La reconnaissance à l’œuvre
Luttes de classement artistique, processus, ambivalences
Collection Sociologie et Sciences sociales Dirigée par Marie-Pierre POULY La collection « Sociologie et sciences sociales » offre un cadre de publication aux travaux de chercheur·e·s en sciences sociales, avec l’appui du « Groupe de recherches sociologiques sur les sociétés contemporaines » (GRESCO), qui réunit depuis 2008 les sociologues des universités de Poitiers et de Limoges. La collection se propose de mobiliser les schèmes de pensée et d’intelligibilité des sciences sociales. Les ouvrages publiés ont en commun une même conception du métier de chercheur·e en sciences sociales, à savoir le choix d’une méthodologie appliquée soit à un « terrain » d’observation empirique à décrire et à interpréter, soit, parfois, à un « corpus » déjà constitué de données documentaires et archivistiques à analyser. Dans tous les cas, l’enjeu est de mettre à l’épreuve un système de références et un corps d’hypothèses. Au-delà du cercle restreint des chercheurs, la collection vise à toucher un nouveau public de lecteurs, conscient de l’acuité des problèmes sociaux contemporains, et intéressé par leur formulation critique. Titres parus : Philippe BRUNET, La nature dans tous ses états. Uranium, nucléaire et radioactivité en Limousin, 2004, 379 p. ISBN 2-84287-319-X Les reconversions militantes, textes réunis par S. TISSOT, C. GAUBERT et MH. LECHIEN, 2006, 282 p. ISBN : 2-84287-370-X Michel SALAMON, La mort interdite, Préface d’Yvon LAMY, 169 p. ISBN : 978-284287-521-3 La fabrique biographique, textes réunis par Stéphane CHANTEGROS, Sophie ORANGE, Adrien PEGOURDIE, Cyrille ROUGIER, 2012, 190 p. ISBN : 978-284287-566-4 Olivier CHADOIN, Etre architecte, les vertus de l’indétermination. De la sociologie d’une profession à la sociologie du travail professionnel, nouvelle édition, 2013, 383 p. ISBN : 9782842875923 José Luis MORENO PESTAÑA, La Classe du corps. Morale corporelle et troubles alimentaires, 2016, 351 p. ISBN : 9782842877057 Sociologie de la relation de clientèle, textes réunis par Marie-Hélène LECHIEN, Frédéric NEYRAT, Audrey RICHARD, 2017, 293 p. Ouvrage publié avec le soutien du GRESCO (ÉA 3815), de la Région Poitou-Charentes et de l’ESPE de l’Académie de Poitiers © PULIM, 2017 Presses universitaires de Limoges 39C, rue Camille Guérin – F 87031 Limoges cedex tel. : 05 55 01 95 35 – fax : 05 55 43 56 29 – courriel :
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La reconnaissance à l’œuvre
Luttes de classement artistique, processus, ambivalences
Sous la direction de Laurence ELLENA, Pierig HUMEAU, Fanny RENARD
Chapitre V Du divertissement populaire à l’art : La légitimation de Chaplin dans les années 1920 Fabio ANDREAZZA Université G. d’Annunzio de Chieti-Pescara, Italie Né à la fin du XIXe siècle, le cinéma est un moyen d’expression relativement jeune. Initialement considéré comme une forme de divertissement populaire, il a été reconnu tardivement comme art. Tous ceux qui, de diverses manières, ont promu le cinéma comme objet culturel, ont pris part à ce processus de légitimation. Cependant, comme pour la peinture1, les intellectuels – écrivains, critiques et théoriciens –, dépositaires du pouvoir d’explicitation et de codification en tant que professionnels du mot, ont joué un rôle déterminant dans ce processus. Dans les années 1920, les intellectuels qui souhaitent affirmer la dignité artistique de ce nouveau moyen d’expression se saisissent de la figure de Chaplin. Si bien qu’étudier la consécration artistique de Chaplin en Europe revient à prendre la mesure de la légitimation esthétique du cinéma sur le Vieux Continent. En France, où ce processus a été initié avant de s’affirmer dans d’autres pays européens, Chaplin est le cinéaste le plus apprécié par les critiques et les intellectuels : « ce dernier est le champion toutes catégories des répertoires et palmarès établis tout au long des années 1920 »2.
À partir de l’étude du cas d’Odilon Redon, Dario Gamboni a mis en lumière les transformations qui ont rendu possible l’émancipation de la peinture par rapport aux écrivains qui détenaient un grand pouvoir exégétique et évaluatif. Odilon Redon a en effet atteint un certain prestige, consacré par les écrivains symbolistes et décadents – de Huysmans à Mallarmé. Cependant, le peintre revendique le monopole de l’interprétation de son œuvre et suit une évolution radicale pour contrer la lecture symboliste de son œuvre proposée par Huysmans. Cf. Dario Gamboni, La Plume et le pinceau. Odilon Redon et la littérature, Minuit, 1989. 2 Christophe Gauthier, La Passion du cinéma. Cinéphiles, ciné-clubs et salles spécialisées à Paris de 1920 à 1929, AFRHC-École des Chartes, 1999, p. 282. 1
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Ce chapitre s’attachera à montrer que l’ample reconnaissance dont fait l’objet le cinéma de Chaplin dans les milieux cultivés européens s’appuie sur des réceptions pourtant différenciées de l’œuvre selon les champs intellectuels et les contextes nationaux. À partir de quelques agents significatifs des champs artistiques et intellectuels, nous étudierons en particulier les réceptions du cinéaste dans les années 1920 en France, en Allemagne et en Italie mais aussi aux États-Unis.
Les réceptions de Chaplin par le champ intellectuel français En France, les films de Chaplin sont d’abord accueillis de manière favorable par le grand public. Considéré comme simple divertissement dans un premier temps, le cinéma de Chaplin ne sera reçu et consacré que dans un second temps par les acteurs de différents secteurs de la critique savante. C’est sur ce second temps que nous nous arrêtons ici. Stratégies avant-gardistes Paris est au début du XXe siècle la capitale mondiale des lettres et des arts. Les avant-gardes y détiennent un pouvoir symbolique tel qu’elles parviennent à légitimer rapidement les objets culturels auxquels elles prêtent attention3. Or, elles s’intéressent assez précocement au cinéma. Apollinaire a par exemple utilisé dès 1905 la technique du montage dans une chronique sur l’Exposition de Liège, intitulée « Le Cinématographe »4. Dans les années 1910, il fonde une rubrique de critiques cinématographiques au sein de sa revue Les Soirées de Paris, écrit un scénario et invite ses « épigones » à s’intéresser à ce nouveau moyen d’expression artistique. Or, Apollinaire exerce une grande influence sur les écrivains émergents de cette période. Comme l’écrit Anna Boschetti, « tous ceux qui entrent en scène entre 1916 et 1918 – personnes de son âge comme Albert-Birot, ou débutants comme Breton, Aragon et Soupault – se tournent vers lui, le reconnaissant de ce fait comme le chef de file de sa génération »5. Ce n’est donc pas un hasard si Aragon, Soupault et Max Jacob répondent immédiatement à l’appel en publiant poèmes et textes traitant du cinéma dans des revues fondées sous l’égide d’Apollinaire telles que Nord-Sud et Sic. Et Sur ce point, cf. Anna Boschetti, La Poésie partout. Apollinaire homme-époque (1898-1918), Seuil, 2001, p. 25-29. 4 Chronique publiée en 1905 dans « Le Journal de Salonique », à présent dans Guillaume Apollinaire, Œuvres en prose complètes, Pierre Caizergues, Michel Decaudin (dir.), t. 2, Gallimard, 1991, p. 79-81. 5 Anna Boschetti, La Poésie partout, op. cit., p. 210. 3
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ce n’est pas un hasard non plus si Ricciotto Canudo, écrivain italien résidant à Paris et fréquentant le cercle d’Apollinaire, est un pionnier de la théorie du cinéma. L’intérêt de ces écrivains d’avant-garde pour le nouveau moyen d’expression que constitue le cinéma peut être considéré comme la manifestation de stratégies de subversion : celles d’agents ayant tout intérêt à se présenter comme partisans du « nouveau » et à mettre en discussion l’ordre symbolique. L’opération spécifique des entreprises d’avant-garde dans la littérature et les arts visuels vise à un renversement des hiérarchies existantes, notamment par la revendication de noblesse pour des genres, formes ou thèmes considérés jusqu’alors comme vulgaires ou inférieurs. Chaplin, qui dans la seconde moitié des années 1910 devient l’homme de cinéma le plus populaire du monde6, constitue une figure majeure pour les jeunes écrivains parisiens. En 1918, Aragon compare Charlot au personnage principal des Mamelles de Tirésias d’Apollinaire7 et lui rend hommage avec deux poèmes8. L’année suivante, dans Littérature – revue fondée par Aragon, Breton et Soupault, au sein de laquelle s’élabore le projet surréaliste – la production américaine, et en premier lieu les films de Chaplin, occupent une place centrale. En 1921, les principaux représentants de Littérature (en plus des fondateurs et de huit autres hommes de lettres, dont Paul Éluard et Tristan Tzara) élaborent un palmarès de près de deux cents écrivains et artistes. Sur une échelle de - 25 à + 20, Chaplin obtient 16.09, dépassé seulement par Breton et Soupault (16.85 et 16.30). Il devance en revanche nettement Homère (- 6.81) et Voltaire (- 15.27)9. Littérature contribue ainsi à diffuser le mythe de Chaplin au sein de l’avantgarde, mythe véhiculé ensuite par la représentation d’orientation cubiste de Charlot dans le film expérimental de Fernand Léger, Le Ballet mécanique (1925). Une stratégie traditionnelle La consécration de Chaplin en France se manifeste également d’une manière plus conventionnelle, par le biais de l’ennoblissement David Robinson, Chaplin, sa vie, son art (1985), Ramsay, 1987, p. 115. Louis Aragon, « Le 24 Juin 1917 », Sic, n° 17, mars 1918, p. 206. 8 Louis Aragon, « Charlot sentimental », Le Film, n° 105, 1er mars 1918 ; « Charlot mythique », Nord-Sud, n° 15, mai 1918 puis dans Louis Aragon, Feu de joie, Au Sans Pareil, 1920. Ces deux publications figurent désormais dans Louis Aragon, Œuvres poétiques complètes, Gallimard, 2007, p. 36-37 et p. 5-6. 9 Littérature, n° 18, mars 1921, p. 1-7. 6 7
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d’un genre mineur par rapprochement avec des genres plus « élevés ». C’est la stratégie adoptée par les hommes de lettres, tels Louis Delluc, dotés de dispositions que nous qualifierons de « traditionnelles ». Avec Canudo, Delluc a été l’agent le plus efficace de la légitimation du cinéma en France. Mais leurs stratégies ont été différentes. Si Delluc s’apparente à Canudo dans la mesure où il a, comme lui, fondé des revues et publié des écrits théoriques sur le cinéma, il s’en distingue par le fait d’être aussi scénariste et réalisateur. Son investissement dans le cinéma fut total jusqu’à sa mort même, à trente-trois ans, d’une pneumonie contractée pendant le tournage de son film L’Inondation, réalisé dans des conditions climatiques difficiles. Ce profil d’artiste romantique est très éloigné de celui, ironique et désacralisant, des avant-gardistes parisiens. Delluc se distingue encore de l’avant-garde par sa formation et sa trajectoire sociale. Celle-ci n’a rien en effet de la précarité et de l’excentricité d’un Apollinaire, d’un Aragon ou d’un Canudo. Né en 1890 en Dordogne, Delluc s’établit en 1903 à Paris avec sa famille puis est scolarisé au lycée Charlemagne. Passionné de littérature et de théâtre, il commence une activité d’écrivain qu’il poursuivra toute sa vie : investissant d’abord la poésie, ensuite le théâtre, le roman, les nouvelles. Comme d’autres jeunes intellectuels, il se persuade des possibilités artistiques du cinéma pendant la guerre, lorsqu’il voit Forfaiture (1915), de Cecil B. DeMille, qui attire le public bourgeois fréquentant le théâtre de boulevard. Si ce film est crucial dans son adhésion au cinéma, les courts-métrages de Chaplin avaient cependant déjà provoqué chez lui « une poussée de curiosité, avec je ne sais quel enthousiasme inavoué »10. La fascination de Delluc pour les courts-métrages de Chaplin, sketches comiques destinés au public populaire, le rapproche d’Aragon et de Soupault, avec lesquels il entre alors en contact. Devenu en 1917 rédacteur en chef et critique de la revue Le Film, Delluc les invite à collaborer. Ce faisant, il cherche moins à se rapprocher de l’avant-garde qu’à accroître le prestige de sa revue de cinéma. Aragon, écrivain émergent, consacre à cette icône populaire un poème, genre littéraire le plus noble à cette époque-là – opération esthétique scandaleuse, mais considérée légitime dans les milieux de l’avant-garde parisienne.
Louis Delluc, « La naissance du Cinéma ou la naissance de l’amour du Cinéma », dans Cinéma et Cie, Grasset, 1919 ; puis dans Louis Delluc, Écrits cinématographiques, Pierre Lherminier (dir.), vol. II Cinéma et Cie, Cinémathèque Française, 1986, p. 23. 10
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Le cinéma offre à Delluc, écrivain marginal, des possibilités de succès plus grandes que la littérature. Delluc s’y dévoue de plus en plus. Il consacre à Chaplin, non une œuvre littéraire comme le ferait un membre de l’avant-garde, mais une monographie, indice de ses dispositions plus « traditionnelles ». Cette monographie ressemble cependant moins à un travail académique qu’à un essai d’artiste, un assemblage de courts chapitres produit par un spécialiste, un homme de lettres qui a choisi le cinéma comme champ professionnel. Pour plaider sa cause et convaincre le public cultivé de la valeur artistique de Chaplin – avant même la sortie de son premier long métrage, Le Kid – Delluc convoque dans son discours les arts traditionnels et établit des liens entre le cinéaste et des artistes incontestés. C’est sur le terrain de la musique qu’il ouvre la comparaison de Chaplin à d’illustres prédécesseurs : « Pour un créateur cinégraphique, le masque de Charlie Chaplin a la même importance que le masque traditionnel de Beethoven pour un musicien ou musicographe ». Il rapproche ensuite les œuvres de Chaplin de l’art pictural : « On s’est plu à l’apparenter aux meilleurs visages des stylistes japonais et d’aucuns se plaisent à évoquer pour lui telles expressions somptueusement savantes de Vélasquez, […] figures dépouillées d’Albert Dürer, ou […] précises esquisses des primitifs flamands »11. Delluc associe encore Chaplin à la danse, à la littérature : « Je pense à Nijinski quand je pense à Chaplin »12, « le cas de Charlie Chaplin évoque celui de Molière »13. Selon Delluc, Chaplin synthétiserait de manière originale le système des arts. Bien que le cinéma soit une forme d’expression collective, Chaplin est présenté comme exerçant fondamentalement seul cette opération esthétique : « Il est l’œuvre et l’auteur à la fois. Il a fait cette chose qui n’est possible qu’au cinéma – le dandysme m’excuse ! – c’est-à-dire peindre, modeler, sculpter à même sa propre chair et son visage, une transposition d’art. Chaplin est peintre comme Villon fut poète. […] Cet homme est le premier créateur complet, et, en attendant mieux, le seul »14. Contrairement aux artistes traditionnels, Chaplin ne confie pas son talent à des objets – livre ou peinture – mais à son corps, lequel, par le biais de l’expressivité de ses gestes, devient la force motrice de son art. L’attention que porte Delluc à la question de l’auctorialité au cinéma Louis Delluc, Charlot, Maurice de Brunoff, 1921 ; puis dans Louis Delluc, « Écrits cinématographiques », Le Cinéma et les Cinéastes, Pierre Lherminier (dir.), Cinémathèque Française, 1985, vol. I, p. 83. 12 Ibid., p. 85. 13 Ibid., p. 84. 14 Ibid. 11
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peut être liée à sa propre position. Sans interrompre son activité littéraire, cet écrivain a décidé de dépenser une grande partie de son énergie et de ses ressources économiques – afin de s’assurer une indépendance décisionnelle – dans un moyen d’expression qui, normalement, impose une division du travail quasi industrielle et est de ce fait perçu par les artistes consacrés comme un pis-aller15. Permettant une maîtrise absolue du matériel artistique, le cinéma est au contraire considéré par Delluc comme supérieur aux arts traditionnels. Il donne à l’artiste un statut d’auteur et au critique la possibilité d’inventer, pour et grâce à Chaplin, le terme de « cinéaste ». Les usages de Chaplin en France dans les années 1910-1920 peuvent donc être rapportés à des stratégies d’affirmation sociale différenciées. Les épigones inquiets d’Apollinaire tentent de créer une nouvelle position dans le champ littéraire et mettent en discussion l’ordre symbolique par des stratégies de subversion. L’homme de lettres plus traditionnel et marginal qu’est Delluc entend, quant à lui, valoriser et asseoir le statut de sa profession au rang des artistes reconnus. Nous assistons ainsi à une convergence d’intérêts hétérogènes pour la reconnaissance de Chaplin par les champs artistique et intellectuel français de l’époque. Bien que cette convergence se soit matérialisée quelquefois dans des publications conjointes, les stratégies qui sous-tendent les actes de consécration restent bel et bien très différentes.
André Antoine, prestigieux metteur en scène et cinéaste occasionnel, dit d’une manière paternaliste : « Delluc, L’Herbier, des gens qui ont du goût… mais que de complications inutiles ! Comme c’est plus simple qu’ils ne le croient. » Selon le vieil homme de théâtre, les jeunes réalisateurs ont le tort « de prétendre tout de suite élever le cinéma au rang d’un art, d’y faire œuvre de littérature pure, sans tenir compte de la mentalité actuelle des spectateurs ». Ce point de vue est motivé par une conception conservatrice du cinéma et par la conviction qu’il n’est pas raisonnable d’investir le talent artistique dans un moyen d’expression destiné au grand public. À cette accusation de prétention et à l’insinuation selon laquelle ces jeunes réalisateurs se sont consacrés au cinéma après avoir échoué dans la carrière littéraire, Delluc répond : « Est-ce que vous croyez que “nous faisons du cinéma” faute de savoir faire autre chose ? Vous n’y êtes pas. Nous sommes quelques-uns à être enchantés de notre sort et à savoir tout ce qui en sortira pour nous ». Entretien avec André Antoine cité dans André Lang, « Déplacements et villégiatures littéraires. Renaissance du livre », French Impressionist Cinema : Film Culture, Film Theory, and Film Style, David Bordwell, New York, Arno, 1980, p. 15. Louis Delluc, [Pellicules], « Bonsoir », 7 août 1923 ; puis dans Louis Delluc, Écrits cinématographiques, op. cit., vol. II, p. 397. 15
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Deux cas de rayonnement culturel : Allemagne et Italie La réception et la consécration de Chaplin permettent de prendre la mesure de l’influence culturelle de la France à l’étranger, notamment en Allemagne et en Italie, pays sur lequel nous nous arrêterons plus longuement. En effet, la reconnaissance de Chaplin est d’abord esthétique et s’opère par le biais des milieux artistiques et cultivés. Néanmoins, les contextes nationaux infléchissent, en Allemagne et en Italie, le modèle français de reconnaissance esthétique du cinéma de Chaplin. Les films de Chaplin ne parviennent au-delà du Rhin qu’en 1921, lorsque l’interdiction gouvernementale d’importer des films mise en place pendant la guerre est levée. Cela engendre une dynamique singulière. En effet, alors qu’en France l’avant-garde ne s’approprie ce cinéma qu’après le grand public, ce n’est pas le cas en Allemagne. Chaplin y est connu d’abord par le milieu avant-gardiste allemand à travers la médiation littéraire d’Yvan Goll. Poète franco-allemand, Yvan Goll publie en 1920 le livret Die Chapliniade, eine Kinodichtung, poème accompagné d’illustrations de Léger16. Après s’être lié au mouvement expressionniste à Berlin, Goll s’est installé à Paris en 1919 et a intégré les milieux avant-gardistes, au moment où Aragon, Soupault, Cendrars et d’autres brandissent Chaplin comme icône de la modernité. Influencé par les écrivains français, Goll exporte son enthousiasme en Allemagne. Comme initialement en France, la valorisation de Chaplin en Allemagne pendant les années 1920 procède par une évaluation esthétique et la comparaison avec des écrivains et des artistes. Mais, dans le climat politique tendu de la République de Weimar, Chaplin devient aussi un objet d’interprétations politiques. « Alors que certains groupes gauchistes ont essayé de gagner Chaplin pour la cause révolutionnaire, la presse de droite a trouvé une cible facile pour les attaques les plus virulentes. En conséquence, Chaplin est devenu le centre d’un débat houleux, en particulier autour des questions de race17, de classe et d’identité nationale »18. En Allemagne, la réception Yvan Goll, Die Chapliniade. Eine Kinodichtung, Dresden, Kammerer, 1920. Chaplin a été à tort considéré comme Juif. Déjà dans une interview en 1915, il avait clarifié la question, ajoutant toutefois « Je n’ai pas eu cette heureuse fortune ». Comme David Robinson l’écrit : « Ce n’était pas là vaine courtoisie : tout au long de sa vie, Chaplin continua de témoigner aux Juifs une profonde admiration. » David Robinson, Chaplin, sa vie, son art, op. cit., p. 114. 16 17
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et la reconnaissance de Chaplin sont ainsi d’abord esthétiques et artistiques. Mais elles sont également inscrites dans des logiques hétéronomes, politiques. En Italie, la réception de Chaplin témoigne aussi du rayonnement culturel de la France. C’est par le biais des milieux cultivés que le cinéma de Chaplin est valorisé, en référence aux artistes et critiques français. Mais le processus d’ennoblissement du cinéma de Chaplin en Italie se singularise du modèle français, dans la mesure où, marginalement porté par l’avant-garde, il s’ancre davantage dans les milieux intellectuels influencés par la théorie esthétique alors dominante. Dès les années 1920, le cinéma devient un enjeu dans le champ artistique italien. On se concentre ici sur l’année 1926, au cours de laquelle plusieurs hommes de lettres se « convertissent » au cinéma et le promeuvent en écrivant des articles, en participant à des enquêtes ou encore en inaugurant des rubriques de comptes rendus au sein des revues littéraires les plus reconnues19. Parmi les textes publiés cette année-là, l’article d’Antonello Gerbi, paru dans la revue milanaise Il Convegno, est un cas exemplaire. Gerbi utilise en effet la théorie esthétique la plus prestigieuse en Italie pour légitimer Chaplin et manifeste, ce faisant, l’efficacité relative du rayonnement culturel de Paris. La domination symbolique du débat culturel français en Italie apparaît de façon évidente dès le titre de la publication : « Teorie sul Cinema (A proposito di un Cahier du Mois) ». La contribution s’inspire d’un numéro de la revue Cahier du mois – fondée par André et François Berge –, entièrement consacré au cinéma et regroupant des textes de cinéastes comme René Clair et Jean Epstein, mais aussi d’écrivains comme Jean Cocteau ou d’architectes comme Robert Mallet-Stevens20. L’article d’Antonello Gerbi rend amplement compte du numéro de Cahier du mois pour convaincre les lecteurs italiens de la dignité artistique du cinéma comme nouveau moyen d’expression artistique. Toutefois, si Gerbi se réfère à cette revue française, ce n’est pas sans critiquer la qualité des réflexions qui y sont publiées : « Nous sommes dans le mysticisme »21, indique-t-il. En Sabine Hake, « Chaplin reception in Weimar Germany », New German Critique, n° 51, Autumn 1990, p. 99. 19 Fabio Andreazza, Identificazione di un’arte, op. cit., p. 141-190. 20 Cahier du mois, n° 16-17, 1925. 21 Antonello Gerbi, « Teorie sul Cinema (A proposito di un Cahiers du mois) », Il Convegno, n° 10, 25 octobre 1926 ; à présent dans Antonello Gerbi, Preferisco Charlot. Scritti sul cinema (1926-1933), Gian Piero Brunetta, Sandro Gerbi, Turin, Aragno, 2011, p. 24. 18
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outre, pour anoblir le cinéma auprès du lectorat italien, Gerbi mobilise des instruments conceptuels qui n’ont pas été formés en France. Il s’appuie en effet exclusivement sur la théorie esthétique de Benedetto Croce, théorie incontournable et dominante dans le débat sur l’art en Italie à de cette époque22. Mais comment l’esthétique de ce dernier pouvait-elle servir la réflexion sur le cinéma et participer à la reconnaissance du cinéma comme art ? Au premier abord, les concepts de Croce pour définir l’art – « esprit », « intuition », plan « transcendantal » et « cercle des distincts » – pourraient laisser penser que la dimension technique du cinéma puisse faire obstacle à son positionnement au rang des arts. Ce n’est en fait pas le cas. En effet, selon Croce, les techniques ne doivent être prises en considération ni dans la réflexion théorique, ni dans la critique. « Avoir une intuition, c’est s’exprimer ; et rien d’autre (rien de plus, mais rien de moins) que s’exprimer »23 : l’intuition et l’expression se vérifient au même instant, ils sont une seule et même chose. La manifestation matérielle, l’acte artistique concret ne constituent pas un critère d’accès à l’art. Pour Croce, les intuitions ne sont pas l’apanage de l’artiste et s’expriment indépendamment de leurs médias et techniques. « Une épigramme appartient à l’art : pourquoi pas un simple mot ? Un conte appartient à l’art : pourquoi pas une note de chronique journalistique ? Un paysage appartient à l’art : pourquoi pas un croquis topographique ? »24. Privé de classifications pratiques, comment le critique peut-il identifier l’œuvre d’art ? Selon Croce, il s’agit tout d’abord d’identifier la « personnalité » de l’artiste, non pas sa « personnalité empirique » mais le sentiment dominant de l’œuvre, nommée « personnalité poétique » : « La critique d’art semble consister entièrement dans l’acte de déterminer s’il y a ou non une personnalité dans l’œuvre d’art, et de l’identifier. Une œuvre ratée est une œuvre incohérente, c’est-à-dire une œuvre dans laquelle se réalisent non pas une personnalité unique mais plusieurs, éparses et qui se
Fabio Andreazza, « L’imposition de la “personnalité unique”. Idéalistes et anti-idéalistes dans le débat italien sur l’auteur dans l’entre-deux-guerres », L’Auteur de cinéma. Histoire, généalogie, archéologie, Christophe Gauthier et Dimitri Vezyroglou (dir.) avec la collaboration de Myriam Juan, AFRHC, 2013, p. 41-48. 23 Benedetto Croce, Estetica come scienza dell’espressione e linguistica generale, Bari, Laterza, 1965 (1902), p. 14. 24 Ibid., p. 17. 22
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heurtent, c’est-à-dire effectivement aucune »25. Pierre angulaire de la pensée de Croce, le concept de « personnalité unique » s’impose dans l’espace de la réflexion esthétique sur le cinéma. Issu de la haute bourgeoisie juive livournaise et résidant à Milan dès son plus jeune âge, Gerbi est influencé par Croce lequel publiera d’ailleurs en 1928 son mémoire universitaire dans sa collection chez Laterza26. L’article de Gerbi de 1926, écrit alors qu’il est un jeune avocat de 22 ans, a pour objectif d’analyser les ressources esthétiques du cinéma en utilisant les outils bien huilés du maître. Gerbi soutient de façon prévisible que « l’art, ce sont les œuvres, non pas les moyens techniques avec lesquels les œuvres sont produites », « la beauté est toujours le produit de l’artiste ». Il s’efforce de répondre à une interrogation centrale : un artiste peut-il « avoir des intuitions cinématographiques » ? En somme, l’artiste est-il en mesure de « percevoir cinématographiquement » ? Gerbi estime que c’est le cas lorsque les acteurs essentiels de production d’un film – scénariste, metteur en scène et acteur principal – sont réunis en une seule personne. Recourant à la conception crocienne, Gerbi défend l’idée selon laquelle personnalité poétique et personnalité empirique coïncident effectivement dans La Ruée vers l’or et le Voleur de Bagdad. Le cinéma de Chaplin prend alors les traits de l’art, tout comme le cinéma de Douglas Fairbanks, bien que celui-ci ne soit qu’acteur. Pour Gerbi, Chaplin et Fairbanks « ont pu réunir en soi toutes les parties car grâce à leur longue pratique ils maîtrisaient parfaitement la technique de la pellicule. Puisque depuis des années ils vivaient par le cinéma et pour le cinéma, ils en connaissaient les ressources et les limites, et ils devaient donc ressentir, concevoir et avoir des intuitions cinématographiques. C’est-à-dire avoir des visions artistiques complexes où participaient en tant qu’éléments matériels le jeu des lumières, la forme des décors, la vitesse des passages et des centaines d’autres particularités vraiment impondérables »27. « Tout était confié à un unique créateur. Et il doit en être ainsi ». Gerbi ajoute, ironiquement : « Peut-être un jour la division actuelle du travail semblera tout aussi absurde que nous semblerait aujourd’hui absurde une association de poètes, parmi lesBenedetto Croce, « L’intuizione pura e il carattere lirico dell’arte » (1908), Problemi di estetica e contributi alla storia dell’estetica italiana, Benedetto Croce, (1910), Bari, Laterza, 1966, p. 18. 26 Antonello Gerbi, La Politica del Settecento. Storia di un’idea, Bari, Laterza, 1928. 27 Antonello Gerbi, « Teorie sul Cinema (A proposito di un “Cahier du mois”) », Il Convegno, n° 10, 25 octobre 1926 ; puis dans Antonello Gerbi, Preferisco Charlot, op. cit., p. 30-31. 25
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quels l’un aurait les idées, l’autre chercherait les images, un troisième choisirait les rimes, un quatrième serait préposé aux césures, et ainsi de suite : la division du travail représente les stigmates de l’industrialisme : le premier germe de la laideur »28. Ainsi, selon Gerbi, la production collective d’œuvres d’art est-elle impossible. Lorsque plusieurs personnalités empiriques travaillent à la même œuvre, elles ne peuvent faire advenir une personnalité poétique « unique ». Le fait que Chaplin réalise les fonctions centrales de l’exécution d’un film permet à Gerbi de rapprocher la figure du réalisateur de celle de l’auteur traditionnel, de placer le cinéma au cœur du débat esthétique et de l’ennoblir avec les instruments les plus légitimes du champ philosophique italien. En Italie, où le débat est très influencé par une philosophie néoidéaliste de l’art, la réflexion esthétique sur Chaplin se déroule donc sur un plan plus académique qu’en France. L’avant-garde – représentée par les futuristes – participe cependant ici aussi au processus de valorisation du cinéaste : les peintres29 le présentent comme une icône de la modernité quand les intellectuels et revues proches du mouvement le célèbrent comme un des plus grands artistes contemporains30. Les futuristes publient dès 1913 un manifeste sur le « théâtre des variétés », qui « né avec nous de l’électricité, heureusement n’a aucune tradition, ni maîtres, ni dogmes, et […] s’alimente à l’actualité rapide »31. Ces aspects sont encore plus typiques du cinéma que Marinetti exalte peu de temps après (« Théâtre passéiste condamné à mort »32)33, déclarant même : « Je travaille pour le cinéma, et bien sûr avec des concepts et intentions absolument futuristes »34. Le cinéAntonello Gerbi, « Teorie sul Cinema (A proposito di un “Cahier du mois”) », Il Convegno, n° 10, 25 octobre 1926 ; puis dans Antonello Gerbi, Preferisco Charlot, op. cit., p. 31. 29 Giovanni Lista, Cinema e fotografia futurista, op. cit., p. 70. 30 Cf. Fabio Andreazza, Identificazione di un’arte, op. cit., p. 122-123. 31 Filippo Tommaso Marinetti, « Il Teatro di varietà », Lacerba, n° 19, 1er octobre 1913 ; à présent dans Filippo Tommaso Marinetti, Teoria e invenzione futurista, a cura di L. De Maria, (1968), Milan, Mondadori, 1983, p. 81. 32 AA.VV., « La nostra inchiesta sul cinematografo », Il Nuovo Giornale, 29 novembre 1913, p. 3. 33 En 1916 paraît un manifeste futuriste sur le nouveau medium : Filippo Tommaso Marinetti, Bruno Corra, Emilio Settimelli, Ginna Arnaldo, Giacomo Balla, Remo Chiti, « La cinematografia futurista », L’Italia futurista, n° 10, 15 novembre 1916 ; à présent dans Filippo Tommaso Marinetti, Teoria e invenzione futurista, op. cit., p. 138-144. 34 AA.VV., « La nostra inchiesta sul cinematografo », Il Nuovo Giornale, 29 novembre 1913, p. 3. 28
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ma est pour lui une autre manière de s’affirmer comme destructeur du passé et prophète de la modernité35. Si, en Italie comme en France, la reconnaissance de Chaplin procède donc d’une convergence d’intérêts hétérogènes, il apparaît toutefois que l’avant-garde, dotée en Italie d’un capital symbolique plus restreint, n’y a pas joué un rôle aussi essentiel.
Autoconsécration aux États-Unis Il faut à présent tourner le regard vers les États-Unis, où Chaplin a pris part au processus de consécration de ses propres œuvres. Prenant le contre-pied de son image médiatique – faiseur de divertissement pour le grand public, homme le plus riche d’Hollywood, espace par excellence de la vie luxueuse et luxurieuse –, Chaplin ennoblit ses œuvres en se donnant à voir sous la figure de l’artiste. En décembre 1920, deux mois avant la sortie du Kid, Chaplin accorde un entretien au New York Times dans lequel il se présente en homme sensible, cultivé et solitaire : « La solitude est le seul soulagement. Le monde des rêves est alors la grande réalité, le monde réel une illusion. Je vais à ma bibliothèque et je vis avec les grands penseurs abstraits – Spinoza, Schopenhauer, Nietzsche et Walter Pater »36. Chaplin y manifeste de façon appuyée son mépris envers le succès en opposant la vie économiquement aisée à la vie intellectuelle : « Rien n’échoue comme le succès. Je veux dire par là que l’argent ne satisfait [pas] un besoin spirituel ou intellectuel […]. Je comprends toujours les pauvres artistes, les artistes riches semblent toujours pour moi une contradiction dans les termes »37. Peu avant le lancement de son premier long-métrage, Chaplin affirme une nouvelle image de soi et se présente comme un artiste à part entière, se distinguant par-là d’Hollywood. Il souligne son goût pour la sobriété, la solitude, l’ascétisme, les lectures sérieuses et son mépris de l’argent. Le même Fabio Andreazza, Identificazione di un’arte. Scrittori e cinema nel primo Novecento italiano, Rome, Bulzoni, 2008, p. 36-53. 36 « Solitude is the only relief. The dream-world is then the great reality ; the real world an illusion. I go to my library and live with the great abstract thinkers – Spinoza, Schopenhauer, Nietzsche and Walter Pater », Benjamin De Casseres, « The Hamlet-Like Nature of Charlie Chaplin », New York Times, 12 décembre 1920, p. 5 ; cité dans Charles J. Maland, Chaplin and American Culture. The evolution of a star image, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1989, p. 63. 37 « Nothing fails like success. I mean by that that money never satisfied a spiritual or intellectual need […]. I always understand poor artists ; rich ones always seem to me a contradiction in terms », ibid., p. 64. 35
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type d’autoportrait d’artiste sera mis en scène dans la publicité de ses films au cours des années ultérieures. Lors de la première de La Ruée vers l’or (1925), qui eut lieu au Grauman’s Egyptian Theatre d’Hollywood, est diffusé un reportage du tournage du film signé par le propriétaire du lieu, l’homme de spectacle Sid Grauman. « Plus de cinq cent mille pieds de pellicule ont été utilisés pour la photographie » affirme Grauman. « Puis vint la tâche ardue de coupe et de montage, la synchronisation parfaite des scènes et l’action, l’un des secrets du succès de Chaplin. Charlie Chaplin a travaillé sur cette production durant près de deux ans. Pendant ce temps, il était pratiquement un ermite, reclus à tous en dehors de ses collaborateurs »38. Bien qu’il travaille à Hollywood, la modalité de production de ses films est similaire à celle d’un poète composant dans son petit studio, qui n’est pas soumis au time is money franklinien, mais uniquement à son inspiration lyrique : « La Ruée vers l’or […] a été réalisée avec l’aisance nécessaire à l’artiste. Elle n’a jamais été limitée par des programmes précis et des méthodes horaires, mais inspirée à Chaplin par la passion de la perfection comme seul tyran. Quand Chaplin travaille, il s’enfonce dans la solitude. Il rumine, il se tourmente, il transpire la comédie et le contrepoids dramatique de son âme. Il crée par inspiration »39.
Chaplin et le chroniqueur improvisé remplissent la même tâche que celle menée en Europe par les hommes de lettres qui, à l’instar de Delluc et Gerbi, ont contribué à la reconnaissance du cinéaste par une partie du public cultivé. Lorsqu’en 1931 sort Les Lumières de la ville, cette perception est amplement partagée sur le Vieux Continent. Mais « Over five hundred thousand feet of the film was used in the photographing. Then came the arduous task of cutting and editing, the perfect synchronizing of scenes and action, one of the secrets of Chaplin’s successes. Almost two years passed while Charlie Chaplin worked on this production. During that time he was practically a hermit, recluse to all, save his studio associates ». Grauman’s Egyptian Theatre-Grauman, Sid-Charlie Chaplin in The Gold Rush : written and directed by Charlie Chaplin/Sid Grauman/Hollywood : Grauman’s Egyptian Theatre, 1925, p. 8. Programme de salle/Matériel publicitaire mineur, Charlie Chaplin Archive, Cineteca di Bologna. 39 « The factory system of movies, and the consequent mediocrity as an art, have in Charlie Chaplin an example of the opposite production method in this dramatic comedy, The Gold Rush. It has been made with the artist’s necessary leisure. It was never restricted by definite schedule or time clock methods, but inspired by Chaplin with a passion for perfection as his only taskmaster. When Chaplin works, he burrows into solitude. He broods, agonizes, sweats comedy and its dramatic counterbalance from his soul. He creates by inspiration », ibid. 38
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un journaliste du magazine culturel New Yorker conteste les petites revues qualifiant Chaplin d’« artiste » et de « génie ». Il souligne en revanche « l’ivresse constante des applaudissements du grand public »40. Comparativement aux pays européens considérés ici, on constate donc une discordance temporelle importante des processus de légitimation artistique de Chaplin. Ni la consécration française ni l’autoconsécration du réalisateur n’ont eu un impact significatif sur le public cultivé américain. Chaplin bénéficie d’un réel succès populaire et ne satisfait pas le palais exigeant d’une grande partie de ceux qui maîtrisent les catégories esthétiques légitimes, de ceux qui savent ce qu’est l’art. Le public intellectuel européen peut, en revanche, apprécier un produit artistique populaire en adoptant la stratégie de distinction qui consiste à savoir voir ce que le grand public ne voit pas. Cette posture permet au public cultivé européen, dont l’écrivain et pionnier de la critique cinématographique italienne Piero Gadda Conti est une figure exemplaire, de saisir la « nature essentiellement mélancolique et nostalgique de son art » et de ne pas, comme « la plupart des foules du dimanche », considérer Chaplin comme un simple « donateur de rires »41.
Conclusion Le processus de consécration de Chaplin dans les années 1920 en France, Allemagne et Italie montre dans une certaine mesure une cohésion transnationale, constituée par des relations d’influence. La France – Paris – est la force motrice de ce phénomène et amène d’autres pays européens à prendre le cinéma de Chaplin au sérieux. Cette initiative ne produit d’effets durables que lorsque les intellectuels européens recourent à des instruments et arguments esthétiques localement légitimes. Ces instruments ne correspondent alors pas nécessairement à ceux en vigueur en France, comme nous l’avons vu pour l’Italie où la théorie de Croce offre une « résistance » à l’hégémonie culturelle française. Dans le climat politique tendu de la République de Weimar, le cinéaste a été instrumentalisé par des fractions politiques opposées : l’interprétation de Chaplin a de la sorte suivi (aussi) des logiques hétéronomes, inédites à ce niveau dans d’autres pays. « The constant headiness […] of the great public’s applause ». Cité dans Shyon Baumann, Hollywood Highbrow : from entertainment to art, Princeton, NJ, Princeton University Press, p. 115. 41 Piero Gadda, « Il pellegrino con Charlot », La Fiera Letteraria, n° 18, 1er mai 1927, p. 5. 40
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Aux États-Unis, en revanche, l’impulsion française a eu peu d’effets : Chaplin lui-même a dû revendiquer sa légitimité artistique, cependant qu’en 1931 encore les revues destinées au public cultivé américain le considéraient comme un simple amuseur du peuple. Dans les différents pays étudiés, les agents sociaux ont adopté diverses stratégies de légitimation. Les écrivains d’avant-garde ont suivi une logique subversive en contestant les hiérarchies en vigueur. Les intellectuels bourgeois ont choisi la voie traditionnelle de l’ennoblissement d’un genre mineur par rapprochement avec des arts plus anciens. Les intellectuels de gauche ont considéré le cinéaste comme un symbole de la révolution communiste. Chaplin s’est, pour sa part, auto-légitimé en se donnant à voir en artiste ascète et romantique. Ces différents agents ont de la sorte contribué à une « entreprise d’alchimie symbolique »42 qui a abouti à la consécration de Chaplin. Le représentant le plus populaire d’Hollywood – la patrie de la standardisation artistique – est donc devenu en Europe l’auteur cinématographique par excellence, le cinéaste le plus apprécié du public cultivé. Cette vaste convergence de goût montre comment le cinéma, en particulier celui du « comique au chapeau-melon et à la canne », a réussi dans les années 1920 à allier prestige culturel et succès populaire, capital symbolique et hétéronomie, et à devenir le moyen d’expression le plus indiqué pour soutenir l’imaginaire de la naissante société de masse.
Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire (1992), Le Seuil, 1998, p. 284. 42
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Table des matières Remerciements Introduction Processus de reconnaissance : études de genres artistiques dominés Laurence ELLENA, Pierig HUMEAU, Fanny RENARD Perspective théorique, objets, méthodes et matériaux Des univers artistiques aux prises avec des logiques économiques et politiques Contextes nationaux et scène internationale Regard sur deux principales récurrences des processus de reconnaissance
7 9 13 14 16 18
Première partie La légitimation ambivalente de genres artistiques dominés Chapitre I L’artiste plutôt que son art : Ambivalence de la reconnaissance de la bande dessinée par l’exposition 25 Jean-Matthieu MÉON L’exposition comme réduction plasticienne : la reconnaissance de la bande dessinée pour ce qu’elle n’est pas 29 L’artiste plutôt que son art : expositions et reconnaissance individuelle 34 L’ambivalence : entre imposition et aspirations 38 Chapitre II De la relégation à la consécration : L’accès à la reconnaissance du « nouveau cirque » 41 Marine CORDIER Référence à la création et quête de soutien public par le « nouveau cirque » 43 Un soutien du Ministère de la Culture tourné vers le renouveau 45 Collaborations avec des créateurs réputés et « transfert de légitimité » 47 La production d’un discours savant sur le cirque 49 Horslesmurs : une association au service de la promotion du cirque 51 L’Année des Arts du Cirque : une consécration par l’institution 54
Chapitre III Le cinéma d’animation malgré lui : reconnaissance et renouvellement Cécile NOESSER Un « plan Marshall » pour le cinéma d’animation L’art du compromis
59 63 69
Chapitre IV Une Biennale internationale de l’Affiche à Varsovie 79 Katarzyna MATUL Le projet de la Biennale de l’Affiche : la politique culturelle du pouvoir communiste et les graphistes de l’Académie des Beaux-Arts 81 Prévoir les conditions d’une compétition artistique dans le cadre de la rivalité des régimes politiques : le règlement de la Biennale et ses non-dits 84 L’invisibilité du contrôle politique : un jury international équilibré, aux qualités artistiques incontestables 89 Un contrôle politique discret mais efficace : la Commission de qualification 91 Les affiches récompensées : la primauté des critères artistiques 93 L’exposition au Bureau Central des Expositions d’Art « Zachęta » : affiches du concours 96 Chapitre V Du divertissement populaire à l’art : La légitimation de Chaplin dans les années 1920 Fabio ANDREAZZA Les réceptions de Chaplin par le champ intellectuel français Deux cas de rayonnement culturel : Allemagne et Italie Autoconsécration aux États-Unis Conclusion
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Deuxième partie Luttes de classement dans la définition de l’excellence artistique Chapitre VI Vendre sans se vendre. La valorisation paradoxale d’un roman bestseller littéraire Marie-Pierre POULY Jouer sur les deux tableaux dans l’écriture Le cadrage de la réception Les catégories de l’entendement littéraire de l’éditeur Les logiques de la canonisation scolaire Conclusion : un succès à double tranchant
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Chapitre VII Concurrence, consensus et consécration dans la musique populaire 145 Vaughn SCHMUTZ & Alex VAN VENROOIJ Introduction 145 La consécration : un projet et un processus 147 L’examen des types de consécration 155 La consécration immédiate : dissonance entre les succès commercial et critique 158 La consécration rétrospective ou l’établissement d’un relatif consensus : le vote critique de Village Voice et la nomination aux Grammy Awards 159 Consacré par consensus 161 Conclusion 162 Chapitre VIII Premiers canons : Comment l’avènement de l’histoire de l’art a structuré la compréhension de l’art moderne aux États-Unis 163 Laura BRADEN Penser le champ émergent de l’art moderne aux États-Unis 164 L’émergence de l’histoire de l’art comme idéologie légitimante aux États-Unis 166 L’émergence du champ de l’art moderne aux États-Unis 170 Parcours parallèles : la montée en puissance de l’histoire de l’art et de l’art moderne aux États-Unis 172 Étude de cas : l’importance variable de la nationalité pour l’entrée dans le canon moderniste 173 Chapitre IX L’arrivée de nouveaux artistes dans le champ culturel argentin au sortir de la dictature (1984-1993) 179 Mariana CERVIÑO L’état du champ artistique à la fin de la dictature 181 Les artistes consacrés des années 1980 183 Les nouveaux venus : les artistes du Rojas 186 Affinités et homologies 187 Conclusion 196 Chapitre X Qui choisit qui ? Le droit d’entrée pour les nouveaux pensionnaires de la Villa Médicis après la suppression du Grand Prix de Rome 205 Annie VERGER L’Académie de France à Rome : un cas d’école 205 Entre continuité et rupture : les critères de sélection 207
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Établir la légitimité des sélectionneurs : débats théoriques Le temps des professeurs : le concours du Grand prix de Rome Les conditions de sélection basées sur de nouveaux principes Le jury comme lieu d’imposition de l’autorité de l’État et comme champ des nouvelles compétences Conditions sociales de production des « nouveaux juges » Le champ des experts : les rapporteurs Connaître ceux qui sont choisis pour choisir Stratégies et droit d’entrée
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Postface Reconnaissance de l’art / Art de la reconnaissance Yvon LAMY
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Table des matières
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