L E S UJ ET EN P RO C ESPar Johanne Prud’homme et Lyne Légaré Université du Québec à Trois-Rivières
[email protected] 1. RÉSUMÉ KRISTEVA Dans son ouvrage Polylogue (1977a), Julia Kristeva analyse diverses pratiques signifiantes telles que le langage, le discours, la littérature, la peinture, et leurs approches par des disciplines qui ont marqué l’histoire de la symbolicité (linguistique, sémiotique, épistémologie, psychanalyse), afin de mettre au jour le dynamisme inhérent à tout processus signifiant. Dans le chapitre intitulé « Le sujet en procès », Kristeva revisite principalement la théorie psychanalytique lacanienne afin de mettre en rapport devenir du sujet et devenir du langage. Effectuant une invasion de la neutralité théorique positiviste, Kristeva met en lumière la « mouvance » caractérisant la constitution du sujet et brise par le fait même le tot alitarisme d’un système qui lui est intrinsèquement lié : le langage. Il s’agit d’une tentative de dégager l’expérience même du sujet qui, par sa capacité de se mettre en mouvement, franchit l’enclos de son unité et énonce dans le langage cette logique signifiante dynamique. Ce texte peut être reproduit à des fins non commerciales, en autant que la référence complète est donnée : Johanne Prud’homme et Lyne Légaré (2006), « Le sujet en procès », dans Louis Hébert (dir.), Signo [en ligne], Rimouski (Québec), http://www.signosemio.com/kristeva/sujet-en-proces.asp. 2. THÉORIE top Dans « Le sujet en procès », Julia Kristeva se propose de revisiter la théorie psychanalytique lacanienne afin de mettre en rapport devenir du sujet et devenir du langage. Pour Kristeva, le sujet est essentiellement mouvant. Il remet en cause le caractère faussement monolithique du langage. 2.1 LE SUJET LACANIEN Tout comme Freud posait le sujet comme une « unité double » avec sa topique inconscient/conscient, la psychanalyse lacanienne (de Jacques Lacan) représente le sujet comme une unité clivée. Chez Lacan, ce clivage inhérent au sujet est indissociable du manque qui le détermine et de « la quête inassouvie d’un impossible que figure le désir métonymique » (Kristeva, 1977a : 55). REMARQUE : LE DÉSIR MÉTONYMIQUE La métonymie est un procédé de langage par lequel on exprime un concept au moyen d'un terme désignant un autre concept qui lui est uni par une relation nécessaire. Dans le même sens, l’expression « désir métonymique » renvoie au rejet dont fait l’objet, en contexte social (capitaliste), le désir. Ce rejet donne lieu à un déplacement du désir que manifeste la production d’un objet métonymique de désir. Bien que fondamentalement « clivé » (quête et manque), le sujet, pour autant qu’il est sujet d’une société, est soumis à la loi de l’Un (le Nom du Père) qui freine les pulsions et instaure l’ordre de la censure sociale, de la coupure. C’est de cette censure que prend forme le sujet « unaire ». Dans cette perspective. s’installe un sujet en procès (entendu au sens de processus. et en « signe clos » pour le deuxième . Dans certaines pratiques signifiantes. Dans ce procès de la signifiance. c’est mettre de côté toutes les contradictions qui en font un sujet dynamique. le sujet « unaire » de la psychanalyse n’est qu’un moment d’arrêt (un sommet) du mouvement signifiant qui le traverse. serait neutre et n’entrerait jamais en conflit avec lui-même. Le sujet en procès s’attaque à toutes les stases d’un sujet « unaire ». c’est -à-dire jusqu’à la garantie la plus solide et première du sujet unaire […] » (Kristeva. Kristeva reprend l’idée de Platon sans toutefois localiser la chora dans quelque corps que ce soit. signe. langage). Au même titre. la chora sémiotique. de mouvement) dont la représentation est un espace de la mobilité. parce qu’il se détermine au contact de la Loi. Le schéma suivant illustre le rapport établi par Lacan entre « sujet » et « signifiant ». 1977a : 56). la chora désigne « un réceptacle mobile de mélange.à laquelle les contraint l’ordre social est à la base de la réflexion de Kristeva sur les relations existant entre devenir du sujet et devenir du langage. une phase d’arrêt. 1977a : 57). Schéma du rapport sujet-signifiant chez Lacan Sujet clivé Signifiant (pulsions : quête + manque) (possibles signifiants) Loi de l'Un (censure sociale) Signifié (arrêt du sens) Sujet unaire Signe clos 2.La psychanalyse lacanienne s’intéresse au corps comme « corps parlant ». disons une stase. soit des pulsions et opérations sémiotiques antérieures au phénomène du langage. « Le procès dissout jusqu’au signe linguistique et son système (le mot. Dans la théorie de Platon. le sujet « unaire » fait sens (se fixe) au contact des structures sociales unifiantes (la loi de l’Un ou le Nom du Père : systèmes idéologiques clos et structures de domination sociales). 1977a : 69). nécessaire au fonctionnement de la nature avant l’intervention téléologique de Dieu et correspondant à la mère […] » (Kristeva. 2. Kristeva postule que les pratiques signifiantes. La signification ne se comporte pas selon une loi universelle.3 LA CHORA SÉMIOTIQUE « [L]es pulsions extraient le corps de son étendue homogène et en font un espace lié à l’espace extérieur.2 LE PROCÈS DU SUJET « [L]e sujet unaire qu’a découvert la psychanalyse n’est qu’un moment. le sujet « unaire ». La mutation . c’est extraire du signe le processus signifiant qui l’engendre et lui joindre un caractère totalisant. notamment le langage poétique. excédée par le mouvement et menacée par lui » (Kristeva. le sujet en procès est représenté par la chora . Il s’attaque à toutes les structures qui disent « Non » (censure) aux pulsions et à la complexification du sujet et l’érigent en tant qu’unité. bien qu’indispensable à la mise en langue (verbalisation) est excédé par le procès de la signifiance. accorder au signifiant un signifié figé. la syntaxe). Le corps réel et le corps textuel sont de même nature dans la mesure où ils se constituent dans le langage. Tel le découpage linéaire du signe (signifiant/signifié) qui accorde au signifiant un signifié figé. La conception de Kristeva consiste en une mise en procès de l’unité (sujet. elles sont les forces qui tracent la chora du procès » (Kristeva. verbe au-delà de l’expérience » (Kristeva. de contradiction et de mouvement. Dire que tout sujet ne prend réellement forme qu’au contact de la censure. signifiant/signifié). À la place du sujet « unaire ». 1977a : 99). désincarné. Le procès de la signifiance n’est pas subsumable sous l’Un. Ainsi. 1977a : 56). il tend à rejeter toute position unifiante (inconscient/conscient. pour le premier. donc dans l’absence de l’objet désiré. le sujet « unaire ». relèvent d’une autre économie que cette loi « unaire » instaurée par la psychanalyse qui conçoit la structure signifiante (texte ou langage) comme un « signe simple.en « sujet unaire ». Alors que la fonction symbolique régit l’unité. 1977a : 99). Jamais déterminé. mobile.5 ESPACE SYMBOLIQUE ET ESPACE SÉMIOTIQUE « Il faut donc sortir de l’enclos langagier pour saisir ce qui opère dans un temps génétique préalable à la constitution de la fonction symbolique » (Kristeva. il est « le temps de la dissolution de la structure » (Kristeva. non assujetti. tout en les . libre. 1977a : 65). Le sujet qui se constitue selon cette loi de la négativité est nécessairement traversé par ce principe. 1977a : 63). 1977b : 16). 1977a : 58). Déconstruisant la structure. La fonction symbolique est le lieu de la Loi « unaire » pour le sujet. le signe (au même titre que le sujet) se présente comme un moment différentiel (jalon) du procès de la signifiance ou. C’est également le lieu de l’institution du signe clos(découpage linéaire du signe) à travers l’absence de l’objet repoussé ou refoulé (possibles signifiants). le signe. Ce principe illustre le processus de refonte de la signification puisqu’il tend à dissoudre toute unité subjective. il est ouvert. selon le principe de négativité. le lieu du renoncement au plaisir (pulsions) à l’encontre de la censure sociale. Produisant l’évanouissement du sujet « unaire ». 1977a : 58). la chora sémiotique est en perpétuel mouvement. 1977a : 65). Elle dynamise le signe (ainsi que le sujet) en disposant le rejet au cœur de sa structure. 1977a : 61). à la dénotation et à la signification. l’on ne pourrait penser que le sujet se constitue d’une coupure (la censure) qui lui rend son aspect clos. Elles le captent et l’immobilisent en le subordonnant à des unités signifiantes et institutionnelles profondément solidaires » (Kristeva. 2. il est régi par une « dissolution productrice » (Kristeva. mais aussi toutes les cloisons dans lesquelles ce sujet s’abrite pour se constituer » (Kristeva. La chora sémiotique qui organise le procès du sujet est plutôt le lieu de la réitération de la rupture. Elle est un espace chaotique qui « est et devient préalable à la constitution des premiers corps mesurables » (Kristeva. elle. mais multiplié » (Kristeva. la fonction sémiotique marque. La négativité est le principe organisationnel du procès du sujet et du procès de la signifiance.4 LE PRINCIPE DE NÉGATIVITÉ « Les grammairiens chinois désignent ainsi le verbe comme « ce qui peut être nié » (Kristeva. elle « est une multiplicité de re-jets qui assurent le renouvellement à l’infini de son fonctionnement » (Kristeva. la négativité dirige vers l’infini des possibles signifiants qui l’ont engendrée. La négativité ne freine pas le procès de la signifiance puisque « le sujet n’y est pas perdu. Suivant ce principe. Il est le lieu de la fixité du langage : « Les structures linguistiques sont les arêtes du procès. Schéma du procès de la signifiance (signe) 2. c’est prendre en compte les deux modalités qui le constituent : la fonction symbolique et la fonction sémiotique. Le rejet rejette le découpage linéaire signifiant/signifié. à la syntaxe. l’ hétérogénéité du sens. Tout comme la danse permet au danseur d’explorer une infinité de mouvem ents corporels. Principe emprunté à Hegel. Poser. Il rejette « l’isolement du sujet comme sujet signifiant. vers les conditions de sa symbolicité. « [L]a négativité est le concept qui figure la relation indissoluble d’une mouvance « ineffable » […] » (Kristeva. comme un détour du rejet. Elle est chronologiquement antérieure au signe. L’espace symbolique est thétiqueou représentatif. 1977a : 57). De fait. la chora sémiotique est un potentiel infini de mouvements signifiants réalisables. le signe fixiste et le réel qui lui correspond se perdent pour faire place à une désintrication des enchaînements syntaxiques dirigeant vers la genèse productrice (espace signifiant ou chora). pour mieux dire. comme « jalon » du procès de la signifiance. il pointe vers l’espace de sa production. Telle un « corps dansant » (le grec khoreia signifiant « danse »). La fonction sémiotique représente ce qui est préalable à la constitution du sujet (réseau pulsionnel).sémiotique qui est le lieu d’un perpétuel renouvellement signifiant (l’être et le devenir). Tracée par les pulsions. Dans cette optique. 1977a : 66). en proposant la représentation d’un autre rapport aux objets et au corps propre » (Kristeva. de fait. le géno-texte. 1977b : 14). Aussi. localisables » (Kristeva. le mécanisme sémiotique de renouvellement ne peut exister qu’à condition d’être confronté au sens fixiste. . Le procès signifiant comprend la contradiction des deux modes : « Dire que le langage est une pratique.traversant. La fonction sémiotique marque. Voyons. et avec lui le sens. ce dernier s’avérant une coupure et un déplacement du sémiotique qui le traverse. les possibilités de l’espace sémiotique. à l’image de la mouvance de la chora signifiante dont elle traite. entre la stricte linéarité de l’alignement des signes clos et la mouvance du sémiotique. plus que toute autre pratique signifiante. La structure signifiante (symbolique) est éphémère. Le procès de la signifiance actualise donc deux versants d’une contradiction hétérogène : les stases (caractère clos du signifiant) et le rejet (multiplicité signifiante). Pratique se révélant comme exploration et découverte des possibilités du langage. Le langage poétique rend manifeste l’espace sémiotique de l’énoncé. elle. Il ne représente pas « un réel posé d’avance et détaché à jamais du procès pulsionnel » (Kristeva. Véritable réseau paragrammatique. Tout comme les pulsions menacent l’unité du sujet. 1977a : 68). texte clos) qu’implique le procès de la signifiance en rappelant constamment l’espace de la production. l’hétérogénéité du sens. sur la ligne symbolique. APPLICATION top Il est difficile de proposer une « application » de la thèse de Kristeva. la véritable « danse » de la chora sémiotique. Il s’agit d’une pratique qui expérimente.6 LE LANGAGE POÉTIQUE ET LA NÉGATIVITÉ Le langage poétique est la pratique signifiante où le principe de négativité est le plus effectif. la fonction symbolique régit l’un ité du signe clos. dans l’exemple qui suit . Cette réflexion théorique s’avère. Le langage poétique. C’est une articulation provisoire du sens incarnée dans la chora du procès qui ne ressortit pas à la manifestation « d’unités discrètes signifiables. c’est précisément entendre comment le symbolique. mais expérimente. Comme nous l’avons souligné plus tôt. le langage poétique morcelle l’unité signifiante du langage usuel. détruit la logique. le langage poétique est à proximité de la « mort » (au sens de déconstruction du sens) et se montre réceptif aux mouvements pulsionnels. Le procès signifiant résulte du choc de ces deux modes. 1977a : 68). à la structure symbolique. c’est considérer la différentiation infinitésimale du phéno-texte (manifestation textuelle concrète. telle qu’elle se manifeste dans la linéarité du texte. 1977b : 14). La fonction sémiotique est intimement liée au symbolique. le langage poétique menace l’unité signifiante. en jouant de façon délibérée avec le principe de négativité.l’incipit du recueil de poésie Les mots secrets (2002) de Louise Dupré comment. toujours menacée par l’espace sémiotique. 2. la chora mobile du langage puisqu’il consiste à « remodeler la chora de la signifiance historiquement acceptée. se tisse un procès signifiant. 3. Prendre en compte ces deux versants. se déplace sous la pression du sémiotique » (Kristeva. J. Polylogue. (1977b). Les mots secrets. Montréal. Polylogue. EXERCICE top . Seuil. (2002). OUVRAGES CITÉS top KRISTEVA. L. Paris. La courte échelle.4. Seuil. (1977a). 5. « Le sujet en procès ». J. KRISTEVA. Paris. « Politique de la littérature ». DUPRÉ. le sens. repérez dans le texte suivant – tiré de Prose du Transsibérien de Blaise Cendrars (Œuvres complètes. Tome 1.En vous inspirant de l’application présentée plus haut. Paris. hors la linéarité du phéno-texte. Denoël 1960 : 32) – les lieux où. dans toute son hétérogénéité. […] Effeuille la rose des vents Voici que bruissent les orages déchaînés Les trains roulent en tourbillon sur les réseaux enchevêtrés Bilboquets diaboliques Il y a des trains qui ne se rencontrent jamais D’autres se perdent en route Les chefs de gare jouent aux échecs Tric-trac Billard Caramboles Paraboles La voie ferrée est une nouvelle géométrie Syracuse Archimède Et les soldats qui l’égorgèrent Et les galères Et les vaisseaux Et les engins prodigieux qu’il inventa Et toutes les tueries L’histoire antique L’histoire moderne Les tourbillons Les naufrages Même celui du Titanic que j’ai lu dans le journal Autant d’images-associations que je ne peux pas développer dans mes vers Car je suis encore fort mauvais poète Car l’univers me déborde top . circule.