de la fin de l’urgence albanaise malgré les affrontements à Bari. 13 août : Cossiga se rend à Tirana, puis à son retour, à Bari. Demande la destitution du Maire de Bari. Un premier avion chargé de vivres se pose à Tirana. Scotti, face à la presse, dit enfin comprendre les ressorts de cette crise. Il ne parle plus de complot, mais d’instabilité totale. Boniver critique la loi Martelli qui ne convient pas selon elle. 14 août : Les « irréductibles » sont répartis dans neuf régions italiennes. Scotti promet l’examen des demandes d’asile. À ce jour, 17. 467 Albanais ont été rapatriés. 17 août : Tous les irréductibles sont rapatriés. 17 août : Crainte de représailles à l’ambassade italienne à Tirana. 18 août : La publication terminale des chiffres de l’opération rapatriement : 16.317 Albanais seraient arrivés à Bari et ont été rapatrié. 4.227 ont été rapatriés entre Brindisi, Lecce, Otrante et Syracuse. Septembre : Début de la première phase de l’Operazione Pellicano.

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1992 Mars : Fin de la première phase de l’Operazione Pellicano. Les forces armées italiennes se chargent toujours du convoi, mais l’aide est financée à partir de mars par la CEE. 5-6 avril 1992 : Élections législatives qui marquent le recul des partis de gouvernement, la DC passe sous les 30 %. Succès électoral de la Ligue du Nord. 24 avril 1992 : Le gouvernement Andreotti VII démissionne. 25 avril 1992 : Cossiga démissionne. Ces démissions rentrent en résonnance avec la multiplication des mises en examen de responsables politiques des partis gouvernementaux. 1993 L’immigration devient le seul facteur de croissance de la population italienne, le solde naturel étant négatif. 13 mai : Le parquet de Palerme enquête sur les relations qu’aurait entretenues Giulio Andreotti avec la mafia. Septembre : Fin de la deuxième phase de l’Operazione Pellicano et de l’aide européenne. Septembre à décembre : Troisième phase de l’opération et ultime aide italienne. 1994 18 janvier : Dissolution de la DC. Le même jour, Création de l’Alliance nationale par Gianfranco Fini et de Forza Italia. 27-28 mars : Victoire de Berlusconi et de ses forces alliées aux élections législatives. Forza Italia, l’Alleanza Nazionale, la Lega Nord et le Movimento Sociale Italiano – Destra Nazionale forment la majorité du gouvernement Berlusconi I.

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Annexe 4 : Carte des localités de départs et d’arrivées de l’immigration albanaise en Italie1054

1054

Production personnelle.

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Annexe 5 : Carte de l’expansionnisme italien dans le premier XXe siècle1055

1055

Aurélien Delpiroux, Stéphane Mourlane, Atlas de L’Italie contemporaine. En quête d’unité, Éditions Autrement, Paris, 2012, p.64.

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Annexe 6 : Carte des flux migratoires vers l’Italie en 20091056

1056

Aurélien Delpiroux, Stéphane Mourlane, Atlas de L’Italie contemporaine. En quête d’unité, Éditions Autrement, Paris, 2012, p.36.

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Annexe 7 : Carte des répartitions des Albanais sur le territoire national

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Annexe 8 : La Repubblica, Claudio Gerino, 5 avril 1991, « Ai 24 mila rifugiati permessi « provvisori » ». ROMA -

Ai profughi albanesi arrivati in Italia lo scorso mese, verrà dato lo status

provvisorio di profughi. Avranno permessi di lavoro e documenti, ma la validità non supererà un anno. Entro questa data o dovranno rientrare in patria, secondo accordi bilaterali col governo di Tirana (sulla base delle regole dei lavoratori stagionali frontalieri), o dovranno essere assorbiti dall' Italia secondo le norme, inderogabili, stabilite dalla legge Martelli. A molti di loro, comunque, potrà essere concesso il permesso di trasferirsi in altri paesi europei disposti ad accoglierli. Per quanto riguarda la loro sistemazione attuale, dalla prossima settimana una commissione della presidenza del Consiglio analizzerà le possibili soluzioni. E' escluso, comunque, che verranno ospitati in strutture alberghiere o turistiche. La conferenza Stato-Regioni sul problema dei profughi, presieduta dal vicepresidente del Consiglio, Claudio Martelli, s' è conclusa positivamente. Le premesse non erano delle migliori, però: molte regioni temevano di essere scavalcate dal governo e costrette ad accogliere i 24217 albanesi (tanti sono stati censiti), mettendo a disposizione alberghi e camping proprio alla vigilia di una stagione turistica che si annuncia da record. Il ministro della Protezione civile, Vito Lattanzio, ha rassicurato gli amministratori locali: i profughi verranno smistati in centri d' accoglienza   specificatamente destinati a loro. Particolare attenzione verrà fatta per la situazione in Puglia, dove tuttora si trovano la maggior parte dei fuggiaschi. Il governo ha individuato sei regioni che possono accogliere i profughi e la commissione tecnica avrà il compito di indicare i siti. Il tutto, poi, sarà esaminato da una commissione politica composta dai rappresentanti locali e da quelli dei ministeri interessati (Protezione civile, Difesa, Interni, Lavoro e Tesoro). Contemporaneamente sarà avviato un censimento per stabilire il grado di professionalità, di istruzione e di conoscenza della lingua italiana. Il riconoscimento di profughi politici verrà dato solo a poche decine di unità.

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Annexe 9 : La Repubblica, Stefano Marroni, 9 août 1991 : « Linea dura del governo : « Non possono restare. » ». ROMA - "Non siamo assolutamente in grado di accoglierli". Da Cortina, Giulio Andreotti chiude così la saracinesca italiana davanti alla nuova marea albanese. A cinque mesi dai primi arrivi dei disperati in fuga da Tirana, agosto è il mese di una nuova emergenza, che a Bari e Brindisi non fa dormire poliziotti e marinai, e a Roma ha stroncato sul nascere i sogni di vacanze di una mezza dozzina di ministri e dei loro colaboratori. Inghiottiti tutti da un vortice di riunioni e di contatti. Con l’ obiettivo di riuscire, senza troppi danni, a fare il miracolo. A bloccare gli albanesi, e a rimandarli - con ogni mezzo - a casa. Prima di partire per le Dolomiti, il presidente del Consiglio ha passato a chi resta le consegne di una "linea dura" passata senza esitazioni, mercoledì sera, nel vertice convocato a Palazzo Chigi. L’ Italia, spiega Andreotti, non può riaprire le porte, e il governo albanese è d' accordo sulla necessità di far tornare a casa chi in questi giorni sbarca tra Otranto e Bari. A marzo - ricorda "abbiamo fatto un notevolissimo sforzo, e non è stato un errore accogliere i profughi. Un certo numero di loro ha potuto trovare qui lavoro, e una parte di quelli venuti l' altra volta adesso rimarranno e ci sarà il ricongiungimento con le famiglie. Noi facciamo più del nostro dovere perché siamo andati oltre le quote previste dalla legge Martelli. Però non siamo assolutamente in condizione di prendere questi altri". E' un ritornello, quello di Andreotti, che è corso per tutto il giorno tra il Viminale e gli stati maggiori, tra la Farnesina e l' appartamento ben arredato, con le finestre su piazza San Silvestro, che è il ministero per l' Immigrazione. Margherita Boniver aveva le valigie fatte da mercoledì. Ma ieri mattina il Dc 9 che l’ avrebbe dovuta portare a Pantelleria è partita senza il ministro socialista, bloccata a Roma a coordinare - insieme a Enzo Scotti - le misure per fermare i boat people. A metà pomeriggio, dopo sette ore passate al telefono con Bari e con Tirana, nemmeno il vestito di lino arancione riesce a nascondere stanchezza e irritazione sul viso della donna scelta da Craxi per completare il lavoro di Claudio Martelli. Una confessione allarmante Il 24 luglio, ricorda, fu proprio il ministro degli Esteri albanese a confessarle che ormai il suo popolo è alla fame : "L’ estate è stata la goccia che ha fatto traboccare il vaso. Non hanno da mangiare, non hanno nessuna prospettiva. Chi li aiuta? Li aiutiamo noi, un po' , noi e basta! Là la situazione gli è scappata di mano, ci chiedono di rimpatriare i profughi, ma non sanno dove metterli, i porti sono invasi dalla gente, l' aeroporto è insicuro". C’ era da aspettarselo, che sarebbe successo? "Beh, prevedibile lo era di sicuro. E in casi del genere - sibila dopo una pausa - mi chiedo proprio quale sia il ruolo dei nostri servizi...". Poi Boniver torna nella sua stanza. Aspetta notizie da

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Claudio Vitalone in missione a Tirana. E come lei, gli uomini dell' unità di crisi installata al ministero degli Interni. Quando arrivano, sono di quelle buone: è l' annuncio della "militarizzazione" dei porti albanesi e dell' "aeroporto-si-fa-per-dire" - spiegano al Viminale in cui comunque non si può atterrare di notte. E' la certezza che navi e aerei italiani potranno sbarcare in Albania senza correre il rischio di ripartire ancora più carichi di gente affamata. E questo basta per far scattare il "piano di rientro" che a sera Scotti e Boniver annunciano in una improvvisa conferenza stampa al Viminale: tracciando i piani di quel che all' Immigrazione ricordando i grandi ponti aerei di Israele - chiamano già scherzando "la nostra piccola ' operazione Mosè' ". Scotti avverte subito che "la prima questione", per il governo italiano, è quella degli aiuti umanitari da inviare in Albania. E Boniver annuncia un nuovo sforzo per attuare rapidamente le misure già decise, ricordando che proprio le pressioni italiane hanno convinto la Commissione europea a raddoppiare gli aiuti a Tirana. Agli albanesi - aggiunge Scotti - Roma ha fatto sapere che la strada giusta è questa, e non quella "illusoria" di una nuova immigrazione in massa, che viceversa va "contenuta". La novità, sottolinea il ministro degli Interni, è che a questo punto Tirana è "completamente" d' accordo sulla necessità di far rientrare i profughi. Ed entro oggi "indicherà il porto garantito da forze militari per lo sbarco delle due navi che sono già alla fonda e quella che partiranno nelle prossime ore". A fare la spola da subito, avverte Scotti, saranno cinque C-130 e sette G-222 dell' Aeronautica militare, cinque navi da mille passeggeri l' una e un certo numero di Dc-9 requisiti all' Ati e ad altre compagnie: su tutti questi mezzi, sottolinea il ministro, un consistente numero di poliziotti e carabinieri accompagnerà gli albanesi rimpatriati. Un grazie agli agenti Poliziotti a carabinieri che il ministro ringrazia per la fatica di queste ore, alle prese con la marea umana concentrata a forza (ma tenuta "al coperto" e assistita con qualche migliaio di materassi, novemila pasti freddi e una "continua disinfestazione", assicura Scotti) nello stadio di Bari: una marea sbarcata in Puglia terra "anche perché - racconta il titolare degli Interni - per ragioni diverse non si è potuto bloccare le navi fuori dai porti". Inevitabili, sui due ministri fioccano le domande. Gli chiedono perché non si è prevenuta un' invasione annunciata in diretta tv. E quali siano le "ragioni diverse" che hanno impedito il blocco delle navi. "A bordo della Vlora - ribatte - c' era una situazione tale che il comandante ha persino tentato la collisione pur di forzare il blocco. Non si poteva non lasciarla passare...". Ma in sala c’ è l’ imbarazzo di una cosa non detta. E Margherita Boniver lo scioglie con brutalità: "A differenza di altri paesi scandisce il ministro per l' Immigrazione - l' Italia non spara e non sparerà sui boat people. Ma faremo rispettare la legge sull' immigrazione". Che una nuova ondata albanese stesse montando, confessa Scotti, "nessuno ha avuto il sentore", e meno che mai il governo albanese, 251

che "avrebbe dovuto tenere fuori dei porti le navi": ma a Tirana una "fame da Sahel" rende possibile qualsiasi imprevisto. Sono quasi le otto di sera, e Scotti se va "molto soddisfatto" dicono i suoi - della rapidità con cui si è mossa, stavolta, la macchina di cui è al volante. In tre giorni, assicurano, della nuova emergenza si verrà a capo. E forse anche il ministro degli Interni potrà unirsi alla schiera dei politici in vacanza. Un suo collega, Virginio Rognoni, le sue ferie se le è rovinate subito. E dopo un giorno passato al telefono con i suoi alla Difesa, torna a Roma per coordinare da vicino il lavoro degli aerei e della piccola flotta di navi militari spiegate a pattugliare l' Adriatico, pronte a bloccare nuovi arrivi al limite delle acque territoriali: "Un' azione di dissuasione come quella che il governo ha chiesto alle forze armate - spiega - è più efficace al largo che in prossimità di un porto. Ma non è mai semplice. Di fronte a una nave che trabocca di disperati, la disperazione coinvolge anche il capitano...".

252

Annexe 10 : Schéma des dispositifs sécuritaires aux abords du stade de Bari

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Annexe 11 : La Repubblica, Stefano Marroni, 11 août 1991, « Scatta l’operazione « blocco dei porti ». ROMA - Da Tirana, il via libera è arrivato in serata. Ed è l’ ok al piano di spostare al di là dell' Adriatico il filtro antimmigrati che in questi giorni ha trasformato Bari in un immenso campo di concentramento. Di far entrare navi della marina italiana nelle acque territoriali albanesi per fermare subito, a ridosso di Valona e Durazzo, le carrette cariche di disperati in fuga. E' la risposta forte, "al limite - ammette Martelli - del diritto internazionale", a un' emergenza che il governo di Illi Bufi ammette di non poter più controllare. Una specie di assicurazione, in vista di altre emergenze che a Palazzo Chigi intravvedono già all' orizzonte. Tanto da spingere Martelli a ipotizzare anche la possibilità di affidare a satelliti spia il controllo del traffico navale in Adriatico. Servono viveri e medicine Non è l' unica. La carta fondamentale - avverte Martelli, insiste Scotti - è quella degli aiuti, che a Roma - con lo stadio e le banchine di Bari ormai a un passo dalla normalità - considerano ora la priorità assoluta. Dall' altra parte dell' Adriatico, spiega Martelli, serve di tutto: non solo fondi, ma viveri, infrastutture, medicinali. Partiranno subito, preceduti probabilmente da 30 mila "razioni da combattimento" messe a disposizione dalla Difesa. E verranno concentrati in un campo di assistenza italiano, una sorta di testa di ponte in territorio albanese, a ridosso della rada di Porto Palermo, dove gli uomini della San Marco stanno sbarcando con le zattere gli uomini stipati nei traghetti in arrivo dalla Puglia. Un mossa obbligata ma rischiosa, che imporrà il trasbordo in Albania di forze militari in grado di proteggere tende, depositi e personale italiano. Alla decisione di impegnarsi in forze dall' altra parte del mare, il governo è arrivato ieri mattina, al termine di un vertice che per un' ora e mezzo ha tenuto a Palazzo Chigi, con Claudio Martelli, i capi dei cinque ministeri finiti in prima linea: Enzo Scotti, Margherita Boniver, Virginio Rognoni, Nicola Capria e Claudio Vitalone. Protagonisti di una riunione in cui l' ottimismo sui tempi del piano di rientro è riuscito probabilmente a sedare la tensione palpabile, in questi giorni, tra il titolare degli Interni e i suoi colleghi. E che a macchia d’ olio ha coinvolto i partiti della maggioranza, con liberali e socialdemocratici a sollecitare le dimissioni di Boniver, e i socialisti a scagliarsi contro "la politica degli scaricabarile". Alla fine, scortato dai ministri, Martelli è sceso in sala stampa per annunciare il pacchetto di decisioni dell' esecutivo, ordinate su quattro direttrici fondamentali. Anzitutto, il rimpatrio "totale e immediato" della nuova ondata di profughi. Secondo, l’ avvio di una "energica azione di dissuasione" in Albania, che d' intesa con il governo di Tirana impedisca "nuove emorragie". Terzo, l’ impegno a "intensificare, moltiplicare e velocizzare" l' invio di aiuti alla popolazione albanese, creando sul posto "un punto di riferimento gestito dall' Italia per la raccolta, lo stoccaggio e la distribuzione di viveri e medicinali". Quarto, un ulteriore sforzo per "europeizzare la crisi", puntando a ottenere il sostegno della Cee al piano italiano. Uno ad uno, i ministri hanno riassunto l' impegno dei loro uomini. E dopo il bollettino di Scotti sulla situazione a Bari e nei porti albanesi, Virginio Rognoni ha tracciato il quadro di operazioni in cui è già coinvolta la Difesa. Una risposta in tempi brevi Annunciando il proposito di pattugliare con unità della Guardia di Finanza e della Guardia costiera le acque territoriali albanesi: tenendo d' occhio in particolare i grandi porti di Valona e Durazzo, con l' obiettivo "ovvio" di far "staccare dalle banchine i mercantili albanesi, visto che tutte albanesi, meno una turca, erano le navi che sono arrivate in Puglia". Poi - con Boniver a ricapitolare le

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quattro ondate della marea albanese, e i sospetti sulle vere ragioni del nuovo esodo - Martelli e Vitalone hanno riaperto il capitolo degli sforzi italiani per sbloccare sul piano internazionale la partita degli aiuti a Tirana. Dal governo albanese, ha detto il vicepresidente del Consiglio, "vogliamo una risposta in tempi brevissimi, non storici", alla richiesta di misure di controllo sui porti e alla proposta di creare un centro assistenziale sul posto. In Albania, ha aggiunto, "la situazione alimentare è al di là del dramma", e questo impone soluzioni di emergenza: "L' Aima non è in grado di inviare alcunché prima di 30 o 40 giorni, e noi dobbiamo intervenire prima". All' Europa, Martelli ha mandato a dire che "non ci illudiamo che altri lavorino al nostro posto", ma è evidente - ha insistito - che quel che è accaduto in questi giorni "non è solo un affare italiano". Sottolineando con un secco "Diglielo, che non è niente!", la citazione dei due milioni di Ecu (poco più di un miliardo di lire, ndr) i cui si riassumono per ora - ha ricordato Vitalone - gli aiuti comunitari a Tirana. La "bussola" del governo italiano - ha concluso il vicepresidente del Consiglio - rimane puntata in una direzione: quella di "trasformare un fenomano catastrofico di illegale immigrazione di massa in un programma di aiuti, assistenza e cooperazione per un paese che sembra sbriciolarsi. Per farlo, dobbiamo spostare il baricentro della nostra azione dall' Italia in Albania". Poi, su Martelli è iniziato il bombardamento delle domande. Per spiegare l’ arrivo di tanti uomini armati in Puglia, il vicepresidente del Consiglio ha insistito sullo stato di "disgregazione" del governo albanese: "Chi avrebbe dovuto controllare gli albanesi? Noi - ha aggiunto sferzante - non possiamo intervenire militarmente in Albania fino a che esiste un diritto internazionale. Ci stiamo già muovendo ai limiti del diritto internazionale nel momento in cui decidiamo di esercitare un' azione comune di pattugliamento in acque territoriali albanesi e a fronte dei loro porti". Martelli ha replicato con un secco "Dovevamo bombardare le navi?" a chi gli chiedeva perché non è stato impedito lo sbarco dei profughi. "Bloccarli non era possibile - ha aggiunto adesso stiamo pensando anche di ricorrere ad una forma di monitoraggio attraverso satellite. Noi non avevamo sensori o avvistatori adeguati in Albania e le autorità albanesi hanno improvvisamente perso il controllo dei porti principali con un duplice effetto: di non poter controllare gli esodi e di rendere molto difficile, se non impossibile anche il reimpatrio perché le navi italiane per ore non hanno potuto attraccare ai porti albanesi perché erano nelle mani di una popolazione disperata ed a tratti inferocita. Questa è la realtà". Rifiuto la logica dello scaricabarile Poi, ad una domanda se non sia stato un errore permettere il primo sbarco degli albanesi, Martelli ha piazzato l' unica stoccata polemica: indirizzandola palesemente a Enzo Scotti. "Anche qui", ha detto, "non è che sia stato consentito. E' avvenuto senza che vi fosse una capacità di reazione, che del resto nessun paese, allo stato, ha ancora trovato. L’ idea che si possa prevenire anche quello che è imprevedibile mi pare abbastanza peregrina. E' uno scaricabarile al quale perlomeno io non intendo partecipare". Più cauto dei suoi colleghi, invece, Martelli è sembrato sul nodo delle responsabilità del governo albanese, apertamente sospettato da molti di aver dato via libera ai profughi per costringere l' Italia ad accelerare gli aiuti: "I governanti con i quali noi parliamo e con i quali si incontrano i diplomatici della Farnesina - ha detto il vicepresidente del Consiglio - lo escludono totalmente e contemporaneamente abbiamo letto di ricorso alla forza nei porti albanesi da parte della polizia e delle autorità albanesi. Quindi, evidentemente, ci sono situazioni confuse, contraddittorie e contrastate, ma fino a prova contraria dobbiamo attenerci a quelle che sono le dichiarazioni ufficiali degli albanesi". Poi, spente le luci, tutti al mare. L’ emergenza ricomincia da domani.

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Annexe 12 : Rapport de l’Assemblée Parlementaire du Conseil de l’Europe sur l’exode de ressortissants albanais1057. 27 janvier 1992, rapporteur : M. Böhm (CDU), Allemagne. Problème La situation économique, sociale et politique désastreuse en Albanie a eu un effet traumatisant sur les Albanais et ne leur a guère laissé d’espoir pour l’avenir. Depuis le milieu de 1990, quelques centaines de milliers de ressortissants albanais ont essayé de quitter leur pays, souvent illégalement, à la recherche d’une amélioration économique dans les pays voisins. Le plus récent exode massif a eu lieu en août 1991, lorsque des milliers d’Albanais, pour la plupart des hommes jeunes, à bord de plusieurs bateaux, ont pénétré de force dans les ports d’Italie méridionale où ils ont été autorisés à débarquer pour des raisons humanitaires. Toutefois, quelques jours plus tard, les autorités italiennes ont rapatrié la majorité d’entre eux. On peut s’attendre à de nouveaux exodes si la situation économique et sociale en Albanie ne s’améliore pas. La situation juridique des ressortissants albanais qui ont réussi à rester dans les pays voisins n’est pas toujours clairement définie. Pour l’Albanie, cet exode, surtout celui des jeunes et des enfants non accompagnés, constitue une perte immense. Propositions Les États membres du Conseil de l’Europe devraient contribuer généreusement au compte spécial "Aide d’urgence à l’Albanie" ouvert par le Comité des ministres afin d’atténuer les dures épreuves subies par la population albanaise. De plus, les États européens devraient fournir une aide destinée à promouvoir un redressement économique et à créer un environnement social et économique qui encouragera les Albanais à rester dans leur pays. Le Fonds de développement social du Conseil de l’Europe devrait servir à financer des programmes prévoyant une formation professionnelle pour les ressortissants albanais dans les pays européens et facilitant leur retour volontaire en Albanie. Les pays directement concernés par l’arrivée des Albanais devraient dispenser à ces personnes une assistance appropriée, définir clairement leur situation juridique et établir, en

1057

URL : http://assembly.coe.int/ASP/Doc/XrefViewHTML.asp?FileID=6888&Language=fr.

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coopération étroite avec l’Organisation internationale pour les migrations et le Hautcommissariat des Nations Unies pour les réfugiés, des programmes de retour volontaire. I. PROJET DE RECOMMANDATION 1.

Les quarante ans d’isolement de l’Albanie par rapport au reste du monde, joints à sa

situation économique, sociale et politique désastreuse, ont eu sur ses citoyens un effet traumatisant. 2.

Depuis le milieu de 1990, quelques centaines de milliers d’Albanais, bien que leur

connaissance des autres pays fût uniquement fondée sur ce qu’ils avaient entendu ou vu à la télévision étrangère, ont quitté l’Albanie en quête de meilleures conditions économiques à l’étranger. Ceux qui n’ont pas réussi à trouver un emploi sont rentrés volontairement ou ont été rapatriés. 3.

Pour l’Albanie, cet exode, surtout celui des jeunes et des enfants non accompagnés,

constitue une perte immense. 4.

L’Assemblée se félicite de la décision du Comité des ministres d’ouvrir un compte

spécial "aide d’urgence à l’Albanie" afin d’atténuer les dures épreuves subies par la population albanaise. 5.

Cependant les événements survenus en Italie ont démontré qu’il faut accroître la

coopération européenne dans la solution des problèmes posés par les exodes massifs de demandeurs d’asile. 6.

En conséquence, tout en reconnaissant que les autorités italiennes en août 1991 ont agi

pour le mieux et dans un véritable état de nécessité, l’Assemblée recommande au Comité des ministres : i.

de prendre toutes les mesures nécessaires pour permettre à l’Albanie de devenir un

facteur stabilisant dans la région des Balkans ; ii.

d’étudier les moyens d’aider les autorités albanaises à engager un processus de

développement économique et social qui encouragera les Albanais à rester dans leur pays ; iii.

de prendre les mesures nécessaires pour coordonner et améliorer l’assistance

européenne à l’Albanie ; iv.

de coopérer avec les autorités albanaises et les organisations humanitaires

internationales concernées à la mise en œuvre des programmes destinés à mieux informer les Albanais de la situation économique et sociale régnant dans les pays voisins ; v.

d’inviter les gouvernements des États membres : 257

a.

à contribuer généreusement au compte spécial "Aide d’urgence à l’Albanie" ;

b.

à utiliser le Fonds de développement social du Conseil de l’Europe pour financer

des programmes prévoyant une formation professionnelle pour les ressortissants albanais dans les pays d’accueil et facilitant leur retour volontaire en Albanie ; c.

à soutenir les activités des organisations humanitaires internationales en Albanie;v

vi.

d’inviter les gouvernements des États membres directement concernés par l’arrivée

d’Albanais : a.

à dispenser à ces personnes une assistance appropriée et à définir leur situation

juridique ; b.

à soumettre au Fonds de développement social du Conseil de l’Europe des projets

qui permettront de faire face aux besoins des Albanais installés actuellement sur leur territoire ; c.

à établir, en coopération étroite avec l’Organisation internationale pour les

migrations (OIM) et le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), des programmes de retour volontaire. INTRODUCTION : LA SITUATION EN ALBANIE 1.

Les effets dévastateurs du communisme ne sont nulle part en Europe plus évidents

qu’en Albanie. Un gouvernement communiste y a été installé après la deuxième guerre mondiale sous la présidence d’Enver Hoxha. Dictateur proto-staliniste, Hoxha isola progressivement son pays du monde extérieur, en commençant par rompre les relations avec son ancien allié, l’Union soviétique, pour renforcer ses liens avec la République populaire de Chine. Cette dernière alliance, toutefois, fut de courte durée et après avoir rompu avec la Chine les Albanais se trouvèrent complètement isolés. En Europe nul ne se soucia du sort de l’Albanie ; les Albanais peuvent, à juste titre, être appelés les "Européens oubliés". 2.

L’Albanie devint un État athée, où il était interdit de pratiquer une religion. Il était

également interdit de posséder des biens ; un Albanais ne pouvait même pas considérer comme lui appartenant un poulet ou un chien vivant dans la cour de sa maison. 3.

La situation resta inchangée après la mort d’Enver Hoxha. Même les révolutions et les

changements intervenus dans l’Europe du Sud-Est ont, dans un premier temps, épargné l’Albanie. Toutefois, à la fin de 1989, et surtout au cours des premiers mois de 1990, des troubles éclatèrent dans le pays et le président Alia fut contraint de s’engager à appliquer une politique plus ouverte et plus réformatrice. 258

4.

Des élections générales ont eu lieu en Albanie le 31 mars et les 7 et 14 avril 1991. M.

Pfuhl et M. Bowden, membres de la commission ad hoc constituée par le Bureau pour observer les élections, ont présenté à l’Assemblée un rapport d’information à ce sujet (voir Doc. 6406, addendum II). 5.

Le Parti du Travail, l’ancien Parti communiste, a remporté environ les deux tiers des

sièges au Parlement. Le Parti démocratique, conduit par le Professeur Sali Berisha, a recueilli environ 30 % des voix exprimées et le Parti républicain environ 5 %. Le nombre de voix exprimées en faveur d’autres petits groupes, comme le Parti agraire, a été négligeable. Le Parti social-démocrate d’Albanie n’a pas pris part aux premières élections nationales. 6.

Les observateurs des élections se sont tous accordés pour dire que l’on pouvait attribuer

la victoire du Parti du Travail aux pressions massives exercées par les fonctionnaires locaux du Parti et à la persistance dans le pays du climat de peur. Les élections n’ont donc marqué qu’un premier pas dans le sens de la démocratisation et n’ont pas encore été les élections libres d’une démocratie libérale multipartite viable. 7.

Ainsi, les élections ont donné au Parti du Travail la majorité absolue à l’Assemblée du

peuple, avec une marge confortable ; mais face à l’agitation considérable observée dans le pays, le Parti a proposé aux autres partis la formation d’un "gouvernement d’unité nationale". Le Parti démocrate, le Parti républicain et le Parti social-démocrate, qui n’était pas encore représenté au Parlement, ont accepté cette proposition. Des membres des partis réformateurs se sont vus attribuer des portefeuilles ministériels importants, et notamment l’économie et les finances. 8.

Le 4 décembre 1991, le Parti démocratique a retiré ses sept ministres du gouvernement

de coalition où la plupart des portefeuilles étaient détenus par le Parti du Travail. Le 13 décembre, le Président Alia a désigné un nouveau gouvernement composé de technocrates. 9.

De nouvelles élections sont prévues pour le 1er mars 1992. Le Président Alia a annoncé

qu’il démissionnerait avant leur tenue. Ceci peut être considéré comme un succès du Parti démocrate et du Syndicat indépendant qui pendant les dernières semaines avaient exercé des pressions pour qu’elles aient lieu le plus tôt possible, ce qui néanmoins n’est pas dans l’intérêt du Parti du Travail. On escompte que les prochaines élections déboucheront sur une victoire des nouveaux partis démocrates, marquant la fin du régime communiste. 10.

L’économie de l’Albanie est dans un état désespéré. Le passage d’une économie

placée sous contrôle rigoureusement communiste à la démocratie et à l’économie de marché a entraîné de graves problèmes et perturbations de transition. Le produit national brut a diminué de 10 % en 1990, tendance qui a persisté en 1991. L’exploitation et la transformation des 259

abondantes ressources naturelles de l’Albanie (chrome, nickel, pétrole) et l’industrie légère (textiles) pâtissent de l’existence d’installations et d’équipements tout à fait vétustes et d’un système de transport inapproprié. Même la production agricole a considérablement diminué, l’autosuffisance étant tombée de 90 % à 50 %. Actuellement, seule l’aide alimentaire extérieure, essentiellement italienne, de presque un million de dollars par jour, permet aux Albanais de survivre. 11.

L’Assemblée s’est penchée à plusieurs reprises sur la situation politique, économique

et sociale de l’Albanie (une liste de textes adoptés est jointe en annexe). Le plus récent de ces textes est la Recommandation 1171 (1991), relative à la situation dans les hôpitaux d’Albanie : besoins prioritaires de l’Institut pédiatrique de Tirana, adoptée le 25 novembre 1991. 12.

Pour clore ce chapitre, il convient de noter également que le même jour, le Bureau de

l’Assemblée a décidé d’accorder le statut d’invité spécial à l’Assemblée du peuple albanais. L’EXODE MASSIF À PARTIR DE L’ALBANIE 13.

Quarante ans d’isolement par rapport au reste du monde, joints à une situation

économique, sociale et politique désastreuse, ont eu sur les Albanais un effet traumatisant. La situation intérieure de l’Albanie les plonge dans le désespoir et, tout en ne connaissant les autres pays par ouï-dire, ou par l’intermédiaire de la télévision italienne, ils aspirent à pouvoir commencer une nouvelle vie à l’étranger. 14.

Cette ambiance générale est devenue manifeste après le milieu de 1990, lorsque des

demandeurs d’asile de plus en plus nombreux ont commencé à quitter le pays. Des images désolantes ont rappelé à la population du reste de l’Europe l’existence d’une partie du continent qu’ils avaient oubliée. 15.

En juillet 1990, de nombreux ressortissants albanais ont assiégé les ambassades des

pays occidentaux à Tirana. Quelque 5.000 personnes souhaitaient quitter le pays. Grâce à la médiation d’organisations internationales et après d’intenses négociations, un bon nombre d’entre elles ont réussi à obtenir un visa et se sont vues accorder l’asile politique dans plusieurs pays européens, notamment en Allemagne, en Italie et en France. Certaines seraient depuis retournées en Albanie. 16.

Fin 1990, quelque 3.000 ressortissants albanais sont arrivés en Grèce en traversant la

frontière entre les deux pays sans rencontrer d’opposition de la part des gardes-frontières albanais. À la mi-mars 1991, on estimait à 20.000 le nombre d’Albanais, la plupart d’entre 260

eux d’origine grecque, qui seraient entrés en Grèce. Certains des ressortissants albanais se seraient présentés aux autorités grecques pour demander l’asile politique. Cependant les entretiens avec les demandeurs d’asile ont montré clairement que l’exode n’avait pas de motivations politiques, mais qu’il était étroitement lié à la difficile situation existant en Albanie. Les autorités grecques ont accordé des permis de travail à ceux qui ont trouvé un emploi et des permis de résidence temporaire aux autres. Des programmes de rapatriement pour ceux qui souhaitaient retourner volontairement ont été menés à terme en étroite coopération avec le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR). 17.

Le 5 mars 1991, à Tirana, de nombreux Albanais se sont rassemblés devant les

ambassades d’Allemagne, de France, de Grèce et d’Italie où, selon des rumeurs, des visas allaient être distribués. Le lendemain plusieurs sources ont fait état du départ du port albanais de Durres de plusieurs bateaux à bord desquels se trouvaient 20.000 Albanais. 18.

Le 7 mars 1991, les navires albanais ont commencé à arriver aux ports du sud de

l’Italie (Brindisi, Bari, Otranto et Monopoli). Malgré l’interdiction de débarquement rendue publique par les autorités italiennes, de nombreux ressortissants albanais ont réussi à atteindre le sol italien. 19.

Le lendemain, 8 mars 1991, les conditions sanitaires dans les bateaux s’étaient

tellement dégradées que le débarquement est devenu inévitable. Une foule d’Albanais s’est installée sur les quais des ports italiens dans l’attente d’une assistance qui a tardé quelques jours à se mettre en place, les autorités italiennes ayant été débordées par l’afflux des ressortissants albanais. 20.

Selon les autorités italiennes, entre le 7 et le 10 mars 1991, 20.000 Albanais seraient

arrivés en Italie. Par la suite, les négociations entre les autorités de Tirana et de Rome ont permis de mettre une fin à l’exode et l’Italie s’est engagée à examiner avec l’Albanie la manière d’éliminer les causes l’ayant provoqué. 21.

En mars 1991, un nombre indéterminé d’Albanais d’origine serbe et monténégrine ont

également tenté d’entrer en Yougoslavie illégalement. 22.

En juin 1991, les autorités albanaises ont demandé au Programme des Nations Unies

pour le Développement d’organiser une mission, avec des représentants de plusieurs agences, en vue d’entreprendre une évaluation des besoins humanitaires urgents de l’Albanie. Dans le domaine des migrations, la mission a conclu que la grande majorité d’Albanais qui avaient quitté le pays cherchaient des conditions économiques meilleures. Elle a recommandé au Gouvernement albanais d’introduire des incitations encourageant les Albanais à rester dans leur pays. 261

23.

Au cours des premiers jours d’août 1991, des milliers d’Albanais se sont rendus dans

le port occidental de Durres et le port méridional de Vlora dans l’espoir de prendre place à bord de navires qui les emmèneraient en Italie. 24.

Les autorités albanaises ont essayé en vain d’empêcher leurs ressortissants de quitter

le pays en plaçant les ports sous contrôle militaire et en arrêtant les trains de passagers. 25.

Le 8 août 1991, quelque 10.000 ressortissants albanais, à bord de plusieurs bateaux,

ont réussi à pénétrer dans le port de Bari, dans le sud-est de l’Italie, et près de 1.000 dans le port d’Otrante. Par ailleurs, 675 Albanais, à bord de deux autres bateaux, ont essayé sans succès de débarquer dans des ports de la Sicile, ont été déviés vers Malte et renvoyés plus tard en Albanie. 26.

Après plusieurs heures d’attente dans le port de Bari, les autorités italiennes ont

permis aux Albanais, pour des raisons humanitaires, de débarquer et les ont conduits au stade de La Vittoria. Lorsque les autorités italiennes ont commencé le rapatriement forcé de ces personnes en utilisant des avions militaires et des ferries, des heurts ont éclaté entre les policiers et les Albanais. Ceux-ci se sont barricadés dans le stade refusant de retourner dans leur pays ; quelque 300 ont même réussi à s’échapper. 27.

Les autorités italiennes ont offert aux Albanais 50.000 lires (40 dollars US) par

personne et des vêtements neufs s’ils retournaient chez eux. Cette offre n’ayant pas séduit les Albanais, le rapatriement forcé a continué. 28.

En même temps, le Gouvernement italien a augmenté son aide financière à l’Albanie.

Juste après les opérations de rapatriement, de la nourriture et une aide d’urgence ont été envoyées en Albanie. Le 12 août 1991, la Communauté européenne a annoncé qu’une aide supplémentaire d’urgence de 2,3 millions de dollars US serait accordée pour acheter de la nourriture et des médicaments. 29.

La grande majorité des Albanais arrivés en Italie étaient des hommes jeunes qui

déclaraient être à la recherche d’un emploi et en train de fuir une situation économique désastreuse dans leur pays. Le fait de ne pas avoir rapatrié les 7.000 Albanais arrivés en mars 1991, ainsi que des rumeurs sur un accord d’immigration entre l’Albanie et l’Italie, semblent avoir encouragé ce dernier flux. 30.

Toute l’Europe a assisté aux scènes dramatiques, retransmises dans les bulletins

d’informations télévisés, montrant l’expulsion des Albanais par des fonctionnaires italiens. Le rapatriement était légalement justifié, mais la manière dont l’opération s’est déroulée a posé un problème. La grande majorité des Albanais, d’après leur récit de l’exode, étaient partis d’Albanie parce qu’ils s’y sentaient "enterrés vivants". Ils ont expliqué que lorsque la 262

nouvelle de la possibilité de quitter l’Albanie s’est répandue comme une traînée de poudre, la population, dans la précipitation qui a suivi, s’est emparée de camions et a réquisitionné des navires en obligeant leur équipage à lever l’ancre. On a assisté à une forme de psychose collective. Il est difficile de déterminer si cette psychose avait été déclenchée délibérément ; des rumeurs suggèrent que tel était bien le cas, mais il n’existe aucune preuve irréfutable pour les confirmer. 31.

L’expulsion des Albanais d’Italie a été hérissée de difficultés et la police a été

déployée en plusieurs occasions. Les Albanais ont été particulièrement affligés de se voir renvoyés dans leur pays en dépit des promesses des autorités italiennes d’autoriser certains d’entre eux à se rendre dans des régions d’Italie où ils pourraient se réinstaller. 32.

Il convient d’observer, néanmoins, que les autorités italiennes leur ont donné de la

nourriture, des vêtements et un peu d’argent. 33.

Bien que les Albanais aient soulevé un élan de sympathie remarquable en Italie, les

autorités ont considéré qu’ils étaient venus chercher une amélioration de leur situation économique et ne pouvaient donc pas être assimilés à des réfugiés politiques. 34.

L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et le HCR ont dépêché du 15

au 17 août une mission conjointe en Albanie. La mission s’est entretenue avec les autorités albanaises des problèmes relatifs à la migration, tels que : -

la poursuite des projets de retour volontaire des pays voisins ;

-

l’émigration ordonnée et planifiée d’un nombre restreint d’Albanais pour travailler dans

les pays industrialisés ; -

la réalisation d’un projet destiné à informer les Albanais de la situation économique et

sociale des pays voisins ; -

la nécessité de promouvoir, à moyen terme, la réinsertion des Albanais de retour par une

formation professionnelle appropriée avant leur retour. 35.

Il faut également rappeler qu’à la demande des autorités italiennes, l’OIM et le HCR,

en liaison avec la Croix-Rouge italienne, ont établi un programme de retour volontaire. À la fin d’août 1991, 1.130 Albanais ont été assistés par l’OIM dans leur retour volontaire. Ce programme a été financé par le Gouvernement italien. 36.

Fin décembre 1991, on estimait à plus de 200.000 le nombre d’Albanais ayant quitté

leur pays depuis que l’exode avait commencé en juillet 1990. Le HCR considère cependant que ce chiffre pourrait être bien plus grand.

263

LA RESPONSABILITÉ DE L’EUROPE APRÈS L’EXODE MASSIF 37.

En se désintéressant de l’Albanie pendant des décennies, les États européens ont fait le

jeu des communistes albanais. Les difficultés économiques de l’Albanie ne suffisent pas à expliquer qu’un nombre aussi considérable de personnes cherche à fuir le pays. L’exode est un symbole du souhait des Albanais, en tant qu’Européens, de rejoindre l’Europe et de participer à la vie européenne en citoyens libres, comme ils en ont le droit. 38.

Les habitants de l’Albanie sont jeunes ; leur moyenne d’âge est de 27 ans. L’Albanie a

besoin de ses jeunes pour reconstruire le pays. Les programmes d’aide européens devraient viser à leur donner la possibilité d’étudier pendant un temps à l’étranger afin de pouvoir faire profiter l’Albanie de leurs connaissances à leur retour. 39.

Pour l’Albanie, pays dans lequel le processus de démocratisation est engagé depuis

quelques mois, cet exode, surtout celui d’enfants et d’hommes jeunes, constitue une perte immense. Par ailleurs, le fait que de nombreuses jeunes femmes aient été abandonnées en Albanie entraîne une situation de plus en plus difficile. 40.

Les États européens devraient octroyer une aide humanitaire pour atténuer les dures

épreuves subies par les Albanais et prévoir des programmes d’aide économique afin de contribuer à long terme au redressement du pays. 41.

La décision prise, en décembre 1991, par le Comité des ministres du Conseil de

l’Europe d’ouvrir un compte spécial pour l’"Aide d’urgence à l’Albanie", venant s’ajouter à l’assistance fournie à l’Albanie dans le cadre du "Programme Démosthène" dans les domaines de la réforme constitutionnelle, de la législation des médias, de l’éducation, des affaires sociales et des collectivités locales, montre la voie à suivre pour prouver la solidarité européenne. 42.

Il convient en outre de définir clairement le statut juridique des ressortissants albanais

demeurés dans les divers pays d’accueil. Le terme de "réfugié" employé par les médias semble de moins en moins approprié.

264

Annexe 13 : SVIMEZ, Rapporto sull’economia del Mezzogiorno, « Chômage et migration dans le Mezzogiorno », 2001, pp. 10-14. Dopo un triennio di crescita dell’occupazione, contenuta e meno stabile rispetto al CentroNord, nell’ultimo anno e mezzo si è andato delineando nel Mezzogiorno un rafforzamento della capacità addizionale di assorbimento di lavoro, che si è sostanzialmente allineata alle dinamiche positive del resto del Paese. Va tuttavia rilevato che la crescita che ha interessato il Mezzogiorno a partire dalla seconda metà del 1999, ha, di fatto, implicato il recupero dei livelli di occupazione già raggiunti prima della recessione del 1992-93; mentre il CentroNord, che aveva già recuperato i massimi precedenti nel 1998, ha successivamente conosciuto un aumento netto di occupazione di circa 650 mila unità. I divari nei tassi di attività e di occupazione tra le due aree non sono stati pertanto sostanzialmente intaccati. Le ultime stime rilevano, per la media del 2000, un tasso di occupazione della popolazione in età da lavoro (15-64 anni) del 71,9% nel Centro-Nord contro il 59,5% nel Mezzogiorno, per i maschi; e del 48 % contro il 24,6 % per le donne. Ricordiamo che l’Unione europea ha formulato nel Vertice di Lisbona di fine 2000 un target al 2010 di tassi di occupazione del 70 % per i maschi e del 60 % per le donne, con obiettivi intermedi per il 2005 pari, rispettivamente, al 67 % e 57 %. La presumibile difficoltà per il nostro Paese di soddisfare gli obiettivi di Lisbona è legata quindi, in realtà, essenzialmente alla ancora enorme distanza dell’attivazione occupazionale del Mezzogiorno rispetto ai valori delle aree più avanzate, che risulta eccezionalmente grave nel caso della componente femminile. Una analisi più dettagliata della composizione settoriale rivela come la carenza occupazionale del Mezzogiorno sia legata, essenzialmente, a un deficit di attivazione dei comparti terziari. In termini di tassi di occupazione terziaria (occupati nei servizi sulla popolazione di 15 anni e oltre) il divario era, nel 2000, di 6 punti percentuali (23% al Sud contro il 29% nel CentroNord). Su 78 mila posti di lavoro aggiuntivi nei servizi creati lo scorso anno all’interno del Mezzogiorno, una buona parte (61 mila unità) si è concentrata nel commercio e pubblici esercizi. Il comparto dei servizi alle imprese, pur registrando apprezzabili aumenti, contribuisce in misura ancora troppo limitata alla crescita, a motivo del peso strutturalmente basso che tale comparto riveste all’interno dell’area. Le prospettive di espansione e qualificazione dell’occupazione terziaria 10

265

restano strettamente condizionate al superamento del vincolo costituito da una domanda di servizi alle imprese ancora insufficiente e poco diversificata; vincolo le cui ragioni sono da individuare nella prevalenza di unità locali di insufficiente dimensione e nel basso peso che nella struttura produttiva del Sud assumono le attività tecnologicamente innovative e a più alto potenziale di creazione di valore aggiunto e domanda di lavoro qualificata. I dati prima richiamati mostrano come nel Centro-Nord, almeno per la componente maschile, le quote che, a livello europeo, vengono assimilate ad una situazione di virtuale piena occupazione, sono di fatto raggiunte; le distanze restano, invece, assai ampie per il Mezzogiorno. Se le condizioni cicliche confermassero i tassi di crescita del 2000 (anche se i più recenti andamenti a livello internazionale sembrerebbero rendere ottimistica una tale eventualità), nel Centro-Nord potrebbero divenire più significative situazioni di carenza di offerta sul mercato del lavoro – del resto già evidenziatesi in alcune realtà locali e per alcune componenti, skilled e unskilled – rispetto ai fabbisogni occupazionali. Il consolidamento dei flussi di immigrazione, insieme alla accresciuta capacità di utilizzazione di componenti secondarie di offerta, in particolare femminili (resa possibile anche dalle flessibilità contrattuali ora consentite), sembrano indubbiamente confermare la capacità del sistema di mercato centro-settentrionale di mobilitare risorse di offerta a fronte di fabbisogni di domanda di lavoro. Il Centro-Nord, nel solo 2000, mostra di aver assorbito un flusso migratorio di 156 mila unità in provenienza dall’estero e di 67 mila unità in uscita dalle regioni meridionali. Accelerazioni e rallentamenti delle dinamiche congiunturali dovrebbero presumibilmente trovare nell’intensità differenziale di questi flussi un fattore di adattamento e di riequilibrio del mercato del lavoro locale. Su questo terreno, le dinamiche di mercato sembrano riproporre patterns già sperimentati in ormai lontani decenni di rapido sviluppo; ma in un contesto assai mutato, e in continua evoluzione con il progredire del processo di integrazione dei mercati internazionali. Queste tendenze possono rappresentare, di certo, opportunità di alleggerimento di una situazione sociale caratterizzata da ampie componenti di disoccupazione esplicita, concentrate nelle regioni deboli del Paese. Tuttavia, rischi e implicazioni a medio termine, per le prospettive di riequilibrio o ripresa di una convergenza di queste 11 aree, derivanti da un processo di aggiustamento fondato sulla ripresa della mobilità del fattore lavoro, vanno a questo punto opportunamente considerati. La ripresa dell’emigrazione netta, insieme ad un rapido adeguamento della dinamica naturale della popolazione a modelli di comportamento demografico già consolidati nel Centro-Nord, 266

ha significato per il Mezzogiorno, nel triennio 1998-2000, saldi negativi complessivi della popolazione per un valore cumulato di circa 94 mila unità (a fronte di un incremento di 380 mila unità nel Centro-Nord). Come risulta dalle analisi sviluppate nel Rapporto, la composizione per età del flusso migratorio interno indica che il saldo negativo del Mezzogiorno va attribuito in massima parte agli appartenenti alla classe di età compresa tra i 20 e i 30 anni. La scomposizione per livelli di istruzione mostra una struttura del flusso migratorio relativamente simile a quella della popolazione generale, con un 40% circa di giovani in possesso di diploma di scuola media superiore o di laurea. L’uscita netta di componenti giovanili della popolazione ha appesantito, di fatto, l’indice di dipendenza (popolazione 0-14 e con oltre 65 anni sulla popolazione 15-64 anni), che si situava al primo gennaio 2000 nel Mezzogiorno al 49,4%, un valore ormai superiore, sia pur di poco, a quello medio dell’Unione europea (49,3%). Di fronte a consistenze ormai calanti della popolazione fino ai 15 anni, la crescita del tasso di dipendenza va ascritta interamente ad un processo di invecchiamento della popolazione. Il Mezzogiorno si avvia, così, a presentare caratteristiche demograficamente simili a quelle del Centro-Nord, con un saldo naturale che nelle previsioni dell’ISTAT dovrebbe divenire negativo già nel 2006. Va sottolineato che un tale processo si situerà in un contesto economico e sociale caratterizzato da tassi di attività nettamente inferiori rispetto al resto del Paese. La disponibilità, oggi presente nel Mezzogiorno, di risorse di lavoro in età e con caratteristiche di qualificazione atte a sostenere un processo di ripresa e convergenza economica, dovrebbe quindi trovare sbocchi in impieghi produttivi entro un orizzonte temporale non troppo ampio; il rischio che altrimenti si corre è quello di scivolare verso nuove forme di potenziale dipendenza dai trasferimenti delle reti di protezione sociale. Un allineamento nei tassi di crescita dell’economia fra le due ripartizioni non è, dunque, condizione sufficiente ad evitare nuove forme di dualismo e di dipendenza. In tale quadro, l’assorbimento di risorse di lavoro giovanile da parte di una domanda delle 12 imprese del Nord se, da una parte, contribuisce ad alleviare potenziali tensioni sul mercato del lavoro di tale area, può, dall’altra, rappresentare una perdita di un potenziale di reddito e di crescita più sostenuta per il Mezzogiorno. Il tradizionale argomento circa i rischi di un processo di emigrazione, in termini di depauperamento delle risorse di capitale umano qualificato, risulta tanto più attuale in un momento in cui viene ampiamente riconosciuto il

267

ruolo fondamentale che tale fattore assume ai fini delle opportunità di crescita delle diverse aree geografiche. A ciò va aggiunto un altro argomento, anch’esso non nuovo ma tornato attuale, e cioè che la mobilità del lavoro può avere effetti di potenziale deterrenza, o sostituzione, rispetto ad una mobilità del capitale verso le regioni con surplus di manodopera del Mezzogiorno, soprattutto in presenza di carenze sul piano della dotazione infrastrutturale e di altri fattori di competitività territoriale. Potrebbe risultare ad esempio più facile e meno costoso attrarre risorse umane qualificate o qualificabili dal Sud – o dall’Est europeo – nei poli di ricerca attrezzati del Nord, piuttosto che affrontare costi di insediamento ed avviamento nel Mezzogiorno. Il Mezzogiorno, con una popolazione pari a circa un terzo di quella italiana, concentra ormai il 63% del totale nazionale delle persone in cerca di occupazione. Per i giovani fino ai 25 anni, tale quota sale al 66 % ; vi corrisponde un tasso di disoccupazione del 55 %, a fronte del 16,9 % nel Centro-Nord. Le strategie di “attesa” possono essere in un tale contesto non paganti. Ne dà conferma l’aggravamento della disoccupazione per le classi di età successive a quella giovanile: per la classe 25-29 anni, il tasso di disoccupazione è passato dal 33,9% nel 1996 al 35,8% nel 2000; per quella 30-34, dal 21,5 % è salito al 22,4 % (contro valori, nel 2000, rispettivamente del 9,4 % e del 5,3 % nel Centro-Nord). Di fronte a dati così drammatici di disoccupazione esplicita delle leve giovanili meridionali, è certamente difficile, e non auspicabile, scoraggiare la tendenza da parte dei giovani più motivati a cercare di allargare su di un contesto nazionale e continentale le proprie opportunità di realizzazione e valorizzazione personale. Ma è altresì vero che questa dinamica può concorrere, di per sé, a depauperare la base stessa delle potenzialità di un «catching-up» delle aree in ritardo di sviluppo. Il Mezzogiorno rischia, insomma, nel medio periodo, di condividere le problematiche di aree demograficamente più mature, in termini di impatti socio13 economici di invecchiamento della popolazione, senza essere mai riuscito ad ampliare la propria base produttiva in misura adeguata ad offrire più ampi sbocchi occupazionali per le proprie fasce giovanili. In assenza di significative dinamiche di rafforzamento di una domanda di lavoro in ambito locale, e nel caso di un insuccesso delle politiche volte all’adeguamento delle infrastrutture materiali e sociali del Sud, anche le politiche di flessibilità e di agevolazione all’assunzione, se territorialmente generalizzate all’intero Paese, potrebbero finire con il favorire più una 268

dinamica in uscita delle componenti maggiormente motivate e qualificate del fattore lavoro che una dinamica in entrata degli altri fattori “mobili”. Infine, non vanno sottovalutate le implicazioni di medio periodo in termini dei potenziali squilibri per le prestazioni previdenziali, ove ad un più precoce avvicinamento verso una struttura demografica più matura si sommino ancora carenze di creazione di occupazione stabile e regolare. Riteniamo, quindi, che uno dei ruoli delle politiche per lo sviluppo sia proprio quello di cercare di correggere, o di regolare, tendenze spontanee del mercato del lavoro nella misura in cui queste possono potenzialmente agire nel senso di un ampliamento dei divari tra le due parti del Paese nelle opportunità di inserimento nella vita lavorativa. Ed è difficile non annoverare tra le grandi questioni che spetta alla politica nazionale di sviluppo economico di affrontare nei prossimi anni, quella di una gestione del fenomeno delle immigrazioni dall’estero che – proprio a partire da una chiara presa d’atto della diversità delle esigenze che si pongono, anche in tale ambito, in relazione alla profonda diversità di situazioni caratterizzanti il mercato del lavoro nelle due grandi aree del Paese – sappia renderle compatibili, evitando l’altrimenti inevitabile affermarsi di orientamenti funzionali agli interessi della parte più sviluppata, ma non al superamento del persistente divario tra un Sud, gravato da una disoccupazione di massa, e un Nord in sostanziale equilibrio di pieno impiego. Va, in altri termini, escluso che la regolazione dei flussi di immigrazione possa essere affidata, anche solo prevalentemente, alla responsabilità dei governi regionali e locali.

269

Sources orales -   Lize, ayant émigré en mars 1991. -   Alba, ayant émigré en août 1991. -   Alfredo, ayant émigré en février 1991. -   Vittorio, bénévole pendant le débarquement d’août 1991 du Vlora. -   Rocci, Colonel des F.A de la C.R.I, coordinateur de missions humanitaires. -   Antonello, habitant de Bari pendant les événements. -   Stefano Marroni, journaliste à La Repubblica, rédacteur d’articles portant sur le Vlora.

Sources archivistiques -   Archives diplomatiques de La Courneuve, Volume 109, Relations avec l’Italie, côte 523-12/21, Fonds E-U, série 5, sous série 23, dossier 12 1.21, Albanie : politique extérieure, Italie – Albanie 1961-1970. -   RAI Teche. Archives audiovisuelles de la RAI.

Sources internet Presse -   La Repubblica, de décembre 1990 à septembre 1991, URL : ricerca.repubblica.it. Recherche par mots clés. -   La

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del

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archivio.lagazzettadelmezzogiorno.it.

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Rapport et traité -   Rapport de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur l’exode de ressortissants albanais. 27 janvier 1992, rapporteur : M. Böhm (CDU), Allemagne. URL : assembly.coe.int. 270

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280

Table des illustrations

UN ENFANT AFFAIBLI ET UN ADULTE SORTENT DES MAILLES DU CONFINEMENT SUR LE PORT DE BRINDISI, 7 MARS 1991, STEFANO CARAFE....................................................................... 76 POUSSEE DES ALBANAIS FACE AU CONFINEMENT AU PORT DE BRINDISI ASSURE PAR LES FORCES DE L’ORDRE, 9 MARS 1991, ANTONELLO NUSCA

.............................................................. 77

BARRAGE DES AGENTS DE LA CAPITAINERIE DE BRINDISI FACE AUX DEBARQUEMENTS, 7 MARS 1991, ANTONELLO NUSCA ................................................................................................ 77 CARTE DES REPARTITIONS DES ALBANAIS SUR LE TERRITOIRE NATIONAL (ANNEXE 7) .......... 105 ENTREE EN RADE DU VLORA, 8 AOUT 1991, ANONYME. ......................................................... 114 LE CONFINEMENT DES ALBANAIS AU STADE DE BARI, 9/10/11 AOUT 1991, ANONYME. ......... 123 CONFINEMENT PAR LA POLICE DES ALBANAIS SUR LE PORT DE BARI, 9

AOUT 1991, LUCA TURI.

........................................................................................................................................ 133 DES ALBANAIS SORTANT VOLONTAIREMENT DU STADE DELLA VITTORIA DE BARI, 10 AOUT 1991, LUCA TURI. ........................................................................................................... 135 DES SOLDATS LANÇANT DES VIVRES AUX ALBANAIS SE TROUVANT A L’ENTREE DU STADE DE BARI, 9/10/11 AOUT, ANONYME. .................................................................................... 142 DEBARQUEMENTS SUR LES QUAIS DE BRINDISI, 7 MARS 1991, DAMIANO TASCO. .................. 202 RAPATRIEMENT DES ALBANAIS DE L’AEROPORT MILITAIRE PALESE A BARI, 10/11/12/13 AOUT 1991, ANONYME. ............................................................................................................ 208 CAMP DE LA CROIX-ROUGE PRES DU STADE DELLA VITTORIA, 9 AOUT 1991, CROIX-ROUGE DE BARI. .............................................................................................................................. 215 UN VOLONTAIRE ET UN MEDECIN DE LA C.R.I PORTANT ASSISTANCE A UN ALBANAIS, 8 AOUT 1991, CROIX-ROUGE....................................................................................................... 219 BRINDISI, TROIS ALBANAIS ADOSSES CONTRE UN MUR SUR LEQUEL EST ECRIT « POPOLO D’ITALIA AIUTO

! », MARS 1991, ANONYME. .................................................................. 227

281

Table des matières

INTRODUCTION GENERALE ................................................................................................................ 10 De mars à août 1991 : la proximité de l’événement et l’écriture du temps présent ..................... 15 Approche historiographique de l’immigration albanaise en Italie............................................... 21 I. DE L’ALBANIE AUX RELATIONS ITALO-ALBANAISES .................................................... 27 L’immigration albanaise en Italie : l’importance de l’année 1991. ............................................. 28 CHAPITRE I : DE L’EVOLUTION STATUTAIRE DE L’ALBANIE A SON DEPEUPLEMENT ....................... 29 I. 1. Le particularisme albanais .................................................................................................... 29 I. 2. L’Albanie de la conférence de Londres ................................................................................. 31 I. 3. L’Albanie stalinienne, maoïste et autarcique ........................................................................ 32 I. 3. 1. La création de l’Albanie communiste ................................................................................ 32 I. 3.2. De l’Albanie stalinienne à la critique du révisionnisme khrouchtchévien ......................... 34 I. 3.3. La rupture avec Pékin : l’isolement international .............................................................. 35 I. 3. 4. La fin de l’Albanie d’Enver Hoxha et son ouverture sur le monde ................................... 36 I. 4. Le dépeuplement de l’Albanie................................................................................................ 38 CHAPITRE II : ÉCLAIRAGES HISTORIQUES SUR LES RELATIONS ITALO-ALBANAISES ........................ 39 II. 1. Le protectorat italien ............................................................................................................ 39 II. 2. L’invasion mussolinienne ..................................................................................................... 40 II. 3. 1945-1991 : « entre l’Italie et l’Albanie isolée, existent encore des liens tenaces » ........... 44 II. 4. Des rapports diplomatiques timorés : des accords commerciaux au cas des frères Popa .. 45 II. 5. Les rapports italo-albanais et les Balkans : la prépondérance de Belgrade ....................... 46 II. 6. Un paradigme migratoire albanais ? ................................................................................... 49 II. 5. L’immigration albanaise en Italie : le rôle de la télévision italienne dans la construction du projet migratoire ........................................................................................................................... 51 CHAPITRE III : L’ESPACE DE L’IMMIGRATION ALBANAISE ............................................................... 54 III. 1. Le processus de territorialisation de la Méditerranée ........................................................ 55 III. 2. Le prisme de l’immigration albanaise : approche comparative des politiques migratoires grecques et italiennes .................................................................................................................... 57 II. MARS 1991 ET L’IRRUPTION DE L’URGENCE MIGRATOIRE EN ITALIE .................. 60 Enjeux de politique étrangère et contextualisations de la question migratoire............................ 61 CHAPITRE I : UNE GESTION LOCALE DE CONTROLE DES MIGRATIONS : LA COOPERATION ENTRE LES STRUCTURES SECURITAIRES ET HUMANITAIRES ................................................................................ 66

282

I. 1. Dans la disparité des arrivées, les modalités d’un contrôle pour un état des lieux .............. 66 I. 2. Entre confinement et hébergement : le contrôle humanitaro–sécuritaire dans la gestion des migrations ..................................................................................................................................... 71 I. 3. Les disparités dans les réponses alimentaires et sanitaires : entre soutien humanitaire et encadrement sécuritaire ................................................................................................................ 78 CHAPITRE II : MARS 1991, L’ÉTAT ITALIEN ET LA MONTEE D’UNE CRISE MIGRATOIRE. ................. 83 II. 1. Le blocus naval comme premier dispositif d’urgence .......................................................... 83 II. 2. De l’endiguement à l’accueil « bon gré mal gré » : la lente centralisation étatique de gestion de crise .............................................................................................................................. 86 II. 3. La mobilisation de la Protezione civile et de l’armée : la gestion humanitaro-sécuritaire d’État ............................................................................................................................................. 89 II. 4. D’une « pression migratoire » aux pressions diplomatiques ............................................... 92 CHAPITRE III : L’ECHELONNEMENT DE L’URGENCE ALBANAISE : DU STATUT SPECIAL A LA DEPRECIATION DE CE STATUT ............................................................................................................ 96

III. 1. La circulaire du 14 mars 1991 et la redistribution provisoire des Albanais dans les camps d’attente......................................................................................................................................... 97 III. 2. Protestation et inertie : le statut spécial de réfugié et l’échec d’une redistribution sur le territoire national .......................................................................................................................... 99 III. 3. Vers la ligne dure : politisation et médiatisation négative du fait migratoire et dépréciation du permis de séjour ..................................................................................................................... 106 III. AOÛT 1991 : SÉCURITÉ PUBLIQUE ET GESTION DE CONTRÔLE DES MIGRATIONS ................................................................................................................................... 110 De mars à août 1991 : une continuité dans les politiques publiques italiennes à l’endroit de l’immigration ?............................................................................................................................ 111 CHAPITRE I : LES OPERATIONS DE LA LIGNE DURE : L’IMPROVISATION D’UNE POLITIQUE PUBLIQUE ......................................................................................................................................................... 115 I. 1. La gestion d’endiguement .................................................................................................... 116 I. 2. La gestion du rapatriement .................................................................................................. 119 CHAPITRE II : LES MECANIQUES MINISTERIELLES ET ADMINISTRATIVES D’AOUT 1991 ................ 124 II. 1. Dysfonctionnements des interactions ministérielles ........................................................... 126 II. 2. L’improvisation matérielle ................................................................................................. 130 II. 2. 1. L’appui des structures militaires .................................................................................... 130 II. 2. 2. Les réquisitions : avions de ligne et ferries .................................................................... 131 II. 3. La gestion du terrain ......................................................................................................... 132 II. 3. 1. La gestion « humaine » des Albanais : origine de la discorde entre les autorités nationales et locales et la mise à l’écart du Troisième secteur .................................................. 132

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II. 3. 2. Police, Armée, Unité sanitaire et volontaires : collusion des gestions sécuritaires et humanitaires ................................................................................................................................ 136 II. 3. 3. Les moyens utilisés : vivres et dysfonctionnement dans la gestion humanitaire ............ 144 CHAPITRE III : DE LA POLITIQUE INTERIEURE A LA POLITIQUE ETRANGERE : L’ITALIE, L’ALBANIE ET L’EUROPE .................................................................................................................................... 146

III. 1. Les pressions du gouvernement italien sur l’Albanie ....................................................... 146 III. 2. Les « irréductibles » : symbole de la ligne politique italienne à l’égard de Tirana ......... 148 III. 3. La gestion militaro-humanitaire : la crise comme laboratoire du contrôle des migrations. ..................................................................................................................................................... 150 III. 4. Impact de la ligne dure et de sa médiatisation sur le sort et la représentation des Albanais ..................................................................................................................................................... 155 III. 5. L’Italie, l’Albanie et l’Europe ........................................................................................... 157 IV. DE L’URGENCE MIGRATOIRE À LA NORMALISATION D’UN RÉGIME D’EXCEPTION : GÉNÉALOGIE JURIDIQUE ET BIPOLARISATION DE LA QUESTION MIGRATOIRE .................................................................................................................................. 161 L’urgence migratoire : entre politique de l’étranger et politique migratoire ; entre politique intérieure et politique extérieure ................................................................................................. 162 CHAPITRE I : L’URGENCE MIGRATOIRE, GENEALOGIE JURIDIQUE ET CRISPATION AUTOUR DE LA QUESTION MIGRATOIRE ................................................................................................................... 166

I. 1. La généalogie juridique d’une gestion d’urgence de contrôle des migrations ................... 167 I. 2. Les tenants d’une mise en problème : société civile, partis politiques, État ....................... 170 CHAPITRE II : DE L’ÉTAT DE DROIT A L’URGENCE : LA NORMALISATION D’UN REGIME D’EXCEPTION ................................................................................................................................... 180

II. 1. L’État de droit en Italie durant les années de plomb et la discorde sur le concept « d’État d’exception » ............................................................................................................................... 180 II. 2. L’immigration et la normalisation d’un régime d’exception en Italie ............................... 185 V. L’EXODE ALBANAIS ET LES GESTIONS DE CONTRÔLE DES MIGRATIONS : DE L’OBJET AU SUJET ........................................................................................................................ 190 La source orale : enquête de terrain et nouvelles perspectives .................................................. 191 CHAPITRE I : DE FEVRIER A AOUT 1991, DES TRAJECTOIRES INDIVIDUELLES AUX DIMENSIONS COLLECTIVES ................................................................................................................................... 197

I. 1. Trajectoires individuelles, dimensions collectives : le départ ............................................. 197 I. 2. La gestion de contrôle des migrations : subjectivation et individuation des accueils ........ 203 CHAPITRE II : POSITIONNEMENT DES MEMOIRES FACE A L’HISTOIRE : ENTRE OTAGES DE L’HISTOIRE ET REFUS DE VOIR QUE L’ON PARTICIPE A L’HISTOIRE .................................................................... 210

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II. 1. L’accompagnement de la Croce Rossa Pugliese dans la politique publique italienne à l’égard de l’Albanie .................................................................................................................... 211 II. 2. Vittorio, le bénévole humanitaire et son positionnement : le refus de voir que l’on participe à l’histoire ................................................................................................................................... 214 II. 3. Du refus de voir que l’on participe à l’histoire aux otages de l’histoire ........................... 218 CHAPITRE III : LES ALBANAIS, L’ITALIE ET LES ITALIENS ............................................................. 220 III. 1. L’intégration sociale des Albanais de 1991 à aujourd’hui et le sentiment d’exploitation 220 III. 2. L’après 1991 de l’émigration albanaise : les réseaux de passeurs et le prisme de l’exploitation ............................................................................................................................... 227 Conclusion générale.................................................................................................................... 232 ANNEXES .......................................................................................................................................... 236 BIBLIOGRAPHIE................................................................................................................................ 272 TABLE DES ILLUSTRATIONS ............................................................................................................. 281 TABLE DES MATIERES ...................................................................................................................... 282

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